L’Épaulette/14

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Fasquelle (p. 268-277).
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XIV


Les scandales de la fin de 1887 ne m’ont surpris qu’à moitié. Avant le déchaînement de la tempête, le paysage a déjà changé son aspect ; tout événement important, avant de se produire, semble préparer son atmosphère, son cadre. Des bruits, des rumeurs, des éclats fâcheux, des esclandres, des révélations honteuses faisaient prévoir à beaucoup que des turpitudes énormes, avant longtemps, allaient s’étaler au grand jour. C’était une chose dont, pour ma part, j’étais convaincu ; dont des entretiens que j’avais eus avec mon père, Raubvogel et plusieurs autres personnes bien informées, ne me permettaient pas de douter. Le général de Porchemart et Delanoix eux-mêmes, bien que tenant pour les parlementaires, laissaient entendre qu’ils n’étaient point sans inquiétudes. Et toutes les craintes et tous les espoirs que j’avais entendu exprimer de différents côtés me furent résumés clairement, vers la fin d’octobre, à l’Hôtel des Invalides.

Une note de service, que j’avais à remettre à l’officier principal d’administration, m’a mis en rapport avec l’un des cinq secrétaires civils attachés à sa personne. Et il s’est trouvé que ce secrétaire n’était autre qu’un jeune israélite dont j’avais fait la connaissance autrefois chez Raubvogel, M. Issacar, celui-là même auquel Gédéon Schurke prédisait, en raison de son intrépidité sexuelle, un brillant avenir. Nous avons causé. M. Issacar n’est point surchargé de travail ; il ne se plaint pas de la situation qu’il occupe aux Invalides et qu’il doit à son coreligionnaire Camille Dreikralle. Son emploi n’est qu’une sinécure ; ainsi, d’ailleurs, que presque tous les emplois du personnel de l’Hôtel. Ce personnel n’a pas varié depuis l’époque où les Invalides servaient de refuge à trois mille hommes ; il est de cent vingt-cinq individus ; et le nombre des malheureux qu’hospitalise l’Hôtel s’élève aujourd’hui à cent vingt tout au plus. M. Issacar n’est point hostile aux sinécures, au moins pour son compte ; elles conviennent, dit-il, aux tempéraments méditatifs et philosophiques, toujours utiles à l’humanité ; et il approuve presque le gouvernement de les entretenir avec un soin jaloux.

— Il est seulement regrettable, a-t-il dit, que ce pauvre gouvernement ne veille pas aussi jalousement sur lui-même. L’honnêteté n’est pas nécessaire au système parlementaire ; j’oserai même dire qu’elle lui est funeste. Car le système parlementaire est, par essence et définition, une représentation, c’est-à-dire un simulacre instable ; et l’honnêteté est une réalité rigide ; il y a donc incompatibilité, grosse de périls. Mais un certain décorum est indispensable. Nos honorables en manquent trop. Du haut en bas, — je devrais dire du bas en haut, afin de monter jusqu’à l’Élysée, — c’est la même chose. Qu’on vende tout, je l’admets ; qu’on empoche son salaire en public et qu’on fasse trébucher la monnaie sur la tribune, je ne l’admets pas. Quand Judas recevait ses trente pièces d’argent, il se les faisait présenter dans une bourse. Il donnait là un grand exemple, qu’on a trop vite oublié. Enfin… Les parlementaires ne sont pas solides ; le gouvernement peut s’effondrer d’un moment à l’autre ; Boulanger a plus de chances que jamais. Il a des chances, surtout, parce qu’il tient Paris, quoi qu’on en dise. Ce Paris est réellement absurde ; c’est une éternelle dupe, qui passe d’un extrême à l’autre, ainsi que toutes les dupes. Il a été Cosmopolite enragé ; le voilà Nationaliste féroce. (J’invente le mot ; il fera fortune.) Vous savez quelles sympathies il avait témoignées aux peuples opprimés, à la Pologne, à l’Italie, à l’Irlande ; pendant la Commune, c’est-à-dire dès qu’ils trouvent une occasion propice, les Polonais comme Dombrowski et les Italiens comme La Cecilia brûlent les monuments de Paris ; et les Irlandais, comme Mac-Mahon, en fusillent les habitants. Voilà pourquoi ils veulent se livrer aujourd’hui à un César indigène. C’est un grand malheur, voyez-vous, que Wellington ait empêché Blücher de détruire Paris lors de la chute du premier Empire. La France ne serait point ce qu’elle est ; une nation dont toutes les forces, et la puissance militaire elle-même, sont organisées pour la misérable routine administrative et non pour la vie active et large ; une nation qui ne témoigne de son existence que par des soubresauts grotesques. La France demande un sabre ! Ce n’est pas d’un sabre qu’elle a besoin : c’est d’un forceps ; elle est pleine d’intelligences qu’elle hait imbécilement et auxquelles elle refuse de donner le jour… Pour le moment, je crois que le gouvernement roulera au fond du fossé, un de ces matins ; que le Boulangisme n’aura pas la force de l’enfoncer dans la vase ; et que le Parlementarisme se relèvera pour un temps.

Et voilà que, à la fin de novembre, la première partie de la prophétie de M. Issacar s’accomplit. Les scandales viennent de monter aussi haut qu’il l’avait prédit. Le Président de la République vient d’être sommé de donner sa démission. Peut-être demain la France se soulèvera-t-elle ; peut-être l’armée sera-t-elle appelée à maintenir l’ordre. On prend, à la hâte, des précautions. Les commandants de Corps d’armée, qui se trouvaient tous à Paris pour les promotions de fin d’année, reçoivent l’ordre de regagner le siège de leur commandement. Ils partent.



Pas tous. Le général Boulanger, commandant le treizième Corps, n’a pas quitté Paris. C’est ce soir, 30 novembre, qu’a lieu le dîner de la promotion de Crimée-Sébastopol. Des jeunes Saint-Cyriens nommés sous-lieutenants le 1er octobre 1856, le général Boulanger est aujourd’hui le plus élevé en grade : et il ne veut pas renoncer au plaisir de trinquer avec ses camarades. Peut-être, aussi, espère-t-il que ses partisans vont pouvoir tenter quelque chose. L’occasion semble propice. Le peuple a pu se rendre compte de l’effroyable corruption de ses gouvernants actuels ; il a pu voir jusqu’à quel point il était berné, bafoué, volé. Il sait que tout : places, faveurs, distinctions et croix d’honneur, est à vendre au plus offrant, et que les trafiquants à mandat ont ouvert leurs comptoirs partout, des couloirs de la Chambre à l’Élysée, en passant par les ministères. Peut-être en a-t-il assez. Paris, en tous cas, semble surexcité au plus haut point, frémit comme dans l’attente d’un événement considérable, imminent. Cette agitation fébrile de la grande cité ressemble sans doute à l’exaspération d’une forte femme, lasse enfin des parasites auxquels elle a permis trop longtemps de vivre à ses crochets ; ou bien, elle peut ressembler encore à l’émotion d’une vieille coquette hésitant à essayer une nouvelle toilette qui la rajeunira ou la rendra ridicule. Je pencherais plutôt vers la seconde comparaison.

Mon père, auquel je fais part de mon sentiment, hausse les épaules, ricane, sifflote. Il m’a envoyé un télégramme me priant de venir le voir au plus tôt. Maintenant, qu’a-t-il à me dire ? Pas grand’chose, sinon qu’il assiste au dîner de la promotion Crimée-Sébastopol, chez Narquerie, et qu’il me recommande de venir le retrouver au restaurant, à onze heures. En uniforme ? Non, en civil. Pourquoi faire ? Je verrai ; mais, comme il est six heures passées, il lui faut se hâter de se mettre en tenue. Alors, à ce soir ? À ce soir.



J’ai à peine eu le temps de pénétrer dans un petit salon qui précède la salle où se termine le bruyant banquet, que mon père vient me rejoindre.

— Jean, me dit-il à demi-voix en me prenant par la main et en m’attirant dans un coin, je compte absolument sur ta discrétion. Tu vas être mis au courant d’une combinaison politique de la plus haute importance et qui, j’espère, réussira. Nous nous sommes décidés à insister auprès du Président pour qu’il ne donne pas la démission qu’on lui réclame, et à lui offrir un excellent moyen de conserver le pouvoir. Un personnage de nos amis, ici présent, doit se rendre immédiatement à l’Élysée. Tu vas l’accompagner ; c’est entendu. Un plan magnifique, tu verras. Je suis sûr du succès. Et le succès, ça nous vaudra quelque chose. Pour mon compte, je deviens chef de la Maison militaire du Président. C’est de l’or en barre. Quant à toi, ton avenir… Mais pas de temps à perdre. Je vais chercher notre ami ; un moment…

Mon père disparaît, et revient deux minutes plus tard, accompagné du personnage dont il m’a parlé. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, grand, sec, physionomie ouverte, traits accentués et légèrement fatigués. Mon père me présente, le Personnage me serre la main, et nous partons.

Nous montons dans un coupé de cercle qui attend devant le restaurant et qui, rapidement, nous conduit faubourg Saint-Honoré. Le Personnage descend, pénètre dans le Palais. Il est convenu que je dois l’attendre dans la voiture. J’attends.

J’attends, sans exagération, une bonne heure. Le Personnage est-il mort ? Y a-t-il des oubliettes à l’Élysée ? A-t-il été saisi par Wilson, qui l’a ligotté avec des grands cordons de la Légion d’honneur, l’a bâillonné avec de vieux numéros de la Petite France, l’a marqué au front du cachet présidentiel, et ne le relâchera que contre rançon ?… Suppositions excessives, craintes chimériques. Voici le Personnage qui revient, le sourire aux lèvres ; les lueurs d’un bec de gaz, un instant, éclairent ce mince sourire. Il donne une adresse au cocher, s’installe auprès de moi, et, pendant que le coupé repart au grand trot, me met au courant du résultat de sa visite.

— Ça y est ! Ça y est ! Le Président accepte. Je savais bien, moi, qu’il accepterait. Grévy est un vieux renard qui connaît à fond le tempérament français, qui sait que le peuple, en dépit de tout, a la défiance des phraseurs et des parlementaires, et qu’il ne les suivra jamais s’il peut faire autrement. Grévy se rappelle qu’il n’a dû son élection à la présidence de l’Assemblée de Bordeaux qu’à ce fait qu’il avait contrecarré la Délégation de Tours, Gambetta et sa queue ; et il sait que ce sont les gambettistes d’alors et leurs petits, gavés aujourd’hui, qui hurlent après ses chausses. Il m’a écouté silencieusement, puis s’est levé. « J’ai besoin, m’a-t-il dit, de considérer sérieusement la proposition que vous me faites. Veuillez m’accorder un quart d’heure de réflexion. » Il m’a laissé seul et n’a reparu qu’au bout d’une longue demi-heure. « Je consens, a-t-il déclaré, à toute combinaison qui me permettra de ne point quitter mon poste comme un serviteur infidèle ou comme un soldat déloyal. Quelles que soient les fautes commises autour de moi, et qu’on a fort exagérées, je n’en suis pas responsable. Que gagnerait le pays à mon départ ? Rien. Il verrait s’ouvrir une ère de troubles misérables et de scandales monstrueux. Ah ! si vous connaissiez ceux qui nous jettent des pierres à présent ! Je les connais, moi, les scélérats, et je n’ai pas l’intention de me faire, de gaîté de cœur, leur bouc émissaire. Donc, si vous pouvez, d’ici deux heures du matin, trouver les éléments d’un cabinet solide, je suis votre homme. J’adresserai immédiatement aux Chambres un message dans lequel je déclarerai que je reste en fonctions ; je constituerai un nouveau ministère ; le général Boulanger aura le portefeuille de la Guerre ; des gens sérieux seront les titulaires des autres portefeuilles. Ce cabinet aura pour première mission de prononcer la dissolution du Parlement et de procéder à des élections générales. Je donnerai la parole au peuple. Maintenant, un point reste à débattre. Il faut, comme président du Conseil, un homme de caractère irréprochable, qui ait la confiance de la population. Qui voyez-vous ? » J’ai proposé Anatole du Foyer, l’intégrité privée, l’impartialité politique en personne ; et, au cas où il n’accepterait point, Klocroy, cher aux Parisiens, surtout comme parent du poète. « Bien, a dit le Président ; revenez avec l’un d’eux et le général. Je vais rédiger mon message ; après avoir conféré avec ces messieurs, je l’enverrai à l’Imprimerie. Je vous attends jusqu’à deux heures. » Et voilà.

— Alors, demande-je, tandis que le Personnage se frotte les mains, nous allons chez Anatole du Foyer ?

— Oui ; un être vide et pompeux, que la dérision du Sort a transformé en symbole vivant de l’Honneur ; une moule ; juste ce qu’il nous faut. Dans quelques semaines, nous aurons enfin un gouvernement fort, un Parlement plein d’hommes intelligents. Et puis, la revision de la Constitution, et puis… La France, mon jeune ami, est sur le point de s’engager dans une voie nouvelle…

La voiture s’arrête et nous allons sonner à la porte de la maison qu’habite M. du Foyer. Avec quelque difficulté, nous pénétrons jusqu’à son appartement. Un domestique nous apprend que son maître est absent. Est-ce vrai ? Absolument sûr. Où pouvons-nous espérer le trouver ? Le domestique ne sait pas ; il nous donne une adresse, deux adresses. Nous voilà repartis, brûlant le pavé, carillonnant aux portes des maisons indiquées, nous informant. En vain. Anatole du Foyer n’a été vu nulle part ; on dirait un être légendaire, une création de l’imagination vertueuse des foules.

— Où est-il passé ? Où s’est-il caché ? demande le Personnage en se tordant les mains. Dans quelle cave s’est-il terré ?… Ah ! l’animal ! Voilà trois quarts d’heure qu’il nous fait perdre. C’est assez. Tant pis pour lui. Rabattons-nous sur Klocroy.

Chez Klocroy — pas de Klocroy. On pense que nous pourrons le rencontrer aux bureaux du journal Le Falot. C’est une chose dont, pour mon compte, je suis loin d’être certain. Je commence à croire, ou à une facétie du hasard, ou à une conspiration d’un nouveau genre. Mais le Personnage est d’un autre avis.

— Si l’on nous dit que Klocroy est peut-être au Falot, prononce-t-il dès que le coupé s’est remis en route, c’est qu’il y est sûrement. Et s’il est au Falot, c’est qu’il est au courant de tout.

— Mais qui l’aurait informé ?…

— Les murs. Les murs ont des oreilles… S’il est au courant de tout et s’il ne disparaît pas de l’horizon, c’est qu’il est prêt à accepter. Du reste, nous allons bien voir ; nous voici arrivés. Voulez-vous m’attendre cinq minutes ?

Le Personnage descend, disparaît. J’attends donc, sans impatience ; mes pensées, si elles n’étaient point aussi indifférentes, tourneraient plutôt au scepticisme ; je suis plein de la tranquille certitude que la magnifique combinaison échouera, qu’on ne trouvera pas plus de Klocroy qu’on n’a trouvé d’Anatole. Cependant, un tableau s’ébauche, se complète en mon esprit, de la vie nouvelle qui s’ouvrirait pour la France, si les avides bavards qui la gouvernent faisaient place à des hommes d’action. Puis, je pense à la bonne fortune que ce serait pour mon père et pour moi… mon père, chef de la Maison militaire du Président, moi… Et tout d’un coup, un désir violent me saisit de voir la combinaison réussir ; la conviction m’empoigne qu’elle doit réussir, qu’elle réussira. J’attends anxieusement, comptant les minutes… huit, dix, douze… J’écoute. Il me semble entendre un bruit de pas… Oui. Deux hommes apparaissent ; le Personnage et un autre. C’est Klocroy. Le Personnage me présente rapidement, Klocroy et lui s’installent, je prends place sur le strapontin et nous partons.

Un énervement intense, une sorte de fièvre, s’empare de moi. Je cherche à distinguer le visage de Klocroy, à la lueur des réverbères, à y lire l’énergie véhémente, l’enthousiasme qui me pénètre. Ils restent muets, le Personnage et lui, et il me semble que leur silence est l’expression même d’une inflexible détermination… La voiture remonte une rue, longe le boulevard et s’arrête devant le restaurant Narquerie. Je descends le premier, le Personnage me suit. Juste comme il met pied à terre, une bande de noctambules passe à côté de nous, nous coudoie, nous bouscule un peu. Klocroy, encore dans le coupé, referme violemment la portière et crie au cocher, d’une voix que la terreur étrangle :

— Cocher ! Place de la Bastille ! Vite ! vite !

Le cocher, immédiatement, fouette son cheval qui part comme un trait. Et, muets de surprise et de désespoir, nous regardons la voiture s’éloigner, disparaître. Que faire ? Que faire ?…

— Rien, dit le Personnage, au bout d’un moment. Rien… Non, rien, reprend-t-il d’une voix sourde. Pourquoi ce couard a-t-il fui ? Il a cru que ces noceurs étaient des agents, sans doute, et qu’ils venaient l’arrêter. Ah ! Dieu de Dieu ! des hommes, ça ! Des représentants du peuple ! Allons…

Le Personnage se dirige vers le restaurant, monte l’escalier. Je le suis. Nous pénétrons dans le petit salon. Mon père, au bruit des pas, s’est précipité.

— Eh ! bien ? Eh ! bien ?…

Un silence complet s’est fait subitement dans la grande salle, et il me semble entrevoir, derrière les portières, quelques silhouettes aux aguets. Le Personnage explique, en peu de mots, ce qui s’est passé. Mon père balbutie :

— Mais… mais… mais… mais…

— Foutu, quoi ! conclut le Personnage avec un geste désespéré. Ce ridicule poltron nous a fichus dans le lac, mon vieux. C’est foutu.

Mon père, tout pâle, recule jusqu’au mur, s’y appuie. Une pendule, très distinctement, sonne deux heures.