L’Énigme de Sainte-Hélène

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L’Énigme de Sainte-Hélène
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 756-788).
L’ÉNIGME DE SAINTE-HÉLÈNE

L’histoire de la captivité de l’Empereur à Sainte-Hélène est restée jusqu’à ces dernières années mystérieuse et obscure. Si l’on avait, sur le dire de Las Cases, pris quelque idée de la vie extérieure ; si l’on avait retenu quelques lambeaux de conversation assez peu sûres ; si, d’après les papiers de sir Hudson Lowe publiés par Forsyth, l’on s’était formé une opinion sur la lutte établie entre le prisonnier et son geôlier, nul n’avait pris garde de rapprocher les documens déjà publiés par sir Walter Scott, de ceux qui se trouvaient dispersés dans diverses publications françaises, anglaises, russes et autrichiennes et d’établir comment et pour quelles causes les espérances qu’avaient conçues l’Empereur et les membres de la Famille sur l’amélioration de son sort avaient été brusquement dissipées. À présent la chose est faite[1], mais il est une autre énigme qui s’est posée à ceux qui ont étudié cette histoire et qui jusqu’ici n’a point été résolue ! Comment admettre que l’homme prodigieux qui a, de son temps et bien des années après sa mort, suscité des dévouemens incomparables et fondé presque une religion, ait failli mourir abandonné sur le rocher où l’Europe l’avait déporté ; qu’il n’ait trouvé comme aumônier qu’une sorte de pâtre corse, comme médecin qu’un prosecteur d’école secondaire, et qu’il ait ainsi terminé sa vie, la plus glorieuse qu’un homme ait vécue, dans un dénuement moral qu’égalait presque le dénuement physique.

Fallait-il penser que telle avait été l’ingratitude des hommes qu’aucun de ses frères, ni de ses sœurs, aucun de ses anciens serviteurs, aucun des médecins qu’il avait employés dans sa maison, aucun des prêtres auxquels il avait rendu leur patrie et leurs églises ne s’était présenté pour réclamer, avec cette place près du captif, une part de son immortalité ? Fallait-il penser que nul de ceux qui jadis, sur un signe de sa main, s’empressaient à chercher la mort, n’avait consenti à lui consacrer les heures brèves qui le séparaient de l’Eternité ? Certes, depuis 1815 les temps étaient changés : on n’avait plus à redouter des proscriptions qui, pour la plupart de ceux qui avaient alors accompagné l’Empereur, avaient été le motif déterminant de leur dévouement ; on n’avait plus à craindre le sort des Ney, des La Bédoyère, des Mouton-Duvernet, des Travot, des Chartran ; une telle évolution s’était produite dans la politique de Louis XVIII que ses ministres étaient les ministres de l’Empereur, ses généraux, les généraux de l’Empereur et que les Pairs de France qu’il avait nommés venaient en droite ligne de Napoléon, à moins que ce ne fût de ses frères et de ses sœurs. Tout de même fallait-il espérer qu’il se trouvait quelques honnêtes gens que l’on n’avait point achetés, peut-être parce qu’ils n’étaient pas à vendre, quelques hommes dont la probité défiait la fortune et dont le dévouement aux vaincus attestait la hauteur d’âme. Et aucun de ces hommes n’avait été pressenti, aucun ne s’était révélé, aucun ne s’était offert : nul de cette immense Maison civile et militaire où dans chaque service s’étaient précipités les seigneurs de l’Ancien régime et ceux du Nouveau : ni un prêtre, ni un médecin, ni un chambellan, ni un aide de camp, rien…

Sans doute pour colorer de telles abstentions que l’ingratitude même ne suffisait point à expliquer, pouvait-on alléguer d’abord que l’Empereur n’avait réclamé personne, — mais c’était un mensonge ; ensuite, que les lettres qu’il avait fait écrire n’étaient point parvenues, — mais on en avait le texte ; que nul n’avait voulu venir, — et déjà quelques indications précises permettaient de constater que diverses personnes avaient sollicité leur départ.

A coup sûr, les correspondances n’étaient point aisées entre Sainte-Hélène et l’Europe ; bien des mois s’écoulaient entre la demande et la réponse, mais ce n’était point à des retards dans la transmission qu’il fallait attribuer l’échec des démarches : il y avait autre chose. Était-ce la mauvaise volonté du gouvernement britannique ? Etaient-ce les obstacles du ministère français ? Non, d’un côté comme de l’autre, toutes facilités. Il y avait donc une cause d’ordre intime, qu’il fallait découvrir. On peut croire qu’on y est parvenu.


I

Lorsque Napoléon fit voile, sur le Northumberland, pour la prison que lui avait assignée la Sainte Alliance et dont l’Angleterre s’était assuré la garde, il avait obtenu d’emmener une sorte de maison militaire et civile composée du général comte Bertrand, grand maréchal du Palais à Paris et à Porto-Ferrajo, du comte de Montholon, chambellan et général, du général baron Gourgaud, aide de camp, du comte de Las Cases, chambellan. La comtesse Bertrand, née Dillon.et la comtesse de Montholon, née Vassal, avec leurs enfans, accompagnaient leurs maris et formaient ainsi autour du proscrit une petite cour. Sur le Bellérophon, l’Empereur avait eu à se louer du chirurgien du bord, un nommé O’Meara et, au refus du médecin qu’il avait amené de Paris et qui ne se soucia point de Sainte-Hélène, il se l’attacha avec l’agrément des autorités de tous ordres de la Marine. Ensuite, venaient les serviteurs dont un, qui se faisait appeler Cipriani, avait de très ancienne date la confiance des Bonaparte ; il était contrôleur de la Maison, faisait les achats et surveillait les gens. C’était le personnage principal. Puis venaient les valets de chambre, Marchand et Saint-Denis, que leur dévouement a immortalisés, un Corse nommé Santini qui s’était attaché à l’Empereur avec une telle obstination que celui-ci l’avait emmené d’abord à l’île d’Elbe, puis à Sainte-Hélène où il cumulait les fonctions vagues de gardien d’un portefeuille qui n’existait pas et de chasseur de perdrix qu’il n’attrapait guère. Tel était, avec quelques comparses qui n’ont guère laissé de témoignage utile, le personnel de la maison.

Dès 1816, il fut diminué de Santini et de trois autres, le gouvernement britannique ayant, sous un prétexte d’économies, exigé que l’Empereur renvoyât en Europe quatre personnes de sa suite ; comme, à défaut de perdrix, Santini pensait à prendre le gouverneur pour cible et que cette action de chasse eût amené des complications, il fut le premier désigné. Ce fut cet homme inculte, mais subtil, astucieux, plein de ressources comme un montagnard corse, qui, en fournissant à lord Holland la matière d’un retentissant discours à la Chambre des Lords, éveilla l’intérêt et la pitié de ceux qui s’étaient dévoués à l’Empereur ou qui seulement l’admiraient.

Santini déroba ainsi à Las Cases l’honneur que celui-ci s’était promis en affrontant, par la violation volontaire du règlement, la déportation au Cap et le retour en Angleterre. Il avait projeté de se rendre en Europe l’ambassadeur de l’Empereur, d’apparaître comme son porte-parole et son confident intime. Seulement, parti le 25 novembre 1816 de Longwood, il n’arriva en Angleterre que le 15 novembre 1817 et en Allemagne que le 11 décembre. Il trouva presque fait le travail qu’il s’était proposé de diriger ; néanmoins il s’employa avec ardeur, durant quelques mois, à expédier à l’Empereur de l’argent et des livres et à créer une caisse de publicité. Tous ses efforts échouèrent par suite des confidences faites au gouverneur, puis aux ministres anglais, par quelqu’un qui, ayant quitté Sainte-Hélène le 13 février 1818, arriva à Londres le 8 mai.

Ces confidences, sur qui est motivé l’arrêt définitif rendu contre l’Empereur par les Souverains au congrès d’Aix-la-Chapelle, ont pour conséquence, le 15 mars 1818, le départ de Balcombe, le fournisseur de Longwood, dont les filles ont égayé le séjour aux Briars de leur jeunesse blonde et prime-sautière : et, quatre mois plus tard, l’enlèvement du docteur O’Meara. Enfin, un an après, au commencement de juillet 1819, part Mme de Montholon, précédant en Europe son mari qui ne cache à personne sa résolution de la rejoindre au plus tôt. Mme Bertrand se meurt d’ennui et de tristesse. Elle veut partir aussi. Elle ne s’habille plus. Elle se désole, elle est brouillée avec l’Empereur qui ne vient plus la voir ; elle boude son mari qui l’adore et qui, pressé entre son amour et son devoir, cherche à paraître impassible et n’est que silencieux.

Que va-t-il arriver ? Sans doute, Montholon et Bertrand ont promis à l’Empereur qu’ils patienteraient jusqu’à l’arrivée de leurs remplaçans, mais on n’a fait jusqu’ici en Europe aucune démarche pour en trouver et l’on a dû se remettre à Mme de Montholon du soin de chercher, d’accord avec la Famille, quelqu’un qui voulût se dévouer. La position de Mme de Montholon dans la société de Paris n’est point pour faciliter ses démarches près des hommes dont l’Empereur pourrait désirer la venue. La situation politique conspire autant contre l’Empereur que l’éloignement, la mauvaise réputation du climat, la crainte des restrictions, le récit des privations imposées aux captifs, et puis Mme de Montholon est très surveillée ; elle a dû résider assez longtemps à Bruxelles ; elle ne se meut dans Paris que sous l’œil des policiers, elle doit prendre les eaux, voyager pour ses affaires, négocier avec les créanciers de son mari. Tout cela fait bien des choses.

D’ailleurs, n’y a-t-il point une accalmie ? Des hôtes nouveaux n’ont-ils pas dû, en débarquant à Sainte-Hélène le 20 septembre 1819, apporter à l’Empereur une consolation morale et un soulagement physique ? A Longwood, Montholon parait si bien le penser qu’il n’attend pour partir que leur arrivée. Chacune des lettres qu’il écrit à sa femme témoigne de son impatience. Comment ceux qui vont venir, choisis, triés par l’oncle du captif, par le cardinal Feschqui a réclamé avec impétuosité, au nom de sa sœur et au sien, le droit exclusif de les désigner, ne réaliseraient-ils pas ce que l’Empereur peut désirer ?

A Rome, le cardinal, en sa qualité de membre du Sacré-Collège, a naturellement assumé un rôle prépondérant ; seul de la Famille, il est qualifié pour s’adresser au Pape et, seul des souverains d’Europe, le Pape a témoigné aux Bonaparte une bienveillance qui n’a pas été sans le compromettre gravement aux yeux de M. de Blacas, ambassadeur du Roi Très-Chrétien. Déjà, au mois de septembre 1817, Fesch, au nom de Madame qu’ont émue les révélations de Santini, a sollicité de Pie VII son intervention près du Prince régent en vue d’obtenir pour l’Empereur un séjour plus salubre que « le mortifère climat de Sainte-Hélène, » et il n’a pas tenu à Pie VII qu’il ait eu gain de cause. « Nous devons nous souvenir tous les deux, écrit le 6 octobre Sa Sainteté au cardinal secrétaire d’Etat, que, après Dieu, c’est à lui principalement qu’est dû le rétablissement de la religion dans le grand royaume de France. La pieuse et courageuse initiative de 1801 Nous a fait oublier et pardonner dès longtemps les torts subséquens. Savone et Fontainebleau ne sont que des erreurs de l’esprit ou des égaremens de l’ambition humaine ; le Concordat fut un acte chrétiennement et héroïquement sauveur.

« La mère et la famille de Napoléon font appel à Notre miséricorde et générosité. Nous pensons qu’il est juste et reconnaissant d’y répondre. Nous sommes certain d’entrer dans vos intentions en vous chargeant d’écrire de Notre part aux souverains alliés et notamment au Prince régent qui Nous a donné tant de témoignages d’estime. C’est votre cher et bon ami, et Nous entendons que vous lui demandiez d’adoucir les souffrances d’un pareil exil. Ce serait pour Notre cœur une joie sans pareille que d’avoir contribué à diminuer les tortures de Napoléon. Il ne peut plus être un danger pour quelqu’un ; Nous désirerions qu’il ne fût un remords pour personne. »

Ainsi a parlé le Chef de l’Eglise : la leçon qu’il a donnée ne devrait point être perdue pour ceux qui, par ignorance ou par ambition, ont méconnu « l’acte chrétiennement et héroïquement sauveur. » Pie VII ne se renferme point devant le captif de Sainte-Hélène dans une neutralité opportune. Il montre une fois de plus quels sentimens l’évêque d’Imola a voués au général Bonaparte. Durant les vingt années qui se sont écoulées depuis qu’il l’a logé dans son palais épiscopal (2 février 1797), les événemens les ont rapprochés, puis séparés violemment ; mais Pie VII a oublié le mal qui lui fut fait et ne se rappelle que le bien fait à l’Eglise. Il doit échouer ; Sainte-Hélène n’est point une prison : c’est un in pace. Entré vivant, Napoléon n’en doit point sortir, — même mort.

Rebuté par le Prince régent, Pie VII n’en est pas moins disposé à adoucir « les tortures » du restaurateur de l’Eglise et on n’implorera pas vainement son appui.

Au mois de mai 1818, le cardinal Fesch reçoit du grand maréchal Bertrand une lettre, écrite de Longwood le 22 mars, un mois après la mort du maître d’hôtel Cipriani. Cipriani, dit Bertrand, a été enterré dans le cimetière protestant. Les ministres protestans lui ont rendu les mêmes devoirs qu’ils eussent rendus à quelqu’un de leur culte. On a eu soin d’inscrire dans 16 registre mortuaire qu’il était catholique, mais, à Longwood, les morts se multiplient. En quelques semaines, un enfant d’une domestique de Montholon, une femme de chambre, Cipriani. « C’est l’effet, dit Bertrand, du climat malsain de ces pays où peu d’hommes vieillissent. Les maux de foie, la dysenterie et les inflammations du bas-ventre font beaucoup de victimes parmi les naturels, mais surtout parmi les Européens. Nous avons senti et nous sentons tous les jours le besoin d’un ministre de notre religion. Vous êtes notre évêque[2] ; nous désirons que vous nous en envoyiez un, français ou italien. Veuillez dans ce cas faire choix d’un homme instruit, ayant moins de quarante ans, et surtout d’un caractère doux et qui ne soit pas entêté de principes antigallicans. » Pierron, qui fait fonction de maître d’hôtel, est malade ainsi que le cuisinier. « Il serait donc nécessaire, écrit Bertrand, que vous, ou le prince Eugène, ou l’Impératrice, envoyassiez un maître d’hôtel et un cuisinier français ou italien, de ceux qui ont été au service de l’Empereur ou qui le seraient des membres de sa famille. »

« Je ne veux pas, dit Bertrand en terminant, vous affliger en vous parlant de la santé de l’Empereur qui est peu satisfaisante. Cependant, son état n’a pas empiré depuis les chaleurs. N’ajoutez aucune foi à toutes les fausses relations qu’on peut faire en Europe. Tenez comme règle et comme seule chose vraie que, depuis vingt-deux mois, l’Empereur n’est pas sorti de son appartement, si ce n’est quelquefois et rarement pour venir voir ma femme. Il n’a guère vu personne, si ce n’est deux ou trois Français qui sont ici et l’ambassadeur anglais à la Chine. »

Vers le 20 mai, « M. le cardinal Fesch se rendit chez M. le cardinal Consalvi pour lui dire, écrit l’ambassadeur du Roi, M. de Blacas d’Aulps, que le sieur Napoléon Buonaparte et les personnes détenues avec lui à l’île de Sainte-Hélène s’affligeaient de ne point avoir de prêtre catholique, qu’elles imploraient la protection du Saint-l’ère pour obtenir qu’un ecclésiastique lui fut envoyé et qu’elles suppliaient Sa Sainteté de le demander au gouvernement anglais. » M. de Blacas, dont le cardinal Consalvi avait désiré obtenir d’abord le consentement, répondit qu’il ne prévoyait pas de difficulté de la part des puissances, « si le prêtre que l’on demandait était choisi parmi les ecclésiastiques français qui se trouvent encore en Angleterre » (émigrés et non concordataires), et que Son Eminence pouvait écrire dans ce sens à lord Castlereagh.

Madame, informée de l’accueil qui avait été fait « à la demande de son grand et malheureux proscrit de Sainte-Hélène, remercia aussitôt (27 mai) le cardinal Consalvi ; » à la prière si juste et si chrétienne de l’Empereur, il s’est empressé d’intervenir auprès du gouvernement anglais et de chercher un prêtre digne et capable. « Je suis vraiment la mère de toutes les douleurs, ajoute-t-elle, et la seule consolation qui me soit donnée, c’est de savoir que le Très Saint-Père oublie le passé pour ne se souvenir que de l’affection qu’il témoigne à tous les miens. »

Fesch, ne se liant sans doute pas à Consalvi, écrivit à lord Bathurst « une lettre entortillée pour demander l’envoi à Sainte-Hélène d’un prêtre consolateur. » Après avoir énuméré les qualités que devait réunir un personnage de cette espèce, il concluait « que ne pas lui abandonner (à lui seul) le choix de cet ecclésiastique équivaudrait à un refus formel d’accorder une grâce que sollicitaient également la religion et l’humanité. » M. le marquis d’Osmond, ambassadeur de France, auquel lord Bathurst communiqua cette lettre, observa : « Sans violer l’une ou l’autre, je crois qu’on trouvera prudent de ne pas envoyer à Sainte-Hélène un émissaire de la Famille, fraîchement informé de ses complots en Europe et en Amérique. » Et il se lança en des considérations sur ces complots, et sur la nécessité d’une surveillance redoublée.

Les ministres anglais qui connaissaient la demande de longue date, puisque la lettre de Bertrand avait été expédiée ouverte par la voie régulière, ne suivirent point M. de Blacas et M. d’Osmond dans des tracasseries qu’ils avaient imaginées. Le 10 août, lord Bathurst informa sir Hudson Lowe des résolutions qu’il avait arrêtées : « Le cardinal Fesch, écrivit-il, a représenté au Pape le désir du général d’avoir un prêtre résidant à Longwood en qui il puisse se confier, le général ayant déclaré qu’il lui est impossible de remplir les devoirs imposés par la religion qu’il professe et qu’il se trouve privé des consolations essentielles que, d’après les principes de sa foi, on tire de la participation aux sacremens. » Le Prince régent a donc consenti que le cardinal Fesch choisît ce prêtre et que ce prêtre résidât à Longwood moyennant les restrictions habituelles. »

Lord Bathurst alla plus loin : sans doute avait-il jugé en conscience que, ayant écarté O’Meara, il ne pouvait laisser l’Empereur sans un médecin qui lui agréât et avait-il pensé, malgré les assurances qui lui avaient été données de la santé de l’Empereur, qu’il ne pouvait en prendre la responsabilité. En tout cas, « d’après le désir qu’a témoigné le général Buonaparte, » il consent qu’avec le prêtre, on lui envoie un médecin français d’une réputation faite et un cuisinier en qui il puisse avoir confiance. « Quoiqu’il paraisse, écrit lord Bathurst à Lowe, que la personne qui l’a récemment servi en la dernière qualité ait été soudain éloignée par ordre du général sans qu’on lui reproche aucune faute ou aucune inattention[3], je suis cependant si peu disposé à intervenir dans les arrangemens que le général Buonaparte croit nécessaire de prendre pour son bien-être ou pour sa sûreté que j’ai laissé au cardinal Fesch le choix des personnes pour les deux emplois ; les deux personnes se rendront à Sainte-Hélène en compagnie du prêtre catholique romain et prendront les mêmes engagemens que lui. »

Au sujet du cuisinier, nulle difficulté : la princesse Pauline donna le sien, un nommé Jacques Chandelier qui avait débuté, en 1813, page rôtisseur dans la maison de l’Empereur ; il était profondément dévoué et parfaitement désintéressé. Malheureusement, il avait une médiocre santé qui devint pire à Sainte-Hélène. De même n’eut-on pas à disputer sur le maître d’hôtel qui devait remplacer Cipriani et que donna Madame Mère : c’était un nommé Coursol, fort brave homme ; mais il n’alla pas de même du prêtre et du médecin.

Le prêtre, a dit Bertrand, qu’il soit français ou italien, doit être un homme instruit, ayant moins de quarante ans et surtout d’un caractère doux et qui ne soit pas entiché de principes antigallicans. Fesch ne doit pas manquer, parmi les anciens aumôniers évêques de la Maison de l’Empereur, de correspondais qui lui puissent procurer l’aumônier que demande l’Empereur : il n’y pense pas ; il ne fait aucun effort, il ne s’adresse à aucun des prêtres qui ont passé par la Grande Aumônerie et dont la carrière est à présent si brillante ; il allègue « la difficulté de trouver un prêtre français qui pût être agréable à l’Empereur par ses talens et son dévouement ; il dit qu’il ne se trouve plus en France que de très vieux ou de très jeunes prêtres et ceux-ci peu connus et très peu instruits, » et il passe. Il va chercher à Florence un abbé Parigi sur lequel il a pris si peu de renseignemens que, dès qu’à Homo on apprend sa désignation, une clameur s’élève « contre l’immoralité de cet ecclésiastique. » L’enquête que Consalvi ordonne à l’archevêque de Florence est si probante que le Pape ordonne qu’on retire à l’abbé Parigi les pouvoirs dont il a été revêtu à la demande de Fesch.

Alors, sans plus chercher, Fesch et Madame pensent qu’il faut se résoudre à renvoyer en Angleterre le vieil abbé que l’Empereur avait désigné en partant de Malmaison pour le rejoindre où il se trouverait et qui, s’étant rendu à Londres, ne put pas obtenir de passeport pour se rendre à Sainte-Hélène. « Ce prêtre, écrit Fesch à Las Cases, est aussi corse, anciennement curé dans le Mexique et qui se rendit de Corse à l’île d’Elbe pour se dévouer au service de l’Empereur qu’il suivit à Paris en qualité d’aumônier de Madame. Ce prêtre, il est vrai, a souffert un accident, parfois il ne peut pas s’exprimer ; mais il jouit de la confiance de l’Empereur. Il n’est pas plus infirme qu’il était quand il fut choisi à Paris ; il est plein de courage et de dévouement et il est habitué aux chaleurs de la zone torride et aux traversées de l’Atlantique. » Le cardinal vicaire a vainement fait observer à Fesch que le grand âge du sieur Buonavita, aggravé encore par une attaque d’apoplexie, ne permettait pas de supposer qu’il fut d’un grand secours à la colonie de Sainte-Hélène, mais l’on n’a rien eu à objecter à sa conduite, attestée par les témoignages de ses supérieurs ecclésiastiques et le suffrage des autorités religieuses de Rome où il est établi depuis plusieurs années et, s’il plaît au cardinal Fesch de désigner un homme presque en enfance, ne parlant que l’italien et l’espagnol, ennemi ne des principes gallicans puisqu’il a exercé son ministère seulement en Espagne, au Mexique et au Paraguay, cela, peut-on dire, le regarde seul.

De même qu’il lui adjoint un certain abbé Vignali qui dit avoir travaillé pour être médecin, après avoir terminé à Rome ses études théologiques. Il est sur tous les points d’une ignorance sans remède ; mais il est au moins dévoué à son illustre compatriote et il s’est offert spontanément pour lui rendre les services en son pouvoir.

L’argument majeur présenté par Fesch en faveur de Buonavita était que « l’Empereur, à Malmaison, l’avait désigné pour le rejoindre où il se trouverait ; » — cela était vrai ou faux, en tout cas on n’en trouve confirmation nulle part, — mais, décisif lorsqu’il s’agit du prêtre, cet argument est inopérant pour le médecin.

Au moment où il quitta Malmaison, l’Empereur donna ordre à son premier médecin, le docteur Foureau de Beauregard, de terminer la session à la Chambre des Représentans où il avait été élu par l’arrondissement de Loudun et de le rejoindre au plus tôt. Foureau, l’un des meilleurs élèves de Corvisari, avait été choisi, en 1810, pour être l’un des quatre médecins de la Maison et de l’infirmerie impériale servant par quartier. Il avait fait près de l’Empereur, ne le quittant ni le jour, ni la nuit, la campagne de 1814 ; il était à Fontainebleau et fut inscrit pour 30 000 francs sur la liste des gratifications quasi testamentaires ; il suivit Napoléon à l’île d’Elbe où il entra chaque jour davantage dans sa confiance ; il l’accompagna en France et lit les étapes comme un soldat, chirurgien-major du bataillon de la Délivrance ; il fut, durant les Cent Jours, Premier médecin en titre et inscrit comme tel sur les états ; vainement, après la dissolution de la Chambre par les Prussiens, tenta-t-il de rejoindre l’Empereur ; en vue de se tenir constamment à la disposition de son maître et de n’être point empêché de se rendre aux ordres qu’il pourrait recevoir, il quitta la France et se rendit en Autriche : Jérôme le recueillit dans sa maison où il retrouva Planat, l’ancien officier d’ordonnance, avec lequel il se lia d’intimité.

Aussitôt qu’il fut informé que « le cardinal venait d’être autorisé par lord Bathurst à adresser à l’Empereur un aumônier et un prêtre de son choix, » Las Cases, le 9 octobre, écrivit de Manheim à Planat, afin qu’il en donnât connaissance « au brave et digne docteur Foureau, pour qu’il en écrivit sans retard au cardinal, si son cœur le portait à un aussi noble et aussi touchant dévouement. » Le 29 octobre, Planat envoya la lettre de Las Cases au « bon Foureau ; » « j’espère, écrit-il à Las Cases, qu’il prendra le parti que je m’estimerais heureux, mille fois heureux, de prendre à sa place. » Le lendemain, la reine Catherine mande à Madame : « Dans le cas où la nouvelle qui se répand serait fondée, nous vous proposerions comme médecin M. Foureau de Beauregard qui avait suivi l’Empereur à l’île d’Elbe et que vous connaissez. Il est attaché à notre service. Connaissant parfaitement la constitution de l’Empereur, il nous paraîtrait préférable à tout autre… Il consent avec plaisir à remplir une si digne vocation. » Point de réponse. Las Cases n’a pourtant aucun doute que Foureau ne soit agréé : il écrit le 13 novembre à Planat : « Je pense que le brave docteur devrait se mettre en route sans délai sur Francfort ou Bruxelles, avant que les nobles soins auxquels il se dévoue attirassent l’attention. » Foureau d’ailleurs n’est pas moins convaincu. Ce n’est pas une faveur qu’il demande ; « je réclame ma place » écrit-il à O’Meara le 19 novembre, en lui demandant « un mémoire à consulter qu’il puisse communiquer au Nestor de la médecine, le vénérable J.-P. Franck : Franck connaît personnellement l’Empereur, lui a donné des conseils autrefois[4] et est le médecin du prince, son fils. » Malgré qu’il prit ainsi ses dispositions, Foureau ne se décida pas à suivre le conseil de Las Cases et à partir sans délai : il crut devoir attendre du cardinal Fesch les directions qu’il lui avait demandées.

Bien lui en prit : par une lettre du 5 décembre, Fesch fit savoir à Las Cases qu’ayant vainement attendu une réponse à la lettre qu’il avait écrite à Corvisart, — lequel gravement atteint d’apoplexie en 1815, ayant eu deux nouvelles attaques en 1817, était incapable d’écrire et, disent les biographes, passait son temps à attendre la mort, — il s’était déterminé à éliminer Foureau, malgré la recommandation expresse et réitérée de la reine de Westphalie. « Nous avons pensé, écrit-il, qu’il était de notre devoir de chercher un chirurgien habile, parce que c’est un chirurgien qu’on demande à Sainte-Hélène, un jeune homme plein de talent qui se perfectionnera même dans la médecine. D’ailleurs, nous avons été effrayés de la demande que nous faisait M. Foureau d’amener sa femme qui est (une) servante qu’il avait à l’île d’Elbe, avec une femme de chambre et un domestique. L’incertitude si tout ce monde pourrait convenir nous a fait penser qu’il ne devait pas être préféré par nous. Toutefois, je lui écris que, si son zèle le portait à se rendre auprès de son ancien maître, nous applaudirions à sa résolution et que, malgré qu’il y eût un chirurgien, son zèle pourrait être utile a l’Empereur. »

A l’homme éminent qui a été honoré de la confiance de l’Empereur et dont il se débarrasse par une calomnie, Fesch préfère un personnage au moins inattendu : « Dans l’incertitude, écrit-il, de trouver un chirurgien français, nous avons décidé à se rendre à Sainte-Hélène un chirurgien corse[5] qui a été le premier élève du célèbre Mascagni, professeur à Florence, et il est occupé dans ce moment à faire imprimer les ouvrages posthumes de son maître. Il était aussi employé en second dans l’Académie chirurgienne de Florence où il professait l’anatomie et où il exerçait en ville la chirurgie. Ce jeune homme a sacrifié pour l’amour de l’Empereur les intérêts de sa famille et, malgré qu’il eût contracté des obligations envers les souscripteurs des susdits ouvrages, nous pouvons compter sur son zèle et sur son inviolable attachement. »

Voilà l’apologie d’Antommarchi. Elle devait trouver bientôt des contradicteurs autorisés : professeur d’anatomie de l’Université de Pise, détaché à Florence, il était, pour la publication des Œuvres de Mascagni, l’employé appointé par une Société des Amis des Arts et de l’Humanité, en partie composée d’Anglais, qui l’avait entreprise au profit de la famille de l’anatomiste. Il avait été désigné pour surveiller l’impression et corriger les épreuves. C’est, écrivait, après enquête, Planat au roi Louis, « un homme qui n’a aucune connaissance et qui est tout simplement préparateur des dissections à l’amphithéâtre de Florence. » « Je tiens de source sûre, écrit sir John Webb à lord Burghersh, ministre d’Angleterre à Florence, qu’il possède plus de talent pour l’intrigue que de connaissances médicales, ces dernières se bornant à la seule anatomie qu’il a étudiée sous la direction de M. Mascagni. On me dit aussi que M. Antommarchi a beaucoup d’audace et que, pour cette raison, il donne généralement l’impression d’être plus capable qu’il ne l’est. »

Mais ici, il n’avait point eu à intriguer ni à donner des preuves de cette présomption et de cette outrecuidance qui devaient lui aliéner les bonnes volontés les mieux établies. Il n’avait point nu à bouger, on l’était venu chercher ! C’avait été Colonna de Leca, intendant d’Aquila au temps de Murât, à présent chevalier d’honneur de Madame. Colonna, qui, assure-t-on, l’avait connu à Florence où il était venu de l’île d’Elbe et où il avait résidé, — (fort peu de temps sans doute, car, s’il arriva à Florence le 22 octobre 1814, il était de retour à Porto-Fcrrajo sans doute depuis plusieurs jours, le 16 novembre ; à cette date le trésorier Peyrusse lui paya pour frais de voyage 1 236 francs.) S’il avait passé à Florence, c’avait été pour aller ailleurs. Peu importe la brièveté du séjour ; le chevalier Colonna, assure-t-on, fut conquis, et avec la compétence qu’il n’avait point manqué d’acquérir à Aquila, il certifia l’honnêteté, le dévouement, l’intelligence et la valeur scientifique du prosecteur de Florence et emporta pour lui la place. Aussi bien, comme son protégé était un Corse, tout fut dit.


II

Durant que les fidèles de l’Empereur, selon leur tempérament, se désespéraient ou s’indignaient, qu’ils représentaient à Fesch « quelles funestes conséquences aurait un mauvais choix ; » qu’ils réalisaient les reproches que Madame et surtout le cardinal encourraient pour avoir empêché Foureau de se rendre à Sainte-Hélène, le cardinal, inébranlable dans son entêtement, minutait l’espèce de décret par lequel il assurait le triomphe de son avarice, de son exclusivisme corse et de son ignorance.

Faut-il penser que de sa part, il y eût pis ? Comme Madame participe à tout, on ne peut le croire et il faut écarter un soupçon dont on a peine à se défendre. Madame et Fesch, après avoir sincèrement souhaité d’adoucir les peines de l’Empereur en lui envoyant un prêtre catholique romain, ont brusquement changé d’opinion sur l’utilité d’une telle mission. C’est que tous deux, — avec Colonna en tiers, ce qui explique Antommarchi, — obéissent à des inspirations dont ils laissent entendre qu’elles sont divines. Ils sont certains que Napoléon n’est plus à Sainte-Hélène et que « la petite caravane » qu’ils y envoient ne l’y trouvera plus. Voilà pourquoi ils suppriment le plus possible des frais, pourquoi, au lieu du médecin à 15 000, ils prennent le médecin à 9 000 ; pourquoi ils traitent tous ces choix avec cette extraordinaire légèreté, cette prodigieuse nonchalance ; pourquoi, ayant reçu, au plus tard en septembre 1818, l’autorisation en date du 10 août dont il n’eût tenu qu’à eux de hâter l’expédition, ils perdent trois mois au moins dans une inaction volontaire ; pourquoi, enfin, ils vont recommandera leurs émissaires la marche par terre la plus lente, de longues stations, toutes les façons de gagner du temps, au lieu de les embarquer directement pour Londres à Civita-Vecchia, à Livourne ou à Gênes.

Dès le mois d’octobre 1818, Madame écrivant à sa belle-fille la reine Catherine lui annonce que Napoléon est en route : « Nous n’avons pas entendu parler, répond celle-ci, de la nouvelle que vous donnez de la translation de l’Empereur à Malte. » Cette nouvelle que Madame a répandue jusqu’aux États-Unis ne s’est point vérifiée, mais Fesch n’est pas démonté par là. « Je ne sais pas, écrit-il à Las Cases le 5 décembre, quels moyens Dieu emploiera pour délivrer l’Empereur de sa captivité, mais je ne suis pas moins convaincu que cela ne peut pas tarder. J’attends tout de lui et ma confiance est pleine. » Au même, il écrit, le 27 février 1819 : « La petite caravane est partie de Rome au moment où nous-mêmes croyons qu’ils n’arriveront pas à Sainte-Hélène : parce qu’il y a quelqu’un qui nous assure que trois ou quatre jours avant le 19 janvier l’Empereur a reçu la permission de sortir de Sainte-Hélène et qu’en effet les Anglais le portent ailleurs. Que vous dirai-je ? Tout est miraculeux dans sa vie et je suis très porté à croire encore ce miracle. D’ailleurs son existence est un prodige et Dieu peut continuer à faire de lui ce qu’il lui plaît. » En juillet, la certitude du cardinal est entière. Madame, qui la partage, en fait part à sa fille Elisa. Fesch lui-même écrit à Las Cases (31 juillet) : « D’après toutes nos lettres, vous avez dû comprendre l’assurance que nous avons de la délivrance et des époques de la manifestation, quoique les gazettes et les Anglais veulent toujours insinuer qu’il est toujours à Sainte-Hélène, nous avons lieu de croire qu’il n’y est plus et, bien que nous ne sachions ni le lieu où il se trouve, ni le temps où il se rendra visible, nous avons des preuves suffisantes pour persister dans nos croyances et pour espérer même que, dans peu de temps, nous l’apprendrons d’une manière humainement certaine. Il n’y a pas de doute que le geôlier de Sainte-Hélène oblige le comte Bertrand à vous écrire comme si Napoléon était encore dans ses fers. »

Dès lors qu’ils récusent les lettres de Bertrand et de Montholon, que faudrait-il pour les faire revenir ? Une lettre de l’Empereur lui-même ? Mais l’Empereur n’écrit pas, parce qu’il ne se soumet point à remettre ses lettres ouvertes. Le témoignage d’un témoin oculaire ? Mais l’Empereur ne reçoit personne et Lowe ne laisse personne arriver jusqu’à lui. Assurément, cette contagion de délire mystique ayant pour conséquence la séquestration de Napoléon, son isolement du monde civilisé, la privation de soins intelligens et d’appui moral, constitue l’épisode le plus dramatique peut-être de l’histoire de la captivité, car l’Empereur ignore tout de ce qui se passe à deux mille lieues de la dans le cerveau de sa mère et de son oncle : il ne le saura jamais et il continuera à se demander pourquoi il est abandonné. » Il pensera, durant les vingt mois d’agonie qu’il va vivre, qu’on n’a trouvé dans l’Europe entière que ces pauvres êtres à lui envoyer et il méditera une fois de plus sur ta fortune.

Ces lettres de Pesch et de Madame suffiraient à prouver la réalité de cette lamentable aventure, si singulière toutefois qu’on est tenté de rester incrédule : mais le témoignage d’un témoin qu’on ne saurait récuser lève tous les doutes et fournit les précisions nécessaires :

« J’ai eu bien à souffrir depuis deux ans, écrit à Planat la princesse Pauline[6], car mon oncle, Maman et Colonna, se laissent guider par une femme intrigante, qui est Allemande, espion de la cour d’Autriche, qui dit voir la Madone qui lui apparaît, enfin qui lui a dit que l’Empereur n’était plus là, mille extravagances incroyables ! Le cardinal en est presque fou, car il dit ouvertement que l’Empereur n’est plus à Sainte-Hélène, qu’il a eu des révélations qui lui ont appris où il est.

« Nous avons depuis deux ans fait tout, Louis et moi, pour détruire les impressions de cette sorcière, mais tout a été inutile ; mon oncle nous a caché les nouvelles et les lettres qu’il recevait de Sainte-Hélène, disant que ce silence devait nous convaincre assez !

« Maman est dévote et donne beaucoup à cette femme qui est liguée avec son confesseur, qui lui-même est le bras droit d’autres prêtres encore. Tout cela est une intrigue affreuse et Colonna soutient tout cela. Il est à l’église du matin jusqu’au soir. » Quelques jours après[7], la princesse précise les détails et indique les conséquences de l’emprise exercée par la thaumaturge : « Il en est résulté, écrit-elle, que toutes les lettres que Madame et le cardinal ont pu recevoir depuis deux ans ont été regardées comme fausses : Signature fausse, lettres inventées par le gouvernement anglais pour faire croire que l’Empereur est toujours à Sainte-Hélène, tandis que le cardinal et Madame disent savoir pertinemment que Sa Majesté a été enlevée par les Anges et transportée dans un pays où sa santé est très bonne et qu’ils en reçoivent des nouvelles. (Madame ne recevait des lettres que des mains du cardinal.) Cette sorcière se sert de tous les événemens politiques pour parvenir à son but. Toute la maison de Madame est gagnée, Colonna à la tête. Madame et le cardinal ont voulu m’entraîner dans leur croyance ainsi que mon frère Louis, mais, voyant que nous cherchions tous deux des moyens de les tirer de leur aveuglement et que nous finissions par nous moquer de leur crédulité, je dois taire les scènes, les querelles et le refroidissement que leur conduite a naturellement amenés entre nous. »

Le drame n’est pas encore à son acte le plus mouvementé et le plus émouvant. Il y a parfois des intermèdes : Madame ne se retient point vis-à-vis de Joseph de plaindre son bel argent, lorsque, ayant épuisé tous les prétextes, Fesch doit à la fin laisser partir ceux qu’il a désignés. On soumet à un conseil de quatre professeurs, présidés par le propre médecin de Son Altesse Eminentissime, un rapport d’O’Meara sur la santé de l’Empereur. Les cinq augures disputent des méthodes qu’O’Meara a adoptées et formulent des prescriptions qu’Antommarchi, au moins le prétend-il, reçoit ordre de suivre mot à mot sous les peines les plus graves. Après un diner que donne Fesch, la caravane se met en route, sans même qu’on l’ait munie d’un mot de Madame ou du cardinal pour servir d’introduction près de l’Empereur ; elle emporte, écrit Madame, « des vins, du café, des vêtemens, des livres, une pharmacie volante, les ornemens d’une chapelle. » Marchand, quand on déballa les deux malles, l’une contenant des livres et des journaux, l’autre des habits sacerdotaux et des ornemens d’église d’une très grande beauté, crut que ceux-ci étaient un présent de Mgr le cardinal Fesch : Madame pourtant assure qu’elle les paya, ainsi que tout le reste.

De Rome à Londres, le voyage prit deux mois, du 25 février au 19 avril. On traversa l’Italie, la Suisse, une partie de l’Allemagne. A Francfort, Antommarchi se précipita chez la reine Julie et lui exhiba les planches du grand ouvrage de Mascagni, qu’il portait avec lui. Il assure qu’elle l’admira fort, mais elle ne souscrivit point. De Francfort, Buonavita, qu’Antommarchi accompagnait, se rendit à Offenbach pour voir Las Cases, qui s’y était retiré. Las Cases leur remit « pour Longwood, deux charmans portraits, l’un du jeune Napoléon peint d’après lui dans l’année même et envoyé par le roi Jérôme ; l’autre celui de l’impératrice Joséphine par Saint, dont la reine Hortense faisait le sacrifice. Il était monté sur une magnifique boîte à thé en cristal. » Ce choix du cristal était une précaution délicate de la Reine, qui avait fait aussi exécuter la monture de manière qu’il devint impossible de soupçonner aucune supercherie d’écriture cachée. « Le premier de ces deux portraits est parvenu. » Il avait été monté dans un joli portefeuille en maroquin vert et dissimulé sous les ornemens d’église. « Quant au portrait de l’impératrice Joséphine, dit Las Cases, il n’est jamais arrivé à Longwood, bien que, par un contraste assez singulier, on s’y soit trouvé, par suite de quelque mémoire, avoir acquitté les frais de douane de son entrée en Angleterre. »

De Francfort, par Anvers et Ostende, on gagna Londres. L’opinion des ministres anglais fut vile établie sur les voyageurs : « Vous trouverez, je pense, dans l’abbé Buonavita, écrivait lord Bathurst à Lowe, un homme fort inoffensif. » Il était fait pour plaire aux Anglais : quand, le 21 avril 1820, la nouvelle de la mort de George III parvint à Sainte-Hélène, le gouverneur écrivit à l’abbé en le priant d’en faire part à l’Empereur et Buonavita répondit par la lettre la plus courtoise : « Il élevait le défunt monarque jusqu’aux nues pour sa piété, sa fidélité à ses sermens et sa magnanime protection de la liberté et de la sécurité de ses sujets. »

Quant à Antommarchi : « Le médecin, écrivait Bathurst, passe pour fort intelligent, mais je ne crois pas qu’il vous cause d’embarras, vu qu’il paraît disposé à faire des avances au gouvernement britannique en dédiant au Prince régent l’ouvrage qu’il termine. » On voit comme la « Société des Amis des Arts et de l’Humanité » avait eu raison de se méfier lorsqu’elle constata que son employé avait emporté six exemplaires du Prodromo déjà publié, la dédicace au Prince régent, le frontispice, etc. ; on craignait à Florence qu’Antommarchi n’obtint de présenter l’ouvrage au Prince régent et ne s’appropriât la libéralité que voudrait sans doute lui faire Son Altesse Royale. Antommarchi avait vu légèrement O’Meara et Stokoë qui n’avaient à la vérité pas grand’chose à lui dire, mais, grâce au titre dont il était revêtu et à celui qu’il prenait de professeur d’anatomie, il s’introduisit près des médecins anglais en réputation, pour se ménager des relations et obtenir des souscriptions.

il n’économisait point ses visites ; il sollicitait à droite et à gauche des consultations, en communiquant les rapports d’O’Meara ; grâce à des lettres qu’il avait obtenues à Florence, il se poussait dans le monde : ainsi alla-t-il chez lady Jerningham, qui était Dillon et la tante de Mme Bertrand. « Un professeur de chirurgie, écrit-elle le 23 avril, demanda après moi hier, étant en route pour Sainte-Hélène… Le professeur m’apporta une lettre de lord Dillon à Florence. » Antommarchi n’avait point cette fois perdu de temps ; mais il demeura près de trois mois à Londres, tant il était occupé à soumettre aux uns et aux autres, aux ministres, aux médecins, aux dames, le grand ouvrage dont il était selon les uns l’éditeur, selon les autres le continuateur.

Le 20 septembre 1819, après que dix-huit mois se sont écoulés depuis la demande de l’Empereur, ceux qu’il attend avec tant d’impatience arrivent enfin. Il a compté sur un soulagement pour l’esprit et pour le corps. On lui envoie un prêtre aux trois quarts paralysé, un intrigant ignare et présomptueux, prêt à le traiter en camarade, déterminé à ne pas croire à une maladie qu’il tient pour politique, et qui entre à Longwood sortant de dîner chez le gouverneur, à Plantation House : telle a été sa première visite. L’Empereur ne se soucie guère de le recevoir et, avant de l’introduire, le grand maréchal lui fait subir un interrogatoire sur faits et articles, peu décisif encore ; car nul n’est fixé sur la nationalité de l’individu, moins encore sur ses aptitudes ; quant au tact, la question est résolue. Comment Bertrand ne remarque-t-il point du premier coup que ce prétendu Français ne parle point le français ? Seulement il parle l’italien, tandis que Vignali, dont on dit qu’il a étudié à Paris et à Rome, est un pâtre auquel le patois corse est seul familier. D’ailleurs une ignorance de toutes choses qui parfois égaie… Buonavita, lui, est aphasique. Tel est l’étonnant trio que Fesch envoie.

Au moins il y avait le maître d’hôtel et le cuisinier : c’étaient de braves gens, qui parlaient français ; mais le cuisinier était affecté de rhumatismes qui se développèrent avec une telle intensité qu’il dut bientôt demander son rapatriement ; quant à Coursot, ancien domestique du grand maréchal Duroc, il avait toutes les vertus, sauf qu’il ignorait entièrement ce qui était du service d’office, même faire du café.

L’Empereur pouvait d’autant moins « se contenter avec les personnes que lui avaient envoyées sa mère et son oncle qu’aucune n’était en état d’écrire le français qu’elles parlaient à peine. » « Je doute, écrit Montholon à sa femme, qu’elles sachent autant de français que toi d’anglais. Ce qui est du moins bien certain, c’est que, de tous les Anglais qui nous ont parlé français, il n’en est pas un qui ne le parle beaucoup mieux que celui de ces trois individus qui le sait le plus[8]. » Montholon ne pouvait garder le moindre espoir que ces gens lui ouvrissent la porte de sortie. Aussi, dès leur arrivée, le 26 septembre, écrivit-il à sa femme pour la supplier de trouver quelqu’un pour le remplacer. Il lui mande le 31 octobre : « Si tu n’as pas encore envoyé quelqu’un… ne perds pas un moment. Peu importe qui, pourvu que ce soit un de ses anciens officiers, généraux ou amis. Je crois qu’il te sera facile d’en trouver, tant de ces malheureux compagnons de sa gloire sont errans aujourd’hui qu’il me parait difficile qu’il ne s’en trouve pas un grand nombre heureux de venir chercher ici un repos honorable pendant quelques années. » C’étaient là les impressions d’un homme éloigné d’Europe depuis quatre ans, qui ne se rendait pas compte que le favori de Louis XVIII, après s’être fait, sans conquérir les ultra, l’instigateur de la Terreur blanche, avait changé brusquement de tactique, appelé autour de lui la plupart des anciens serviteurs de l’Empire : les proscrits d’hier étaient les ministres d’à présent ; M. Decazes avait eu accès, comme secrétaire des commandemens de Madame, dans la plupart de ces salons d’attente princiers que Napoléon appelait des antichambres ; il y avait connu quelques chambellans, des préfets, des généraux, divers sénateurs, et même des ministres et des grands officiers de la Couronne. Il a rappelé à peu près tous les proscrits et rouvert l’armée à ceux qui en avaient élevé si haut la gloire sous le drapeau national. Il n’y avait plus à compter « sur n’importe qui. » Il fallait quelqu’un qui voulût se dévouer en se rendant pour jamais illustre. Mme de Montholon se mit en chasse pour le trouver.

D’abord il fallait les autorisations nécessaires. Las Cases, qui, dès qu’il avait connu la situation (en septembre) s’était empressé de s’offrir pour retourner à Sainte-Hélène, avait été refusé, et lord Bathurst n’y avait mis aucun ménagement. « Je suis chargé de vous répondre, écrivait Goulburn à Las Cases le 19 novembre, que Sa Seigneurie ne peut point vous permettre de retourner en cette île. » A la vérité, Las Cases avait montré quel cas il faisait des règlemens qu’il avait promis d’observer, et ainsi s’expliquaient le ton et le fond de la réponse. Serait-on plus heureux avec d’autres ? Mme de Montholon écrit donc, le 31 janvier 1820, à lord Holland pour lui exposer la nullité et l’ignorance des personnes nouvellement arrivées à Sainte-Hélène. « L’Empereur, ajoute-t-elle, a absolument besoin d’un homme qui non seulement ait sa confiance, mais qui sache le comprendre ; c’est la seule consolation qui lui reste, et il n’est que trop à craindre que de longtemps il ne lui en soit pas accordé d’autre. » Son mari ne peut pas partir sans avoir été remplacé. Lord Bathurst, auquel elle s’est adressée, n’a pas refusé formellement, mais il ne s’est pas expliqué sur sa demande.

Lord Bathurst ne paraît point convaincu de la nécessité d’un remplaçant et ses sentimens apparaissent nettement dans la réponse qu’il fait à lord Holland le 15 février : « Quand même Montholon, dit-il, aurait résolu de ne quitter Sainte-Hélène qu’après l’arrivée d’un secrétaire auprès de la personne de Bonaparte, il peut partir, car ce désir est accompli. Le prêtre qu’on a envoyé a été choisi par le cardinal Fesch conformément aux instructions données à Son Eminence par Buonaparte à ce sujet, et ces instructions, comme vous pensez bien, concernaient bien plus les aptitudes civiles que religieuses de la personne en question. » A la vérité, c’était exactement le contraire, et la perspicacité du ministre des Colonies se trouvait en défaut, à moins qu’il ne voulût exercer son ironie ; mais qui eût pu imaginer cette incroyable histoire ? Qui eût pu penser qu’à l’Empereur réclamant un prêtre avec lequel il pût s’entretenir du grand problème, on envoyât un vieillard paralysé et presque stupide, et un pâtre des montagnes de Corse ? Il se trompait encore étrangement, — et pourtant il avait eu en mains des lettres de Montholon à sa femme de septembre, octobre et novembre[9] — lorsqu’il croyait que « la demande de Mme de Montholon n’était autre chose qu’une attrape et que peut-être elle se rapportait beaucoup plus à l’opposition entre Bertrand et Montholon qu’à toute autre chose… « Ce que je veux faire cependant, concluait-il, le voici : J’écrirai à sir Hudson de faire savoir à Buonaparte que s’il exprime le désir de voir venir une personne d’Europe pour remplacer un de ces messieurs (car en effet ils sont tous les deux prêts à s’envoler, mais ils se surveillent réciproquement), le cardinal Fesch et la princesse Borghèse seront chargés de cette affaire. »

Lord Holland atténua, dans sa lettre du 13 mars, les termes au moins rudes dont s’était servi lord Bathurst ; il recommanda une grande prudence et surtout qu’on ne recourût pas à une intervention parlementaire. Le 16 mars, conformément à la promesse qu’il avait faite, lord Bathurst écrivit à Lowe que, par le départ du comte Montholon et du comte Bertrand, la société du général Buonaparte à Longwood devant se trouver essentiellement réduite, le Roi était dans la disposition « d’accéder au désir qu’exprimerait le général en faveur de toute autre personne dont l’arrivée pourrait lui être agréable. Si le général Bonaparte, ajoutait-il, préférait laisser ce choix au cardinal Fesch ou à la princesse Borghèse, je suis tout prêt à lui faire cette communication. »

La reine Hortense, à laquelle sans doute Mme de Montholon s’était adressée par l’intermédiaire de Las Cases pour savoir si elle connaîtrait quelqu’un qui voulût aller à Sainte-Hélène, écrit à Las Cases le 12 mai qu’elle ne connaît personne : « Le général Drouot, dit-elle, est un des hommes que l’Empereur estimait le plus. Il vit, dit-on, à Nancy, retiré du monde et peut-être, s’il connaissait l’isolement où va se trouver l’Empereur, serait-il heureux de partager son infortune. Mais, dans de semblables circonstances, c’est à celui qui veut bien se dévouer à se proposer. Qui oserait l’engager à quitter son pays pour toujours ? » Peut-être, mais d’autre part qui oserait s’offrir pour être le compagnon de l’Empereur ?

Pour Planat, personnage de second plan, la Reine se rend plus facile : « M. de Planat, dit-elle, qui avait désiré l’accompagner une fois, voudrait-il y retourner ? Dans ces tristes circonstances, c’est un dévouement héroïque qu’il faut rencontrer, car l’intérêt n’a plus rien à faire là ! » La Reine connaissait l’humanité. Mais Planat faisait exception, et l’on peut être convaincu que, si l’on avait abordé Drouot, il eût accepté.

Mme de Montholon n’avait point encore osé, à la date du 15 août, s’occuper elle-même de chercher un remplaçant pour son mari : elle avait presque tout de suite trouvé un cuisinier qui devait donner, disait-elle, toute satisfaction, mais il n’en allait pas de même d’un compagnon pour l’Empereur. On l’avait de plus subordonnée à Madame et au cardinal, et l’on peut juger si cela avançait les affaires. « Que ne me permet-on, écrit-elle à son mari le 15 août, de m’occuper seule d’un remplaçant pour toi ? En voulant que la Famille s’en mêle, on a tout paralysé. » Et elle ajoute, le lendemain 16 : « Je n’ai toujours pas de réponse de la princesse Borghèse au sujet de la démarche que je l’ai priée de faire pour ton remplacement. En voulant que la Famille s’en mêlât, on a tout paralysé. Personne ne s’est encore présenté. C’est une chose bizarre que l’appréhension que chacun a d’aller sur votre rocher… La peur est la vertu à la mode et, peur de quoi ? C’est par trop bétel Tu le fais bien des illusions sur les anciennes amitiés et la reconnaissance. » N’y tenant plus, le 19 août, Mn, e de Montholon proposa directement à Planat, par une lettre qu’il ne reçut que vers le 19 septembre, d’aller à Sainte-Hélène ; entre temps, elle reçut le 31 août la réponse qu’elle attendait de la princesse Pauline. « Elle trouve en ma demande, écrit-elle aussitôt à son mari, toute l’authenticité nécessaire, et elle aurait pris sur elle, m’écrit-elle, d’écrire au gouvernement anglais, si Madame et M. le cardinal ne lui avaient fait observer que ces démarches contrarieraient peut-être les vœux de l’Empereur, qui les avait fait prévenir que, lorsqu’il aurait besoin de quelqu’un, il leur en ferait adresser directement la demande ; que ses observations sur l’authenticité indiscutable de ma lettre n’avaient pu l’emporter sur la crainte de faire une démarche qui put mécontenter l’Empereur ; qu’elle ne doute pas que Planat ne se trouvât très honoré du choix, mais que sa santé est dans un tel état qu’il est vraisemblable qu’il ne pourrait l’accepter. »

Sans la clef qu’on en a donnée, cette lettre resterait incompréhensible. Pauline, en revenant par deux fois sur l’authenticité de la lettre de Mme de Montholon, fournit une attestation nouvelle du cas psychologique de sa mère et de son oncle, elle ne peut le révéler ; elle est obligée de suivre les directions qu’ils lui imposent, mais au moins le fait-elle avec des ménagemens et en laissant à Planat quelque espoir.

Il allait au-devant. Le 4 septembre, alors qu’il n’avait pas encore reçu la lettre de Mme de Montholon, il écrit de Trieste au cardinal et à Madame des lettres en termes presque identiques : le prince Félix (Baciocchi), à la personne duquel il est resté attaché depuis la mort de la princesse Elisa, vient, dit-il, d’apprendre par M. de Possé, le gendre de Lucien, que l’Empereur a témoigné le désir de l’avoir auprès de lui. « L’attachement et la confiance dont m’honore Son Altesse, ajoute-t-il, eussent été sans doute un obstacle pour tout autre motif de déplacement, mais, quand il s’agit de l’Empereur, aucun sacrifice ne coûte au prince et il me verra avec plaisir remplir la tâche honorable que je m’étais imposée il y a cinq ans. Il me reste maintenant à prier Votre Eminence d’être mon guide et mon appui dans cette circonstance. » Planat entre à ce propos dans des détails sur ses démêlés avec le roi Jérôme dont il redoute « le ressentiment implacable » pour n’avoir pas voulu, étant à son service, être le témoin de sa ruine après l’avoir été de ses prodigalités. »

Fesch ne saisit même pas ce prétexte pour écarter Planat : il lui oppose un refus tranchant, conçu en ces termes tendancieux : « M. de Possé n’étant point ici, écrit-il le 23 septembre, je n’ai pu connaître par quelle voie il a appris que l’Empereur témoignait le désir de vous avoir auprès de lui ; mais c’est sans doute un malentendu, puisque, toutes les fois qu’on a demandé quelques personnes à Sainte-Hélène, c’est à moi qu’on s’est adressé. C’est peut-être quelque intrigant qui veut se rendre intéressant et qui écrit d’Angleterre, donnant ses propres idées pour celles de l’Empereur ou peut-être est-il intéressé à cela. Au surplus, nous pensons qu’il n’y a pas lieu d’envoyer d’autres personnes à Sainte-Hélène. »

Fesch ment sciemment. La lettre de Mme de Montholon du 31 août prouve que la princesse Borghèse était prévenue, qu’elle avait avisé sa mère et son oncle et qu’elle avait essuyé un refus dont elle avait cherché à pallier les termes ; mais Planat ne se contente point avec la lettre qu’il a reçue de Son Eminence. Il répond qu’une lettre de Mme de Montholon qu’il vient de recevoir ne s’accorde point avec celle que lui écrit Son Eminence et quoique avec un très grand respect il pose la question sur son véritable terrain. « Si je m’en rapportais à Mme de Montholon, écrit-il, je ne pourrais m’empêcher d’être affligé et presque blessé du mystère qu’on m’a fait de cette démarche. J’osais croire que mon attachement et mon dévouement pour l’Empereur, éprouvés par six années de malheurs et de persécutions, méritaient de la confiance et quelques égards, seule récompense que j’ambitionne. »


III

Sur quoi, Fesch rompt toute conversation et se renferme dans un silence arrogant. Mais voici qui va changer les choses. Le 10 octobre, Montholon annonce a sa femme qu’elle va recevoir plein pouvoir pour choisir son remplaçant avec l’agrément du Gouvernement anglais et sans consulter la Famille. « Comment admettre, écrit-il, que les individus désignés par le cardinal Fesch et la princesse Pauline puissent être mieux choisis que l’homme qui le sera par toi qui connais toutes ses habitudes, tous ses désirs en ce genre et qui enfin peux te concerter avec des hommes qui ont été quinze ans ses ministres. » Il a lui-même désigné, ajoute Montholon, une douzaine de personnes qu’il verrait ici avec plaisir ; et il fournit une liste où plusieurs noms étonnent : Drouot, Arnault, Carrion-Nisas, Fleury de Chaboulon, soit, mais Holland, Desmarets, l’abbé de Pradt ! C’est de Mme de Montholon seule que l’Empereur attend l’homme qui remplacera Montholon : « Ma famille ne m’envoie que des brutes, dit-il ; je désire qu’elle ne s’en mêle pas. Il est impossible de faire de plus mauvais choix que les cinq personnes qu’elle m’a envoyées. »

Assurément, il souhaiterait quelqu’un dont le nom fût connu, peut-être illustre, qui eût marqué sous son règne, et dont la présence près de son lit de mort attestât le dévouement. Ce n’est plus comme tout à l’heure des hommes du second ordre qu’il envisage, mais des ministres, des grands officiers, des sénateurs : le duc de Rovigo, le comte de Ségur, le comte de Montesquiou, le comte Daru, le général Drouot, le comte de Turenne, le baron Denon, Arnault, etc.

« Il eût préféré avant tous, le général Drouot ; quant à l’autre personne, ce pourrait être un civil, même ayant été ecclésiastique, un ancien conseiller d’Etat, un ancien chambellan, ou un ancien confident, un ami avec lequel il eût été lié intimement lorsqu’il était officier d’artillerie, mais un homme lettré, un homme de talent et de gravité dont il pût faire un compagnon. »

En fait de médecins, MM. Percy, Desgenettes, Larrey, ou un médecin à leur choix. « Si M. Desgenettes, M. Larrey ou M. Percy voulait venir, ne fût-ce que pour sa maladie, ils pourraient être assurés d’avoir pour leur vie un équivalent des sacrifices pécuniaires auxquels leur absence de France les exposerait. »

Il a dû penser que Foureau de Beauregard s’était dérobé lorsque, à son défaut, le cardinal lui a envoyé Antommarchi. Celui-ci, à la fin de janvier, abandonne son malade qu’il sait perdu, mais non pas parce qu’il comprend son impuissance : simplement parce qu’il se déplaît à Sainte-Hélène ; il écrit au lieutenant du gouverneur pour demander à être rapatrié. Nouvelle et grave injure à l’Empereur, qui apprend cette démission par une conversation de Lowe avec Montholon. Mais que faire ? Si « insuffisant » qu’Antommarchi soit pour « le secourir, » il est ou se dit médecin et ce titre suffit pour qu’on fasse effort pour garder celui qui le prend, car il n’est point décent qu’on meure hors de la présence d’un porteur de diplôme d’une Université quelconque.

« Quant au remplacement de Buonavita, il est inutile, ajoute Montholon, si on envoie un homme aussi secondaire que lui, car autant ses soins ont été de peu de valeur, autant ceux d’un homme comme M. Duvoisin, l’ancien évêque de Nantes, seraient désirables. Le choix d’hommes pour remplacer Bertrand et moi serait facile, à mon avis, mais celui d’un ecclésiastique d’un mérite assez supérieur pour bien remplir sa mission me semble bien difficile, car il faut nécessairement un homme de l’Église du Concordat de 1802 et qui, à une forte théologie, joigne des mœurs douces, séduisantes et beaucoup d’esprit. »

Pour autoriser les départs, — même pour désigner les individus, l’Empereur « laisserait le choix au roi de France et à ses ministres ; personne à son avis ne pouvait mieux choisir que le gouvernement français, le ministère actuel étant composé de personnes qui l’avaient presque tous servi dans les mêmes fonctions et qui connaissaient parfaitement son caractère et ses habitudes : Pasquier, Mounier, Ségur, Siméon, Dam, La Tour-Maubourg, Decazes ! » Comme il fallait que les dévouemens se fussent faits rares pour que l’Empereur dût demander au roi de France de désigner un de ses anciens serviteurs pour lui fermer les yeux !

Par une délicatesse suprême, il cherche des excuses à celui des siens qu’il devrait accuser de ces choix surprenans et dont nul ne peut soupçonner les atténuantes aberrations. « Le parti qu’a pris lord Bathurst de s’adresser au cardinal Fesch à Rome, et qui paraissait sage, fait-il écrire, s’est trouvé en défaut par l’effet de la surveillance exercée sur tous les membres de la Famille et de l’impossibilité où ils sont de correspondre avec la France. » Aussi le couvre-t-il lorsqu’il ajoute : « Tout ce qu’il est nécessaire de faire ne peut l’être que par l’intermédiaire du gouvernement anglais ou français. »

Soit que Mme de Montholon n’ose point présenter sa requête, soit qu’elle se heurte à des refus ou à des fins de non-recevoir, il ne se trouve personne qu’on connaisse parmi les hommes désignés par Napoléon qui consente à entreprendre le voyage. Reste Planat, — capitaine hier, aide de camp du Sage de la (Grande Armée, chef d’escadron ad honores, après Waterloo, — quelqu’un de la foule, quelqu’un de l’armée et du peuple, quelqu’un qui ne tient de l’Empereur ni titre ni dotation, quelqu’un qui ne l’a pour ainsi dire jamais approché et qui n’a participé à rien de son intimité ni de sa faveur. Repoussé par Fesch, il a accepté avec joie la proposition de Mme de Montholon : « J’espère, lui a-t-il écrit, que vous n’avez pas mis en doute un seul instant mon inaltérable dévouement et ma résolution d’aller partager la captivité du plus grand et du meilleur des hommes. » Mais il faut une démarche officielle qui vienne de Longwood, et, au 16 novembre 1820, Mme de Montholon n’a encore reçu aucune autorisation. Elle renouvelle en décembre sa demande de laisser partir Planat. « Dieu veuille que je réussisse, écrit-elle. Comme il n’y a rien à dire contre lui, qu’il n’est point marquant, qu’il n’a joué aucun rôle politique, si on le refuse, je serai forcée d’en conclure qu’on ne veut pas encore de remplacement. »

Enfin, l’autorisation arrive : elle est le 10 mai 1821[10] aux mains de Planat, qui écrit aussitôt à Madame pour prendre ses ordres, ceux du cardinal, du roi Louis et de la princesse Pauline. À cette lettre, le cardinal répond le 30 juin, au nom de sa sœur et au sien : « Elle me charge de vous répondre que nous ne pensons pas que vous deviez entreprendre le voyage auquel vous êtes décidé. Soyez certain que si l’on avait besoin de quelqu’un, c’est à moi qu’on en aurait écrit et qu’on ne se serait pas adressé a des étrangers pour vous engager à faire ce qui est d’ailleurs dans votre cœur… Je prie Dieu qu’il vous éclaire, afin que vous n’ayez pas à vous repentir de la décision que vous prendrez. »

Planat, à la vérité, s’est rendu odieux à la reine Catherine : « C’est, écrit-elle, un être immoral, fourbe et tartufe, » mais cette opinion n’a influé en rien sur celle de Fesch, qui ne communique pas plus à la Famille les résolutions qu’il adopte que les renseignemens qu’il reçoit de Bertrand.

Mme de Montholon a réuni, outre Planat, un médecin et un prêtre : le baron Desgenettes, invité par le ministre des Affaires étrangères de France à désigner un médecin propre à être envoyé à Sainte-Hélène, a, sur le conseil de l’ambassadeur d’Angleterre, choisi le docteur Pelletan fils, médecin du Roi par quartier, l’un des hommes qui honorent le plus la science française, Consulté par le ministre, M. de Quélen, coadjuteur de Paris, a répondu : « J’irai, moi, je m’offre volontiers pour conquérir cette âme à Dieu ; » sur les représentations du ministre relativement à l’âge du cardinal de Périgord, auquel il doit succéder, M. de Quélen a désigné M. Deguerry qui vient d’être ordonné prêtre, mais dont le mérite est déjà éclatant. De plus, patriote à la bonne façon, car, en 1814, il s’est échappé du collège de Villefranche pour demander des armes au maréchal Augereau. Il semble enfin que Mme de Montholon ait pensé à faire offrir par Gourgaud une place de secrétaire à Casimir Bonjour. « Voulez-vous être secrétaire de l’Empereur, lui aurait dit Gourgaud qui le voyait pour la première fois à un dîner chez Mme Tiran, sa sœur… L’Empereur désire un homme de lettres capable, jeune et obscur. Si la place vous convient, je sais par ma sœur que vous convenez parfaitement à la place. Je vous choisis !… » Mais à l’Empereur, Bonjour préfère, à ce qu’il dit lui-même dans ses précieux Mémoires, la Comédie-Française où il a une pièce reçue, et il refuse. Mme de Montholon engage pour le remplacer et pour servir de précepteur à ses fils un M. Audrand, professeur à Juilly, car, dans l’impossibilité où est Montholon d’abandonner l’Empereur dont les jours sont comptés, elle va le rejoindre avec ses enfans. Tout le monde fait ses préparatifs et Planat, muni des lettres d’Hortense et de Julie pour l’Empereur, s’apprête à rejoindre la petite troupe, lorsque l’on apprend que l’abbé Buonavita et le valet de pied Gentilini sont arrivés en Angleterre. Partis de Jamestown le 17 mars, ils ont touché terre vers le 2 mai. Mais on les a retenus à Portsmouth à bord du Flamen, bâtiment de l’Alien Office jusqu’à ce qu’on ait reçu par le chargé d’affaires de France une réponse à la demande qu’ils ont faite d’être débarqués à Cherbourg. Le ministre, M. le baron Pasquier, répond à M. de Caraman qu’il ne lui sera sans doute pas difficile d’obtenir qu’ils soient transportés dans les Pays-Bas ; et en effet le chargé d’affaires informe M. Pasquier le 15 mai qu’ils vont être menés à Rotterdam. Ils y arrivent le 20, et se rendent à Bruxelles d’où ils gagnent Paris ; le 1er juin, des passeports sont délivrés, à Gentilini pour l’île d’Elbe, à Buonavita pour Rome.

O’Meara cependant a appris le 18 mai l’arrivée de Buonavita, et il en a aussitôt informé Madame. Il a obtenu, le 22, de nouveaux détails : « Antommarchi, écrit-il, ne sait plus quoi faire pour guérir son malade dont l’état empire chaque jour. » Il donne des nouvelles du prochain départ du ménage Bertrand. « Par suite de tous ces départs, ajoute-t-il, on a adressé une note officielle au gouvernement anglais, dans laquelle on demande des remplacemens. On veut quatre personnes dont une ayant servi, un aumônier et un médecin. »

Il ne saurait être douteux que cette lettre adressée à Madame fut interceptée par le cardinal ainsi que les lettres suivantes que dut écrire O’Meara, lequel, ayant rejoint Buonavita et ayant reçu de lui de déplorables nouvelles de l’Empereur, écrivait le 19 juin à lord Bathurst que, la crise actuellement arrivée ayant été officiellement annoncée par lui, il demandait à retourner à Sainte-Hélène. Le 29 juin, la princesse Pauline écrit à lady Holland : « Je profite d’une bonne occasion pour me rappeler à votre souvenir et vous prier de vouloir bien me donner des nouvelles de mon bien-aimé frère dont l’état de santé m’inquiète beaucoup par les bruits que l’on fait répandre sur son mauvais état. Nous n’avons reçu aucune nouvelle du prêtre qui est arrivé de Sainte-Hélène ; il vous serait peut-être possible de vous en informer et de me donner ces nouvelles positives. »

Ainsi, même les lettres d’O’Meara qu’il connaît et dont il sait l’existence authentique, même les lettres de Buonavita qui est son homme et qu’il a lui-même désigné, Fesch supprime tout et, tant il est asservi aux individus qui l’exploitent, il se refuse à admettre toute nouvelle qui arrive du dehors et qui contrarie sa folie.

Après deux mois de voyage depuis l’Angleterre, Buonavita arrive le 10 juillet à Rome. Il est porteur d’une lettre de Montholon pour la princesse Pauline datée du jour même de son départ de Sainte-Hélène, le 27 mars. Montholon ne laisse aucun espoir. « Plusieurs rechutes se sont succédé, dit-il, depuis le milieu de l’année dernière et chaque jour son dépérissement a été sensible. Sa faiblesse est extrême : il a peine à soutenir la fatigue d’une promenade d’une demi-heure au pas, en calèche et ne peut marcher, même dans ses appartenions, sans être soutenu. A la maladie de foie se joint une autre maladie endémique dans cette île. les intestins sont gravement attaqués., Aucune fonction digestive ne s’opère plus et l’estomac rejette tout ce qu’il reçoit. Depuis longtemps, l’Empereur ne peut plus manger ni viande, ni pain, ni légume, il ne se soutient plus qu’avec des consommés ou des gelées. »

Forte de cette lettre, la première venant de Sainte-Hélène qu’il lui ait été permis de lire depuis deux ans, Pauline se résout à attaquer. « On voulait me cacher l’arrivée de l’abbé Buonavita, écrit-elle le même jour à Planat. Il était dans la chambre de maman quand je suis allée pour prendre congé, car je partais pour Frascati, mais on me refusa sa porte. Heureusement, j’ai appris par le portier que l’abbé était là. Je suis montée. Maman ne me disait rien. J’ai donc été obligée de lui dire que je le savais et que je voulais voir l’abbé et savoir des nouvelles de l’Empereur. Elle me dit que l’on attendait le cardinal et que l’Empereur était furieux contre moi pour avoir reçu des Anglais. Je n’ai connu le marquis d’Anglesea que chez Madame. Sa femme, qui est charmante, me donna des preuves d’amitié. C’est un homme de cinquante-cinq ans, laid, mais aimant l’Empereur et sa famille. Mon oncle ne quittait pas la duchesse (car il est duc d’Hamilton depuis la mort de son père).

« Maman et mon oncle ne croient pas tout à fait que l’abbé Buonavita ait laissé l’Empereur à Sainte-Hélène, car ils me disaient : « Je n’en crois rien. L’Empereur n’est plus là, je le sais. » Enfin mes peines sont affreuses.

« Je me suis jetée aux pieds de maman, je lui ai expliqué toute cette intrigue et je l’ai suppliée, au nom de l’honneur, de renvoyer cette femme et ce prêtre ; mais elle s’est emportée contre moi, en disant qu’elle était bien la maîtresse de voir qui elle voulait. Elle est soutenue par mon oncle et Colonna…

» Même l’arrivée de l’abbé Buonavita n’a pas encore convaincu Madame et le cardinal. Enfin, c’est après une scène terrible entre nous que maman commence à être ébranlée, mais cette scène a été si vive que je me suis brouillée à ne revoir jamais le cardinal. C’est un grand bonheur que l’abbé ait eu une lettre à me remettre directement, sans cela, on m’aurait tout caché.

« L’on n’a pas bien traité l’abbé Buonavita, car maman lui a demandé si véritablement il avait vu l’Empereur ; le pauvre homme si affectionné a été bien peiné. Je le mène avec moi à Frascati, car on ne lui donnera pas un sou. »

Dès qu’elle eut lu la lettre de Montholon et qu’elle eut vu l’abbé, Pauline a pris son parti. Sans désemparer, elle écrit à lord Liverpool. Elle lui adresse les lettres qu’a apportées Buonavita, elle réclame que l’Empereur soit changé de climat. « Si la demande ci-jointe m’était refusée, ce serait pour lui une sentence de mort et je prie qu’il me soit permis de partir pour Sainte-Hélène afin d’aller rejoindre l’Empereur et recevoir son dernier soupir… L’état de ma santé ne me permettant pas de voyager par terre, mes intentions sont de m’embarquer à Civita Vecchia pour me rendre de là en Angleterre et y profiter du premier vaisseau qui fera voile pour Sainte-Hélène… Je sais que les momens de Napoléon sont comptés, et je me reprocherais éternellement de n’avoir pas employé tous les moyens qui pourraient être en mon pouvoir d’adoucir ses dernières heures et de lui prouver tout mon dévouement. »

Bien qu’elle eût passé quatre nuits à écrire et à copier des lettres « pour faire connaître la triste position de l’Empereur, » elle répond le 15 à la lettre du général Montholon. « Aussitôt, dit-elle, que le danger de l’Empereur m’a été connu, j’ai fait toutes les démarches possibles pour faire connaître son horrible position. J’ai même demande à le rejoindre à Sainte-Hélène, plutôt que de le savoir mourant sans personne de sa famille qui puisse recevoir son dernier soupir. Je n’ai consulté que mon cœur en faisant cette demande, car je suis loin d’être comme je le voudrais, mais j’espère que mes forces me soutiendront pour prouver à l’Empereur que personne ne l’aime autant que moi. » Il convient de rendre à Madame cette justice qu’une fois ses yeux dessillés, elle accepte la situation. Dans la journée du 14, elle pense adresser au parlement anglais une pétition que O’Meara lui a envoyée toute rédigée ; elle écrit à O’Meara ; elle écrit à Lucien ; elle écrit à lord Holland ; elle écrit à lord Liverpool ; elle écrit à Marie-Louise. Quant à Fesch, il se contente d’adresser à Las Cases une lettre d’affaires ; il parle de deux traites de 20 000 francs chacune, dont il n’a pas été prévenu, et qui sont restées impayées : il parle de 27 000 francs qu’il a payés pour Gentilini, Antommarchi, Buonavita : il chargé Las Cases de solder, sur les fonds qui ont dû rester dans ses mains, 24 000 francs que Bertrand a chargé Madame de compter à Mme de Montholon. Pas un mot de l’Empereur. Sa lettre est d’un homme désappointé, qui n’est point convaincu. Elle est sèche et sotte. Quel remords pourtant s’il avait compris !

Le 16 juillet, on fut avisé à Rome que l’Empereur était mort à Longwood le 5 mai à cinq heures quarante-neuf de relevée, soixante-douze jours auparavant. On l’avait appris à Londres le 4 juillet ; à Paris le 5 et le 6 ; à Baden en Suisse le 14 ; à Rome le 16 ; à Trieste le 17 ; Joseph ne le sut à Saratoga que le 10 août.

À ce moment, Madame se préparait à réclamer le corps de son fils. L’Empereur, dans cette lettre qu’il avait dictée à Montholon le 28 avril et qui devait être datée du jour de sa mort, avait fait écrire à Lowe ; « Je vous prie de me faire connaître quelles sont les dispositions prescrites par votre gouvernement pour le transport de son corps en Europe. » Par son testament, il a exprimé le désir « que ses cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français qu’il a tant aimé. » Mais l’oligarchie britannique a pris ses mesures : si, dans les instructions données à l’amiral sir George Cockburn, lord Bathurst avait admis que, après son décès, Napoléon fût ramené en Angleterre, pour que sans doute on y acquît la certitude qu’il était mort, le ministre trouva par la suite que mieux valait laisser ce cadavre dans l’ile perdue, et d’en confier la garde à l’Océan. Dès le 18 septembre 1817, il écrivit à Hudson Lowe : « Vous ne regarderez plus, en cas d’un pareil événement, cette instruction comme en vigueur ; mais vous prendrez des mesures pour ensevelir le général Buonaparte à Sainte-Hélène, avec les honneurs militaires. » L’ordre fut renouvelé en 1820 de ne point laisser sortir de l’île la dépouille mortelle du général Buonaparte ; mais refusera-t-on son cadavre à sa mère ? Ce droit qu’on reconnaît aux mères des suppliciés de réclamer le corps de leur enfant, le déniera-t-on à la mère de Napoléon ?

Elle s’adresse d’abord au comte Bertrand : si l’Empereur a exprimé la volonté positive d’être inhumé à Sainte-Hélène, elle ne présentera point sa requête au gouvernement britannique. Dans le cas, au contraire, où l’Empereur n’aurait pas exprimé la volonté absolue d’être inhumé à Sainte-Hélène, ou bien dans le cas où il n’aurait exprimé cette volonté que pour empêcher ses restes d’être profanés à Westminster, « mon désir, écrit-elle, est que vous ne perdiez pas un moment pour présenter ma requête à lord Castlereagh. » Aussitôt elle expédiera à Londres quelqu’un de sûr, chargé de sa procuration, pour recevoir et lui amener ces restes précieux, objet de son éternelle douleur.

Il est fâcheux que Madame n’ait point rédigé elle-même sa demande au gouvernement anglais. Elle tenait toute dans la première phrase : « La mère de l’empereur Napoléon vient réclamer de ses ennemis les cendres de son fils. » Les déclamations qui suivent n’y ajoutent rien ; seulement cette phrase : « Mon fils n’a plus besoin d’honneurs, son nom suffit à sa gloire ; mais j’ai besoin d’embrasser ses restes inanimés. C’est loin des clameurs et du bruit que mes mains lui ont préparé dans une humble chapelle une tombe. Au nom de la justice et de l’humanité, je vous conjure de ne pas refuser ma prière. Pour obtenir les restes de mon fils, je puis supplier tout le ministère ; je puis supplier Sa Majesté Britannique ; j’ai donné Napoléon à la France et au monde. Au nom de Dieu, au nom de toutes les mères, je viens vous supplier, Milord, qu’on ne me refuse pas les restes de mon fils. »

On ne lui répondit pas.


Frédéric Masson
  1. J’ai commencé cette démonstration par une conférence faite le 27 mars 1908, à la Société des Conférences, sous le titre : « les Missionnaires de Sainte-Hélène, » et, à la suite d’incidens qu’il est inutile de rappeler, j’en ai publié la documentation entière dans le volume intitulé Autour de Sainte-Hélène. Première série. Je l’ai reprise et coordonnée dans le volume intitule : Napoléon à Sainte-Hélène, paru en 1912.
  2. En sa qualité de grand aumônier de France.
  3. Il s’agit ici de Lepage, sur lequel on peut consulter : Les cuisiniers de Napoléon dans Autour de Sainte-Hélène, 2e série.
  4. En 1809.
  5. Antommarchi était né en Corse, soit : mais il existe de lui toute une série de documens où il se proclame le sujet du grand-duc de Toscane, « le très humble serviteur et sujet de Son Altesse Impériale et Royale. »
  6. 11 juillet 1821.
  7. 15 juillet 1821.
  8. Il convient de remarquer que l’on ne saurait garder aucun doute sur l’impossibilité où se trouvait François Antommarchi de rédiger les Mémoires qu’on a publiés sous son nom, en 1825, et dont il a signé chaque exemplaire, il a pu fournir quelques notes à un des teinturiers aux gages de l’éditeur Barrois. On ne peut qu’être frappé de la forme du dialogue à l’Alexandre Dumas. Or, Dumas fait ses débuts officiels en 1826.
  9. Les lettres du comte et de la comtesse de Montholon publiées par M. Gonnard sont extrêmement, incomplètes et presque tout ce qui est relatif aux querelles de Montholon avec les Bertrand y est omis.
  10. Cinq jours après que Napoléon est mort à Sainte-Hélène.