L’Émigration dans l’empire allemand, ses causes et ses effets

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L’Émigration dans l’empire allemand, ses causes et ses effets
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 207-219).


L’ÉMIGRATION ALLEMANDE




I. Ueber Auswanderung, von Fried. Kapp, Berlin 1871. — II. Vorschläge zur Beseitigung der Massen-Auswanderung, von H. v. H., Berlin 1873. — III. Die deutsche Auswanderung, von Nessmann, Leipzig 1873 (Extrait des Annales de l’empire de M. G. Hirth).



La statistique de l’émigration allemande, publiée au début de l’année qui vient de finir, constate qu’on n’a jamais autant émigré d’Allemagne qu’en 1872. De Brème et de Hambourg sont parties 154 824 personnes ; mais on a calculé que les chiffres relevés sur les registres de ces deux villes ne représentent que 70 pour 100 de l’émigration totale, car on s’embarque aussi dans d’autres ports d’Allemagne, et les déserteurs de la réserve et de la landwehr prennent la voie de l’étranger : 215 000 personnes environ se sont donc expatriées dans le cours de 1872. Le mouvement ne paraît point s’être ralenti en 1873 ; du moins M. Nessmann, chef du bureau de statistique à Hambourg, affirme qu’au bout des six premiers mois le chiffre de la période correspondante en 1872 était dépassé. La guerre la plus terrible, le fléau le plus meurtrier n’enlèverait donc pas à l’Allemagne autant d’hommes que fait l’émigration. Aussi les Allemands se préoccupent et s’inquiètent des progrès constans du mal : ils calculent ce qu’il coûte à leur pays, ils cherchent à en pénétrer les causes et à découvrir les remèdes.

L’émigration coûte très cher à l’Allemagne, d’où elle enlève chaque année un capital considérable. D’abord chaque émigrant emporte avec lui en argent, vêtemens et outils une certaine valeur. D’une enquête faite à New-York en 1856 sur l’état de fortune de plus de 100 000 arrivans, il est résulté que chacun d’eux apportait en moyenne 100 thalers (375 francs) ; encore la plupart, se voyant soumis à cet interrogatoire, avaient cru qu’il cachait quelque arrière-pensée fiscale et s’étaient faits plus pauvres qu’ils n’étaient. M. Kapp, ancien commissaire de l’émigration à New-York, raconte qu’un jour pendant cette enquête il vit un paysan qui avait toute l’apparence d’un propriétaire aisé répondre aux questions qu’on lui adressait en montrant 24 dollars contenus dans son porte-monnaie. Il lui remontra qu’il s’agissait uniquement de prouver aux Américains que l’émigrant d’Allemagne n’était point un mendiant : l’homme aussitôt tira son portefeuille, où il y avait une lettre de change de 2 700 dollars ; chacun des trois grands garçons qu’il amenait avec lui en cachait autant dans sa poche. Assurément on ne trouverait point parmi ces exilés volontaires beaucoup d’aussi riches familles, mais il en est très peu qui arrivent dénuées de ressources, et l’on peut sans exagération évaluer à 150 thalers l’apport de chaque personne. Les calculs des Américains concordent sur ce point avec ceux des Allemands. Or il est arrivé aux États-Unis depuis 1819 environ 2 500 000 Allemands ; il est donc sorti d’Allemagne pendant cette période plus de 375 millions de thalers, c’est-à-dire 1 milliard 400 millions de francs.

Si élevé que soit ce chiffre, la perte de travail causée par l’émigration en représente un bien plus considérable. Ceux qui s’expatrient sont pour la plupart de bons ouvriers : à peine 2 pour 100 d’entre eux sont des non-valeurs, c’est-à-dire des incapables ou des aventuriers. Ils sont solides, autrement l’Amérique ne les recevrait pas, car une loi interdit le débarquement d’un émigré boiteux, aveugle, sourd ou vieux. Les trois quarts sont dans l’âge que les économistes appellent productif, qui commence à quinze ans et finit à soixante, et dans cette catégorie la proportion des hommes entre quinze et trente ans est des deux tiers : or en Allemagne, sur l’ensemble de la population, les individus de quinze à soixante ans forment seulement les trois cinquièmes, et il s’en faut de beaucoup que la moitié d’entre eux ait entre quinze et trente ans. Enfin si parmi les enfans emmenés par les émigrés les garçons et les filles sont en nombre à peu près égal, au-dessus de la vingt-cinquième année le sexe masculin est deux fois plus nombreux que l’autre. « L’expérience démontre, dit M. Kapp, que ce sont surtout les hommes forts, entreprenans, résolus qui émigrent. »

Les Allemands ne font point de gaîté de cœur un tel présent à l’Amérique ; il y a dans le soin qu’ils mettent à en calculer la valeur pécuniaire une sorte d’amertume. Ils estiment que l’éducation d’un adulte arrivé à l’âge de quinze ans a coûté 750 thalers, ce qui représente le double aux États-Unis, où l’argent a moitié moins de valeur qu’en Allemagne. Un homme fait apporte donc un capital de 1 500 thalers ; mais il faut tenir compte des enfans et des femmes, et les statisticiens allemands veulent bien s’arrêter au chiffre moyen de 500 thalers par tête. Ajoutez cette somme aux 150 thalers apportés argent comptant, et multipliez par 2 500 000, vous arrivez au chiffre de 1 625 millions de thalers, c’est-à-dire de plus de 6 milliards de francs. Ce n’est pas tout : une fois établis, les émigrés contribuent aux progrès de la population et de la fortune publique dans leur nouvelle patrie. Si les États-Unis étaient fermés à l’étranger, le surcroît du nombre des naissances sur celui des morts marquerait seul le progrès de la population. Ce surcroît étant de 1,38 pour 100, la population, qui était en 1790 de 3 230 000 âmes, aurait dû être en 1870 de 10 millions d’âmes ; or elle s’élevait à 38 millions et demi. Sans l’émigration, ce chiffre n’eût été atteint que dans quarante ans. La fortune publique a marché d’un pas aussi rapide : depuis 1840, qui ouvre la période de grande immigration, les revenus de l’état se sont élevés de 25 millions de dollars à 74 millions ; ils ont donc triplé en trente années. Les Allemands s’attribuent une très forte part dans ces progrès ; d’abord ils sont parmi les immigrans les plus nombreux après les Irlandais, puis ils disent avec raison qu’ils apportent plus d’argent et plus d’instruction que ceux-ci. Au travail de leurs ouvriers ils veulent qu’on ajoute encore celui de leurs ingénieurs, de leurs officiers et de leurs professeurs ; à les entendre, l’Union leur est redevable de bienfaits de toute nature. Pendant que le bras de nos paysans défriche le sol, dit l’auteur d’une remarquable étude sur l’émigration[1], à la ville s’exerce l’intelligence allemande, et « peut-être l’Amérique doit-elle à ce nouvel élément d’avoir mis fin aux abus de la bureaucratie en cultivant la science allemande et ces vertus allemandes qu’on nomme l’amour du travail et la bonne foi. » Ces prétentions paraissent exagérées aux Américains, à qui elles laissent à peine le droit de se croire pour quelque chose dans la prospérité de l’Amérique, mais en faisant leurs réserves sur ces vanteries, ils se reconnaissent les débiteurs de ces millions d’hommes qui font à flots jaillir la richesse de leur sol vierge, et parmi ces fugitifs de l’ancien monde, ils préfèrent et recherchent ceux qui viennent d’Allemagne. D’autres états d’Amérique imitent l’exemple de l’Union : une maison d’Anvers vient de traiter avec des agences allemandes pour se procurer 40 000 hommes dont elle a le placement assuré au Brésil.

Y a-t-il au moins pour la mère-patrie quelque dédommagement à tant de pertes dont le compte est si pénible aux statisticiens d’Allemagne ? Absolument aucun. Il ne faut pas croire que l’émigration soit un remède à l’excès de population, car elle se recrute surtout dans les parties d’Allemagne les moins peuplées, où le manque de bras se fait le plus vivement sentir. La province du Rhin et la Silésie ont par mille carré[2], la première 7 466 habitans, la seconde 5 175 : or la province du Rhin n’a fourni à l’émigration en 1871 et 1872 que 0,14 pour 100 de sa population, la Silésie 0,12 pour 100. Au contraire, les provinces de Prusse et de Poméranie, qui n’ont que 2 825 et 2 674 habitans par mille carré, ont perdu, dans la même période, la première 0,66, la seconde 1,46 pour 100 de leur population. Il n’est pas vrai non plus que l’émigration préserve le pays des dangers du socialisme, car elle enlève beaucoup plus de paysans que d’ouvriers, et ceux qui partent, en emmenant tous les leurs avec eux, prouvent qu’ils ont l’amour de la famille, c’est-à-dire le sentiment le plus capable de défendre un homme des folies révolutionnaires. Le départ de tant de pères de famille inquiète d’autant plus les économistes qu’ils voient croître dans les villes le nombre des ouvriers célibataires. Dans un discours prononcé au début de 1872 devant la chambre des députés de Prusse, le ministre de l’intérieur, après avoir parlé de l’émigration en homme qui en comprend toute la gravité, signalait la décroissance de la population rurale dans deux cent vingt et un cercles, et il attribuait le fait à la guerre, à l’émigration, mais surtout à l’attrait que les villes exercent sur le paysan pauvre. Arrivé à la ville, celui-ci trouve une société près de ses camarades, du plaisir dans les mauvais lieux. À la campagne, il se fût marié ; à la ville, il se passe plus aisément d’une famille et n’en prend point la charge. Aussi est-il difficile de l’attacher quelque part ; cet émigré à l’intérieur voyage par toute l’Allemagne, s’engage le cœur léger dans toutes les grèves et quitte son patron à la première querelle. C’est de gens de pareille sorte qu’est composée l’énorme population flottante de Berlin : en 1871, elle comptait 211 452 individus, parmi lesquels un tiers de partans et deux tiers d’arrivans ; parmi ces derniers, 3 104 seulement avaient une famille, 123 087 étaient des célibataires venus à Berlin pour y mener, comme on dit en Allemagne, « une existence catilinaire. » Comment nos voisins ne s’affligeraient-ils pas de faits pareils, eux qui se vantent d’avoir plus que nous l’esprit de famille, qu’ils mettent à la base de toutes leurs vertus ?

On peut voir à Hambourg dans la même journée deux spectacles bien différens : le jour, dans les rues et sur les quais, de solides campagnards, à l’air honnête, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans, font les derniers préparatifs avant de quitter pour toujours leur patrie ; le soir, dans les clubs socialistes, des ouvriers à mine moins avenante discutent des théories étranges sur la famille et la patrie. C’est l’opinion de Karl Marx, leur chef, que la famille actuelle est un produit historique, et qu’elle devra un jour « être reconstruite suivant les principes de la raison pure. » La question est souvent traitée dans les assemblées ouvrières. À Berlin, dans une réunion de la ligue générale des travailleurs, Hasenclever, une des notabilités du parti, démontra un jour que, lorsque l’exploitation par le capital aurait cessé, la prostitution cesserait du même coup : l’état communiste en effet prendrait à sa charge l’éducation des enfans, et la coutume d’attacher la femme à l’homme par un lien juridique n’aurait plus de raison d’être. Un autre orateur est plus précis encore. « Une femme, dit-il, qui dispose librement de son amour n’est pas une prostituée : c’est la femme de l’avenir[3]. » La comparaison entre ceux qui partent et ceux qui restent fait donc dire avec raison au publiciste cité plus haut que l’émigration est le plus grand mal social dont souffre l’Allemagne.

On a beaucoup disserté sur les causes du mal, et des esprits superficiels en imaginent de singulières, celle-ci par exemple, que l’Allemand est porté vers l’émigration par la tournure philosophique et cosmopolite de son esprit. Une telle cause ne peut agir que sur un nombre d’individus très petit en tout temps et que les derniers événemens ont bien réduit au-delà du Rhin. Contre l’impuissance politique de l’ancienne Allemagne et les misères de l’existence dans les petits états, l’Allemand cultivé avait recours aux spéculations de la philosophie et de la science, qui le menaient au cosmopolitisme. L’orgueil, qui est dans la race, l’excitait au mépris de sa patrie, qu’il trouvait petite. Quand il pouvait, il émigrait, comme fit un jour ce comte de Schlavendorf, qui, sans prévenir personne, quitta son château de Silésie, chevaucha tout seul jusqu’à Paris, et cinquante années durant y vécut dans la solitude et l’obscurité. Avant de mourir, il ordonna qu’on gravât sur sa tombe ces simples mots : ci-gît un citoyen qui a pendant soixante-dix ans cherché une patrie. S’il avait vécu jusqu’à nos jours, cet homme serait sans doute retourné pour y mourir dans sa patrie ; il aurait, comme beaucoup de philosophes de son espèce, célébré la politique d’un ministre qui ne se pique point de philosophie. On a vu de ces repentis revenir même d’Amérique, comme pour montrer que le cosmopolitisme allemand a cessé le jour où l’orgueil allemand a été satisfait. Encore une fois d’ailleurs, ce cosmopolitisme n’a rien à voir avec les pauvres gens qui s’expatrient par centaines de mille. Il faut bien admettre que, même dans un pays qui « peut se glorifier d’être le plus savant et le plus travailleur du monde, » il reste quantité d’êtres dont le premier souci est de satisfaire le vulgaire besoin de boire et de manger.

Afin d’atténuer l’effet produit par l’émigration en masse, on dit encore qu’elle n’est point un fait nouveau, que les Allemands ont toujours émigré, et l’on invoque à l’appui l’histoire des Cimbres et des Teutons, des Germains du ive siècle et des chevaliers de l’ordre teutonique. L’auteur des Vorschlœge fait justice de cette nouvelle erreur. Je n’ai pas bien compris, il est vrai, la différence qu’il fait entre les émigrations grecques, romaines ou néo-latines et celles des peuples germaniques. Il a raison de dire que l’envoi d’une colonie grecque ou latine était une entreprise politique, dirigée par l’état, et qui avait pour objet d’accroître l’influence et la puissance de la métropole ; mais que signifie cette théorie que les anciennes émigrations allemandes, comme celles des Cimbres et des Teutons, sont l’acte « d’individus cherchant le développement de leurs forces et de leur individualité en se mettant au service de l’idée dominante d’une époque ? » Il eût été difficile que les Cimbres et les Teutons fussent envoyés au-delà des frontières par un état quelconque, puisqu’il n’y avait point d’état en Germanie, et l’on cherche en vain quelle idée dominante a pu les guider, si ce n’est bien celle de trouver de bonnes terres, comme ces barbares l’ont avoué à Marius, qui vint si mal à propos les arrêter dans le « développement de leur individualité. » L’auteur eût mieux fait de se borner à dire qu’il n’y a point de ressemblance entre ces migrations anciennes et l’émigration contemporaine : celle-ci est un fait moderne ; elle date du siècle dernier, et n’a pris que depuis vingt ans des proportions colossales. Le seul moyen de la combattre efficacement, c’est d’en chercher les vraies causes, au lieu de s’arrêter à ces niaiseries qui sentent à la fois l’orgueil et le pédantisme.

L’étude raisonnée des statistiques peut seule découvrir ces causes. Les premières qui donnent des renseignemens précis datent de 1832 : c’est l’année où Brême commence à tenir ses registres ; Hambourg imitera cet exemple quatre ans plus tard. Jusque-là d’ailleurs l’émigration n’avait pas eu d’importance. Il est vrai qu’en 1818 20 000 Allemands partirent pour les États-Unis, mais c’était un fait exceptionnel, une conséquence de la famine de 1817, et l’Union ne reçut, chacune des années suivantes, que quelques centaines d’émigrés d’Allemagne. À partir de 1832, on ne trouve plus de nombres aussi modestes. Pourtant l’émigration, qui devait dépasser en 1872 le chiffre de 200 000 hommes, n’enleva, de 1832 à 1839, qu’une moyenne annuelle de 12 000 personnes environ. Pourquoi en quarante ans une telle différence et ce progrès inoui du fléau ? On se tromperait beaucoup, si l’on en cherchait seulement la raison dans l’histoire intérieure de l’Allemagne. Voici d’abord une circonstance dont il faut tenir compte. La propagande la plus redoutable n’est point celle des agens spéciaux des compagnies d’émigration qui arrivent chez le paysan au temps où la vente de bestiaux lui a donné quelques centaines de thalers, et font briller à ses yeux toutes les séductions de la terre d’Amérique. Le paysan sait très bien que l’agent touche une prime par tête d’enrôlé : il est donc en défiance contre son éloquence ; mais il croit volontiers ses parens, ses amis, les camarades de son enfance ou même quelque inconnu d’un village voisin, dont on lui communique les lettres venues d’Amérique. L’émigration s’alimente ainsi d’elle-même, et plus elle croît, plus elle a chance de croître encore.

Il ne faut pas oublier non plus que les bateaux à vapeur et les chemins de fer sont venus lui apporter des facilités nouvelles. Autrefois le voyage était plein de dangers, et souvent encore, sur le pont des bateaux qui partent de Brême ou de Hambourg, les émigrans d’aujourd’hui se racontent d’horribles histoires du temps passé qui sont vraies. Au siècle dernier, des agens hollandais allaient recruter en Allemagne de pauvres gens, les entassaient sur de mauvais bateaux, et les soumettaient à de telles privations que beaucoup mouraient en route. La traversée était fort longue : le missionnaire Yungmann en a raconté une qui dura vingt-cinq semaines, pendant lesquelles moururent 108 passagers sur 156, la famine ayant sévi sur le bateau mal approvisionné. Au débarquement se tenait comme un marché d’esclaves. Pour payer leur voyage, les émigrés signaient des contrats par lesquels ils aliénaient leur travail pour plusieurs années : les plus vigoureux étaient naturellement les plus recherchés, et souvent les membres d’une même famille étaient obligés de se séparer. Peu à peu cette coutume barbare disparut ; mais pendant la première moitié du siècle la traversée fut encore très pénible. Il n’y avait pas de bateaux spéciaux pour les émigrés. Un entrepreneur louait l’entre-pont d’un navire, où il mettait le plus de passagers qu’il pouvait : chacun devait s’être pourvu des vivres nécessaires et faire lui-même sa cuisine ; mais, comme il y avait trois ou quatre cuisines pour quelques centaines de personnes, la plupart vivaient de mets froids, et ce mauvais régime les exposait au mal de mer, au typhus et au choléra : de 1847 à 1848, 20 000 Allemands ou Irlandais moururent en chemin. Aujourd’hui l’émigrant est humainement traité. Les bateaux de Brême et de Hambourg ont installé des cuisines communes ; il y a des inspections d’hygiène au départ et à l’arrivée ; enfin la navigation à vapeur a grandement réduit la durée du voyage. De 1856 à 1869, la proportion des émigrés voyageant par bateau à vapeur s’est élevée de 5 à 88 pour 100. La mortalité n’est plus que de 1 sur 1 000 ; la traversée se fait donc dans les meilleures conditions possibles, et l’appréhension qu’elle causait autrefois a disparu. Or dans le temps où s’accomplissait ce progrès, les États-Unis multipliaient leurs chemins de fer, et par là ouvraient à l’activité des pionniers étrangers l’immense région du far-west, qui serait demeurée déserte, si les moyens de locomotion étaient encore ceux du siècle dernier. Aujourd’hui le voyageur met moins de temps à traverser le continent de l’Atlantique au Pacifique qu’il n’en fallait, il y a vingt ans, pour aller de New-York au lac Érié : le domaine de l’émigrant s’est agrandi à l’infini. La force d’attraction s’est donc accrue au moment même où les obstacles s’aplanissaient sur la route.

L’énorme développement de l’émigration de 1832 à 1872 est dû en partie à ces causes pour ainsi dire extérieures, mais l’histoire d’Allemagne peut seule expliquer les variations constatées par la statistique dans le cours de cette période. Il n’y a point de doute que les troubles politiques qui ont agité le pays à la suite de notre révolution de 1830 ont déterminé le progrès subit qu’on remarque dans les années suivantes. À partir de 1845, une nouvelle crue se produit. La moyenne annuelle, qui de 1840 à 1844 était de 14 600 émigrans, monte à 36 700 de 1845 à 1849, à 77 000 de 1850 à 1854 : c’est l’effet d’une série de mauvaises récoltes, puis des agitations révolutionnaires. Elle s’abaisse à 54 400 de 1855 à 1859, puis à 41 600 de 1860 à 1864 : le rétablissement de la tranquillité en Allemagne et l’explosion de la guerre civile aux États-Unis expliquent cette décroissance. Sitôt au contraire que la paix, rétablie en Amérique, est troublée en Allemagne, les gros chiffres reparaissent : de 1865 à 1869, la moyenne est de 107 670 ; enfin le chiffre le plus élevé se présente après la guerre de France. Tout événement qui trouble le travail favorise donc l’émigration, mais aucun avec autant de force que la guerre. On a coutume en France d’insister beaucoup sur ce point, et l’on croit que l’horreur du service militaire est la cause principale des émigrations. C’est en effet une cause importante, mais non la principale.

Il est vrai que le peuple en Allemagne n’est point belliqueux. La noblesse du métier des armes n’est appréciée que par ceux qui en tirent le plus grand profit, qui reçoivent les couronnes de laurier aux jours de rentrée triomphale, les honneurs et les dotations. Un jour, au parlement de l’empire, un jeune officier supérieur, qui parlait en qualité de commissaire des gouvernemens alliés dans la discussion d’une loi sur les pensions militaires, combattit la tendance qu’il remarquait dans la chambre à restreindre les pensions des officiers au profit de celles des soldats. Il y a, dit-il, une grande différence entre le point d’honneur de l’officier et celui du soldat. Les démocrates du parlement murmurèrent, pourtant l’orateur avait raison. Les traditions de famille, l’éducation, l’esprit de caste et l’esprit de corps contribuent à former le caractère de l’officier. Élevé pour le régiment, il est naturel que le régiment lui paraisse jouer sur terre le principal rôle. Il croit que les guerres périodiques sont nécessaires au bien de l’humanité, à la santé du monde. Il n’a point assez de mépris pour l’économiste et le libéral qui qualifient d’improductives les dépenses de la guerre. En 1866, un colonel, après avoir dans une brochure additionné les contributions, réquisitions et indemnités de guerre perçues par l’armée prussienne, conclut ainsi : « Voilà ce que l’armée a gagné, ce qui prouve que de bonnes troupes ne sont pas toujours improductives comme le prétendent les théoriciens politiques. » L’argument est devenu plus fort après la guerre de France. Ajoutez que l’officier a reçu « la culture allemande. » Il est tout pénétré de l’idée de la supériorité de sa race. S’il est croyant il se considère comme un instrument de la Providence ; s’il est philosophe, il pense que l’histoire du monde se réduit « au combat pour l’existence, » où le plus fort a le droit et même la mission d’écraser le plus faible. L’officier trouve donc à la guerre des satisfactions de toute sorte qui ne peuvent être goûtées par l’homme du commun. Toute la théorie du simple soldat sur la guerre tenait dans ce mot, qu’il a si souvent répété pendant l’invasion : grand malheur, la guerre ! Il sait bien que les impôts seront plus lourds même après la victoire. Quant au combat pour l’existence, il connaît celui qu’il lui faut tous les jours livrer pour gagner son pain et celui de sa famille, au retour, le combat sera plus rude : la longue interruption du travail a consommé les économies ; l’avenir apparaît plus sombre, car l’instinct populaire sait que la guerre engendre la guerre, et l’on n’a point cru l’empeneur Guillaume quand il a déclaré en recevant la couronne à Versailles que l’empire serait la paix. Aussi en 1871, parmi les émigrés prussiens, ceux qui sont partis sans permission, c’est-à-dire évidemment les déserteurs de la réserve et de la landwehr, forment le tiers du nombre total. Dans le seul cercle d’Inowraclaw, de la province de Posen, 1 102 personnes ont été poursuivies pour fait de désertion. Dans les pays annexés en 1866, l’introduction de la loi militaire prussienne a certainement contribué beaucoup à l’énorme émigration qui en six années a enlevé plus de 170 000 personnes.

Cependant il faudrait que l’émigration fût répartie également sur tout l’empire pour qu’on pût l’attribuer surtout à l’effet d’une loi qui pèse sur l’Allemagne entière. Or il s’en faut qu’il en soit ainsi. Certaines provinces sont de préférence visitées par le fléau. Que ce soit la guerre qui sévisse, ou la cherté des vivres, ou la révolution, ces causes diverses agissent avec plus de force à l’est qu’à l’ouest. Une observation prolongée démontre que l’on a toujours beaucoup plus émigré au-delà qu’en-deçà de l’Elbe. Le fait ne peut s’expliquer ni par la densité de la population, nous l’avons déjà dit, ni par la pauvreté du sol, car le Mecklembourg et la province de Posen, qui fournissent le plus d’émigrés, sont très favorisés par la nature. C’est le mauvais régime de la propriété qui est la cause permanente du mal.

L’Elbe est la frontière historique qui sépare l’Allemagne proprement dite des pays slaves qu’elle a conquis. Sur la rive droite, les conséquences de la conquête durent encore. Il y a là d’immenses domaines seigneuriaux ; la petite propriété y est rare, et le code civil prussien l’empêche de se développer. Tandis que dans le vieux droit germanique l’immeuble est une propriété de la famille, qu’administre son chef ou bien un mandataire élu par elle, le droit prussien, s’inspirant du droit romain, donne à l’immeuble à la fois le caractère d’une propriété collective et celui d’une propriété personnelle. Quand la succession est ouverte, un seul héritier reçoit le bien-fonds, mais il dédommage les autres en argent. Or la part des cohéritiers est considérable : s’il y a plus de quatre enfans, elle s’élève aux deux tiers de la valeur totale de l’immeuble. Dès l’entrée en possession, il faut donc recourir au crédit. Le grand propriétaire trouve à emprunter ; mais que fera le petit cultivateur ? « Son bien, dit encore l’auteur des Vorschlœge, lui arrive souvent endetté par son père de la moitié de sa valeur. Il cherche à joindre les deux bouts, mais une échéance vient après l’autre, les revenus ne suffisent pas à payer les dettes ; il vend et part pour l’Amérique. » La vente de quelques lots, qui tirerait le cultivateur d’embarras et peu à peu amènerait le morcellement des grandes propriétés, est impossible, car il ne se trouve peut-être pas un seul bien dans tout l’est qui ne soit grevé d’hypothèques dont chacune pèse sur l’ensemble du domaine. Si l’hypothèque ne grevait qu’une partie, correspondant à la valeur de l’argent prêté, l’endettement à outrance ne saurait exister, tandis qu’il est le fruit du régime actuel : « les inscriptions s’accumulent ; la mobilité des titres les fait passer de main en main, et le propriétaire ne sait plus s’il lui reste quelque chose de son bien, ou s’il n’est point l’administrateur du bien d’autrui. » Il ne peut vendre une parcelle sans l’agrément de tous les créanciers hypothécaires, sans un long travail juridique d’arpentage et d’estimation. S’il succombe à la fin, le domaine est vendu tout entier par autorité de justice. Les ventes de cette sorte sont très fréquentes. Du 1er mai 1867 au 30 avril 1860, il y en a eu 14 442 en Prusse, et la part des provinces de l’est dans ce total est très considérable.

Ainsi dans les provinces orientales « il est d’une part impossible au petit propriétaire de garder son bien et à l’artisan d’acheter une motte de terre ; d’autre part les grands biens sont surchargés de dettes… En haut, les ventes par autorité de justice ; en bas, l’émigration, qui croît sans cesse, » telles sont les conséquences de ce déplorable état de choses. La conquête a laissé d’autres traces dans ce pays. À proprement parler, la vie communale n’y existe pas, car l’administration des communes appartient à la seigneurie d’où elles relèvent. La propriété d’un domaine seigneurial confère le patronage sur une ou plusieurs communes, et le propriétaire, que ce soit une ville, l’état ou un particulier, nomme le maire, le juge et l’instituteur. Aucun lien ne réunit donc les habitans de ces pauvres villages ; ils n’ont point d’intérêts à débattre, de devoirs à remplir en commun, rien en un mot qui les attache au sol. Il est singulier que les provinces qui sont le berceau de la monarchie prussienne en soient les moins favorisées. L’école y laisse beaucoup à désirer : la gratuité de l’enseignement primaire n’y est point étendue à tous ceux qui en ont besoin ; les instituteurs, mal rétribués, se recrutent plus difficilement que dans le reste de la Prusse. Dans l’Allemagne occidentale, beaucoup de villes importantes, les petites capitales, offrent mille ressources pour l’étude ; au-delà de l’Oder, il n’y a qu’une université, celle de Kœnigsberg ; Bromberg, qui en a demandé une il y a plusieurs mois, n’a pu l’obtenir : il est vrai que le ministre de l’instruction publique a donné cette raison sans réplique, qu’il manque de professeurs. Le pays n’est pas non plus bien pourvu de voies de communication. Frédéric le Grand a montré que la construction de canaux, rendue facile par la nature du terrain et par la quantité d’eau qu’on y trouve, était le meilleur moyen de vivifier l’exploitation agricole de ces contrées ; mais depuis un siècle on a oublié l’exemple de Frédéric. Dans les projets de créations nouvelles de chemins de fer, l’est n’a point sa part. À l’exception d’un tronçon du chemin de l’est, la province de Posen n’a pas de chemins de fer de l’état, et ses compagnies privées ne reçoivent aucun subside. 120 millions de thalers vont être dépensés dans les pays les plus riches de la monarchie, qui ont seulement besoin de raccorder les lignes nombreuses qui les traversent, et l’on n’a point destiné un groschen à la malheureuse province qui possède en tout un réseau de 52 milles pour une superficie de 532 milles carrés. Pourtant la nécessité de nouvelles voies s’y fait si bien sentir que l’on a souscrit avec empressement à toutes les entreprises qui ont été annoncées, sans regarder d’assez près à l’honnêteté des entrepreneurs, et le brigandage financier, qui depuis quelques années se déchaîne dans toute l’Allemagne, a fait beaucoup de victimes dans les provinces orientales. Enfin jusqu’à ces derniers temps la frontière était mal armée du côté de la Russie : on y va construire une double rangée de forteresses de premier ordre. Les patriotes sont rassurés, mais leur orgueil n’est pas satisfait : ils voudraient que la partie de l’Allemagne qui confine au grand empire slave fût toute pénétrée de culture allemande, riche et forte, au lieu d’être abandonnée au régime d’institutions mauvaises qui l’appauvrissent et la dépeuplent.

On est naturellement amené à comparer une situation si malheureuse avec celle des pays de l’ouest. Le contraste est complet. La province rhénane est régie par le code Napoléon, et le partage égal des biens y est de règle. La prorpriiété est souvent petite, mais on lui demande et elle donne beaucoup. Dans un pays riche en voies de communication, les produits ont un marché plus étendu et gagnent ainsi en valeur. Les sociétés de crédit, inconnues dans l’est, où elles courraient de trop grands risques, prêtent leur assistance aux cultivateurs : caisses d’épargne, sociétés de production, de consommation, d’assurances mutuelles, s’y multiplient et prospèrent. Si le partage amène un tel morcellement que l’exploitation devienne impossible, le paysan vend le bétail et le mobilier, mais il garde la maison entourée d’un jardin, et se fait ouvrier de culture ou d’industrie : les ouvriers de cette sorte sont les meilleurs parce qu’ils sont fixés au sol et défendus contre la propagande des agitateurs socialistes. En un mot, dans la province du Rhin l’aisance est partout répandue parce qu’un grand nombre d’hommes a part à la propriété. Aussi quelle différence d’aspect avec la province de Prusse, la Poméranie, Posen ! « Dans l’ouest, dit l’écrivain allemand, tout revêt un vif coloris ; il est rare aujourd’hui d’y rencontrer des fermes isolées ; le commerce, l’agriculture, l’industrie, se mêlent et se soutiennent ; les champs, morcelés à l’infini, offrent à l’œil une variété de couleurs qui le réjouit. Dans l’est, le voyageur trouve la solitude ; les champs de pommes de terre à perte de vue, par endroits une cheminée qui fume, une propriété qui annonce la fortune, mais ailleurs un village désert, des maisons abandonnées, de triste apparence et près de s’écrouler ; puis vous rencontrez çà et là un contrôleur d’impôts à cheval, un juif en voiture, un prêtre qui chemine, et c’est tout ! »

On voit à quelles causes profondes tient l’émigration allemande. C’est parce que l’amour de la propriété, un des sentimens les plus puissans sur le cœur de l’homme, ne peut être satisfait dans ces malheureuses provinces que la population n’y a point de racines. Elle se déplace à la moindre occasion qui lui est offerte. En ce moment, la Prusse pousse ses travaux militaires du côté de la France ; les entrepreneurs, pour faire baisser les salaires, ont envoyé dans l’est des racoleurs qui, l’argent à la main, ont aisément embauché quantité de terrassiers et de maçons. Les cultivateurs se plaignent sans cesse du manque de bras, et n’est-ce pas une chose caractéristique que dans le pays de Mecklembourg, qui pourtant souffre du même mal, des agences se mettent aujourd’hui à recruter des valets de ferme pour les grandes propriétés des provinces de l’est ? Ces agences entraînent quelques pauvres gens, mais ceux qui peuvent disposer d’une centaine de thalers écoutent les choses merveilleuses qu’on leur raconte d’Amérique. Ils savent qu’au-delà de l’Océan le travail étant très recherché, la main-d’œuvre est à très haut prix, tandis que la terre est à bon marché. Ils vont donc chercher aux États-Unis l’existence indépendante qu’il ne leur est pas permis d’espérer en Europe. Ils n’ignorent pas qu’il leur faudra renoncer à leur nationalité, car l’Union veut s’approprier les forces vives qu’elle attire à elle, et l’on ne devient pleinement propriétaire sur son territoire qu’après avoir acquis le titre de citoyen américain ; pourtant ils n’hésitent pas, et sans esprit de retour l’émigrant dit adieu à sa patrie.

Les Allemands savent toute l’étendue du mal : il faut leur rendre cette justice. Il est utile que l’on connaisse chez nous les plaies de notre ennemi pour que notre esprit, prompt à se porter aux extrêmes, n’aille point s’imaginer que l’Allemagne est un tranquille et florissant Éden, qui n’a point à lutter contre les difficultés politiques et sociales avec lesquelles nous sommes aux prises. L’empire allemand n’est point bâti pour l’éternité ; la société allemande est moins solide que la nôtre ; ni l’un ni l’autre ne supporterait les orages qui nous ont laissés debout, voilà la vérité ; mais il faut aussi louer, même chez notre ennemi, surtout chez lui, ce qui est à louer. L’Allemand a l’habitude de ne se faire d’illusion sur rien et de voir les choses comme elles sont. Il se vante d’aimer mieux que nous la vérité : son esprit plus calme, plus rigoureux dans ses procédés d’examen, éprouve en effet plus que le nôtre le besoin de voir le vrai et de toucher le réel, besoin qui n’est point incompatible avec l’hypocrisie du caractère. Quand le gouvernement prussien a été interpellé au sujet de l’émigration, au lieu de chercher des échappatoires, il a exposé la situation sous les plus sombres couleurs. Mettre toujours les choses au pis, telle est, on peut dire, la devise prussienne, celle du ministre de l’intérieur comme du ministre de la guerre. Un gouvernement n’en saurait trouver de meilleure, car en la pratiquant on ne s’expose jamais à mesurer mal la grandeur de l’effort qu’il faut faire. Dans la question présente, la tâche sera longue et difficile. Les esprits sérieux ne se sont pas arrêtés à certains moyens superficiels qui ont été proposés, comme la suppression des agences ou la restriction par des mesures de police de la liberté d’émigrer. On ferait ainsi la fortune des agens secrets, qui presque toujours sont des agens malhonnêtes. Un plus grand souci des intérêts des provinces orientales, les réformes politiques, civiles et économiques capables de créer la vie communale et provinciale, de favoriser la division de la propriété et d’en accroître la valeur, peuvent seuls arrêter le flot qui monte sans cesse. Il faudra de la persévérance, — les Allemands n’en manquent pas, — mais aussi du temps et de la tranquillité, choses peut-être malaisées à trouver dans l’état où la politique prussienne a mis le vieux continent.

Ernest Lavisse.
  1. Vorschlöge zur Beseitigung der Massen-Auswanderung, von H. v. H.
  2. Le mille carré a une superficie de 5 625 hectares.
  3. Comptes-rendus du Nouveau démocrate socialiste, 1872, nos 18 et 19.