L’Énéide (trad. Nisard)/Livre IV

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Traduction par Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 277-292).
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LIVRE IV.


(4, 1) Cependant la reine, déjà atteinte d’un mal profond, nourrit dans ses veines une cuisante blessure, et est dévorée d’un feu secret. L’insigne valeur du héros, la noblesse de sa race lui reviennent sans cesse à l’esprit ; ses traits, ses paroles sont restés empreints dans son cœur ; et sa passion ne lui laisse pas goûter le doux sommeil. Le lendemain, l’Aurore avait à peine éclairé la terre des premiers feux de Phébus et chassé des cieux l’ombre humide, que Didon aborde sa sœur, sa sœur qui n’a qu’une âme avec elle, et dans son égarement lui parle ainsi : « Anna, ma sœur, quelles insomnies m’inquiètent et m’épouvantent ! (4, 10) Quel est cet étranger nouvellement arrivé dans nos demeures ? Qu’il a l’air noble ! quel cœur intrépide ! quelle valeur dans les combats ! Oui, je crois, et ce n’est point une vaine idée, qu’il est du sang des dieux : la peur trahit les âmes dégénérées. Hélas ! qu’il a été agité par les destins ! quelles guerres il nous racontait ! qu’il a épuisé de travaux ! Si je n’avais pas formé dans mon cœur la ferme et immuable resolution de ne plus m’engager dans le lien conjugal, depuis que la mort a trompé mon premier amour ; si je n’avais pris en dégoût le lit nuptial et les torches de l’hymen, peut-être aurais-je succombé à cette seule faiblesse. (4, 20) Anna, te l’avouerai-je ? après les destins malheureux de mon époux Sichée, et depuis qu’immolé par la main d’un frère il a arrosé nos pénates de son sang, cet étranger seul a fléchi ma vertu et ébranlé mon âme chancelante : je reconnais la trace de mes anciens feux. Mais que la terre s’entr’ouvre sous mes pas, que le père tout-puissant des dieux, lançant sa foudre, me précipite dans le séjour des ombres, des pâles ombres de l’Érèbe et dans sa nuit profonde, avant que je te profane, ô Pudeur, ou que je viole tes saintes lois ! Le premier à qui je fus unie a emporté mes amours dans la tombe ; qu’elles y restent avec lui et qu’il les conserve à jamais ! » (4, 30) Elle dit, et des torrents de larmes inondèrent son sein.

Anna lui répondit : « Ma sœur, toi qui m’es plus chère que la lumière du jour, seras-tu la seule à te consumer dans les ennuis d’une jeunesse éternelle ? Veux-tu ne jamais connaître ni la douceur d’être mère ni les faveurs de Vénus ? Crois-tu qu’une froide cendre et des mânes ensevelis soient touchés de cette constance ? Je veux que jusqu’à présent aucun de ceux qui ont brigué ta main n’ait pu fléchir ton triste cœur ; tu as dédaigné en Libye Iarbas, déjà repoussé à Tyr, et tant d’autres chefs illustres que nourrit l’Afrique, cette terre féconde en trophées : vas-tu combattre encore un amour qui te plaît ? Et ne regardes-tu pas dans quelle contrée tu es venue t’établir ? (4, 40) Ici les Gétules, peuples indomptables à la guerre, et les Numides aux coursiers sans frein t’environnent, et tu es bornée par les Syrtes inaccessibles ; là s’étendent des déserts que la soif dévore, et les Barcéens qui répandent au loin leurs fureurs. Te dirai-je les guerres qui s’élèvent dans Tyr contre toi, et les menaces de ton frère ? Oui, c’est sous les auspices des dieux et par la faveur de Junon que les vents ont poussé sur ces rivages les vaisseaux d’Ilion. Quelle ville, ô ma sœur, tu verras s’élever, quel empire s’accroître par cet hymen ! Soutenue des armes troyennes, à quel degré de splendeur ne va pas monter la fortune de Carthage ! (4, 50) Toi seulement implore la bonté des dieux ; apaise-les par des sacrifices ; livre-toi aux soins de l’hospitalité ; et de jour en jour inventant des prétextes, retiens tes hôtes tandis que la tempête et le pluvieux Orion se déchaînent sur les mers, que leurs vaisseaux sont fracassés, et que le ciel est intraitable. » Par ce discours elle enflamma ce cœur déjà brûlant d’amour, rendit l’espérance à cette âme encore tremblante, et la délia de la pudeur.

Elles vont donc l’une et l’autre dans les temples des dieux, et implorent leur bonté au pied des autels : elles immolent, suivant l’usage, des brebis choisies à Cérès législatrice, à Apollon et à Bacchus, à Junon surtout, qui préside aux nœuds de l’hyménée. (4, 60) Tenant une coupe à la main, la belle Didon elle-même la répand entre les deux cornes d’une génisse blanche, ou, à la face des dieux, elle marche à grands pas autour des gras autels, renouvelle chaque jour ses offrandes, et, penchée sur les flancs ouverts des victimes, elle interroge d’un œil avide leurs fibres palpitantes. Ô vaine science des devins ! Que servent les vœux et les autels contre les fureurs de l’amour ? Tandis qu’elle prie les dieux, une douce flamme consume ses os, et dans son cœur s’entretient une vive et secrète blessure. La malheureuse Didon brûle de tous les feux de l’amour : furieuse, elle erre çà et là dans la ville : telle une biche surprise (4, 70) dans les bois de Crète, et qu’un berger a percée de loin avec ses flèches ; il a laissé sans le savoir le fer ailé dans la blessure ; l’animal fuit à travers les forêts, et franchit les pâturages de Dictée ; mais le trait mortel reste attaché à ses flancs. La reine conduit Énée vers les remparts de la ville, lui montre avec orgueil les richesses rapportées de Sidon, et cette cité toute prête à s’élever. Elle commence à lui parler, et tout à coup elle s’interrompt : quand vient le soir, elle le rappelle encore à de nouveaux festins ; et, dans sa folle envie de l’entendre raconter les malheurs d’Ilion, elle les lui redemande sans cesse, et sans cesse est suspendue aux lèvres du héros. (4, 80) Quand l’heure est venue où ils se séparent, quand la lune plus sombre voile sa lumière et que les astres tombants les invitent enfin au sommeil, elle, triste et abandonnée, reste dans son palais solitaire, se couche sur le lit où le héros s’est reposé ; absent, elle l’entend ; absent, elle le voit encore. Quelquefois elle retient Ascagne sur son sein, charmée par la ressemblance paternelle, et tâche de tromper ainsi son malheureux amour. Les tours commencées ne s’élèvent plus ; la jeunesse ne s’exerce plus aux armes ; elle cesse de creuser les ports, de préparer les fortifications pour la guerre : tous les ouvrages restent suspendus ; et dans les airs s’arrêtent inachevées et menaçantes les hautes murailles, et les machines qui vont toucher les nues.

(4, 90) Dès que Junon, la chère épouse de Jupiter, a senti que Didon est atteinte d’un mal incurable, et que le soin de sa renommée n’arrête plus ses fureurs, elle aborde Vénus, et lui parle ainsi : « La belle victoire en vérité pour vous et pour votre fils, le magnifique trophée, le grand et insigne honneur pour deux divinités puissantes, que vaincre par la ruse une faible mortelle ! Je sais que vous redoutez nos nouvelles murailles, et que les palais de ma superbe Carthage ont excité vos soupçons jaloux. Mais quand finiront vos alarmes ? que nous revient-il aujourd’hui de nos grandes querelles ? que ne concluons-nous plutôt une paix éternelle cimentée par un hymen ? (4, 100) vous avez maintenant ce que vous avez désiré de toutes vos forces : Didon brûle d’amour, et attise la flamme qui consume ses veines. Gouvernons désormais les deux peuples confondus et réunis sous les mêmes auspices : consentez que Didon se soumette à un époux phrygien, et que les Tyriens soient la dot qu’il reçoive de vos mains. »

Vénus sentit l’artifice de Junon, qui ne parlait ainsi que pour écarter de l’Italie et fixer sur les rivages libyens l’empire promis à son fils : « Qui serait assez insensé, lui répondit-elle, pour repousser de telles offres, et pour aimer mieux engager la lutte avec vous ? Sachons seulement si la fortune fera réussir les projets que vous me proposez. (4, 110) Mais un doute fatal m’agite, et je ne sais si Jupiter voudra permettre que les Tyriens et les exilés de Troie aient une même ville, que les deux peuples se mêlent et s’allient l’un à l’autre. Vous êtes son épouse ; vous seule pouvez essayer de gagner son cœur. Marchez, je vous suis. » Junon reprit en ces termes : « Ce soin me regarde : maintenant je vais vous dire en peu de mots le moyen que j’ai imaginé pour hâter la fin de cet heureux événement. Enée et la malheureuse Didon doivent aller ensemble dans la forêt pour y chasser, dès que Phébus aura montré son front matinal à la terre, et l’aura illuminée de ses rayons naissants. (4, 120) Là, tandis qu’en tumulte on déploiera les filets, et que les forêts seront assiégées par la troupe des chasseurs, je ferai s’épancher sur eux du haut des airs un nuage noir mêlé de grêle, et j’ébranlerai tout le ciel par les éclats du tonnerre. Les chasseurs se disperseront, enveloppés d’une nuit épaisse. Didon et le chef des Troyens iront ensemble se réfugier dans la même grotte. J’y serai présente ; et si je suis assurée de votre volonté, j’unirai Didon à Énée par des nœuds durables, et je la lui donnerai pour épouse. Le dieu Hyménée sera là. » La déesse de Cythère ne refusa pas à Junon ce qu’elle demandait ; elle comprit la ruse, et en sourit.

Cependant l’Aurore se levant quittait le sein de l’Océan, (4, 130) et allumait le flambeau du jour, quand l’élite de la jeunesse tyrienne sortit des portes de Carthage. Les filets, les toiles, les épieux garnis d’un large fer, tout est prêt ; les cavaliers massyliens se précipitent, et avec eux la meute des chiens ardente à flairer sa proie. La reine, qui tarde à sortir de son palais, est attendue par les grands de Carthage. Son coursier tout brillant de pourpre et d’or est là qui, fier et impatient, ronge son frein écumant. Enfin elle paraît, environnée d’une nombreuse escorte : sa chlamyde de Tyr est bordée d’une frange aux mille couleurs ; son carquois est d’or ; l’or retient ses cheveux assemblés ; une agrafe d’or soutient les plis ramassés de son manteau de pourpre. (4, 140) Autour d’elle s’avancent les Phrygiens, et Ascagne tout joyeux : le plus beau d’eux tous, Énée se porte à la rencontre de la reine, et se joint à l’escorte. Tel Apollon, quand il quitte la Lycie que l’hiver a glacée, et les rives du Xanthe, et qu’il va revoir Délos son île maternelle, y recommence ses chœurs sacrés : confondus autour de ses autels, les Crétois, les Dryopes, et les Agathyrses qui se peignent le corps, dansent en frémissant : le dieu marche à grands pas sur les cimes du Cynthe ; une branche de laurier presse mollement sa chevelure flottante, où l’or s’entrelace ; ses flèches retentissent sur ses épaules. Tel et aussi agile marchait (4, 150) Enée ; ainsi brille la grâce répandue sur son noble visage. Lorsqu’on eut atteint les hautes montagnes et pénétré dans les inaccessibles retraites des bois, voici que, précipitées de la crête des rochers, les biches courent le long des pentes : d’un autre côté les cerfs, abandonnant les hauteurs, traversent d’une course légère les vastes plaines, et ramassent en fuyant leurs escadrons poudreux. Le jeune Ascagne, charmé du vif coursier qu’il monte, vole à travers les vallées, et devance tantôt les uns, tantôt les autres : il voudrait, dans son ardeur, voir venir à lui, au milieu de ces timides troupeaux, un sanglier écumant, ou un lion à la fauve crinière descendre de la montagne. (4, 160) Cependant le ciel commence à retentir d’un effrayant murmure : un nuage éclate, mêlé de pluie et de grêle. Les Tyriens et la jeunesse Troyenne, et le petit-fils de Vénus, fuient de tous côtés à travers les campagnes, et dans leur frayeur cherchent des abris : des torrents s’élancent du haut des monts. Didon et le chef des Troyens se retirent dans la même grotte : la Terre la première et Junon donnent le signal ; les feux du ciel étincelèrent ; l’Éther s’enflamma, complice de l’Hymen ; et les nymphes en hurlèrent sur le sommet des montagnes. Ce jour fut pour Didon le commencement de sa mort, et le premier de ses jours infortunés. (4, 170) Maintenant rien ne la touche, ni la décence ni l’honneur ; ce n’est plus un amour secret qu’elle prétend cacher ; elle l’appelle un hymen, elle couvre de ce nom sa déplorable faiblesse.

Aussitôt la Renommée va parcourant les grandes villes de la Libye ; la Renommée, le plus rapide de tous les maux. La mobilité est sa vie, et elle acquiert des forces en courant. D’abord petite et timide, elle grandit et s’élève dans les airs ; elle chemine sur la terre, et cache sa tête dans les nues. La Terre, irritée contre les dieux, l’enfanta, dit-on, la dernière ; elle est la sœur des géants Cée et Encelade, (4, 180) aussi rapide des pieds que de l’aile. C’est un monstre horrible, immense, le corps couvert de plumes, et qui sous chacune d’elles a des yeux toujours ouverts, une bouche et une langue toujours retentissantes, des oreilles toujours dressées. La nuit, il vole à travers les cieux, et déploie ses ailes bruyantes au milieu des ombres de la terre ; jamais le doux sommeil n’abaisse ses paupières. Le jour, il s’assied, sentinelle immobile, sur le toit des hautes maisons ou sur les tours élevées, et de là il jette l’épouvante dans les grandes villes, aussi ferme à tenir pour le mensonge et la calomnie, qu’à répandre la vérité. Alors l’affreuse déesse semait avec joie mille bruits divers parmi les peuples, (4, 190) disant tout à la fois et ce qui était et ce qui n’était pas. Elle allait publiant qu’Énée, issu du sang troyen, était arrivé sur la terre d’Afrique, et que la belle Didon ne dédaignait pas de s’unir à lui ; qu’ils passaient tous deux le long hiver dans la mollesse et les délices, oubliant leurs empires, et épris l’un pour l’autre d’une indigne passion. Voilà ce que l’odieuse déesse répandait çà et là dans toutes les bouches. Aussitôt elle prend son vol vers le roi Iarbas, enflamme son cœur par ses discours envenimés, et y amasse tous les orages de la colère.

Fils de Jupiter Hammon et d’une nymphe du pays des Garamantes enlevée par le dieu, il avait élevé dans ses vastes États cent temples magnifiques au maître de l’Olympe, (4, 200) et cent autels où des feux nuit et jour allumés veillaient éternellement en l’honneur des dieux ; le sang des grasses victimes y ruisselait sur les parvis, et les portes étaient couronnées de guirlandes toujours fleuries. On dit que, furieux et enflammé par le cruel récit des nouvelles amours de Didon, Iarbas, au milieu même des autels des dieux, exhala suppliant, et les mains levées vers Jupiter, ces plaintes insensées : « Dieu tout-puissant, à qui la nation des Maures, dans ses festins et sur ses lits aux mille couleurs, ne cesse de faire de pieuses libations, peux-tu voir et souffrir mon injure ? Est-ce donc en vain, ô mon père, que nous frissonnons d’horreur, lorsque tu lances ta foudre ? Est-ce en vain que ces feux cachés dans la nue (4, 210) épouvantent les cœurs des mortels ? et ton tonnerre n’a-t-il que de vains murmures ? Une femme, une étrangère, errante sur les frontières de mon empire, y bâtit à prix d’or une petite ville, et vient pour défricher ce rivage aride ; je lui donne et lui mesure la terre qu’elle possède : et c’est elle qui rejette ma main, elle qui reçoit Énée dans son royaume et l’en fait maître ! Et maintenant ce Pâris, avec son cortège de femmes, avec sa mitre lydienne et sa chevelure tout humide de parfums, jouit, en ravisseur qu’il est, de sa conquête. Et moi, qui charge tes temples de mes offrandes, je n’ai donc plus qu’une vaine idée de ta puissance. » Ainsi priait Iarbas, et il tenait les autels embrassés : (4, 220) le dieu tout-puissant l’entendit, et, tournant ses regards vers les murs de Carthage, il voit ces deux amants qui y languissent dans l’oubli d’une meilleure renommée. Aussitôt il parle à Mercure, et lui dit : « Va, cours, mon fils, appelle les zéphyrs, et, les ailes déployées, vole vers la terre. Le chef des Troyens se laisse retenir dans la ville tyrienne, et ne songe plus à l’empire que lui assurent les destins : aborde-le, et porte-lui mes ordres à travers les airs rapides. Dis-lui qu’il n’est pas le héros que nous avait promis la belle Vénus sa mère, et que ce n’est pas pour d’aussi tristes destins qu’elle l’a deux fois préservé du fer des Grecs. (4, 229) Digne rejeton du sang de Teucer, il devait être cet illustre mortel qui gouvernerait un jour l’Italie chargée de tant d’empires et toute frémissante de guerre, et qui rangerait l’univers entier sous ses lois. Si des destinées si hautes n’enflamment pas son cœur, et s’il ne soutient pas lui-même ce laborieux ouvrage de sa grandeur, pourquoi, père injuste, envierait-il à son fils Ascagne la gloire d’élever les remparts de Rome ? Que prétend-il ? Quelles espérances le retiennent au milieu d’une nation ennemie ? Et ne regarde-t-il plus dans l’avenir sa postérité ausonienne et les champs de Lavinium ? Qu’il s’embarque, je le veux ; va le lui annoncer. »

Il dit, et Mercure se prépare à obéir aux ordres du père tout-puissant des dieux : il attache à ses pieds ses brodequins (4, 240) d’or, dont les ailes le soutiennent au haut des airs, et le portent, rapide comme les vents, au-dessus de la terre et des mers. Il prend sa baguette puissante ; avec elle tantôt il évoque les pâles ombres de l’Orcus, tantôt il envoie vers le sombre Tartare les âmes des mortels ; avec elle il donne et ôte le sommeil, et ouvre les yeux que la mort a fermés : c’est elle qui l’aide à pousser les vents, à traverser les nuées orageuses. Il vole, et déjà il découvre la cime et les flancs sourcilleux de l’Atlas, du dur Atlas qui soutient le fardeau des cieux, et dont la tête, environnée de nuages noirs et couronnée de pins est incessamment battue des vents et des orages. (4, 250) Les épaules du vieillard sont couvertes de neiges amoncelées ; de son menton se précipitent des fleuves, et sa barbe, roidie par les frimas, est toute hérissée de glaçons. Là le dieu, se balançant sur ses ailes immobiles, s’arrête, et d’un élan impétueux de tout son corps se précipite vers la mer, semblable à l’oiseau qui le long des rivages et des rochers poissonneux vole en rasant la surface des eaux. Ainsi volait entre la terre et les cieux le fils de Maïa, quittant les sommets d’Atlas, son aïeul maternel ; ainsi il effleurait les rivages de la Libye et fendait les airs. À peine de ses pieds ailés a-t-il touché les humbles cabanes du pays de Carthage, (4, 260) qu’il aperçoit Énée posant les fondements des hautes murailles et des édifices de la nouvelle cité : il portait à son côté une épée sur laquelle brillait une étoile de jaspe ; de ses épaules tombait un manteau tyrien étincelant des feux de la pourpre, ouvrage et présent de la riche Didon, et qu’elle-même avait tissu, l’entremêlant de filets d’or. Tout à coup le dieu l’aborde : « Eh quoi ! tu poses les fondements de la haute Carthage, et tu songes, esclave et mari d’une étrangère, à lui bâtir une belle ville ; et tu oublies ton empire et tes grandes destinées ! Le roi des dieux, le maître du ciel et de la terre, m’envoie vers toi du haut du brillant Olympe, (4, 270) et veut que je te porte à travers les espaces de l’air les ordres que voici : Que prétends-tu, Énée, et quel espoir te fait te consumer ainsi d’oisiveté sur la terre libyenne ? Si tu n’es pas touché des magnifiques destinées qui t’attendent, et si tu n’entreprends rien toi-même pour ta propre gloire, songe au moins à ton fils Ascagne, à l’héritier de ta fortune, à ses espérances grandissantes ; souviens-toi que l’empire de l’Italie et la terre de Rome lui sont dus. »

À ces mots, le dieu se dérobe aux regards du faible mortel qui l’écoute encore, et disparaît au loin comme une vapeur légère.

Troublé de cette apparition, Énée reste interdit ; (4, 280) ses cheveux se dressent d’horreur sur sa tête, et sa voix s’arrête sur ses lèvres. Frappé d’un si grand avis des dieux et de leur ordre absolu, il brûle de partir, et de quitter en fugitif ces doux lieux. Hélas ! que faire ? De quel air osera-t-il aborder une amante en fureur ? par quel détour ? que lui dire, et par où commencer ? Mille projets partagent son âme irrésolue, l’entraînent en tous sens, l’agitent et la bouleversent. De désespoir enfin, il s’arrête à ce parti. Il fait appeler Mnesthée, Sergeste, et le brave Cloanthe : (4, 289) il leur dit d’équiper la flotte en silence, de préparer leurs armes, de rassembler leurs compagnons sur le rivage, et de leur cacher la cause de ces mouvements extraordinaires ; lui, tandis que la trop confiante Didon ignore ses desseins et ne s’attend pas à ce qu’un si grand amour puisse se rompre, tentera près d’elle quelque accès, épiera les moments les plus propices pour lui parler, les voies les plus délicates pour l’amener à ses projets. Les Troyens obéissent à ses ordres avec joie, et sur-le-champ les exécutent.

Mais la reine (qui peut tromper une amante ?) pressentit la ruse, et la première comprit les mouvements qui se préparaient autour d’elle : elle craint tout, et le calme de son propre cœur. Déjà ses fureurs se ravivent, quand la Renommée, la messagère impie de ses amours, vient lui apprendre qu’on arme la flotte, et qu’on se prépare à mettre à la voile. (4, 300) Alors elle éclate en transports insensés, et, la colère l’enflammant, elle s’emporte à travers la ville. Telle la jeune bacchante s’émeut en préludant aux fêtes du dieu qui l’appelle ; les saintes orgies l’enivrent ; elle n’entend plus que les clameurs nocturnes du Cithéron. Enfin la reine va au-devant d’Énée, et lui parle ainsi :

« Perfide, as-tu bien cru pouvoir me cacher un si grand crime, et t’évader en secret de mon royaume ? Ni mon amour, ni la foi que tu m’avais donnée, ni la triste Didon qui n’a plus qu’à mourir, ne peuvent t’arrêter. Cruel ! et c’est par un ciel d’hiver que ta flotte appareille, (4, 310) et qu’en dépit des aquilons déchaînés tu te hâtes de voguer vers la haute mer ! Ah ! quand tu n’irais pas chercher dans de lointains climats une patrie inconnue, quand même l’antique Troie subsisterait encore, irais-tu chercher Troie à travers les mers orageuses ? Est-ce moi que tu fuis ? Par ces larmes que je répands, par cette main qui est la tienne, puisque je n’ai plus que cela, malheureuse ! de tout ce que j’avais, par nos amours, par notre hymen commencé, si j’ai bien mérité de toi en quelque chose, si quelque douceur t’est revenue de moi, aie pitié de ma maison qui tombe, si tu ne demeures ! et je t’en conjure, si tu es encore accessible à mes prières, renonce à ce projet affreux. (4, 320) Pour toi je me suis rendue odieuse aux nations de la Libye, aux rois Nomades, et même à mes Tyriens ; pour toi j’ai perdu ma pudeur ; j’ai perdu le seul bien qui m’égalait aux dieux, ma renommée. À qui vas-tu m’abandonner mourante, cher hôte, puisque c’est le seul nom qui me reste de toi, de toi que j’appelais mon époux ? Que faire ? Attendrai-je que mon frère Pygmalion vienne renverser ces murs, ou qu’il plaise au Gétule Iarbas de m’emmener captive ? Encore si avant ta fuite tu me laissais quelque doux gage de notre amour, s’il m’était né quelque enfant que je visse grandir à ma cour, et qui me rappelât seulement les traits de son père, (4, 330) je ne me trouverais pas tout à fait captive et abandonnée. »

Elle dit. Énée, qu’enchaînent les ordres de Jupiter, tient ses regards immobiles, et s’efforce d’étouffer la douleur qui le surmonte. Enfin il répond en peu de mots : « Grande reine, tous les bienfaits que vous me rappelez, je les reconnais, et jamais ne les renierai ; non, jamais je n’aurai de peine à me souvenir de la noble Élise, tant que je vivrai pour me souvenir, tant que mon esprit animera ces membres. N’imaginez pas que j’aie voulu fuir en cachette de vos États, et me dérober à vous : jamais non plus je n’ai fait briller à vos yeux les torches sacrées de l’hymen ; jamais je n’ai engagé dans notre union ma parole d’époux. (4, 340) Si les destins m’eussent permis de disposer de mes jours, et d’ordonner à mon gré des intérêts qui m’agitaient, j’aurais d’abord gardé les chers débris de Troie et les doux restes des miens ; les hauts palais de Priam seraient encore debout, et j’aurais vu mon Ilion, relevé par mes mains, renaître pour les vaincus. Mais aujourd’hui Apollon et les oracles de Lycie m’ordonnent d’aller prendre terre dans la grande Italie : là est ma nouvelle patrie ; je n’ai plus que celle-là que j’aime. Si votre Carthage, si la nouvelle cité libyenne vous charment et vous consolent de Tyr, pourquoi envieriez-vous aux Troyens de s’aller fixer dans les champs de l’Ausonie ? (4, 350) Exilés comme vous, il nous est permis de chercher un empire sur la terre étrangère. L’image lugubre de mon père Anchise, dès que la nuit enveloppe la terre de ses humides ombres, dès que se lèvent dans les cieux les astres enflammés, m’avertit en songe, et me remplit d’épouvante : et je pense à mon fils Ascagne, à cette tête si chère que j’irais frustrer cruellement de l’empire de l’Hespérie et des champs que les destins lui assurent. Aujourd’hui même, (j’en atteste et mon père et cet enfant) le messager des dieux, Mercure, envoyé par Jupiter, est venu du haut des airs m’apporter ses ordres divins. Oui, j’ai vu le dieu lui-même dans son éblouissante lumière, je l’ai vu entrer dans ces murs, et sa voix tonne encore à mon oreille. (4, 360) Cessez donc, ô reine, d’irriter vos douleurs et les miennes par ces plaintes furieuses : je suis en Italie les destins qui m’y entraînent. »

Didon en l’écoutant détournait la tête d’horreur : enfin, roulant çà et là des yeux égarés, elle le mesure tout entier de ses regards silencieux, et dans sa rage éclate ainsi : « Perfide, non, tu n’as pas eu pour mère une déesse ; non, tu n’es pas du sang de Dardanus : l’affreux Caucase t’a enfanté dans ses plus durs rochers, et les tigresses de l’Hyrcanie t’ont donné leurs mamelles à sucer. Car qu’ai-je à dissimuler ? quelle plus grande injure ai-je à attendre de toi ? Le barbare a-t-il gémi de mes douleurs ? a-t-il seulement tourné vers moi les yeux ? (4, 370) a-t-il pleuré, vaincu par mes larmes ? a-t-il eu pitié de son amante ? Qu’ai je de pire à souffrir ? Non, non, la puissante fille de Saturne et Jupiter lui-même ne voient pas d’un œil tranquille tant de perfidie. Il n’y a donc plus de bonne foi ! L’ingrat ! rejeté par les flots sur mon rivage, naufragé et misérable, je l’ai recueilli ; j’ai voulu, insensée, qu’il eût une part de mon empire ; sa flotte et ses compagnons étaient perdus ; je les ai tirés du naufrage et de la mort. Ah ! toutes les Furies m’enflamment et me transportent ! Le voilà qui me parle d’Apollon, des oracles lyciens, du messager des dieux, envoyé par Jupiter lui-même, et qui lui porte à travers les airs des ordres redoutables : comme si les dieux s’abaissaient à de pareils soins, comme si nos misères les troublaient dans leur repos ! (4, 380) Va, je ne te retiens plus, je ne daigne pas te confondre. Pars, et que les vents te portent dans ton Italie ; cherche ton empire à travers les ondes. Et moi j’espère, si les dieux justes ont quelque pouvoir, que, brisé contre les rochers, tu épuiseras tous les supplices, et que tu invoqueras souvent le nom d’Élise. Absente, je te poursuivrai de mes torches funèbres ; et lorsque la froide mort aura séparé mon âme de mon corps, ombre importune je serai en tout lieu devant toi. Méchant, c’est toi-même qui me vengeras ; et jusque chez les sombres mânes mes oreilles seront réjouies par le bruit de tes malheurs. »

À ces mots qu’elle interrompt tout à coup, et comme si elle fuyait la lumière importune, elle s’échappe et se dérobe aux yeux d’Énée, (4, 390) qu’elle laisse tremblant, interdit, et voulant, mais en vain, lui répondre : elle tombe entre les bras de ses femmes, qui la portent sur sa couche superbe, et l’y laissent épuisée et mourante.

Énée, une dernière fois, voudrait calmer par de douces paroles les douleurs de la reine, et la détacher de ce violent amour qui l’ébranle encore lui-même, et qui lui fait pousser de secrets gémissements : mais il persiste à exécuter les ordres des dieux, et il va revoir sa flotte. Alors les Troyens, rivalisant d’ardeur, retirent du rivage les hauts navires ; déjà les carènes enduites de poix sont à flot. Ils tirent des forêts des rames encore couvertes de feuillage, des mâts (4, 400) qu’à peine ils ont ébauchés dans l’ardeur de la fuite. On ne voit que Troyens désertant la ville, et se précipitant en foule hors des remparts. Ainsi les fourmis s’empressent, quand, prévoyant l’hiver, elles ravagent un grand amas de blé, et en portent les débris dans leurs magasins : le noir bataillon va à travers champs, et, chargé de son butin, s’avance sous les herbes par un étroit sentier : les unes poussent avec effort d’énormes grains de froment ; les autres, ralliant les plus lentes, châtient leur paresse ; tout le sentier s’agite et s’échauffe. Et toi qui voyais ces apprêts, infortunée Didon, quelles étaient tes pensées, (4, 409) quels tes gémissements, quand du haut de tes tours tu regardais tout ce rivage en tumulte, et devant toi l’immense mer ? quand tu entendais ces mille cris se confondant au loin sur la plage ? Cruel amour, à quoi ne pousses-tu pas le cœur des mortels ? Voilà cette superbe reine forcée de nouveau à recourir aux larmes, à essayer encore des prières, à abaisser son âme suppliante sous la loi de l’amour ; et cela pour ne pas mourir avant d’avoir tout tenté vainement.

« Anna, dit-elle à sa sœur, tu vois comme on s’agite partout, sur le rivage : de tous côtés accourent les Troyens ; déjà la voile appelle les vents, et les matelots joyeux ont couronné les poupes des navires. Si j’avais pu m’attendre à ce coup terrible, (4, 420) j’aurais eu, ma sœur, la force de le supporter. Pourtant je veux de toi un seul et dernier effort ; fais-le, Anna, pour ta malheureuse sœur. Le perfide avait pour toi seule un tendre respect ; et même il te confiait ses plus secrètes pensées ; toi seule tu savais les doux chemins de son cœur, les moments propices pour aller à lui. Va, ma sœur, va trouver en suppliante cet ennemi superbe. Je n’ai point à Aulis conjuré avec les Grecs l’extermination des Troyens ; je n’ai point envoyé mes flottes contre Pergame ; je n’ai point arraché au tombeau les restes d’Anchise, ni dispersé sa cendre. Pourquoi ferme-t-il ses oreilles inhumaines à mes paroles ? Pourquoi se précipiter ainsi ? Qu’il accorde au moins cette grâce dernière à sa malheureuse amante : (4, 430) qu’il attende que la fuite lui soit plus facile, les vents plus favorables. Je ne réclame plus l’ancienne foi de notre hyménée, qu’il a trahie ; je ne veux le priver ni de son beau Latium, ni de son glorieux empire. Je demande un vain délai, un peu de repos, quelque relâche à mon amour, le temps de me laisser vaincre et m’accoutumer à ma triste fortune. J’attends, chère Anna, de ta pitié cette grâce dernière ; si tu me l’accordes, ma mort seule mettra le comble à ma reconnaissance. »

Telles étaient ses prières et ses plaintes : en vain sa sœur désolée les porte et les reporte au prince troyen : les pleurs ne le touchent plus, les reproches ne l’ébranlent pas ; (4, 440) les destins l’ont endurci ; un dieu bouche les oreilles du sensible Énée. Tel un chêne au cœur robuste est battu deçà et delà par les aquilons des Alpes, qui s’efforcent de le déraciner ; ils accourent en sifflant ; le tronc est ébranlé, et les feuilles dispersées jonchent au loin la terre : mais l’arbre demeure ferme sur son roc ; et autant sa tête s’élève dans les airs, autant ses racines plongent dans le noir Tartare. Ainsi le héros est assailli de tous côtés par les prières et les sanglots ; son âme en ressent les profondes secousses, mais ne s’en ébranle pas ; et autour de lui coulent vainement les larmes.

(4, 450) Alors la malheureuse Didon, épouvantée de sa destinée, appelle la mort ; elle est lasse de voir la voûte des cieux. Tout la pousse à quelque dessein funeste ; tout la dégoûte de la lumière : voici qu’apportant ses offrandes sur les autels, elle voit, ô prodige affreux ! la liqueur sacrée devenir noire, et le vin des libations se changer en un sang abominable. Elle ne dit à personne, pas même à sa sœur, cette vision effrayante. Il y avait dans son palais un temple de marbre consacré aux mânes de son premier époux, et que, dans son zèle pieux et magnifique, elle parait sans cesse des plus blanches toisons et de fraîches guirlandes de feuillage. (4, 460) Il lui semble, à l’heure où la nuit enveloppe la terre de son ombre, qu’elle entend s’échapper du sanctuaire des cris étranges, et la voix de son époux qui l’appelle. Souvent aussi le hibou, seul au sommet de son palais, redit sa plainte funèbre, et traîne en longs gémissements sa voix prophétique. D’anciennes et terribles prédictions, d’épouvantables avertissements des dieux, la glacent d’horreur : Énée lui-même, le cruel Énée la poursuit dans ses songes enflammés ; et il lui semble qu’elle est toujours seule et laissée à elle-même, qu’elle erre seule et sans suite sur une longue route, qu’elle cherche ses Tyriens à travers de vastes solitudes. Ainsi Penthée dans ses fureurs voit accourir à lui cent Euménides, (4, 470) et deux soleils dans les cieux, deux Thèbes lui apparaître à la fois. Ainsi sur nos théâtres le fils d’Agamemnon, Oreste, se démène agité par les Furies, alors qu’il fuit sa mère armée de torches flamboyantes et de noirs serpents, et qu’il voit s’asseoir et l’attendre au seuil du temple les divinités vengeresses.

Quand donc, vaincue par la douleur, elle se fut donnée aux Furies, et qu’elle eut résolu de mourir, elle avise en elle-même au temps et à la manière de se délivrer de la vie : alors composant son visage pour mieux cacher son dessein, et rappelant sur son front la sérénité et l’espérance, elle aborde sa triste sœur, et lui dit : « Félicite-moi, ma sœur ; j’ai trouvé le moyen de ramener à moi l’infidèle, ou de me dégager moi-même de mon amour. (4, 470) Aux extrémités de l’Océan, là où le soleil s’abîme dans les flots, s’étendent les régions les plus reculées de l’Éthiopie ; c’est là que le grand Atlas soutient sur ses épaules l’axe resplendissant des cieux étoilés. De là est venue jusqu’en nos contrées une prétresse de la nation des Massyliens, gardienne du temple des Hespérides : elle-même nourrissait de miel liquide et de pavots assoupissants le dragon qui veillait avec elle sur l’arbre aux rameaux sacrés. Cette magicienne se vante de pouvoir, par ses paroles enchanteresses, délier à son gré les cœurs de leurs tourments, ou leur inspirer les cuisants soucis de l’amour. Elle arrête le cours des fleuves, force les astres à reculer ; (4, 490) elle rappelle les mânes de leur nuit éternelle : à sa voix, tu entendras la terre mugir sous ses pieds, tu verras les frênes descendre des montagnes. J’en atteste les dieux, et toi-même, Anna, et ta tête si chère : c’est malgré moi que j’ai recours à l’art magique. Fais donc élever secrètement un bûcher dans l’intérieur de mon palais et sous la voûte des cieux ; qu’on y place les armes du Troyen, ces armes que l’impie a laissées suspendues à sa couche, et toute sa dépouille, et ce lit conjugal où j’ai péri : la prêtresse veut que j’anéantisse tout ce qui me reste du plus odieux des hommes. » Elle dit, et la pâleur se répand sur son visage. (4, 500) Cependant Anna ne s’imagine pas que Didon couvre des apprêts d’un sacrifice les apprêts de sa mort ; l’idée ne lui vient pas d’un si grand désespoir, ni qu’elle ait à redouter pour sa sœur rien de plus funeste que la mort de Sichée. Elle exécute donc ses ordres.

Après qu’on a élevé au fond du palais un immense bûcher où sont entassés le sapin et l’yeuse, la reine orne de guirlandes l’enceinte sacrée, et y suspend des couronnes d’un feuillage funèbre. Elle fait placer au haut du bûcher la dépouille de son amant, son épée qu’il a laissée, son image et le lit nuptial, sachant bien, hélas ! pour qui sont ces apprêts. Les autels sont dressés ; et la prêtresse, les cheveux épars, (4, 510) appelle d’une voix tonnante toutes les divinités infernales, l’Érèbe, le Chaos, la triple Hécate, Diane aux trois visages. En même temps elle répandait des eaux funèbres, pour simuler celles de l’Averne : elle avait coupé au lever de la lune, avec une faux d’airain des herbes naissantes, dont elle exprimait les sucs noirs et le lait impur : elle y joint l’hippomane, arraché du front du coursier naissant, et dérobé à son avide mère. Didon elle-même, portant dans ses mains pieuses un gâteau sacré, s’approche des autels, un pied nu, et laissant flotter sa robe sans ceinture : au moment de mourir, elle atteste les dieux et les astres qui savent sa destinée ; (4, 520) et s’il est quelque divinité juste et sensible aux douleurs des amants trahis, elle la supplie de la venger.

Il était nuit ; les mortels fatigués goûtaient par toute la terre le doux sommeil ; dans les forêts, sur la mer orageuse, tout était assoupi ; c’était l’heure où les astres au milieu de leur cours glissent à travers les cieux ; où les troupeaux dans les champs, les oiseaux aux ailes peintes, les poissons au fond des lacs, les bêtes fauves qui peuplent les buissons épineux, se taisent dans la nuit silencieuse, et, livrés aux langueurs du repos, endorment leurs douleurs et oublient leurs maux. Didon seule veille et se plaint, et jamais (4, 530) ne s’abandonne au sommeil, jamais ne laisse venir sous ses paupières et dans son cœur les douces ténèbres de la nuit ; ses tourments en redoublent, sa passion renaissante se réveille plus furieuse, et son âme flotte au milieu des orages qu’y soulèvent la colère et l’amour. Un moment enfin elle se recueille, et roule ces pensées dans son cœur : « Que faire, hélas ? Irai-je encore rechercher mes premiers prétendants et leurs railleries ? Irai-je en suppliante mendier l’hymen de ces rois Numides, dont j’ai tant de fois dédaigné les poursuites ? Suivrai-je donc les flottes d’Ilion, et recevrai-je, comme la dernière des esclaves, les ordres des Troyens ? En effet, j’ai tant à m’applaudir d’avoir soulagé leur infortune ; et il leur reste de mes anciens bienfaits un si profond souvenir ! (4, 540) Mais quand je le voudrais, le souffriraient-ils ? me recevraient-ils, moi qui leur suis odieuse, dans leurs vaisseaux superbes ? Ah ! tu ne connais donc pas, malheureuse, tu ne sens donc pas encore les perfidies de la race parjure de Laomédon ? Quoi ! seule et fugitive je suivrais ces matelots triomphants ! j’entraînerais avec moi mes Tyriens et toute la foule de mes peuples ; et ceux qu’avec tant de peine j’ai arrachés de Sidon, j’irais encore les jeter sur les mers, et livrer aux vents ma voile aventureuse ! Non ; meurs, comme tu l’as mérité, et que le fer te délivre de ta misère. C’est toi, ma sœur, qui, vaincue par mes larmes, et caressant mes fureurs, m’as accablée de tous ces maux, et livrée à ce cruel ennemi. (4, 550) Que n’ai-je pu, ignorant l’hymen, vivre dans ma première et farouche innocence, et ne jamais connaître les tourments que j’endure ! Ah ! je n’ai pas gardé la foi promise à la cendre de Sichée ! » Telles étaient les plaintes qui s’échappaient de son cœur, brisé par la douleur.

Énée, toujours ferme dans sa résolution fatale, avait tout préparé pour son départ, et goûtait les douceurs du sommeil sur la poupe de son vaisseau. Tout à coup il croit revoir en songe le même dieu qui s’est déjà montré à lui : c’est Mercure ; ce sont ses traits, son air, sa voix, ses blonds cheveux ; il a les mêmes grâces divines de la jeunesse. Énée l’entend qui le presse de nouveau par ces paroles : (4, 560) « Eh quoi ! fils d’une déesse, tu dors en cet instant suprême ; tu dors, et tu ne vois pas les périls qui tout à l’heure t’environneront ! Insensé, tu n’entends pas souffler les zéphyrs qui t’appellent ? Didon, résolue à mourir, médite dans son cœur quelque ruse et quelque horrible forfait, et les plus furieux transports l’agitent. Tu ne précipites pas ta fuite, quand tu le peux encore ? Bientôt tu verras cent vaisseaux armés fondre en tumulte sur la mer ; tu verras briller sur les flots les torches de l’incendie, et tout le rivage bouillonner dans les flammes, si l’Aurore te retrouve encore sur la plage africaine. Va, pars ; crains tout de l’humeur mobile et changeante (4, 570) d’une femme. » À ces mots, il s’enfonce dans l’ombre de la nuit, et disparaît.

Enée, épouvanté de cette vision soudaine, s’arrache au sommeil, et du geste et de la voix enflamme ses compagnons : « À l’œuvre, matelots, et qu’on se précipite ! rameurs, à vos bancs, et déployons nos voiles. Un dieu pour la seconde fois descend du haut des airs, et me presse de fuir, et de couper les câbles. Qui que tu sois, grand dieu, nous te suivons, et, joyeux, nous obéissons encore à tes ordres. Sois-nous propice et doux, et fais luire pour nous dans le ciel des astres favorables. » Il dit, et, tirant du fourreau sa foudroyante épée, (4, 580) il abat les amarres d’un coup du fer tranchant. La même ardeur transporte tous les Troyens ; on se précipite, on s’entraîne sur les eaux ; le rivage est déserté, la mer disparaît sous les voiles, et l’onde écume sous l’effort vigoureux des bras qui la sillonnent.

Déjà l’Aurore, abandonnant la couche embaumée de Tithon, répandait sur toute la terre sa lumière matinale, lorsque la reine, du haut des tours où elle veille, regardant l’horizon qui blanchit, voit la flotte troyenne voguer à pleines voiles, le rivage désert, le port abandonné et silencieux. Alors frappant trois et quatre fois son beau sein, (4, 590) et arrachant ses blonds cheveux : « Grand Jupiter, s’écrie-t-elle, il partira donc, ce lâche étranger ! il partira, et il aura insulté à mon empire ! Et mes Tyriens n’ont pas encore pris les armes ; et de toute la ville on ne s’élance pas à sa poursuite, on n’a pas encore traîné sur les flots ses vaisseaux dissipés ? Partez, volez, la flamme à la main, la voile au vent, et au large les rames... Mais que dis-je ? où suis-je ? et quelle fureur a renversé mes esprits ? Malheureuse Didon, c’est à présent que les perfidies de l’ingrat te touchent : il les fallait pressentir, quand tu lui donnais la moitié de ton sceptre. Voilà donc cette foi, cette main qui me répondait de ses serments ; le voilà cet homme pieux qu’on dit porter partout avec lui les dieux de sa patrie, ce fils qui s’est courbé sous un père accablé du poids des années. (4, 600) L’infâme ! je n’ai pu le saisir, le déchirer de mes mains, et semer sur les ondes ses lambeaux palpitants ; je n’ai pu massacrer ses compagnons, égorger Ascagne lui-même, et de mes mains lui en apprêter un horrible festin ? Mais la fortune du combat eût été douteuse : eh bien, elle l’eût été ! Résolue à mourir, qu’avais-je à craindre ! J’aurais porté la torche dans son camp, j’aurais rempli ses vaisseaux de flammes, j’aurais exterminé et le fils, et le père, et toute sa race, et moi-même après elle. Soleil, qui embrasses de tes regards toutes les actions des humains, et toi, Junon, témoin et complice de mes malheurs ; Hécate, pour qui les carrefours des grandes villes retentissent de hurlements nocturnes ; (4, 610) et vous, Furies vengeresses, vous tous, dieux d’Élise mourante, écoutez sa prière, et faites que mes vœux tournent au juste châtiment des parjures. S’il faut que cette tête maudite touche au port et aborde sur la terre d’Italie, si c’est là le terme de ses courses, si tel est l’arrêt de Jupiter, que du moins le perfide, assailli par vingt nations belliqueuses, chassé de ses frontières, arraché aux embrassements d’Iule, implore, des secours étrangers, et voie mourir d’une mort lamentable ses plus chers compagnons ; et quand il se sera soumis aux conditions d’une paix inique, qu’alors même il ne jouisse ni de son empire tant désiré, ni de la lumière du jour, (4, 620) mais qu’il meure avant le temps, et que son corps, privé de sépulture, gise sur l’arène. Voilà mon dernier vœu, voilà le dernier cri qui m’échappe avec mon sang. Et vous, ô mes Tyriens, exercez vos haines contre ses descendants et toute sa race future, et rendez cet honneur suprême à ma cendre : qu’entre les deux peuples il n’y ait ni amour ni alliance. Sors enfin, sors de mes froids ossements, toi, mon vengeur, toi qui, le fer et la flamme à la main, poursuivras partout les enfants de Dardanus. Que dès maintenant et à jamais, qu’en tout temps les deux peuples armés se rencontrent : rivages contre rivages, flots contre flots, fer contre fer, qu’ils se cherchent et se combattent, eux et leurs derniers neveux. »

(4, 630) Elle dit, et, roulant dans son âme mille projets furieux, elle cherche le moyen le plus prompt de rompre la trame de ses jours odieux. Elle appelle Barcé, nourrice de Sichée, son époux ; car la sienne avait laissé ses froides cendres dans l’antique Tyr. « Chère nourrice, lui dit-elle, fais venir ici ma sœur Anna ; dis-lui qu’elle aille en toute hâte se plonger dans une eau pure, qu’elle amène les victimes, et qu’elle porte sur les autels les objets sacrés des expiations marquées par la prêtresse. Toi-même orne ta tête de saintes bandelettes. Je veux achever le sacrifice que j’ai offert au roi du Styx et pour lequel j’ai déjà tout préparé ; je veux finir mes tourments, (4, 640) et livrer moi-même à la flamme l’image du Troyen. » Elle dit, et dans son empressement la vieille Barcé se hâtait d’un pas tremblant. Cependant la reine, dans un dernier transport, et comme possédée de la fureur de mourir, la prunelle égarée et sanglante, les joues tremblantes et livides, et déjà pâle de la pâleur de la mort, se précipite vers le fond du palais, monte en désespérée au haut du bûcher, et tire du fourreau l’épée du Troyen, cette épée, hélas ! qui n’était point destinée à cet usage. Après qu’elle eut regardé ce qui lui restait d’Ilion, ces vêtements, et ce lit tant connu, (4, 650) elle suspendit un moment ses larmes et ses pensées, se pencha sur la couche nuptiale, et laissa échapper ces dernières paroles : « Chères dépouilles, tant que le destin et les dieux l’ont permis, recevez mon âme et délivrez-moi de mes peines. J’ai vécu, et j’ai fourni la carrière que m’avait marquée la fortune ; et maintenant mon ombre descendra glorieuse aux enfers. J’ai fondé une ville superbe, j’ai vu s’élever mes murailles ; j’ai vengé mon époux, j’ai puni un frère assassin. Heureuse, hélas ! trop heureuse, si les vaisseaux troyens n’eussent jamais touché ces rivages ! » Elle dit, et, collant ses lèvres sur sa couche : « Mourir sans vengeance ! (4, 660) mais mourons : oui, oui, ce m’est encore doux de descendre ainsi chez les morts. Que le cruel voie, du haut de sa poupe, cette flamme qui va me consumer ; qu’il en repaisse ses yeux, et qu’il emporte avec lui ce funeste présage de ma mort. »

À ces mots, qu’elle achevait à peine, ses femmes la voient tomber sous le fer et l’épée encore fumante dans ses mains ensanglantées. Un cri lamentable éclate dans tout le palais ; la Renommée court en furieuse répandre la nouvelle dans la ville bouleversée : on n’entend partout que gémissements, que lamentations, que hurlements de femmes éplorées ; l’air retentit de lugubres clameurs. On dirait que Carthage s’écroule renversée par l’ennemi qui s’y précipite, (4, 670) ou l’antique cité de Tyr, et que les flammes déchaînées s’élancent en tourbillons au-dessus des demeures des hommes et des temples des dieux.

À cette nouvelle, Anna se sent défaillir : bientôt elle accourt épouvantée, se déchirant le visage, se meurtrissant le sein, et arrive à travers la foule jusqu’à sa sœur mourante, qu’elle appelle encore par son nom. « Ma sœur, il est donc vrai, tu me trompais ! Voilà donc ce que me préparaient ce bûcher, ces feux, ces autels ! Abandonnée par toi, m’en plaindrai-je assez ? As-tu donc méprisé ta sœur que tu n’as pas voulu qu’elle t’accompagnât chez les morts ? Tu m’aurais appelée aux mêmes destins ; le même fer, le même coup, la même heure nous eût enlevées toutes les deux. (4, 680) Et c’est donc moi qui de mes mains élevais ce bûcher, moi qui invoquais les dieux de la patrie, pour être loin de toi, cruelle, quand tu mourais ? Oui, ma sœur, tu m’as tuée, et toi et ce peuple, et le sénat, et cette ville… Vite, une eau pure, que je lave ses blessures ! et s’il erre encore sur sa bouche un dernier souffle, que je le recueille avec mes lèvres. » En parlant ainsi, elle avait franchi les degrés du bûcher, et, tenant embrassée Didon expirante, elle la réchauffait sur son sein, et étanchait en gémissant le sang noir de sa blessure. Didon, tâchant de rouvrir ses yeux appesantis, retombe défaillante : le sang bouillonne en sifflant au fond de sa blessure : (4, 690) trois fois, se soulevant avec effort et s’appuyant sur son coude, elle se dresse ; trois fois elle retombe sur sa couche ; ses regards errants cherchent encore la lumière des cieux ; elle la retrouve, et soupire.

Alors la puissante Junon, ayant pitié de cette longue douleur et de ce laborieux trépas, envoya Iris du haut de l’Olympe, pour dégager cette âme en lutte des membres qui l’enchaînaient. Car Didon ne mourant pas d’une mort méritée et par l’arrêt des destins, mais d’un coup prématuré, et par de tristes et soudaines fureurs, Proserpine ne lui avait point encore enlevé le cheveu fatal, et n’avait pas encore dévoué sa tête aux ténèbres de l’Orcus. (4, 700) Iris donc, traversant les cieux sur ses ailes humides de rosée, et se teignant de mille couleurs sous les rayons opposés du soleil, descend du haut des airs, et s’arrête sur la tête de Didon : « Je porte, dit-elle, à Pluton ce cheveu sacré, et par son ordre je te délivre de ce corps. » Elle dit, et de sa main coupe le cheveu fatal : en ce moment la vie échappe à Didon avec la chaleur, et son âme s’exhale dans les airs.


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