L’Énéide (trad. Villenave, Amar)/Livre I
Garnier Frères, (p. 223-259).
Je chante les combats et ce héros qui, chassé de Troie par le destin, vint le premier en Italie, aux rives de Lavinium. Longtemps sur la terre et sur les mers il fut le jouet de la puissance des dieux, qu’excitait l’implacable colère de Junon. Longtemps aussi il eut à souffrir les maux de la guerre, avant qu’il pût fonder une ville, et transporter ses dieux dans le Latium : de là sont sortis la race latine, les rois d’Albe et les remparts de la superbe Rome.
Muse, rappelle-moi pour quelle offense à sa divinité, pour quel ressentiment, la reine des dieux poussa un héros, illustre par sa piété, à courir tant de hasards, à chercher tant de périls. Entre-t-il tant de haine dans l’âme des immortels !
Il fut une ville antique (des colons de Tyr la fondèrent) : Carthage, qui s’élevait sur la rive africaine opposée à l’Italie, et de loin regardait les bouches du Tibre ; elle était puissante par ses richesses, et redoutable par son ardeur guerrière. On dit que Junon la préférait au reste de la terre ; Samos même lui plaisait moins : là étaient ses armes et son char : en faire la reine des nations, si toutefois les destins le permettent, tels sont le but de ses efforts et l’espoir qu’elle caresse.
Mais elle avait appris qu’une race issue du sang troyen renverserait un jour les murs de Carthage ; qu’un peuple-roi, dominateur au loin, et superbe dans la guerre, viendrait pour la ruine de la Libye : tel était l’arrêt du destin.
À cette crainte de la fille de Saturne se joint le souvenir des combats qu’elle a livrés, sous les remparts d’Ilion, pour les Argiens qu’elle protège : dans son cœur demeurent profondément gravés le jugement de Pâris, l’injure de sa beauté méprisée, sa haine contre une race odieuse, l’enlèvement et les honneurs de Ganymède. Enflammée par ces outrages, elle repoussait loin du Latium les Troyens, jouets des flots, restes de la fureur des Grecs et de l’impitoyable Achille. Depuis longues années, poursuivis par le destin, ils erraient sur toutes les mers : tant était grande et lourde la tâche de fonder la puissance romaine !
À peine les terres de Sicile disparaissaient aux regards des Troyens, qui, joyeux, dirigeaient leurs voiles vers la pleine mer, et de leurs proues d’airain fendaient les vagues écumantes ; quand Junon, qui garde au fond de son cœur son éternelle blessure : « Eh quoi ! dit-elle, moi, vaincue, j’abandonnerais ce que j’ai commencé ! je ne pourrais détourner des rivages de l’Italie le chef des Troyens ! les destins me le défendent ! Eh quoi ! Pallas a pu, pour la faute d’un seul, pour châtier les fureurs du fils d’Oïlée, brûler la flotte des Grecs, et les submerger au sein des vastes mers ! elle-même, lançant du haut des nues le feu rapide de Jupiter, a pu disperser leurs vaisseaux, bouleverser les ondes à l’aide des vents, enlever dans un tourbillon Ajax, dont la poitrine, transpercée par la foudre, vomissait la flamme, et l’attacher mourant au sommet aigu d’un rocher ! Et moi, qui marche reine des dieux, moi, la sœur et l’épouse de Jupiter, c’est en vain que, depuis tant d’années, je fais la guerre à une seule nation ! Qui voudra désormais adorer la divinité de Junon, et porter, en suppliant, des vœux à ses autels ? »
Roulant ces pensées dans son cœur enflammé, la déesse arrive dans l’Éolie, la patrie des nuages, en ces lieux pleins d’Autans furieux. C’est là que, roi de cet empire, Éole maîtrise et tient prisonniers, dans de vastes cavernes, les vents tumultueux et les bruyantes tempêtes, qui, indignés, frémissent aux portes et font retentir la montagne de leurs sifflements. Assis sur un roc élevé, et le sceptre à la main, Éole modère leur fougue et dompte leur furie. Autrement, entraînés dans leur vol rapide, les mers, la terre et les cieux rouleraient confondus et balayés dans l’espace : mais, craignant ce désordre, le père des dieux enferma les vents dans des antres profonds ; il entassa sur eux de lourdes masses et de hautes montagnes, et leur donna un roi qui, d’après des règles certaines, sût tantôt les retenir et tantôt leur lâcher les rênes.
C’est à lui que Junon suppliante s’adressa en ces termes : « Éole, roi des vents (car c’est à toi que le père des dieux et le maître des hommes a donné le pouvoir d’apaiser les flots et de les soulever), une race qui est mon ennemie navigue sur la mer Tyrrhénienne, portant en Ialie Ilion et ses Pénates vaincus : déchaîne la fureur des vents, brise et submerge ses vaisseaux, ou disperse de toutes paris les Troyens, et couvre de leurs débris la mer irritée. J’ai quatorze nymphes d’une éclatante beauté : la plus belle de toutes, Deiopée, sera ta récompense : unie à toi par un lien indissoluble, elle t’appartiendra ; et pour prix d’un tel service, elle passera toutes ses années avec toi, et te rendra père de beaux enfants. »
« Reine, répond Éole, à vous il appartient d’examiner ce que vous souhaitez, à moi d’exécuter vos ordres. C’est de vous que je tiens tout mon pouvoir ; c’est à vous que je dois mon sceptre et la faveur de Jupiter ; c’est vous qui me faites asseoir à la table des dieux, et c’est par vous que je commande aux nuages et aux tempêtes. »
Il dit, et, du revers de sa lance, il frappe le flanc du mont caverneux. Soudain, par cette issue, les vents, comme un bataillon tumultueux, se précipitent en tourbillons, et se répandent sur la terre en soufflant avec violence. L’Eurus, et le Notus, et l’Africus, fécond en orages, soulèvent dans leurs abîmes les ondes, et poussent vers les rivages les vastes flots. Alors s’élèvent confondus et les cris des nochers et le sifflement des cordages. La nue épaisse dérobe aux yeux des Troyens et le ciel et le jour : une nuit sombre s’étend sur les eaux ; les cieux tonnent ; des feux redoublés sillonnent l’éther, et tout présente aux matelots une mort menaçante.
Dans ce danger, Énée sent ses membres glacés ; il gémit, et, levant ses mains vers les cieux : « Ô trois et quatre fois heureux, s’écrie-t-il, ceux qui, sous les yeux de leurs parents, sont tombés sous les remparts de Troie ! Ô le plus vaillant des Grecs, fils de Tydée, que n’ai-je pu périr dans les champs d’Ilion, et expirer sous tes coups, aux lieux où le vaillant Hector tomba sous le glaive d’Achille, où fut enseveli le grand Sarpedon, où le Simoïs engloutit et roula dans ses ondes tant de boucliers et tant de casques, et les corps de tant de héros ! »
Tandis qu’il parle ainsi, l’orageux Aquilon siffle et frappe en plein la voile, et lance les flots vers les astres. Les rames se brisent, la proue se détourne et présente aux flots le flanc du navire ; les ondes pressées s’amoncellent et s’élèvent en montagnes. À la cime des vagues les uns sont suspendus ; les autres découvrent la terre dans le sein de la mer qui s’entr’ouvre : le sable bouillonne avec fureur. Trois vaisseaux qu’emporte le Notus sont jetés sur ces rochers cachés sous l’onde, que l’Italie nomme les Autels, et dont le dos immense se prolonge jusqu’à la surface des eaux. Entraînés par l’Eurus, trois autres navires (ô spectacle déplorable !) sont lancés sur des syrtes, brisés sur les écueils, et ceints d’un rempart de sables mouvants.
Une nef, qui portait les Lyciens et le fidèle Oronte, est assaillie, sous les yeux d’Énée, par une vague énorme qui s’élève au-dessus de ses flancs et retombe sur la poupe. Le pilote chancelle, tombe et roule, la tête en avant, dans les flots. Le navire tourne trois fois sur lui-même, et un rapide tourbillon l’engloutit dans le gouffre. Quelques malheureux apparaissent nageant sur le vaste abîme : des armes, des planches et les trésors de Troie flottent sur les ondes. Déjà le solide navire d’Ilionée, déjà celui du généreux Achate, et ceux qui portent Abas et le vieil Aléthès sont vaincus par la tempête : leurs flancs disjoints reçoivent l’onde ennemie, et s’entr’ouvrent de toutes parts.
Cependant, aux mugissements de l’onde irritée, Neptune s’aperçoit que la tempête est déchaînée, et que la mer est agitée jusque dans ses profondeurs. Vivement ému, il lève son front calme au-dessus des vagues, et, promenant son regard sur la vaste étendue, il voit les vaisseaux d’Énée dispersés sur la mer et les Troyens accablés par les flots et par le ciel qui semble fondre sur eux. Les artifices et les fureurs de Junon n’échappent point à son frère. Il appelle Eurus et Zéphyre : « Tant d’audace, dit-il, vous vient-elle de votre origine ? Vents rebelles, vous osez sans mon ordre agiter le ciel et la terre, et soulever ces énormes masses d’eau ! Je devrais vous… Mais, avant tout, il faut calmer les flots émus. Dorénavant, pour un tel attentat, vous recevrez un autre châtiment. Fuyez, et dites à votre roi que ce n’est pas à lui, mais à moi que sont échus l’empire des mers et le trident redoutable. Maître des immenses cavernes qui sont, Eurus, votre demeure, qu’Éole se pavane dans ce palais, et qu’il règne dans la prison où les vents doivent être enfermés. »
Il dit, et soudain il abaisse et calme les flots enflés, chasse les nues amoncelées, ramène le soleil ; et tandis qu’unissant leurs efforts, Cymothoé et Triton dégagent les navires suspendus aux pointes des rochers, lui-même il les soulève de son trident, ouvre les vastes syrtes, aplanit les ondes, et des roues légères de son char effleure la surface des mers. Ainsi, quand la sédition s’élève dans une grande cité, et qu’une vile multitude se livre à son emportement, les brandons et les pierres volent de toutes parts, et la fureur arme tous les bras. Mais qu’en ce moment paraisse un homme respectable par sa piété et par les services rendus à sa patrie, tout se tait ; la foule s’empresse pour l’entendre ; toutes les oreilles sont attentives : il parle, et sa parole gouverne les esprits et soumet les cœurs. Ainsi tombe tout le bruit des vagues, dès que le dieu jette un regard sur la mer, et que, sous un ciel devenu serein, il presse ses coursiers et fait voler son char sur la plaine liquide. Les Troyens fatigués s’efforcent de gagner le prochain rivage, et se dirigent vers les bords de la Libye. Là, dans une baie profonde, est une île dont les flancs sont disposés de manière à former un port. Les flots viennent de la haute mer s’y briser, et se divisent ensuite en se repliant sur eux-mêmes. De l’un et l’autre côté s’élèvent de vastes rochers dont la cime menace les cieux, et, sous l’abri desquels la mer inoffensive se repose en silence. Au-dessus, s’élève en amphithéâtre une épaisse forêt aux feuilles frémissantes, qui étend sur la baie l’horreur de ses ténèbres. Du côté opposé, des rochers suspendus forment une grotte qui renferme des eaux douces, et dont la roche vive forme des bancs : cette grotte semble la demeure des nymphes. Là, les navires fatigués par les orages ne sont ni retenus par aucun lien, ni enchaînés par la dent recourbée de l’ancre. C’est là qu’Énée se réfugie avec sept vaisseaux, les seuls de sa flotte qu’il ait pu réunir. Empressés de toucher la terre, les Troyens s’élancent, s’emparent du rivage tant désiré, et reposent sur la grève leurs membres ruisselants d’eau salée.
D’abord Achate, d’un caillou qu’il frappe, fait jaillir l’étincelle : il la reçoit sur des feuilles desséchées, rassemble, pour nourrir le feu, des branches arides, et bientôt de ce foyer la flamme s’élève. Puis, les Troyens, pressés par le besoin, retirent des vaisseaux les grains que l’onde a pénétrés, et les instruments de Cérès ; ils font sécher le blé sauvé du naufrage, et se préparent à le broyer sous la pierre.
Cependant Énée gravit un rocher et promène au loin un regard inquiet sur toute l’étendue des mers. Il cherche s’il apercevra par hasard Anthée, dont le vaisseau est devenu le jouet des vents, et les birèmes phrygiennes, ou Capys, ou les armes de Caïcus sur sa poupe élevée. De vaisseau, il n’en aperçoit aucun ; mais il voit trois cerfs errants sur la plage ; ils sont suivis par d’autres qui paissent, en long troupeau, dans la vallée. Il s’arrête, saisit son arc et ses flèches rapides que porte le fidèle Achate ; et d’abord il renverse les trois chefs du troupeau, dont la tête élevée portait une haute ramure ; puis il disperse les autres et poursuit de ses traits la troupe entière à travers les bois épais ; et il ne s’arrête qu’après avoir abattu sept des cerfs les plus grands, et égalé ainsi leur nombre à celui de ses vaisseaux.
Il regagne le port, et partage le produit de sa chasse entre ses compagnons. Il leur distribue aussi le vin dont le généreux Aceste chargea les navires troyens au départ de la Sicile, et console en ces mots leurs cœurs affligés : « Chers compagnons, ce n’est pas d’aujourd’hui que nous connaissons les revers ; nous en avons souffert de plus grands : un dieu donnera encore fin à notre malheur présent. Vous avez vu de près la rage de Scylla et ses rochers mugissants. Vous avez affronté les antres des Cyclopes. Rappelez votre courage ; chassez la triste crainte : peut-être qu’un jour ces souvenirs auront pour vous des charmes. Enfin, à travers tant de hasards et tant de dangers, nous marchons vers le Latium, où les destins nous montrent des demeures paisibles. C’est là qu’il nous sera permis de relever l’empire de Troie. Soyez patients, et réservez-vous pour cet heureux avenir. »
Ainsi parle Énée. Au milieu des cruels soucis qui le dévorent, son visage feint l’espoir, et son cœur cache une douleur profonde. Les Troyens préparent leur proie et les mets du festin qui les attend. Ils dépouillent les côtes, et mettent à nu les entrailles. Les uns les divisent en parties, et enfoncent la broche aiguë dans les chairs palpitantes ; les autres disposent sur le rivage des vases d’airain, et attisent le feu qui les entoure. Bientôt une ample nourriture répare leurs forces épuisées. Couchés sur l’herbe, les Troyens se rassasient de grasse venaison et de vieux vin. Quand le repas a chassé la faim, et que les tables ont été enlevées, ils déplorent dans de longs entretiens la perte de leurs compagnons. Partagés entre l’espoir et la crainte, ils doutent s’ils vivent encore, ou si, ayant trouvé leur dernière journée, ils ne sont pas sourds à la voix qui les appelle. Le pieux Énée surtout gémit, tantôt sur le sort de l’ardent Oronte, tantôt sur celui d’Amycus. Il déplore en secret les cruels destins de Lycus, et du brave Gyas et du brave Cloanthe.
Les plaintes avaient cessé, quand, du haut de l’Olympe, le souverain des dieux, regardant la mer et ses longs rivages, la terre et toutes les nations qui l’habitent, s’arrête au sommet de la voûte éthérée, et fixe ses regards sur le royaume de Libye. Tandis que ces soins occupent son esprit, Vénus affligée l’aborde, ses beaux yeux mouillés de larmes, et lui adresse ce discours : « Ô toi dont les volontés éternelles gouvernent les hommes et les dieux, toi dont les foudres effraient l’univers, quel si grand crime mon Énée et les Troyens ont-ils pu commettre envers toi ? Faut-il, après tant de funérailles, que, pour les éloigner de l’Italie, le monde entier leur soit fermé ? Et cependant, c’est du sang de Teucer, qu’un jour, dans la suite des temps, doivent naître les Romains dont la domination absolue s’étendra sur la terre et sur les mers. Vous l’aviez promis, ô mon père ! votre résolution est-elle changée ? Dans cet espoir, je me consolais de la chute et des tristes ruines de Troie, en opposant des destins enfin propices à des destins si longtemps contraires. Mais aujourd’hui, après tant de malheurs, la même fortune poursuit les Troyens. Quel terme, grand roi, assignez-vous à leurs travaux ? Antenor, échappé du milieu des Grecs, a pu pénétrer dans le golfe d’Illyrie, traverser sans péril les terres des Liburniens, et franchir les sources du Timave, qui, par neuf bouches à la fois, sort en mugissant de la montagne, tel qu’une mer impétueuse, et presse la plaine de ses flots retentissants. C’est là qu’Antenor a fondé pour les enfants de Teucer la ville de Patavium, donné son nom à sa colonie, et suspendu les armes de Troie : maintenant il repose dans la paix du tombeau. Et nous qui sommes vos enfants, nous à qui furent promises les demeures célestes, abandonnés à la colère d’une seule ennemie, nous sommes, ô malheur ! privés de nos vaisseaux, et rejetés loin des bords de l’Italie ! Est-ce là le prix de la piété ? Est-ce donc ainsi que vous relevez notre empire ? »
Le père des dieux et des hommes, souriant à la déesse avec ce visage qui rend le ciel serein et calme les tempêtes, effleure d’un baiser les lèvres de sa fille, et lui parle en ces termes : « Cythérée, calme ta crainte : les destinées des tiens demeurent immuables. Tu verras cette ville et ces murs de Lavinium qui te sont promis, et tu élèveras jusqu’aux astres le magnanime Énée. Rien n’est changé dans ma résolution ; mais, puisque de tels soucis t’agitent, je vais dérouler à tes yeux, dans tout leur cours, les secrets du destin. Énée soutiendra en Italie une grande guerre ; il domptera des peuples belliqueux, leur donnera des villes et des lois jusqu’à ce que trois étés l’aient vu régner dans le Latium, et que trois hivers se soient écoulés depuis la soumission des Rutules. Alors son fils Ascagne, qui maintenant porte le surnom d’Iule (il s’appelait Ilus quand Ilion et sa gloire étaient debout), remplira de son règne le long cercle de mois qui forme trente années. Il transportera le siége de l’empire hors de Lavinium, et ceindra de puissantes murailles Albe-la-Longue. Là, durant trois cents ans, règnera la race d’Hector, jusqu’à ce qu’une prêtresse, du sang des rois, Ilia, fécondée par le dieu Mars, enfante deux jumeaux. Fier de porter la dépouille sauvage d’une louve, sa nourrice, Romulus recevra le sceptre, bâtira la ville de Mars, et donnera son nom aux Romains. Je n’assigne aucun terme à la durée de ce peuple, aucune limite à sa puissance : je lui ai donné un empire sans fin. L’implacable Junon elle-même, qui fatigue aujourd’hui de ses craintes et la terre, et la mer, et les cieux, reviendra à de plus doux sentiments, et, avec moi, protégera la nation qui porte la toge, les Romains, maîtres de l’univers : telle est ma volonté. Dans la suite des âges, viendra le jour où les descendants d’Assaracus presseront du joug la ville de Phthie et la célèbre Mycènes, et domineront vainqueurs dans Argos. Du sang le plus illustre des Troyens naîtra César, dont l’empire n’aura de bornes que l’Océan, et dont la renommée montera jusqu’aux astres : c’est du grand nom d’Iule qu’il tirera le sien. Toi-même un jour, plus tranquille, tu recevras dans l’Olympe ce héros chargé des dépouilles de l’Orient, et les mortels lui élèveront des autels. Alors des siècles rudes et grossiers s’adouciront dans la paix. L’antique probité, Vesta, Remus et Quirinus son frère, donneront au monde des lois. Les redoutables portes de la Guerre seront fermées par des chaînes de fer, et la Fureur impie, assise dans le temple sur un faisceau d’armes homicides, les mains liées derrière le dos par cent nœuds d’airain, frémira de rage, horrible et la bouche sanglante. »
Il dit ; et, du haut de l’Olympe, il envoie le fils de Maïa préparer aux Troyens l’hospitalité sur le sol et dans les remparts de la nouvelle Carthage ; car il craint qu’ignorant l’ordre du destin, Didon ne les éloigne de ses états. Le dieu, déployant ses ailes rapides, fend les plaines de l’éther, et bientôt il atteint les rivages de Libye ; il exécute les ordres qu’il a reçus. Déjà les Phéniciens déposent, à son gré, la rudesse de leur caractère ; déjà leur reine prend pour les Troyens des dispositions pacifiques et des sentiments favorables.
Cependant, le pieux Énée, agité, durant la nuit, de mille pensers divers, résolut, dès que la douce lumière chassa les ténèbres, de parcourir et de visiter ces rivages nouveaux, de reconnaître sur quelles côtes les vents l’ont jeté, et si cette terre, qu’il voit inculte, a pour habitants des hommes ou des bêtes sauvages, et d’en faire un fidèle récit à ses compagnons. Il cache ses vaisseaux dans un enfoncement de la forêt, sous une roche creuse, que des arbres touffus couvrent d’une sombre horreur. Il part accompagné du seul Achate, et dans sa main se balancent deux javelots armés d’un large fer.
Au milieu de la forêt, sa mère s’offre à ses yeux ; elle a les traits, les vêtements et les armes d’une vierge de Sparte : telle, l’amazone de Thrace, Harpalyce, fatigue ses coursiers et devance l’Eurus dans son vol rapide. L’arc léger des nymphes chasseresses est suspendu à son épaule ; ses cheveux flottent au gré des vents ; et, sur son genou découvert, un nœud relève les plis de sa robe ondoyante.
« Jeunes gens, dit-elle, le hasard vous a-t-il fait rencontrer en ces lieux une de mes sœurs, ornée d’un carquois, couverte de la peau tachetée d’un lynx, et peut-être pressant de ses cris la course d’un sanglier écumant ? » Ainsi parle Vénus, et son fils lui répond : « Aucune de vos compagnes n’a été ni rencontrée, ni entendue par nous, ô vierge ; quel nom faut-il vous donner ? car, ni votre air, ni votre voix ne sont d’une mortelle. Déesse sans aucun doute, êtes-vous la sœur d’Apollon, ou du sang des nymphes ? Qui que vous soyez, montrez-vous propice, et allégez le poids de nos malheurs. Dites-nous sous quel ciel et sur quels rivages nous sommes jetés : poussés sur ces bords par les vents et les flots, nous errons, ignorant et ces lieux et leurs habitants. Nos mains feront tomber, sur vos autels, de nombreuses victimes. »
« Non, dit la déesse, ces honneurs ne me sont pas dus. C’est l’usage des vierges de Tyr de porter le carquois et de chausser le cothurne de pourpre. Vous voyez ici le royaume de Phénicie, une ville bâtie par les Tyriens et les enfants d’Agénor. Plus loin, sont les Libyens, peuple indomptable dans la guerre. Didon, qui, pour fuir un frère perfide, s’est éloignée de Tyr, gouverne cet empire. La longue histoire de ses malheurs demanderait un long récit : j’en effleurerai seulement les faits principaux.
« Sichée, le plus riche des Phéniciens, était l’époux de Didon, et l’infortunée l’aimait d’un amour tendre. C’est à lui que, vierge encore, elle avait été donnée par son père, et unie sous les premiers auspices de l’hymen. Mais, dans Tyr, régnait Pygmalion, frère de Sichée, et le plus féroce des mortels. La Discorde, avec ses fureurs, vint au milieu des deux frères. Aveuglé par la passion de l’or, impie envers les dieux, et sans égard pour sa sœur, Pygmalion surprend Sichée sans défense, et l’égorge en secret au pied des autels. Longtemps il céla son crime ; longtemps, par mille impostures, il abusa d’un faux espoir une amante désolée. Mais, une nuit, apparut en songe à Didon l’ombre de son époux privé de sépulture : le visage couvert d’une affreuse paleur, il lui montre l’autel sanglant, son sein percé d’un glaive, et dévoile le crime secret commis dans le palais. Il conseille, loin de la patrie, une fuite rapide, et, pour la rendre plus facile, il découvre de vieux trésors confiés à la terre, amas ignoré d’argent et d’or. Dans son effroi, Didon prépare tout pour le départ, et cherche des compagnons. Près d’elle se rassemblent ceux qu’excite la haine contre le tyran, et ceux que la crainte décide. Le hasard leur offre des vaisseaux prêts à mettre à la voile : ils s’en emparent, et les chargent d’or. Les richesses de l’avare Pygmalion sont emportées sur les mers : c’est une femme qui a tout ordonné et tout conduit. Ils arrivent aux lieux où vous allez voir s’élever les remparts de la nouvelle Carthage. C’est là qu’ils ont acheté autant d’espace que les lanières d’un cuir de taureau pouvaient en embrasser : ce qui a fait donner à la ville le nom de Byrsa. Mais vous enfin, qui êtes-vous ? de quels bords êtes-vous partis ? où se dirigent vos pas ? » À ces questions, Énée soupire, et du fond de sa poitrine tire ces paroles :
« Ô déesse, si je remontais à la source de nos malheurs, et que vous eussiez le loisir d’en écouter l’histoire, avant la fin de ce récit, Vesper aurait fermé l’Olympe et les portes du jour.
« Partis de l’antique Troie, (si par hasard le nom de Troie est venu jusqu’à vos oreilles), nous avons erré longtemps de mers en mers, et la tempête enfin nous a jetés sur les côtes de la Libye.
« Je suis le pieux Énée, qui emporte avec moi, sur mes vaisseaux, les dieux de Troie enlevés à ses vainqueurs. La renommée a porté mon nom jusqu’aux astres. Je cherche l’Italie, berceau de mes aïeux : car je tire mon origine du grand Jupiter. Je suis parti des mers de la Phrygie avec vingt vaisseaux : la déesse, ma mère, me montrant le chemin, j’allais où les destins m’appellent. À peine sept navires me restent, cruellement secoués par les vents et par les ondes. Moi-même, inconnu sur cette plage, dénué de tout, je suis errant dans ces déserts, repoussé de l’Asie et de l’Europe. »
Vénus ne peut entendre plus longtemps son fils déplorer ses malheurs ; et, interrompant ses douloureuses plaintes : « Qui que vous soyez, dit-elle, les dieux, je le crois, ne vous sont point contraires, puisqu’ils vous ont conduit à la ville des Tyriens. Poursuivez donc votre route, et rendez-vous au palais de la reine ; car je vous annonce le retour de vos compagnons et de vos vaisseaux, si toutefois mes parents ne m’ont pas vainement enseigné l’art des augures. Voyez ces douze cygnes que l’oiseau de Jupiter, fondant des régions éthérées, troublait dans les plaines du ciel. Déjà, rangés en une longue file, ils s’abattent sur la terre, ou regardent d’en haut la place qu’ils vont choisir. De même que leur troupe réunie vole en cercle dans les airs, exprimant sa joie par le battement des ailes, et par des chants harmonieux, de même vos vaisseaux et vos guerriers ou sont déjà entrés dans le port, ou y entrent à pleines voiles. Hâtez donc votre marche, et suivez ce chemin qui vous conduit. »
Elle dit, et détournant la tête, elle fit briller son cou de rose ; ses cheveux parfumés d’ambroisie exhalèrent une odeur divine ; sa robe retomba jusqu’à ses pieds, et sa démarche révéla une déesse. Énée a reconnu sa mère, et, dans sa fuite, la suivant de ces mots : « Cruelle ! s’écrie-t-il ; et vous aussi, pourquoi si souvent abusez-vous votre fils par de trompeuses images ? Que ne m’est-il donné de joindre ma main à votre main, et de pouvoir, sans déguisement, vous entendre et vous répondre ? » C’est ainsi qu’il se plaint, et il s’avance vers Carthage. Tandis qu’il marche avec Achate, Vénus obscurcit l’air qui les environne, et les couvre d’un nuage impénétrable, afin que personne ne puisse ni les voir, ni les approcher, ni retarder leur marche, ni s’enquérir du sujet de leur voyage. Alors elle-même, s’élevant dans les airs, revole vers Paphos, et se plaît à revoir ce séjour qu’elle aime, où son temple et cent autels exhalent les doux parfums de l’encens de Saba et des plus fraîches guirlandes.
Cependant, les deux guerriers s’avancent d’un pas rapide dans le sentier qui les conduit. Déjà ils gravissent le coteau qui domine Carthage, et d’où l’œil découvre ses tours et ses remparts. Énée admire cette masse d’édifices, à la place où furent des cabanes. Il admire les portes et les rues que l’on construit, et le bruit de la foule. Les Tyriens pressent avec activité leurs travaux. Les uns prolongent les murs d’enceinte, élèvent la citadelle, et de leurs mains roulent d’énormes pierres. Les autres choisissent le terrain où sera leur toit, et le soc l’entoure d’un sillon. Ici on crée des lois, on élit des magistrats, on forme un sénat auguste ; là on creuse le port ; là on jette les fondements d’un grand amphithéâtre, et l’on taille dans le roc de hautes colonnes, ornements pompeux de la scène future. Telles les abeilles, quand le printemps est de retour, hâtent leur travail sous un ciel pur, dans les campagnes fleuries. Soit qu’elles conduisent hors de la ruche le jeune essaim qu’elles ont élevé ; soit qu’épaississant le miel liquide, elles gonflent leurs cellules de ce doux nectar ; ou qu’elles déchargent du fardeau qu’elles portent leurs compagnes voyageuses ; ou que, rangées en bataille, elles chassent, loin de leurs demeures, la troupe paresseuse des frelons : tout ce peuple s’anime au travail, et le miel se parfume du thym odorant. « Heureux ceux dont les murs s’élèvent déjà » s’écrie Énée, en contemplant les hautes tours qui dominent la ville. Et, à la faveur du nuage qui le couvre, ô prodige ! il s’avance au milieu des Tyriens, et se mêle à la foule sans être aperçu.
Aux lieux mêmes où s’élève Carthage, était un bois sacré au riant ombrage. C’est là que d’abord s’arrêtèrent les Phéniciens, après avoir erré à la merci des flots et des vents. C’est là que, creusant la terre, ils trouvèrent le signe indiqué par la puissante Junon, la tête d’un cheval ardent, présage qui promettait à la nation de nombreuses victoires et une longue abondance. Là, Didon faisait élever à la reine des dieux un temple immense, orné des plus riches offrandes, et plein de sa divinité. Sur les degrés, que couronne un seuil d’airain, l’airain assujettit les poutres, et sur leurs gonds crient des portes de bronze.
Dans ce bois sacré, s’offre aux regards d’Énée un spectacle nouveau, qui vient, pour la première fois, calmer ses craintes. Là, pour la première fois, il ose espérer le salut des Troyens, et se confier dans un avenir plus heureux. Tandis qu’il examine les merveilles de ce vaste temple, et qu’en attendant la reine il admire la fortune de Carthage, l’habileté des artistes et leurs œuvres superbes, il voit représentés, dans l’ordre des temps, les combats d’Ilion, et le souvenir de ces guerres, déjà porté par la renommée dans tout l’univers. Il reconnaît le fils d’Atrée le vieux Priam, et cet Achille à tous les deux terrible. Il s’arrête, et ne pouvant retenir ses larmes : « Achate, dit-il, quel lieu n’a retenti, et quelle contrée de la terre n’est pleine du bruit de nos malheurs ! Voici Priam : ici même, il est pour la vertu des récompenses ; il est des larmes pour l’infortune, et les misères humaines trouvent des cœurs sensibles. Cesse de craindre : notre renommée fera notre salut. »
Il dit, et repaît son esprit de ces vaines peintures ; il gémit longtemps, et les pleurs inondent son visage ; car il voyait les combats livrés autour de Pergame : ici, les Grecs fuyant, poursuivis par les jeunes Troyens ; là, les Troyens que presse du haut de son char Achille dont le casque porte une aigrette. Non loin, il reconnaît en pleurant les toiles, plus blanches que la neige, des tentes de Rhésus : dans la surprise du premier sommeil, le fils de Tydée, couvert de sang, les remplit d’un vaste carnage, et détourne, vers le camp des Grecs, les ardents coursiers de Rhésus, avant qu’ils aient connu les pâturages de Troie et bu les eaux du Xanthe.
D’un autre côté, fuyait Troïle, ayant perdu ses armes. Malheureux enfant, il combattit Achille avec des forces trop inégales. Ses chevaux l’emportent, renversé de son char, et tenant encore les rênes : sa tête et ses cheveux traînent à terre, et le fer de sa lance trace sur l’arène un long sillon.
Cependant les femmes troyennes, la chevelure en désordre, allaient au temple de Pallas irritée, et lui portaient le voile sacré, tristes et suppliantes, et de leurs mains se frappant la poitrine. Mais, toujours inflexible, Pallas tenait ses regards fixés sur la terre. L’impitoyable Achille avait traîné trois fois Hector autour des remparts de Troie, et vendait au poids de l’or son corps inanimé. Énée pousse du fond du cœur un long gémissement, quand il aperçoit les dépouilles, le char, le corps même de son ami, et Priam qui tend au vainqueur des mains désarmées. Lui-même il se retrouve dans la mêlée, avec les chefs de la Grèce. Il reconnaît les phalanges de l’Orient, et les armes du noir Memnon, et la terrible Penthésilée, conduisant les Amazones armées de boucliers en forme de croissant : le sein nu et pressé sous les nœuds d’un baudrier d’or, elle brille par son ardeur au milieu des combattants, et, vierge, elle ose affronter des guerriers.
Tandis qu’Énée, stupéfait et absorbé dans cette contemplation, regarde et admire ces tableaux, la reine Didon, éclatante de beauté, entre dans le temple, suivie d’un nombreux cortége de jeunes gens. Telle, sur les rives de l’Eurotas, ou sur les hauteurs du Cynthe, paraît Diane conduisant le chœur des nymphes : mille Oréades s’empressent sur ses pas ; la déesse marche le carquois sur l’épaule, dépasse de la tête toutes ces immortelles, et le cœur de Latone palpite d’une secrète joie. Telle était Didon ; telle elle marchait au milieu de son peuple, hâtant les travaux et la future grandeur de son empire.
Près du sanctuaire, sous la voûte du temple, elle s’assied, entourée de ses gardes, sur un trône élevé. Là elle rendait la justice, et dictait des lois à ses sujets ; elle faisait une part égale des travaux, ou les tirait au sort, quand tout à coup Énée voit s’avancer, au milieu de la foule qui les presse, Anthée et Sergeste, et le vaillant Cloanthe, avec les autres Troyens que les noirs aquilons avaient égarés sur les ondes, et jetés au loin sur d’autres rivages. À cette vue, le héros s’étonne, immobile ; et, comme lui, le fidèle Achate est ému de joie et de crainte : ils sont impatients, avides de presser la main de leurs compagnons ; mais une secrète inquiétude les trouble et les retient. Invisibles dans le nuage qui les couvre, ils veulent, avant tout, connaître le destin de leurs amis, apprendre sur quels bords ils ont laissé leurs navires, et quel motif les conduit à Carthage : c’étaient des envoyés choisis dans toute la flotte, qui venaient implorer la protection de la reine, et s’avançaient dans le temple au milieu des publiques clameurs. Lorsqu’ils furent introduits et libres de s’expliquer devant la reine, le plus âgé de tous, Ilionée, s’exprima ainsi avec calme :
« Ô reine, à qui Jupiter a donné de fonder une ville nouvelle, et d’imposer à des peuples indomptés le frein des lois, accueillez la prière de malheureux Troyens, jouets des vents sur toutes les mers. Écartez de nos vaisseaux des flammes odieuses et injustes ; épargnez une nation pieuse, et voyez d’un œil plus favorable nos infortunes. Nous ne venons point détruire vos pénates, enlever vos richesses, et les emporter sur les mers. Cette violence n’est point dans nos esprits, et tant d’audace siérait mal à des vaincus. Il est un pays que les Grecs appellent Hespérie, terre antique, puissante par les armes et par la fécondité du sol. Les Œnotriens jadis l’ont habitée, et on dit que leurs descendants l’ont depuis appelée Italie, du nom de leur chef. C’est là que se dirigeait notre course, quand l’orageux Orion, soulevant les flots, nous jeta sur des écueils cachés, et, nous livrant aux fureurs des vents et des ondes, nous dispersa sur la mer irritée, au milieu de rochers inaccessibles : peu d’entre nous ont touché ces bords. Mais quelle est cette race d’hommes qui les habitent ? et quel pays barbare autorise de telles coutumes ? L’hospitalité du rivage nous est interdite, et l’on nous défend de toucher le sol qui s’offre à nous ! Si vous méprisez la race humaine et les armes des mortels, songez du moins qu’il est des dieux qui se souviennent du juste et de l’injuste.
« Nous avions pour roi Énée : nul autre ne fut plus grand par sa justice, par sa piété et par sa valeur dans les combats. Si les destins ont conservé ce héros, s’il respire encore et n’est point enseveli dans les cruelles ombres du trépas, soyez sans crainte, vous ne vous repentirez point de l’avoir prévenu par vos bienfaits. Nous avons dans la Sicile des villes amies, des champs fertiles, et pour allié un roi illustre, Aceste, issu du sang troyen. Qu’il nous soit permis de retirer sur vos rivages nos vaisseaux endommagés par la tempête ; de choisir dans vos forêts des arbres pour les réparer, pour les munir de rames ; et si, retrouvant nos compagnons et notre chef, il nous est donné de faire route pour l’Italie, nous voguerons avec joie vers l’Italie et le Latium : mais si tout salut nous est interdit, si les mers de la Libye vous ont enseveli, ô père généreux des Troyens, et si le jeune Iule, notre dernière espérance, a cessé de vivre, du moins que nous puissions atteindre les mers de Sicile et les terres hospitalières d’où nous sommes partis, et retrouver le roi Aceste ! »
Ainsi dit Ilionée, et tous les Troyens font entendre un murmure approbateur.
Didon, les yeux baissés, répond en peu de mots : « Troyens, que vos cœurs cessent de craindre ! bannissez vos alarmes ! une dure nécessité et les dangers d’un empire naissant exigent ces rigueurs et cette garde qui veille au loin sur mes frontières. Mais, qui ne connaît Énée et son origine ? qui peut ignorer la ville de Troie et sa puissance, et ses combats, et l’incendie allumé par une guerre si mémorable ? Les Phéniciens n’ont pas des esprits si grossiers, et le Soleil n’attelle point ses coursiers si loin de Carthage ! Soit que vous désiriez la grande Hespérie et les champs de Saturne, soit que vous préfériez les campagnes d’Éryx et le royaume d’Aceste, j’assurerai par mes secours votre départ et votre sécurité, et je vous aiderai de mes richesses : ou si vous voulez vous fixer avec moi dans mon royaume, cette ville, que je fonde, est aussi la vôtre. Confiez vos nefs à ces rivages : le Troyen et le Tyrien seront égaux pour moi. Plût au ciel que votre chef, conduit par les mêmes vents, Énée, eût avec vous touché ces bords ! Mais j’enverrai des sujets fidèles explorer toutes les côtes, et s’informer jusqu’aux confins de la Libye, s’il n’est point errant au milieu des forêts, ou dans quelque cité. »
À ces paroles, qui les rassurent, déjà le vaillant Achate et le sage Énée étaient impatients de percer le nuage qui les couvre. Achate, le premier, s’adressant à Énée : « Fils d’une déesse, quelle pensée maintenant s’élève dans votre âme ? Vous le voyez, il n’est plus de péril : vous avez retrouvé votre flotte et vos compagnons. Il manque un seul navire que nous avons vu s’engloutir dans les ondes. Tout répond d’ailleurs au discours de votre mère. »
Il achevait ces mots : soudain le nuage qui les enveloppe se fend et se dissipe dans les airs. Énée paraît resplendissant d’une vive lumière : il a les traits et la démarche d’un dieu ; car Vénus elle-même, de son souffle divin, avait orné la tête de son fils d’une magnifique chevelure, paré son visage de tout l’éclat d’une splendide jeunesse, et rempli ses yeux d’un charme et d’une grâce ineffables. Tel brille l’ivoire que la main de l’ouvrier a poli ; tel l’argent, ou le marbre de Paros, dans l’or jaunâtre dont il est entouré.
Énée, s’adressant à la reine, devant tout un peuple qu’étonne sa présence inattendue : « Je suis celui que vous cherchez, le Troyen Énée, arraché aux flots de la Libye. Seule, vous prenez donc pitié des grands malheurs de Troie ! Tristes restes de la fureur des Grecs, épuisés par tous les fléaux de la terre et des mers, dénués de tout, vous nous offrez une patrie dans votre ville et dans vos demeures ! Reconnaître dignement un tel bienfait, ô Didon, surpasse notre pouvoir et celui de la nation de Dardanus, dispersée dans le vaste univers. Que les dieux, s’il en est de favorables à la piété, que les mortels, s’il est une justice quelque part ; que, dans votre âme, la conscience du bien, vous donnent la récompense méritée ! Quels siècles fortunés vous ont vue naître ? et quels parents illustres vous donnèrent le jour ? Tant que les fleuves se précipiteront dans la mer, tant que les forêts ombrageront les flancs des montagnes, tant que le ciel alimentera le feu des astres, sans cesse vivront parmi nous votre gloire, votre nom et vos bienfaits, quelles que soient les contrées où le destin m’appelle. » Il dit, et tend la main droite à son ami Ilionée, la gauche à Sergeste, puis au brave Gyas, au brave Cloanthe.
La reine émue à l’aspect du héros, et touchée de ses infortunes : « Fils d’une déesse, dit-elle, quel sort contraire vous poursuit à travers tant de périls ? et quelle puissance vous a jeté sur ces rives barbares ? Vous êtes donc cet Énée, fils d’Anchise, que la belle Vénus enfanta sur les bords du Simoïs ? Je me souviens d’avoir vu venir à Sidon Teucer, banni de sa patrie, et cherchant un nouvel empire avec le secours de Bélus. Alors Bélus, mon père, ravageait l’opulente Cypre, et, vainqueur, la tenait sous ses lois. Dès ce temps, je connus les malheurs de Troie, et votre nom, et les rois de la Grèce. Quoiqu’ennemi des Troyens, Teucer lui-même les vantait beaucoup, et se prétendait issu de la race antique des Troyens. Venez donc, jeunes guerriers, partager nos demeures. Et moi aussi, la fortune m’a soumise à bien des épreuves, avant qu’elle ait voulu me fixer enfin sur ces rivages. N’ignorant point le malheur, j’ai appris à secourir les malheureux. »
Elle dit, et conduit Énée dans son palais. En même temps, elle ordonne des supplications dans les temples des dieux ; elle envoie aux Troyens, restés sur le rivage, vingt taureaux, cent porcs énormes au dos hérissé, cent agneaux gras avec leurs mères bêlantes, et les dons du dieu qui fait naître la joie.
Cependant l’intérieur du palais est décoré avec un luxe royal, et le banquet se dispose sous de riches lambris. Là sont étendus de riches tapis de pourpre, façonnés avec art ; sur les tables brillent, en grand nombre, des vases d’argent et des coupes d’or où sont gravés les exploits des aïeux de Didon : longue série de l’histoire de Tyr et des hauts faits de ses héros, depuis leur antique origine.
Énée (car l’amour paternel ne laisse point de repos à son cœur) envoie vers ses vaisseaux le diligent Achate, pour porter ces nouvelles au jeune Ascagne, et l’amener dans les murs de Carthage. Ascagne est l’unique objet de sa tendre sollicitude. En même temps, il ordonne d’apporter en présent les richesses arrachées aux ruines de Troie : un manteau où l’aiguille a brodé des figures en or, un voile qu’entoure l’acanthe jaune, don magnifique qu’Hélène avait reçu de Léda, sa mère, et qu’elle apporta de Mycènes, quand Pergame vit son coupable hyménée. Le héros veut qu’on ajouté à ces ornements le sceptre que jadis portait Ilioné, la plus âgée des filles de Priam, son collier de perles, et sa couronne doublement enrichie d’or et de diamants. Empressé d’exécuter ces ordres, Achate suit rapidement le chemin qui conduit au rivage.
Cependant, Cythérée roule dans son esprit de nouveaux projets et de nouvelles ruses : elle veut que, changeant son air et ses traits, Cupidon vienne à la place du doux Ascagne, et qu’en offrant les présents d’Énée il embrase la reine des feux de l’amour, et fasse pénétrer dans ses veines leur ardeur furieuse. Car la déesse craint une race suspecte et les Tyriens au double langage ; surtout elle redoute l’implacable Junon, et son inquiétude veille au milieu de la nuit. S’adressant donc au dieu qui porte des ailes : « Mon fils, dit-elle, toi qui seul fais ma force et mon pouvoir suprême, mon fils, toi qui seul méprises les traits dont Jupiter foudroya Typhée, c’est à toi que j’ai recours, et, suppliante, je viens implorer ta puissance. Tu sais comment ton frère Énée est rejeté de rivage en rivage par la haine injuste de Junon ; tu le sais, et souvent tu as pris part à ma douleur. Maintenant la Phénicienne Didon le retient et l’arrête par de douces paroles ; mais je crains l’hospitalité de Junon qui, dans une telle occasion, ne restera point oisive, et je songe à la prévenir. Il faut enflammer la reine, afin qu’elle ne change point au gré d’une divinité contraire, et qu’un invincible amour l’attache, comme moi-même, à Énée. Afin d’y réussir, connais quelle est ma pensée. Appelé par son père, le jeune Ascagne, objet de ma tendre sollicitude, va porter à Carthage des dons précieux, qu’ont épargnés la tempête et les flammes de Troie. Après l’avoir endormi d’un profond sommeil, je le déposerai dans un des bois sacrés de la haute Cythère ou d’Idalie, afin qu’il ne puisse ni voir notre stratagème, ni le rendre vain par sa présence. Toi, pour une nuit seulement, emprunte son image : enfant, prends les traits de cet enfant, si bien connus de toi ; et lorsque, transportée de joie, Didon te recevra sur ses genoux, au milieu du banquet royal et des plaisirs que Bacchus fait naître, lorsque, te pressant dans ses bras, elle t’imprimera de tendres baisers, souffle en elle un feu secret, et glisse dans ses veines ton poison trompeur. »
L’amour obéit à la voix de sa mère chérie ; il dépose ses ailes, et se plaît à imiter la démarche d’Iule. Cependant Vénus verse dans les membres d’Ascagne un doux repos, et, l’emportant dans ses bras, s’élève vers les bois sacrés d’Idalie, où la molle marjolaine l’enveloppe de ses fleurs odorantes et de son suave ombrage.
Fidèle aux ordres de sa mère, l’Amour, conduit par Achate, allait gaiement porter à Carthage les présents des Troyens. Il arrive : et déjà, sur un lit d’or magnifiquement orné, la reine s’est placée au milieu du banquet ; déjà Énée et les Troyens s’assemblent et s’étendent sur des lits de pourpre. Des esclaves versent l’eau sur les mains des convives, leur présentent de fins tissus, et tirent des corbeilles les dons de Cérès. Dans l’intérieur, cinquante femmes préparent la longue ordonnance du festin, et honorent les pénates près d’un foyer ardent. Cent autres jeunes filles de Tyr, et un pareil nombre de Tyriens du même âge, placent sur la table les mets et les coupes. De leur côté, les Tyriens entrent en foule dans la salle joyeuse du banquet, et sont invités à prendre place sur des lits ornés de broderies. Ils admirent les présents d’Énée ; ils admirent Iule, l’ardent visage du dieu, la feinte douceur de son langage, et le manteau de pourpre, et le voile où l’acanthe enlace ses feuilles d’or. Didon surtout, la malheureuse Didon, dévouée aux fureurs prochaines de Vénus, ne peut rassasier son cœur ; elle s’enflamme en regardant le faux Iule, également émue par la vue de l’enfant et par les dons qu’il lui offre. Pour lui, après s’être suspendu au cou d’Énée, après avoir par ses embrassements contenté la vive tendresse d’un père abusé, il se présente à la reine : elle attache sur lui ses yeux et toute son âme. Quelquefois elle le presse sur son sein, et ne sait pas, l’infortunée ! quel dieu terrible est assis sur ses genoux. Mais lui, se souvenant des vœux de sa mère, efface par degrés, dans le cœur de Didon, le souvenir de Sychée, et cherche à glisser un feu vif et nouveau dans ce cœur depuis longtemps paisible et déshabitué de l’amour.
Le repas achevé, et les tables enlevées, on apporte de larges coupes, et l’on couronne le vin. Un grand bruit se fait entendre, et les voix résonnent en éclats sous les vastes lambris. Aux plafonds dorés sont suspendus des lustres étincelants, et la flamme brillante triomphe des ombres de la nuit. Alors la reine se fait apporter et remplit de vin le cratère, enrichi d’or et de pierreries, dont s’étaient servis Bélus et les descendants de Bélus. Soudain, tous gardent le silence : « Ô Jupiter, s’écrie-t-elle, car c’est toi, dit-on, qui présides à l’hospitalité, fais que ce jour soit heureux pour les Tyriens et pour les guerriers venus de Troie, et que nos neveux en gardent le souvenir ! Que Bacchus, père de la joie, que Junon, propice, soient avec nous ! Et vous, Tyriens, apportez à la célébration de ce banquet un esprit favorable. »
Elle dit, épand en libation, sur la table, les prémices de la liqueur, effleure le breuvage de ses lèvres, puis le donne à Bitias, en l’excitant à boire : lui, sans hésiter, vide le cratère écumant, et s’abreuve dans l’or de tout ce qu’il contient. Et tandis que les principaux convives suivent son exemple, Iopas, à la longue chevelure, répète, sur la lyre d’or, les chants qui lui furent appris par le grand Atlas : il dit le cours vagabond de la lune et les éclipses du Soleil ; l’origine des hommes et des animaux ; comment se forment la pluie et les feux de l’éther ; il chante Arcturus, les Hyades pluvieuses, et les deux Ourses ; comment les soleils d’hiver se hâtent de se plonger dans l’Océan, et quel obstacle, pendant l’été, rend la nuit paresseuse. Les Tyriens font entendre leurs applaudissements, et les Troyens y répondent.
Cependant la malheureuse Didon prolongeait la nuit par divers entretiens, et s’enivrait d’un long amour. Sans cesse elle interroge Énée et sur Priam et sur Hector : tantôt elle veut savoir avec quelles armes était venu le fils de l’Aurore ; tantôt quels étaient les noms des coursiers de Diomède ; tantôt combien grand était Achille : « Mais plutôt, dit-elle, ô mon hôte, racontez-nous dès leur origine les artifices des Grecs, les malheurs des Troyens, et vos courses errantes ; car voilà le septième été qui vous voit errer sur toutes les terres et sur toutes les mers. »