L’Énéide (trad. Villenave, Amar)/Livre XI

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Traduction par M. Villenave et M. Amar.
Garnier Frères (p. 610-652).
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Livre onzième




Cependant l’Aurore s’élevant a quitté le sein des mers. Malgré le soin qui le presse de donner la sépulture à ses compagnons, malgré le trouble où l’a jeté la mort de Pallas, Énée consacre les premiers instants du jour renaissant à s’acquitter envers les dieux. Sur le tertre voisin s’élève par son ordre un chêne antique que le fer a dépouillé de ses rameaux. C’est à toi, dieu puissant de la guerre, que le vainqueur érige ce brillant trophée des armes conquises sur Mézence. Déjà sont adaptés au tronc de l’arbre l’aigrette encore humectée de sang, les javelots rompus et la cuirasse percée en douze endroits ; à la gauche est suspendu le bouclier d’airain, et au cou, l’épée à la poignée d’ivoire.

Le prince s’adresse alors aux principaux guerriers dont la foule se presse autour de lui, et excite ses compagnons triomphants : « Amis, leur dit-il, la plus grande partie de notre tâche est accomplie ; soyez sans inquiétude sur ce qui nous reste à faire désormais. Les voilà ces prémices de nos victoires, ces dépouilles d’un roi superbe ; lui-même le voilà gisant par la force de mon bras ! C’est à Laurente maintenant, c’est contre le roi Latinus qu’il faut marcher. Préparez vos armes avec ardeur, et attendez-vous, d’un moment à l’autre, au signal des combats. Ainsi rien n’arrêtera votre élan, quand la volonté des dieux ordonnera de lever les étendards et d’ouvrir un champ libre à la valeur de nos jeunes guerriers. Mais confions d’abord à la terre (seul honneur qu’ils attendent sur les sombres bords de l’Achéron) les corps de nos compagnons restés jusqu’ici sans sépulture. Hâtez-vous donc de rendre les suprêmes honneurs à ces âmes généreuses dont le sang nous a conquis une nouvelle patrie. Que notre premier soin soit de conduire Pallas à la cité désolée d’Évandre. Ce n’est pas le courage qui lui a manqué en ce jour funèbre qui l’a plongé dans l’ombre du trépas. »

Il dit, et retourne en pleurant vers le lieu où le vénérable Acétès veillait auprès des restes inanimés de Pallas : autrefois écuyer d’Évandre, Acétès était devenu, sous de moins favorables auspices, le gouverneur de son fils chéri. Là se trouvaient réunis tous les serviteurs, la foule des Troyens, et les Troyennes éplorées, les cheveux épars suivant la coutume. Dès que le héros a pénétré sous les hauts portiques, elles frappent leur poitrine, et le palais retentit de gémissements et de sanglots. En voyant la tête de Pallas appuyée sur le lit funéraire, son visage aussi blanc que la neige et, sur sa blanche poitrine, cette large blessure faite par le glaive Ausonien, Énée ne peut retenir ses larmes : « Malheureux enfant, s’écrie-t-il, la fortune, prête à me sourire, avait donc décidé que tu ne me verrais pas possesseur de mes nouveaux États, et que tu ne rentrerais pas vainqueur au foyer paternel ! Ce n’est pas là ce que j’avais promis à Évandre en le quittant, lorsque, dans les embrassements qui attendrirent nos adieux, il m’envoyait à la conquête d’un grand empire et m’annonçait, dans sa sollicitude, quels peuples aguerris et redoutables j’aurais à combattre. Peut-être, en ce même moment, flatté d’une vaine espérance, forme-t-il des vœux ; peut-être charge-t-il les autels de présents pour obtenir des dieux le retour de ce fils que nous lui renvoyons, hélas ! privé de la vie et n’attendant plus rien de la faveur céleste ! Malheureux père, tu verras donc les funérailles de ton fils ! Voilà ce retour, ces triomphes que tu attendais sur la foi de mes promesses ! Du moins tu ne le verras pas couvert de honteuses blessures, et il ne t’aura pas fait désirer la mort, en achetant son salut au prix du déshonneur. »

Après avoir ainsi exprimé sa douleur, Énée fait enlever ces déplorables restes, et désigne un corps de mille guerriers d’élite pour composer le cortége funèbre et mêler leurs larmes à celles d’Évandre : faible consolation d’un si grand deuil, mais bien due à ce malheureux père ! Cependant on se hâte de former un léger brancard avec des rameaux d’arbousier et de chêne entrelacés et parés de leur feuillage.

C’est sur ce lit agreste que l’on place le fils d’Évandre : semblable à la douce violette ou à la pâle hyacinthe que vient de cueillir une main virginale : la fleur conserve encore son éclat et sa beauté, mais la terre maternelle ne lui fournit plus les sucs qui la nourrissaient. Énée fait ensuite apporter deux superbes voiles, où l’or brille sur la pourpre : c’est l’ouvrage de Didon, qui se plut à les ourdir de sa main, en nuançant la trame d’un mince filet d’or. De l’un (triste et dernier hommage de sa douleur !) Énée revêt le corps de Pallas, et il étend l’autre autour de cette belle chevelure que la flamme va dévorer. D’après son ordre, une portion considérable du butin fait à la suite des divers combats, les coursiers et les armes que le jeune guerrier avait enlevés lui-même à l’ennemi, sont portés par une longue file de soldats : puis suivent tristement, et les mains attachées derrière le dos, les malheureux captifs dévoués aux mânes de Pallas, et dont le sang arrosera les flammes du bûcher : les chefs de l’armée portent des trophées chargés des armes et du nom des vaincus. On amène le malheureux Acétès, accablé par l’âge : tantôt ses mains frappent sa poitrine ou déchirent son visage ; tantôt, dans son désespoir, il se roule sur la poussière. À la suite des chars, teints du sang des Rutules, marche Éthon, le cheval de bataille de Pallas : dépouillé de ses ornements, il s’avance plein de tristesse, et de grosses larmes coulent de ses yeux. Des guerriers portent la lance et le casque : le reste de l’armure est au pouvoir du vainqueur. Enfin vient une triste phalange de Troyens, d’Étrusques et d’Arcadiens, qui marchent la lance renversée.

Lorsque ce long cortége se fut déployé au loin, Énée s’arrêta, et, tirant de son sein un profond soupir : « Hélas ! dit-il, la source de nos larmes est loin d’être tarie. Le sort cruel des combats nous prépare d’autres sujets de douleur. Reçois l’éternel adieu, magnanime Pallas ! Adieu pour jamais ! » Il dit, et prenant le chemin des remparts, il rentre dans le camp.

Cependant des envoyés se présentent, le rameau pacifique à la main : ils sont députés par le roi Latinus et viennent réclamer, pour les ensevelir, les corps que le glaive meurtrier sema gisants dans la plaine : « La guerre, disent-ils, n’a plus rien à faire avec des vaincus et des morts : Énée doit épargner ceux qu’il appelait naguère du nom d’hôtes et de beau-père.

Le pieux héros accueille avec bonté leurs justes demandes, et il ajoute ces mots : « Peuples latins, quelle fâcheuse destinée vous a engagés dans cette guerre funeste ? et pourquoi avoir repoussé notre amitié ? Vous demandez la paix pour les morts, pour ceux qu’a frappés le sort des combats !… que ne puis-je l’accorder aussi aux vivants ! jamais je ne serais venu en ces lieux, sans l’ordre des destins qui y marquaient ma demeure. Ce n’est point à la nation que je fais la guerre ; mais votre roi a dédaigné mon alliance pour me préférer celle de Turnus. C’était donc à Turnus d’épargner le sang qui a coulé, en venant se mesurer avec moi, s’il voulait en effet terminer la guerre par le glaive et chasser les Troyens de l’Italie. Il vivrait, celui des deux à qui son bras ou le ciel eussent assuré la vie. Allez maintenant, et livrez aux flammes du bûcher vos malheureux concitoyens. »

Ainsi parle Énée. Frappés d’étonnement, les envoyés se regardaient en silence. Alors le vieux Drancès, qu’une longue inimitié anime sans cesse contre le jeune Turnus, prend la parole en ces termes : « Héros, dont les exploits surpassent de si loin l’éclatante renommée, quels éloges pourraient dignement célébrer tant de gloire ? Qu’admirer le plus en vous, de votre justice ou de vos travaux guerriers ? Du moins, nous reporterons avec reconnaissance vos paroles dans notre patrie, et si la fortune nous y aide, nous vous unirons au roi Latinus : que Turnus aille chercher d’autres alliances. Que dis-je ? ces murs que le sort vous a promis, nous travaillerons à les élever, et nous serons heureux de porter sur nos épaules les pierres destinées à construire la nouvelle Troie. »

Ainsi parle Drancès : son discours est suivi d’un murmure unanime d’approbation. Sur la foi d’une trêve de douze jours, Troyens et Latins, fraternellement confondus, se répandent sur les monts et dans les bois voisins. Sous les coups de la hache au double tranchant le frêne retentit, et le pin altier tombe abattu. Le coin aigu déchire le chêne robuste et le cèdre odorant. Les chariots gémissent sous le poids des ormes.

Mais déjà, messagère d’un si grand malheur, l’agile Renommée, qui publiait naguère les premiers triomphes de Pallas, a rempli d’effroi Évandre, son palais et la ville tout entière. Aussitôt les Arcadiens courent aux portes, et, selon l’antique usage, agitent des torches funéraires, qui prolongent au loin leur clarté sur la route et dans la campagne. Le cortége troyen qui s’avance de son côté se réunit aux Arcadiens, et ils entrent ensemble dans la ville qui retentit soudain des cris plaintifs que poussent les mères éplorées. Mais aucune force ne peut retenir Évandre : il s’élance au milieu des rangs et se jette sur le lit funèbre où repose Pallas, qu’il tient embrassé. Ses larmes et ses gémissements le suffoquent, et lorsque enfin sa douleur livre à peine un faible passage à sa voix : « Est-ce là, ô Pallas, ce que tu avais promis à ton père ! Tu devais n’affronter qu’avec prudence les fureurs de Mars ! Je savais tout ce que l’espérance de la gloire a de charme et de séduction pour un jeune cœur dans le premier essai des combats. Ô douloureuses prémices du courage d’un jeune héros ! rude et cruel apprentissage de la guerre ! Mes vœux, mes prières, les dieux ont tout repoussé ! Et toi, ô vertueuse épouse, quel bonheur pour toi, que la mort ait épargné tant de douleur à ta tendresse ! Mais moi, je n’ai vécu, je n’ai prolongé mes tristes destinées que pour survivre à mon fils ! Que n’ai-je suivi la fortune des Troyens ! je serais tombé sous le fer des Rutules ; et c’est moi, au lieu de Pallas, que cette pompe funèbre accompagnerait aujourd’hui. Ce n’est pas vous que j’accuse, ô Troyens, ni votre alliance, ni l’hospitalité dont nos mains ont serré les nœuds : ce sort cruel était dû à ma vieillesse. Si la destinée de mon fils était de succomber avant le temps, il me sera doux de penser que des milliers de Volsques ont été immolés par son bras, et qu’il vous facilite, en mourant, l’entrée du Latium. Quels honneurs funèbres pourrais-je ajouter, ô mon fils, à ceux que te rendent aujourd’hui le pieux Énée, les illustres Phrygiens, les chefs étrusques et toute leur armée ? Qu’ils sont glorieux ces trophées chargés des dépouilles de tous les ennemis que tu as terrassés ! Et toi, Turnus aussi, tu ne serais plus qu’un énorme tronc couvert d’armes, si Pallas avait eu ton âme et la force que donnent les années… Mais, hélas ! c’est trop vous arrêter, ô Troyens ; allez, et ne manquez pas de dire à votre roi : « Après la mort de Pallas, si je prolonge encore une vie odieuse, c’est dans l’espoir que ton bras, qui doit Turnus et au fils et au père, nous vengera : c’est tout ce que j’attends désormais de toi et de la Fortune. La vie ne saurait plus avoir pour moi de douceurs ; mais je veux porter cette consolation à mon fils dans le profond séjour des Mânes. »

Cependant l’aurore, de retour, avait éclairé la terre et ramené pour les malheureux mortels les travaux et les peines. Déjà Énée et Tarchon avaient construit des bûchers sur le rivage. Là chacun, selon l’antique usage, porte les corps des siens ; les feux s’allument ; de noires et épaisses vapeurs cachent au loin le ciel sous un voile de ténèbres. Trois fois les guerriers, couverts de leurs armes brillantes, ont fait le tour des bûchers ; trois fois les cavaliers circulent autour des feux funèbres en poussant des cris lamentables. Ils arrosent de pleurs la terre et leurs armes. Les cris des soldats et les accents guerriers de la trompette montent vers le ciel. Les uns jettent dans les flammes les dépouilles ravies aux Latins égorgés, des casques, des épées, des freins, des roues brûlantes ; les autres, des dons connus, ces boucliers et ces armes qui ont si mal servi leur valeur. De nombreux taureaux tombent, immolés, autour des bûchers, et le sang des porcs et des brebis enlevés aux campagnes voisines en arrose la flamme. Rangés le long du rivage, les guerriers regardent les feux qui dévorent leurs compagnons, et veillent auprès de ces bûchers à demi consumés. Rien ne peut les arracher à ce triste spectacle, jusqu’à ce que l’humide nuit ait fait tourner le ciel semé d’étoiles resplendissantes. De leur côté, les malheureux Latins ont dressé également de nombreux bûchers. Les corps de leurs guerriers sont en partie inhumés sur ces bords mêmes, et transportés en partie dans les champs voisins ou renvoyés à la ville ; tout le reste est jeté pêle-mêle dans les flammes, sans ordre et sans distinction. D’innombrables feux brillent de toutes parts et éclairent au loin ces vastes plaines. La troisième aurore avait chassé du ciel les froides ombres de la nuit : la foule attristée vient recueillir, au milieu de ces cendres à peine éteintes, les ossements confondus dans le brasier, et les recouvre d’un monceau de terre encore tiède.

Mais c’est dans l’opulente ville de Latinus que le désespoir éclate dans toute sa force, et que la consternation est à son comble. C’est là que de tendres mères, de jeunes épouses, des sœurs désolées, des fils restés orphelins se répandent en imprécations contre cette funeste guerre et contre l’hymen de Turnus. « Qu’il aille, dit-on, qu’il aille, les armes à la main, tenter le sort des combats, puisqu’il prétend aux honneurs du rang suprême et au sceptre de l’Italie. » L’implacable Drancès aggrave encore ces reproches : il affirme que c’est Turnus seul que provoque Énée, lui seul qu’il défie au combat. Mais une foule de voix s’élèvent en faveur de Turnus qui a pour lui la haute protection de la reine et la renommée que lui ont faite sa bravoure et ses exploits.

Au milieu de ces agitations et de ce tumulte, on apprend, pour comble de maux, le retour et la réponse des ambassadeurs envoyés auprès de Diomède : ils n’ont rien obtenu : l’or, les présents, les prières, tout a été vainement prodigué : il faut que les Latins cherchent d’autres auxiliaires, ou demandent la paix au chef des Troyens. Accablé de ces tristes nouvelles, Latinus cède à l’excès de sa douleur. La colère des dieux, ces tombeaux récents qui s’offrent à ses regards, l’avertissent qu’Énée vient par l’ordre du destin qui l’appelle et le protége.

Il convoque aussitôt le conseil de la nation et les grands de l’État. Ils accourent en foule, et leurs flots se précipitent vers le palais. Latinus, le front chargé d’ennuis, prend au milieu d’eux la place que lui assignent son âge et son rang, et ordonne aux envoyés revenus de la ville Étolienne d’expliquer exactement à l’assemblée le résultat de leur mission et la réponse qu’ils ont reçue. Alors un grand silence s’établit, et Vénulus, obéissant au roi, s’exprime ainsi :

« Citoyens, après les traverses d’un long et périlleux voyage, nous avons vu Diomède, sa colonie Argienne, et nous avons touché la main qui renversa les murs d’Ilion. Ce héros victorieux fondait alors une ville nouvelle au pied du Gargan, dans les champs de l’Iapygie, et l’appelait Argyripe, du nom de sa patrie. Admis en sa présence, et libres de parler devant lui, nous offrons nos dons, et nous faisons connaître notre nom, notre patrie ; quels ennemis nous ont déclaré la guerre, et le motif qui nous amène auprès de lui.

« Il nous écoute et nous répond avec bonté :

— « Ô nations fortunées, sur qui régna Saturne, antiques Ausoniens, quel destin jaloux de votre repos vous a précipités dans une guerre dont vous ignorez l’issue ? Quelle leçon vous donnaient cependant ceux dont les armes victorieuses ont porté le ravage dans les champs troyens, sans parler de ceux qui périrent sous les remparts mêmes d’Ilion, et que le Simoïs engloutit dans ses ondes : nous avons expié nos crimes par des supplices et des châtiments dont Priam lui-même aurait pitié, s’il pouvait être témoin de nos infortunes. Rappellerai-je la tempête déchaînée par Minerve, les écueils de l’Eubée et le roc vengeur de Capharée ? Pour prix de cette fatale conquête, jeté sur les bords les plus opposés, Ménélas traîne son exil par-delà les colonnes de Protée ; Ulysse a vu les Cyclopes de l’Etna. Vous dirai-je le règne de Néoptolème ; Idoménée chassé de son trône et de ses états, et les Locriens réfugiés sur les côtes de la Libye ? Le roi de Mycènes lui-même, le chef de la Grèce, Agamemnon a succombé, au seuil même de son palais, sous le poignard de sa criminelle épouse, et l’adultère Égisthe a fait tomber dans ses piéges le vainqueur de l’Asie. Et moi, les dieux jaloux ne m’ont-ils pas envié la douceur de revoir la belle Calydon et d’embrasser une épouse chérie ? Maintenant encore n’ai-je pas sous les yeux d’effrayants prodiges : mes malheureux compagnons prenant leur essor dans les airs et transformés en oiseaux qui se voient condamnés au supplice d’errer sur le bord des fleuves, et de remplir les rochers de leurs cris douloureux ? Mais j’ai dû prévoir et redouter ces maux, depuis le jour où mon audace sacrilége osa combattre les dieux même, et outrager par une blessure la main de Vénus. Gardez-vous de me pousser à de pareilles luttes ! Après la ruine de Pergame, je n’ai plus à combattre les Troyens : je veux oublier ce qu’ils ont souffert, et je ne m’en réjouis pas. Les présents que vous m’avez apportés de votre patrie, réservez-les pour Énée. Tous deux, en présence l’un de l’autre, nous avons mesuré nos forces ; croyez-en mon expérience : qu’il est terrible sous le bouclier ! avec quelle vigueur il darde le javelot ! Si la Phrygie avait enfanté deux guerriers tels que lui, ce sont les Troyens qui seraient venus mettre le siége devant nos villes, et la Grèce eût pleuré sa défaite. C’est Hector, c’est Énée qui ont arrêté l’effort et le progrès de nos armes, et qui ont retardé pendant dix ans la victoire des Grecs. Ils furent également célèbres, l’un et l’autre, par leur courage et leurs exploits ; mais Énée l’emportait par sa piété. Croyez-m’en donc : recherchez à tout prix son alliance, et gardez-vous de mesurer vos armes avec ses armes. —

« Telles furent, ô le meilleur des rois, la réponse de Diomède et son opinion sur cette guerre importante. »

À peine Vénulus a-t-il parlé, son discours excite parmi les Ausoniens troublés un frémissement confus. Ainsi, quand des rochers s’opposent à l’élan impétueux d’un torrent, l’onde emprisonnée mugit, et les rives voisines retentissent du fracas des eaux bouillonnantes.

Dès que le calme fut rétabli, et que le murmure eut expiré sur les lèvres des assistants, le roi invoque les dieux et, du haut de son trône, parle en ces termes : « J’eusse désiré, et il eût été mieux, sans doute, de statuer d’abord sur ces grands intérêts, et ce n’est pas le moment d’assembler un conseil, quand l’ennemi assiége nos murailles. Nous soutenons une guerre sans issue contre le sang des dieux, contre des guerriers invincibles, que nul combat ne lasse, et que les revers ne découragent ni ne désarment. L’espoir que vous pouviez mettre dans le secours des Étoliens, il y faut renoncer : chacun de nous ne peut plus espérer qu’en lui-même ; vous voyez donc où nous en sommes réduits ; vous voyez de vos yeux, vous touchez de vos mains les ruines que nos désastres accumulent autour de nous. Je n’accuse personne : tout ce que pouvait faire le courage, il l’a fait ; l’État a déployé tout ce qu’il avait de forces et de ressources.

« Apprenez maintenant quel projet occupe mon esprit irrésolu ; je vais vous en instruire en peu de mots.

« Je possède un antique domaine qui s’étend à l’occident du Tibre jusqu’aux limites des Sicaniens ; les Auronces et les Rutules le cultivent ; ils tourmentent avec le soc les arides collines, dont les âpres sommets servent de pâturage à leurs troupeaux. Cédons aux Troyens, pour prix de leur amitié, tout ce territoire et ces hautes montagnes couronnées de pins. Dictons les conditions équitables d’une heureuse alliance, et associons les Troyens à notre empire. Si ce pays a tant de charmes pour eux, qu’ils s’y fixent, qu’ils y fondent des remparts. S’ils veulent, au contraire, chercher d’autres contrées et une autre nation ; s’ils désirent quitter notre sol, construisons-leur avec le chêne d’Italie vingt vaisseaux et même plus, selon leurs besoins : les matériaux sont à deux pas du fleuve ; les Troyens fixeront eux-mêmes le nombre et la forme des bâtiments ; les ouvriers, l’airain, les agrès, nous leur fournirons tout. En outre, je suis d’avis que nous choisissions dans les premières familles du Latium cent députés chargés de leur porter des paroles amies, et de se présenter à eux, les rameaux de la paix à la main. Pour présents, ils leurs remettront de l’ivoire, des talents d’or, en y joignant la chaise curule et la trabée, insignes de notre royauté. Délibérez, et sauvez-nous. »

Alors se lève ce même Drancès, que tourmente l’aiguillon d’une envie perfide et d’un amer ressentiment contre Turnus. Riche, habile à la parole, mais guerrier timide ; sachant ouvrir des avis importants ; puissant à captiver l’esprit du peuple ; fils d’un père sans nom, mais fier de sa noblesse maternelle, tel était Drancès. C’est par ces mots qu’il aigrit et amasse la colère des auditeurs contre son ennemi : « Excellent roi, tout ce que vous avez dit n’a rien d’obscur et n’a pas besoin de nos suffrages. Chacun sait très-bien ce qu’exige le salut du peuple, mais personne n’ose le dire. Qu’il nous laisse donc la liberté de parler, et rabatte sa présomption, celui dont l’influence malheureuse et le génie sinistre (car je dirai la vérité, bien qu’il me menace de son glaive et de la mort) ont fait périr l’élite de nos chefs, et plongé dans le deuil la ville entière ; celui qui tente l’attaque du camp troyen, en se fiant à la fuite, et qui prétend effrayer le ciel même de ses armes.

« À ces présents que vous destinez aux Troyens ajoutez un nouveau don : que nulle violence n’empêche un père de donner à sa fille un gendre illustre, digne d’un tel hymen, et de cimenter la paix par une alliance éternelle. Si telle est toutefois la terreur dont un seul homme glace tous les cœurs et tous les esprits, conjurons Turnus de laisser le roi et la patrie user du droit qui leur appartient. Quand cesseras-tu, ô Turnus, toi la source et la cause de tous nos désastres, de jeter tes concitoyens dans un abîme de maux ? Il n’est plus de salut dans la guerre : nous te demandons tous la paix, Turnus, et avec elle le gage qui seul peut en garantir la durée. Moi le premier, que tu regardes comme ton ennemi, et qui ne me défends pas de l’être, je viens te supplier : prends pitié des tiens ; dépose ton orgueil ; vaincu, retire-toi. Nos défaites nous ont fait voir assez de funérailles ; nous avons assez porté la désolation dans nos campagnes. Si la gloire te touche ; si ton cœur se sent capable d’un généreux courage ; s’il te faut absolument un sceptre pour dot, affronte avec confiance le fer de l’ennemi. Faut-il que, pour assurer à Turnus une épouse du sang royal, nous autres, tourbe vile, privés de tombeaux et de larmes, nous couvrions les champs de nos cadavres ? Va donc, si tu as du cœur, s’il te reste quelque chose du courage de tes pères, va regarder en face le rival qui te provoque ! »

À ce discours, la colère de Turnus ne se contient plus ; il gémit, et son courroux éclate en ces termes :

« Ta bouche, Drancès, est toujours féconde en paroles, quand la guerre réclame des bras. Ton poste au conseil est toujours le premier occupé ; mais qu’importe ce vain bruit de mots pompeux que tu prodigues sans danger, lorsque de forts retranchements te séparent de l’ennemi, et que nos fossés ne sont pas encore inondés de sang ? Fais donc tonner ton éloquence ; c’est ta coutume : accuse-moi de lâcheté, toi, Drancès, dont la valeur a entassé des monceaux de Troyens immolés par ton bras ; toi, dont les trophées décorent nos plaines ! Ce que peut un bouillant courage, veux-tu en faire l’épreuve sur l’heure ? nous n’irons pas loin chercher l’ennemi : il est là, à nos portes. Marchons à sa rencontre ! qui t’arrête ! Ta bravoure résidera-t-elle toujours dans ta langue habile aux vains discours et dans tes pieds si prompts à la fuite ? Moi vaincu ! Eh ! qui donc, misérable, peut, de bonne foi, m’accuser d’être vaincu, moi qui ai grossi le Tibre du sang des Troyens ; moi qui ai détruit d’un seul coup, dans son dernier rejeton, toute la postérité d’Évandre, et dépouillé les Arcadiens de leurs armes ! Tel ne m’ont point vu Bitias et le géant Pandarus, et ces milliers de Troyens qu’en un seul jour je précipitai dans le Tartare, quoiqu’enfermé dans leurs remparts et entouré de leurs retranchements. Point de salut dans la guerre, dis-tu ! Insensé ! C’est à Énée et à tes partisans qu’il faut tenir un pareil langage. Continue, en attendant, de semer ici le trouble et les alarmes, d’exalter les forces d’un peuple deux fois vaincu, et de rabaisser les armes des Latins. Que n’ajoutes-tu que les chefs des Myrmidons, que Diomède, Achille ont reculé devant les Troyens, et qu’à leur abord dans nos contrées, l’Aufide épouvanté a remonté vers sa source ?… Et ce vil artisan de calomnies ne feint de trembler devant mes menaces que pour me charger d’un crime de plus. Ne crains rien, Drancès ; jamais cette main ne ravira une âme comme la tienne : ton âme habite un corps digne d’elle : qu’elle y reste.

« Je reviens maintenant, ô mon père, à vous et au grave sujet de ces délibérations. Si vous n’avez plus aucune confiance dans le succès de nos armes ; si nous sommes abandonnés à ce point ; si un premier échec nous a laissés sans ressources et sans espoir d’aucun retour de la fortune, demandons la paix, j’y consens, et tendons des mains suppliantes !… Oh ! si nous possédions quelque chose encore de notre antique valeur, qu’il nous semblerait heureux le guerrier auquel une mort glorieuse sur le champ de bataille a épargné la douleur d’un tel spectacle !… Que dis-je ? ne nous reste-t-il pas encore une brillante et nombreuse jeunesse ? Si tous les peuples de l’Italie sont prêts à voler à notre secours ; si leur triomphe d’un moment a coûté tant de sang aux Troyens, et si leur perte est au moins égale à la nôtre, pourquoi reculer honteusement dès le premier pas ; pourquoi trembler avant d’avoir entendu le signal du combat ? Le temps, dans la perpétuelle mobilité de son cours, amène souvent d’heureux changements, et la Fortune se fait un jeu habituel de remettre dans une ferme assiette ceux qu’elle a renversés. Diomède nous refuse l’appui de ses armes ; mais n’avons-nous pas Messape, l’invulnérable Tolumnius, et tous les chefs de nos nombreux alliés ! Quelle gloire un jour pour le Latium de n’avoir dû son salut qu’à ses propres forces ! N’avons-nous pas aussi la reine des Volsques, l’héroïque Camille, à la tête de sa cavalerie et de ses escadrons brillants d’airain ? Si je fais seul obstacle au bonheur public ; si c’est moi seul que le Troyen appelle au combat, et si ce défi vous plaît, je ne me crois pas encore assez haï de la Victoire pour sacrifier de si belles espérances. Oui, je marcherai avec courage contre mon rival, fût-il supérieur au grand Achille, fût-il couvert, comme lui, d’armes forgées par les mains de Vulcain. Turnus, qui prétend ne le céder en valeur à aucun de ses aïeux, se dévoue tout entier à vous, à Latinus, mon beau-père ! C’est moi seul qu’Énée défie : tant mieux ! Je le souhaite ardemment. Si les dieux sont contre nous, que Drancès ne meure pas à ma place ; ou, si la gloire devient la récompense de mon courage, qu’il ne me l’enlève pas. »

Tandis que, dans leurs perplexités, ils se livraient à ces violents débats, Énée levait son camp et mettait son armée en mouvement. Tout à coup, au milieu d’un grand tumulte, un messager se précipite dans le palais, et remplit la ville d’une vive terreur : « Voilà les Troyens ! Voilà l’armée tyrrhénienne ! Ils descendent des rives du Tibre en ordre de bataille, et inondent au loin la plaine. » Aussitôt les cœurs se troublent ; les esprits ébranlés s’émeuvent et s’agitent sous l’aiguillon terrible de la colère : on demande à grands cris des armes ; la jeunesse frémit, impatiente de voler au combat ; les vieillards pleurent et murmurent ; un bruit confus de clameurs discordantes s’élève jusqu’au ciel. Ainsi retentit de cris divers un bois profond où viennent de fondre des légions d’oiseaux ; ou tels encore l’Éridan poissonneux et l’écho babillard des étangs voisins répètent le chant rauque des cygnes rassemblés sur leurs bords. Aussitôt, profitant de l’occasion : « Courage ! s’écrie Turnus, délibérez tranquillement, et vantez-nous les charmes de la paix, tandis que l’ennemi se jette sur la patrie les armes à la main ! » Sans en dire davantage, il s’échappe à l’instant et s’élance hors du palais. « Volusus, dit-il, fais prendre les armes aux Volsques, et arme tes Rutules ; que Messape et son frère Coras déploient leur cavalerie dans la plaine ; que l’on s’assure de toutes les issues de la ville ; que les tours soient garnies de soldats, et que le reste de l’armée soit prêt à marcher où mes ordres l’appelleront. »

Déjà, de toutes les parties de la ville, on court aux remparts. Latinus, troublé de ce contre-temps funeste, quitte le conseil et ajourne la délibération sur ses projets pacifiques. Il s’accuse vivement lui-même de n’avoir pas, de son plein gré, accueilli le héros troyen, et de ne l’avoir point associé, comme gendre, à son empire. Les Latins creusent des fossés en avant des portes ; on amène de grosses pierres et des pièces de bois. Les rauques accents du clairon donnent le sanglant signal des combats.

Les femmes et les enfants se pressent sur les murailles ; l’extrême péril appelle tout le monde. Cependant la reine, au milieu d’un nombreux cortége de femmes, se rend au temple de Pallas, chargée des offrandes destinées à la déesse : la jeune Lavinie, cause innocente de tant de malheurs, marche à côté de sa mère, ses beaux yeux tristement baissés. Elles entrent dans le temple, le parfument d’encens, et, à l’entrée du sanctuaire, exhalent ces douloureuses prières : « Puissante déesse des combats, arbitre de la guerre, vierge Tritonienne, brise de ta main les armes du brigand phrygien ; lui-même, renverse-le sur le sol, et qu’il expire étendu devant nos portes altières. »

Turnus, furieux, s’arme à la hâte pour le combat : déjà il a revêtu sa cuirasse hérissée d’écailles d’airain, et chaussé ses brodequins d’or. La tête encore nue, il avait ceint son épée. Tout resplendissant d’or, il accourt du haut de la citadelle : son cœur tressaille, et déjà, en espérance, il se précipite sur l’ennemi. Tel, libre enfin de ses liens, un coursier s’échappe de sa prison, et s’empare de la plaine qui s’ouvre devant lui : tantôt il court dans la prairie vers les cavales ; tantôt il se plonge dans le fleuve accoutumé : frémissant, il redresse la tête avec une noble fierté, et sa flottante crinière se joue sur son cou et sur ses épaules.

Camille, à la tête de ses troupes Volsques, s’offre d’abord à la rencontre de Turnus. Aux portes mêmes de la ville, elle s’élance de son coursier : ses guerriers l’imitent et mettent, comme elle, pied à terre : « Turnus, dit-elle, s’il est permis d’avoir quelque confiance dans son courage, j’oserai, je vous l’assure, soutenir le choc des escadrons troyens, et marcher ensuite contre la cavalerie tyrrhénienne. Laissez-moi tenter les premiers hasards du combat, et vous, avec l’infanterie, restez au pied des murs, et défendez ces remparts. » Turnus, le regard attaché sur la vierge redoutable : « Ô vierge, l’honneur de l’Italie, comment vous exprimer, comment vous prouver ma reconnaissance ? Puisque votre courage s’élève au-dessus de tous les dangers, partagez avec moi les travaux de la guerre. La Renommée et mes émissaires m’apprennent d’une manière certaine que l’audacieux Énée a détaché en avant sa cavalerie légère pour battre la plaine, tandis qu’il s’approche lui-même par les hauteurs, avec le reste de son armée, pour surprendre la ville. Mais je lui prépare une embuscade dans le chemin creux de la forêt, et des soldats armés fermeront la double issue de ce défilé. Apprêtez-vous à recevoir vigoureusement la cavalerie tyrrhénienne : Messape, les Latins et les braves Tiburniens seront avec vous. Soyez leur chef, et chargez-vous des soins du commandement. » Il dit, et, par de semblables discours, il excite au combat Messape et les autres chefs ; puis, il vole à l’ennemi.

Entre deux collines, que cache une masse épaisse de feuillages, serpente un vallon dont la gorge étroite est d’un accès pénible et dangereux : le défilé est dominé par un plateau qu’on ne soupçonne pas, et d’où l’on peut, en sûreté, fondre sur l’ennemi à droite et à gauche, ou faire rouler sur lui d’énormes rochers : c’est un poste favorable pour les ruses de guerre et les embuscades. Turnus se rend dans ce lieu par des routes qui lui sont connues ; il s’en empare, et s’établit dans ces bois perfides.

Cependant, au séjour des dieux, la fille de Latone confie ses vives alarmes à l’agile Opis, l’une de ses nymphes, et lui dit avec douleur : « Camille s’engage dans une guerre funeste, ô vierge, et c’est en vain qu’elle se couvre de nos armes : Camille m’est plus chère qu’aucune autre ; ma tendresse pour elle n’est pas un sentiment né d’hier, un caprice, un attrait subit. Métabe, son père, chassé de ses États par ses propres sujets, auxquels sa tyrannie l’avait rendu odieux, et forcé de quitter l’antique Priverne, associa sa fille encore enfant aux dangers de la guerre et aux fatigues de l’exil, et du nom de Casmille, sa mère, par un léger changement, il l’appela Camille. Lui-même la portait pressée sur son sein, et cherchait, dans sa fuite, les sommets escarpés, les bois solitaires, harcelé de tous côtés par les traits des Volsques acharnés à sa poursuite. Sa course le conduit aux bords de l’Amasène, dont les eaux débordaient en écumant sur ses rives inondées, tant la pluie était tombée des nuages en abondance ! Métabe s’apprêtait à le franchir à la nage ; mais, tremblant pour son cher fardeau, il cède à la tendresse paternelle, il renonce à son premier projet, et s’arrête à celui-ci : il était armé d’une longue et forte javeline, chargée de nœuds et durcie au feu : il enveloppe sa fille dans une écorce de liége sauvage, l’attache adroitement au milieu de sa javeline, et m’adresse cette prière : — « Déesse des forêts, auguste fille de Latone, je te consacre cette enfant, moi, son père : suppliante, et tenant tes armes pour la première fois, elle fuit l’ennemi à travers les airs. Ô déesse, elle t’appartient ; accepte-la comme telle, au moment où je la confie aux vents incertains. » —

« Il dit, et lance sa javeline d’un bras vigoureux ; le fleuve en retentit, et, au-dessus du rapide courant, avec le trait qui siffle vole l’infortunée Camille. Métabe, que l’ennemi est près d’atteindre, se jette dans le fleuve ; et, parvenu bientôt au bord opposé, arrache au vert gazon sa javeline et sa fille désormais consacrée à Diane. Aucune ville ne l’abrita et ne le reçut dans ses murs ; l’âpreté de ses mœurs ne lui permettait pas, d’ailleurs, de demander l’hospitalité. Comme les pâtres, il vivait sur les monts déserts. Là, au milieu des buissons et dans d’affreuses cavernes, il nourrissait sa fille du lait d’une cavale sauvage, dont il pressait les mamelles sur ses lèvres délicates.

À peine l’enfant avait-elle imprimé sur le sol la trace de ses premiers pas, que son père chargea ses mains d’un javelot aigu, et sur ses faibles épaules suspendit un arc et des flèches. Au lieu d’une tresse d’or, au lieu d’une longue robe flottante, la peau d’un tigre pendait de sa tête sur son dos qu’elle couvrait. Déjà sa main d’enfant lançait une flèche légère ; et, balançant autour de sa tête les courroies de la fronde, elle abattait la grue du Strymon et le cygne plus blanc que la neige. En vain une foule de mères tyrrhéniennes la souhaitèrent pour bru : mettant sa joie à servir Diane, elle ne cesse de cultiver chastement son goût pour les armes et pour la virginité. Combien j’eusse désiré que, modérant son ardeur guerrière, elle ne s’efforçât pas d’attaquer les Troyens ! Elle m’est chère et serait devenue l’une de mes compagnes. Mais puisqu’un destin cruel lui est réservé, descends du ciel, Nymphe, et rends-toi dans les plaines du Latium, où se livre, sous de malheureux auspices, une funeste bataille. Prends ces armes, et retire de ce carquois une flèche vengeresse. Troyen ou Ausonien, quiconque aura profané par une blessure le corps sacré de Camille, me paiera ce sang précieux de son propre sang. J’enlèverai ensuite dans un nuage le corps de l’infortunée et ses armes, qui ne lui seront pas ravies, et je la déposerai dans la tombe de ses pères. »

Elle dit : la Nymphe fend avec bruit les plaines de l’air au milieu d’un noir tourbillon.

Cependant, la phalange troyenne s’avance vers les murs, et la cavalerie étrusque se déploie tout entière, en escadrons égaux, sous les ordres de ses chefs. Le coursier bondit, frappant la plaine d’un pied impatient, et lutte, en se tournant çà et là, contre le frein qui maîtrise sa fougue. Le champ de bataille se hérisse au loin d’une moisson de lances, et resplendit du feu des armes. Messape et les agiles Latins, Coras avec son frère, et l’escadron de Camille s’avancent, de l’autre côté, contre les Troyens : tous, la lance en arrêt, brandissent leur javeline ; l’arrivée des guerriers et le hennissement des chevaux font retentir les airs d’un bruit terrible. Les deux armées s’arrêtent à la portée du trait : soudain s’élève une immense clameur ; on pousse les coursiers frémissants, et, pressés comme les flocons d’une neige épaisse, les traits dérobent la clarté du jour. Aussitôt Tyrrhène et le bouillant Aconte fondent l’un sur l’autre, la lance en avant ; dans ce choc impétueux, le poitrail de leurs coursiers se heurte et se brise avec fracas : Aconte, désarçonné, est jeté au loin avec la rapidité de la foudre, ou comme une pierre lancée par une baliste : il expire dans sa chute. Le trouble et l’épouvante se mettent aussitôt dans les rangs des Latins : ils rejettent leurs boucliers en arrière, et poussent leurs chevaux vers la ville. Les Troyens les poursuivent, conduits par le brave Asylas. Déjà ils touchaient aux portes : les Latins, à leur tour poussent un grand cri, font faire volte-face à leurs dociles coursiers : les Troyens fuient et se replient à toute bride. Tels, soumis au mouvement alternatif qui les pousse, les flots de la mer tantôt envahissent le rivage, inondent les rochers d’écume, et s’étendent en lames sinueuses, tantôt abandonnent la grève en bouillonnant, et, revenant sur eux-mêmes, emportent, dans leur reflux, les pierres qu’ils avaient roulées. Deux fois les Étrusques ont repoussé les Rutules jusqu’au pied des murailles ; deux fois, repoussés à leur tour, ils ont tourné le dos, en se couvrant de leurs boucliers.

Mais un troisième choc a mis aux prises les deux armées tout entières ; on s’attaque corps à corps ; partout se font entendre les cris plaintifs des mourants ; les armes, les combattants, les chevaux nagent pêle-mêle dans des flots de sang. Une affreuse bataille s’engage.

Orsiloque, n’osant attaquer Rémulus de front, dirige contre son cheval un javelot, dont le fer l’atteint à l’oreille et s’y enfonce. Furieux de l’insupportable douleur que lui cause sa blessure, l’animal se cabre, redresse son poitrail, bat l’air de ses pieds et renverse son cavalier. Catillus immole Iolas, ainsi que le terrible Herminius, également redoutable par sa valeur, sa taille et ses armes ; sa tête est nue, et sur ses épaules nues flotte une blonde chevelure. Son audace semble défier les blessures ; tant il présente de surface aux coups de l’ennemi ! Mais le trait a percé de part en part les larges épaules du guerrier qui, dans les convulsions de la douleur, se tord et se replie sur lui-même. Des torrents d’un sang noir coulent de tous côtés ; les combattants sèment partout le carnage, ou se jettent au-devant des glaives ennemis pour trouver une mort glorieuse.

Au milieu de cette affreuse mêlée bondit l’amazone Camille, le sein nu pour le combat, et le carquois sur l’épaule. Tantôt sa main fait voler une grêle de traits rapides ; tantôt la pesante hache à deux tranchants arme son bras infatigable : sur ses épaules retentissent l’arc d’or et les armes de Diane. Sa retraite et sa fuite même, quand elle s’y voit forcée, sont encore redoutables pour l’ennemi, que ses flèches ne cessent de harceler. Autour d’elle se trouve l’élite de ses compagnes, la vierge Larina, Tulla, et Tarpeia qui brandit une hache d’airain, jeunes Italiennes que la divine Camille avait choisies pour faire l’ornement de sa cour, et pour la seconder dans les travaux de la paix comme dans les périls de la guerre. Ainsi lorsque les Amazones foulent les rives du Thermodon et font la guerre avec leurs armes peintes, tantôt elles entourent Hippolyte, tantôt elles suivent, en poussant des hurlements confus, le char de la belliqueuse Penthésilée, et bondissent en agitant leurs boucliers courbés en forme de croissant.

Quel fut le premier, quel fut le dernier qui tomba sous ton glaive, vierge redoutable ? Combien de corps as-tu renversés mourants dans la poussière ? Le premier est Eunée, fils de Clytius. Au moment où il s’avance, la poitrine découverte, Camille le transperce de sa longue javeline : il tombe en vomissant des flots de sang, se roule sur sa blessure, et mord l’arène ensanglantée. Elle immole ensuite Liris et Pagasus : l’un, renversé par son cheval tué sous lui, s’efforçait de ressaisir les rênes ; l’autre vole à son secours, et, tandis qu’il lui tend une main désarmée, soudain frappés tous deux, ils tombent ensemble sous le même coup. Elle joint à ceux-ci Amaster, fils d’Hippotas ; elle poursuit, et de loin menace de sa lance Térée, Harpalycus, Démophoon et Chromis : autant de traits s’échappent de ses mains, autant de guerriers phrygiens succombent : l’un d’eux, Ornytus le chasseur, se faisait remarquer de loin par son coursier d’Apulie et par la singularité de son armure : la peau d’un taureau se déploie sur ses larges épaules ; son énorme tête est couverte de la gueule d’un loup qui, béante, montre ses blanches dents ; un épieu rustique arme sa main : il court au milieu des escadrons, qu’il dépasse de toute la tête. Camille s’ouvre un chemin jusqu’à lui à travers sa troupe en désordre ; elle l’atteint, le perce de sa lance, et, d’un cœur irrité, lui parle ainsi : « Pensais-tu donc, Tyrrhénien, avoir affaire ici aux bêtes sauvages des forêts ? Voici le jour où ton arrogance est punie par la main d’une femme : toutefois tu pourras dire aux Mânes de tes pères que tu es tombé sous le glaive de Camille. » Puis elle se précipite sur Orsiloque et Butès, deux géants Troyens : elle atteint et frappe Butès à l’endroit où un faible intervalle laisse le cou à nu entre le casque et la cuirasse, et où le bouclier pend au bras gauche ; elle resserre le cercle dans un espace plus étroit, et poursuit, à son tour, celui qui la poursuivait : se dressant alors de toute sa hauteur, elle lève sa lourde hache et brise du même coup les armes et le crâne du guerrier qui implore vainement sa pitié ; sa cervelle fumante lui couvre le visage de sang.

Tout à coup le fils d’Aunus, guerrier de l’Apennin, se trouve en présence de Camille : à sa vue, interdit, effrayé, il s’arrête. Aunus ne le cédait en perfidie à nul des Liguriens, tant que les destins lui permirent de tromper. Voyant qu’il ne peut fuir pour éviter le combat et pour échapper à la reine qui le poursuit, il médite une nouvelle ruse, un nouvel artifice et, s’écrie : « Qu’y a-t-il de si glorieux pour une femme à se fier dans la vigueur de son cheval ? Au lieu de songer à fuir, ose mettre pied à terre et viens te mesurer de plus près avec moi : tu sauras bientôt qui doit porter la peine de sa folle présomption. » Il dit : Camille qu’enflamment la colère et l’indignation remet son cheval à l’une de ses compagnes, et s’avance intrépide avec des armes égales, à pied, l’épée nue et couverte d’un simple et léger bouclier. Mais le jeune guerrier, triomphant déjà du succès de sa ruse, prend soudain son vol, et s’enfuit en tournant la bride de son cheval, dont il hâte, à coups d’éperons, la course rapide. « Perfide Ligurien, dont le cœur s’enfle d’un vain orgueil, c’est en vain que tu as appelé à ton aide ta fourbe héréditaire, et, malgré ton artifice, tu ne retourneras pas vivant vers le trompeur Aunus. » À ces mots, prompte comme la foudre, elle s’élance avec impétuosité, devance le coursier, le saisit par le frein, attaque de front son ennemi, qu’elle immole à sa vengeance. Tel, du haut d’un rocher, l’épervier, oiseau sacré, se précipite non moins facilement sur la colombe qui s’élève dans les nues ; il la saisit, l’étreint, et de ses griffes tranchantes lui déchire les entrailles. Le sang et les plumes arrachées tombent du haut des airs.

Cependant le père des hommes et des dieux, assis au plus haut de l’Olympe, contemple avec attention ce spectacle. Il réveille dans le cœur du Tyrrhénien Tarchon l’ardeur des combats, et vivement aiguillonne sa colère. Tarchon se précipite donc sur son coursier au milieu du carnage et des bataillons ébranlés. Il appelle chacun par son nom ; il rallie et ramène les fuyards au combat, et gourmande en ces mots leur effroi : « Quelle terreur subite s’est emparée de vos esprits, lâches Tyrrhéniens, qu’aucun reproche, qu’aucune injure n’émeut ! Eh quoi ! une femme vous met en désordre ! une femme vous fait fuir devant elle ! Pourquoi donc ce fer, pourquoi ces traits qui arment vainement vos bras débiles ? Vous êtes moins indolents pour les combats nocturnes de Vénus, et quand la flûte recourbée vous appelle aux fêtes de Bacchus, alors vous savez vous jeter sur les mets et sur les coupes qui garnissent la table du festin. Voilà ce que vous aimez, voilà ce qui vous charme ; heureux, si un aruspice favorable annonce un banquet sacré, et si une grasse victime vous appelle au fond des bois ! »

Il dit, et, prêt à mourir, il pousse son cheval au milieu de la mêlée. Dans sa fureur, il s’élance sur Vénulus : il le saisit, le serre avec force dans ses bras vigoureux, l’enlève de cheval et l’emporte. Un cri s’élève jusqu’au ciel, et tous les Latins tournent les yeux de ce côté : Tarchon, prompt comme l’éclair, vole dans la plaine, portant l’homme et son armure. Il arrache, en la brisant par le bout, le fer qui arme la lance de son ennemi, et cherche, pour le frapper du coup mortel, l’endroit où l’armure laisse un intervalle libre. Vénulus écarte avec résistance la main suspendue sur sa gorge, et oppose la force à la force. Tel un aigle, au plumage fauve, enlève, dans son vol à travers les airs, le serpent qu’il a saisi, l’enlace dans ses serres, et lui plonge ses griffes dans les flancs : le reptile blessé roule et déroule ses replis tortueux, hérisse ses écailles, et dresse, avec d’horribles sifflements, une tête menaçante : vains efforts ! le bec impitoyable achève de le déchirer, et l’aigle bat l’air de son aile victorieuse. Ainsi Tarchon emporte en triomphe la proie qu’il vient d’enlever du milieu des guerriers de Tibur. Animés par l’exemple et par le succès de leur chef, les Tyrrhéniens s’élancent en avant.

Cependant Aruns, dont le jour fatal est venu, voltige, un javelot à la main, autour de la légère Camille, et, plus rusé qu’elle, épie le moment favorable pour la surprendre. Se jette-t-elle avec fureur au milieu des combattants, Aruns la suit et s’attache silencieusement à ses pas. S’éloigne-t-elle des rangs ennemis et revient-elle victorieuse, Aruns, tournant les rênes de son coursier, le dirige furtivement de son côté. Il l’approche sur un point, il l’approche sur un autre ; il circule partout autour d’elle, et balance perfidement une flèche assurée.

Sur ces entrefaites, Chorée, consacré à Cybèle, et jadis pontife de cette déesse, se fait remarquer de loin par l’éclat resplendissant de ses armes phrygiennes. Il presse un écumant coursier, revêtu d’une peau que recouvrent des lames et des écailles d’airain doré, en forme de plumes. Lui-même, brillant d’une pourpre étrangère de couleur sombre, lançait des traits de Gortyne avec un arc de Lycie : un carquois d’or résonne sur ses épaules ; sa tête est couverte d’un casque d’or, et une agrafe d’or rassemble les plis ondoyants de sa jaune chlamyde : l’aiguille a brodé sa tunique et l’armure phrygienne qui recouvre ses cuisses. L’amazone, soit pour suspendre des armes troyennes aux voûtes d’un temple, soit qu’elle voulût se parer à la chasse de ce riche butin, poursuit aveuglément, parmi tous les combattants, Chorée lui seul, et, se jetant sans précaution au milieu de la mêlée, brûle, avec une ardeur de femme, de conquérir cette riche proie. Aruns, qui lui tendait un piége, saisit cette occasion pour lui lancer son javelot, en adressant aux dieux cette prière : « Puissant Apollon, gardien du Soracte sacré, toi que nous adorons avant tous les dieux ; toi pour qui nous entretenons la flamme de nos pins entassés ; pour qui, dans notre zèle pieux, nous foulons avec confiance les charbons ardents du brasier ; donne à mes armes d’effacer notre honte. Je ne demande, pour prix de la victoire, ni la dépouille de l’amazone, ni aucun butin ; d’autres exploits illustreront mon nom ; mais que ce cruel fléau tombe sous mes coups, et je consens à retourner sans gloire dans ma patrie. »

Apollon entendit ces vœux d’Aruns : il en exauça une partie, et laissa l’autre se disperser au sein de l’air : il permit au guerrier suppliant de renverser Camille par une mort soudaine ; mais il ne lui accorda pas de revoir sa patrie, et ses dernières paroles furent emportées par les vents orageux. Lors donc que le trait lancé par Aruns a sifflé dans les airs, tous les esprits, dans le trouble qui les agite, tous les regards se tournent vers la reine ; mais le bruit de l’air agité, le vol sifflant du dard, elle ne s’en aperçoit qu’au moment où le fer se plonge au-dessous de son sein découvert, et, dans une plaie profonde, s’abreuve de son sang virginal. Ses compagnes accourent éperdues, et soutiennent leur reine qui tombe. Effrayé plus que tous les autres, Aruns s’enfuit avec une joie mêlée de crainte ; il n’ose plus se fier à sa lance, ni affronter les flèches de l’amazone. Tel, avant que les traits ennemis le poursuivent, s’échappe un loup qui vient de tuer un berger ou un superbe taureau : il fuit, effrayé de son audace, et s’enfonce dans les bois en serrant honteusement sa queue tremblante : tel Aruns, troublé, se dérobe à tous les yeux, et, trop heureux de fuir, se mêle à la foule des combattants.

Camille mourante s’efforce cependant d’arracher le trait de sa blessure ; mais, profondément engagé entre les côtes, le fer reste dans la plaie : Camille tombe inanimée ; ses paupières s’affaissent sous le froid de la mort ; son visage perd les brillantes couleurs qui l’animaient. Alors, près d’expirer, elle s’adresse à l’une de ses compagnes, Acca, la plus fidèle de toutes, seule confidente de ses plus secrètes pensées : « Acca, ma sœur, lui dit-elle, jusqu’ici mes forces ont servi mon courage ; mais c’en est fait, ma blessure est mortelle, et, autour de moi, tout s’enveloppe de ténèbres. Hâte-toi de porter cet avis à Turnus : qu’il prenne ma place au combat, et qu’il repousse les Troyens de la ville !… Adieu ! » À ces mots, les rênes échappent à ses mains défaillantes ; son corps glisse jusqu’à terre ; puis, sous le froid qui glace ses membres, elle s’affranchit peu à peu des liens du corps ; elle penche son cou languissant et sa tête que la mort a saisie, et laisse tomber ses armes : son âme indignée s’enfuit, en gémissant, chez les ombres. Alors une immense clameur s’élève jusqu’aux astres resplendissants : la mort de Camille anime les combattants d’une fureur nouvelle. Troyens, Étrusques, Arcadiens, tous se réunissent pour fondre à la fois sur l’ennemi.

Cependant, attentive aux ordres de Diane, la fidèle Opis, depuis longtemps assise sur les hauteurs des monts voisins, contemplait sans effroi le champ de bataille. Tout à coup, au milieu des cris que poussent les guerriers furieux, elle aperçoit Camille victime d’une mort funeste. Elle gémit, et du fond de son cœur laisse échapper ces paroles : « Hélas ! vierge infortunée, que tu es punie cruellement d’avoir voulu combattre les Troyens ! c’est donc en vain que, fidèle au culte de Diane, tu as suivi la déesse dans les forêts ! en vain tu as chargé tes épaules de nos carquois ! Ta reine, du moins, prend soin de ta renommée à tes derniers moments : ton nom ne sera pas sans gloire parmi les nations, et il ne sera pas dit que ta mort soit restée sans vengeance. Quiconque a profané par une blessure ton corps sacré paiera ce crime de son sang. »

Au pied d’une haute montagne s’élevait un tertre ombragé de chênes touffus : c’était le tombeau de Dercenne, ancien roi de Laurente. C’est là qu’un vol rapide a porté la belle Nymphe ; c’est de là que son œil cherche et reconnaît bientôt Aruns, brillant sous son armure, et gonflé d’un vain orgueil : « Où vas-tu ? s’écrie-t-elle, dirige tes pas de ce côté ; viens-y chercher la mort, digne prix du trépas de Camille ! Méritais-tu de mourir aussi sous les flèches de Diane ? »

Elle dit, tire de son carquois une flèche rapide, et bande avec colère son arc vengeur ; déjà les deux extrémités se réunissent, et, tandis que de sa main gauche elle touche la pointe du dard, elle ramène de la droite la corde contre son sein. Le trait vole : Aruns entend le bruit de la flèche qui siffle et résonne dans l’air, et le fer s’enfonce dans son corps. Il expire, pousse un dernier gémissement, et ses compagnons l’abandonnent dans la poussière des champs où il gît oublié et inconnu. Opis reprend son vol vers l’Olympe.

Privé de sa reine, le léger escadron de Camille s’enfuit le premier ; les Rutules fuient épouvantés ; le bouillant Atinas fuit de même ; les chefs découragés et les bataillons en désordre cherchent un sûr abri, et tournent leurs chevaux vers les remparts. Vivement poursuivis par les Troyens qui leur apportent la mort, aucun d’eux n’ose leur opposer ses armes ou soutenir le choc de l’ennemi : leurs arcs détendus pendent sur leurs épaules languissantes, et leurs coursiers battent la plaine de leurs pieds rapides. De noirs tourbillons de poussière s’élèvent et roulent jusqu’aux remparts ; et, du sommet des tours, les femmes, se meurtrissant le sein, poussent vers les astres des cris lamentables.

Ceux qui, les premiers, se sont précipités vers les portes ouvertes, sont écrasés par la foule des ennemis et de leurs compagnons, serrés et confondus dans cette horrible mêlée. Au lieu d’éviter une mort déplorable, ils expirent, percés de coups, sur le seuil des murs de la ville, devant les remparts de leur patrie, et devant l’asile même de leurs demeures. D’autres ferment les portes, refusent d’ouvrir un passage à leurs compagnons, et, malgré leurs prières, n’osent les recevoir dans les murailles. Alors commence un horrible carnage de ceux qui défendent l’entrée de la ville et de ceux qui se précipitent pour combattre. Exclus des remparts, sous les yeux de leurs parents en larmes, les uns roulent, entraînés par l’impétueux courant de la foule, dans les fossés escarpés ; les autres, dans leur aveugle fureur, lancent à toute bride leurs coursiers contre les portes, et cherchent à rompre, comme avec un bélier, ces barrières inébranlables. Les femmes elles-mêmes, dans ce combat suprême, excitées par un véritable amour de la patrie et par l’exemple de Camille, font pleuvoir, du haut des remparts, une grêle de traits ; et, quand le fer leur manque, elles lancent d’énormes troncs de chênes et des pieux durcis au feu ; elles courent et brûlent de mourir les premières pour la défense des murailles.

Cependant ces sinistres nouvelles parviennent jusqu’à Turnus, dans la forêt : Acca lui apprend l’horrible confusion qui règne partout : la destruction de l’armée des Volsques, la mort de Camille, la marche et le succès de l’ennemi furieux, devenu maître du champ de bataille, et la terreur qui déjà s’est emparée de la ville. Turnus, hors de lui, (ainsi l’exigent les ordres cruels de Jupiter), abandonne la colline qu’il occupait et les bois impénétrables. À peine avait-il disparu et entrait-il dans la plaine, qu’Énée, arrivé dans les défilés ouverts, franchit les hauteurs, et sort de l’épaisseur des bois. Ainsi l’un et l’autre marchent rapidement vers la ville avec toute leur armée, et ne sont plus séparés par un long intervalle. Énée a vu de loin la plaine fumante de poussière, et la marche des bataillons de Laurente : Turnus, en même temps, a reconnu le redoutable Énée sous les armes ; il a entendu le pas des hommes et le souffle des chevaux hennissants. Sur-le-champ ils en viendraient aux mains et commenceraient le combat, si le brillant Phébus ne plongeait dans les flots d’Ibérie ses coursiers fatigués, et si le jour tombant ne ramenait la nuit. Les deux chefs prennent position devant la ville, et s’entourent de retranchements.