À valider

L’Émigré/Lettre 170

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 236-238).


LETTRE CLXX.

Séparateur


Melle Émilie
à la
Comtesse de Longueil.


L’état de notre pauvre amie, madame la Duchesse, semble empirer tous les jours ; quelquefois elle passe plusieurs heures tranquille en apparence, mais c’est le calme de l’abattement ; hier elle a été ainsi presque toute la journée, et l’espérance se glissait dans mon cœur ; cet état s’est soutenu jusqu’à dix heures qu’elle s’est couchée, et je suis restée près d’elle, jusqu’à ce que je l’aye vue endormie. Sa femme de chambre m’a remplacée, et j’ai été me mettre à table ; mais une demi-heure après, cette femme est rentrée dans la salle à manger pour me prier de monter : sa maîtresse, m’a-t-elle dit, venait de se réveiller en sursaut, et tout en sueur. Elle se tord les mains, frissonne, tressaillit. Arrivée près de cette chère amie, quel spectacle m’a frappée ! je l’ai trouvée dans le plus grand désordre, sans bonnet, sans fichu, sanglotant, haletant, et ensuite demeurant un quart d’heure les yeux fixes. Je lui ai pris les mains, j’ai pleuré moi-même, et n’ai pu que prononcer de moment en moment : ma chère Victorine. Il s’appelait Victor aussi, s’est-elle écriée ; c’était son nom, nous avions le même nom… Je l’ai recoiffée, et j’ai voulu l’engager à prendre quelque nourriture, car elle n’avait pas mangé de la journée. « Pourquoi, a-t-elle dit, vouloir prolonger ma vie ? — Vous voulez donc abandonner votre Émilie ? » Le Commandeur est entré, et sachant de quoi il s’agissait, il a parlé bas à la femme de chambre, qui est revenue bientôt après avec un bouillon. Le Commandeur l’a pris de ses mains, et se mettant à genoux près du lit : « sera-t-il dit que ma chère nièce me refuse ? — Non, non, mon cher oncle, je vous obéirai jusqu’au dernier moment de ma vie. » Quelque temps après, le médecin est entré, et l’a engagée à prendre une potion calmante, qui a paru lui faire du bien ; nous sommes sortis, et la nuit a été assez tranquille.

Séparateur