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L’Émigré/Lettre 163

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 204-214).


LETTRE CLXIII.

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Le Vicomte de ****
au
Comte de Longueil.


J’ai à remplir, monsieur le Comte, un bien douloureux devoir auprès de vous ; nous avions un ami, hélas ! il n’est plus : agité d’un noir pressentiment il me remit, quelques jours après son arrivée à notre armée, un porte-feuille qu’il me pria de faire déposer dans quelque lieu sûr, pour vous être remis, s’il périssait dans cette campagne. Il a toujours été, depuis qu’il nous a joints, en proie d’une profonde tristesse, dont il m’a fait connaître la cause sans entrer dans de grands détails ; mais il m’en a dit assez pour que je sois sûr qu’il existe en ce moment une personne bien malheureuse. N’ayant pas la force de vous faire un récit déchirant, j’ai fait transcrire un article de l’une des infâmes gazettes qui circulent en France ; il vous apprendra ce que ma main répugne à tracer. J’imagine que votre malheureux ami vous charge de quelque commission, peut-être bien pénible à remplir ; mais qui connaît mieux que vous, monsieur le Comte, les devoirs de l’amitié, et quel homme a plus que vous de courage et de sensibilité ? Notre ami se plaisait souvent à s’entretenir avec moi des obligations qu’il vous avait, et de vos généreux sentimens. Recevez, monsieur le Comte, l’hommage bien sincère de mon respectueux attachement, et conservez-moi un peu de part dans votre souvenir.

Le Vicomte de ***.
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EXTRAIT
DE LA GAZETTE DE***


le… 179…


« On a transporté ici le vingt, un fameux Aristocrate, appelé ci-devant le marquis de St. Alban, et comme il avait été fait prisonnier en combattant contre la République, son procès n’a pas été long à faire. Amené hier devant le tribunal révolutionnaire, lorsqu’on a demandé son nom, il a répondu, le marquis de St. Alban. Le peuple a témoigné aussitôt son indignation par des huées ; mais dès que le Président a eu dit de se taire, le peuple plein de respect pour la loi et pour ses organes, a gardé le plus profond silence. L’ex-noble a eu l’insolence de jeter les yeux sur l’assemblée d’un air méprisant, et a cru faire quelque chose de beau en répétant : je m’appelle le marquis de St. Alban. On lui a demandé, s’il n’avait pas été pris les armes à la main contre les troupes de la République, et il a répondu, suivant leur langage ordinaire, qu’il se glorifiait d’avoir combattu pour son roi et sa patrie, et de mourir pour la défense d’une aussi belle cause, qui était celle de l’humanité. Alors le Président a dit qu’il n’y avait rien de plus à entendre. Bientôt après, sa sentence lui ayant été prononcée, il a voulu haranguer le peuple ; mais le Président a fait aussitôt signe de le faire sortir. Alors le ci-devant Marquis ayant tiré son mouchoir, et s’étant un peu baissé comme pour en faire usage, s’est frappé d’un stylet très-mince, et est tombé à l’instant sans vie. On a ramassé un papier qui était tombé de dessous sa redingote, et le peuple s’est avancé en foule pour en entendre la lecture ; mais il était si rempli de sang qu’on a eu peine à en lire d’autres mots que ceux-ci : je n’ai pas voulu souffrir qu’une main infame s’approchât de moi, et la mienne achèvera seule le sacrifice de ma vie, que je fais à mon roi et à ma patrie. Le peuple au mot de roi est entré en fureur, s’est jeté sur le corps inanimé de l’Aristocrate, qu’on n’a pu l’empêcher de mettre en pièces. L’humanité se révolte de ces sanglans excès ; mais dans tout les pays les racines de l’arbre de la liberté ont été arrosées de sang, et comment pouvoir contenir un peuple qui voit outrager son gouvernement et des lois qui lui sont si chères ? On a su le même jour que le Marquis avait passé à écrire, la nuit qui avait précédé le jour de sa mort, et l’on a trouvé plusieurs papiers écrits de sa main, et répandus dans divers endroits de la prison, qui contenaient des exhortations aux prisonniers pour se révolter, et un plan de conjuration contre la République. Tous ces papiers ont été remis au concierge, est on a signifié aux prisonniers que celui qui en garderait un seul, serait guillotiné sans être même écouté. etc. etc.



TESTAMENT
DU MARQUIS DE St. ALBAN.
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Dans le cas où je viendrais à mourir avant d’être marié ou réintégré dans mes biens en France, mon intention est que mon bien actuel, montant à la valeur d’environ deux cents vingt mille livres, soit partagé de la manière suivante.

1o. Je laisse à madame la comtesse de Longueil soixante-dix mille livres, et pareille somme à monsieur le comte de Longueil, sur lesquelles sommes ils voudront bien prélever celle de six mille livres pour l’employer à secourir au moment, un ou deux des plus malheureux de mes compatriotes.

2o. Je laisse sa somme de quarante mille livres à mademoiselle Charlotte de ***, fille de monsieur le Comte de ***, lieutenant général des armées du roi de France, et mon intention est que ce fond soit placé par monsieur le comte de Longueil, qui voudra bien se charger de ce soin, et qu’il soit remis à mademoiselle de ***, lorsqu’elle aura atteint sa dix-huitième année.

3o. Je laisse à Bertrand, mon valet de chambre, qui m’a servi pendant quinze ans avec une fidélité et un zèle rare, et m’a donné depuis que j’ai quitté la France, des preuves du plus grand attachement, tout mon mobilier, consistant en linge, meubles et argent comptant, qui se trouverait en ma possession au jour de mon décès en pays étrangers, et en outre la somme de douze mille livres.

4o. Dans la supposition où sa monarchie Française serait rétablie, et les fidelles serviteurs du Roi réintégrés dans leurs biens, je laisse la totalité de mes biens, de quelque nature qu’ils soient, au chevalier de ***, mon cousin du même nom que moi ; mais quant à la jouissance, mon intention est que la moitié du revenu que je suppose devoir s’élever à cent vingt mille francs, soit distribuée en autant de portions de mille livres, que je supplie monsieur le comte de Longueil de vouloir bien répartir suivant ses lumières et conscience, à autant de militaires, prêtres ou magistrats, qui se seront distingués par leur zèle pour la personne du Roi, et le rétablissement de la monarchie. J’observerai qu’elles ne doivent pas se faire de scrupule d’accepter ce secours d’un particulier, puisqu’il n’aura lieu qu’après sa mort, et que cette circonstance excluant toute dépendance, permet à la délicatesse de recevoir les dons de l’estime ou de l’amitié.

5o. Sur les sommes restantes, il sera pris celle nécessaire pour faire faire un souvenir d’or émaillé, avec ces mots en diamans : souvenir du plus tendre amour, que je supplie madame la comtesse de Loewenstein d’accepter. Secondement trois autres pareils, avec ces mots : souvenir d’amitié, dont l’un sera remis à mademoiselle Émilie de Wergentheim, l’autre à monsieur le Commandeur de Loewenstein et le troisième à monsieur le comte de Longueil.

Je supplie monsieur le comte de Longueil, que j’ai depuis long-temps regardé comme mon père, de vouloir bien accepter la qualité de mon exécuteur testamentaire et l’hommage des sentimens profonds d’estime, d’attachement et de reconnaissance que je lui ai à jamais consacrés.

Fait à Brumpt,
le 25 Octobre 1793.
Signé le Mis de St. Alban.
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