L’Épaulette/16

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XVI


Un militaire étranger, peu au courant de la politique française, s’étonnerait de voir deux régiments casernés à Malenvers. Cette ville est d’un accès difficile et il est presque impossible d’en sortir ; elle se trouve en dehors de toutes les grandes lignes de communication et l’unique chemin de fer qui y conduit, à voie simple et sinueuse, pourrait à peine être utilisé en cas de mobilisation ; stratégiquement, Malenvers n’a aucune valeur. Malenvers, néanmoins, possède un régiment d’infanterie et un régiment de cavalerie. Voici pourquoi : jusqu’à ces dernières années, Malenvers était un centre anti-républicain, et élisait des députés ultra-réactionnaires ; mais aux dernières élections le gouvernement, qui tenait à assurer le succès de son candidat, un vieil apothicaire nommé Laventoux, promit à la ville une garnison si elle votait bien. Elle vota bien, grâce aux efforts combinés des boutiquiers anxieux de voir augmenter leur clientèle et des femmes qui, d’avance, faisaient fonds sur les culottes rouges pour un supplément de distractions. Laventoux ayant pris place sur les bancs de la gauche démocratique, un régiment de dragons et un régiment d’infanterie débarquèrent dans la ville. L’un eut pour quartier des bâtiments délabrés qui dataient de Louis XV ; l’autre fut caserné dans les ruines d’un couvent. La santé des soldats ne tarda point à se ressentir de ces installations hâtives. Mais cela est de peu d’importance.

Voici une chose plus intéressante : si la plupart des habitants de Malenvers, au moins au moment des élections, sont républicains, les deux régiments peuvent être remarqués, même dans l’armée française, pour leur esprit réactionnaire et clérical. Je parle des officiers ; les soldats, bien entendu, ont abdiqué, en endossant l’uniforme, tous les privilèges du citoyen et n’ont le droit ni de professer une opinion, ni même de l’avoir. Le colonel des dragons est un descendant d’émigrés ; la plus grande partie de ses officiers et même de ses sous-officiers appartient à des familles de traîtres, riches, bien-pensantes ; ces messieurs affectent de mépriser la République ; ces misérables affectent de mépriser le peuple. Le colonel consigne son régiment, en marque de deuil, le jour anniversaire de la mort de Louis XVI. Mon colonel à moi s’appelle Durandin. C’est plus qu’un plébéien ; je me suis assuré que son grand-père était aide du bourreau à Brest, pendant la Révolution. Honteux sans doute de cet honnête ancêtre qui eut la gloire de contribuer au raccourcissement patriotique de quelques centaines d’aristocrates, le colonel Durandin affiche une dévotion extrême et pose au gentilhomme. Il a rétabli en fait, dans son régiment, l’aumônier supprimé par la loi. Il a puissamment contribué au développement de l’œuvre de Notre-Dame des Armées que le colonel de dragons a installée à Malenvers. Les locaux affectés à cette œuvre sont devenus trop étroits. On vient d’inaugurer une nouvelle chapelle. C’est par la voie du rapport que les officiers ont été invités à assister à cette inauguration.

Comme je n’étais pas présent à cette cérémonie, qui fut, paraît-il, imposante, j’ai été fort mal noté. Les mauvaises notes, je pense, ne doivent point m’être épargnées. J’ai la réputation d’un fricoteur et d’un athée ; d’ailleurs, bien que fils de général, je suis certainement très au-dessous du gentilhomme Durandin, dont la noblesse d’âme sut évoluer des bois de justice au bois de la vraie croix ; très au-dessous des fils de bourgeois qui lui font cortège et qui mouillent d’eau bénite leur gaucherie de courtauds, leur ignorance de cancres vaniteux. Quant à songer à me hisser au niveau des seigneurs authentiques dont les aïeux eurent, en Prusse, de si jolis états de service, ce serait de la folie pure. Je sais trop à quelle hauteur la troisième République, qui s’intitule République française, à su placer cette engeance.

On comprend que des gens aussi distingués, aussi supérieurs, ne vivent pas sans un grand train ; il leur faut une nombreuse valetaille. Cette valetaille, ils la recrutent économiquement parmi les citoyens qu’ils ont sous leurs ordres. Et ces citoyens trouvent la chose toute naturelle. Ignorant visiblement qu’ils ne sont envoyés au régiment pendant plusieurs années qu’afin de se mettre en état de défendre leur pays, ils consentent avec joie à consacrer ce temps aux plus serviles besognes. Aux ordres de l’officier, mauvais Français, qui cherche à dresser des laquais au lieu de former des hommes, le soldat, mauvais Français, se soumet avec empressement. Je ne cesse de m’étonner de cette fureur d’asservissement ; je pense parfois que l’obéissance passive est peut-être la forme la plus enthousiaste d’un choix personnel, et qu’il faut autant de courage individuel pour se dépouiller de sa dignité et de son caractère que pour se précipiter dans un torrent ou dans un brasier.

Quel contraste entre l’Armée, conception, et l’Armée, fait ! Et quel pouvoir d’imagination maladive dans les êtres et dans les masses pour qu’ils idéalisent les hommes ou les institutions dont l’horreur et l’imposture s’étalent cyniquement ! Ces réflexions m’ont été suggérées, une fois de plus, par un événement assez banal mais que, pourtant, je veux rapporter ici.

Lorsque je suis arrivé à Malenvers, on m’a assuré que je trouverais à me loger confortablement chez une dame âgée, veuve de général, qui possède une grande maison sur le cours Saint-Gonzague et qui accepte souvent un officier comme locataire. Je me suis présenté chez la vieille dame ; et quel n’a pas été mon étonnement de retrouver en cette septuagénaire une femme que j’ai connue à Versailles, pendant la guerre de 1870, Mme de Rahoul ! J’ai à peine besoin de le dire, Mme de Rahoul a été enchantée de me revoir ; elle a été ravie d’apprendre que je désirais m’installer chez elle ; elle me traite comme son propre fils. Elle vit modestement de sa pension de veuve de général, et de quelque argent apporté, en même temps que la maison, par un héritage. Nous causons souvent, du présent quelquefois, mais surtout du passé. Et je n’ai pu me défendre d’un mouvement de surprise, et même de colère, lorsque je me suis pour la première fois aperçu du culte qu’elle a voué à la mémoire de son mari. Elle ne parle du général de Rahoul qu’avec des larmes dans les yeux et de l’émotion dans la voix. Cette femme, qui est instruite et intelligente, qui est la bonté même et dont le jugement est sain, a gardé pour l’armée et toutes les choses militaires un respect et un enthousiasme qui touchent à la démence. Elle a tout oublié, les humiliations, les souffrances, les insultes et les trahisons ; elle sait seulement que son époux portait la grosse épaulette, honneur immense, honneur complet. Ce n’est point l’ignoble brute que fut son mari qu’elle se rappelle ; elle a conservé seulement le souvenir d’un héros généreux qu’elle auréole d’un halo de gloire et qu’elle encense de tendresse… Souvent en l’écoutant me parler des grandes qualités du défunt, je songe que cette vieille femme symbolise, sans s’en douter, le sentiment populaire.

L’armée… Les hommes sont surtout retenus sous les drapeaux pour l’agrément ou le profit des galonnés, afin de leur créer une permanente raison d’être. Vingt-cinq pour cent sont donnés comme esclaves aux commerçants régimentaires ou comme larbins aux officiers. Vingt-cinq pour cent sont sans cesse employés à des corvées aussi dégradantes qu’inutiles. Le reste est condamné à des travaux pénibles et stériles, à des manœuvres sans objet.

Je pense à cela, ce soir, après avoir lu des pages d’un ouvrage de Hœnig dans lequel est démontrée la nécessité d’exercer spécialement la troupe aux travaux de retranchements, dans lequel il est prouvé que les luttes du futur transporteront en rase campagne la guerre de forteresse. C’est l’évidence même. Les terrassements considérables, rapidement exécutés, joueront dans les conflits à venir le rôle le plus important ; l’usage de la pelle et de la pioche doit être aussi familier au soldat que l’usage du fusil. Voilà une chose dont on se doute peu dans l’armée française. Ruse basse plus encore qu’ignorance, peut-être. Fouir le sol, le travailler et le retourner, rapprocheraient sans doute, moralement, intellectuellement et en fait, l’homme de la terre ; cela lui ferait comprendre que cette terre est le patrimoine de tous les Français, qu’il est abominable et impossible qu’elle appartienne seulement à quelques-uns, et qu’elle constitue la Patrie — toute la Patrie…

Je rouvre le livre de Hœnig sur la tactique de l’avenir, mais je ne puis arriver à lire, même de l’allemand. Je rêve. Je rêve d’une autre France… Après tout, rêver, c’est avoir la foi. Peu militaire, par conséquent.

Je déplie des journaux que je viens de recevoir de Paris. Et je crois rêver encore, ma foi, en lisant dans ces gazettes de longs et élogieux articles concernant mon père. À propos, mon père a été nommé général de division dernièrement, le 1er janvier 1889 (je savais bien que j’avais oublié de vous dire quelque chose), grâce surtout à l’entremise de la baronne de Haulka, très bien en cour, et du petit notaire Larbette auquel le ministre de la Guerre n’a rien à refuser. M. de Trisonaye s’affermit de jour en jour au pouvoir. Il semble vouloir consacrer sa vie entière au service de la France, ainsi que tous les Anciens et tous les Antiques de l’École Polytechnique, — « cette poule aux œufs d’or, dit le président Carnot, qui a donné à la France tant de couvées de bons citoyens ».

Mon père n’a point été couvé par la poule aux œufs d’or (il a toujours préféré les cocottes aux poules) mais c’est un bon citoyen tout de même. La preuve, c’est qu’il vient de publier une brochure, Le vrai Ressort de l’Allemagne, où il prouve que la puissance de nos voisins n’a d’autre base que le respect profond de l’élément civil pour l’élément militaire. « À Berlin, dit-il en un éloquent passage, à Berlin (in Berlin, sagt er,) j’ai vu la foule s’écarter respectueusement devant un capitaine d’infanterie. Voilà ce qu’on ne voit pas en France ! » Hélas ! non ; pas encore ; mais ça viendra. Du moins, la presse l’espère ; elle déclare que la brochure de mon père est un chef-d’œuvre ; et elle le représente comme un officier général du plus haut mérite et du plus grand avenir, comme un tacticien hors ligne et comme un puits de science. De plus, elle parle de l’intégrité qui le caractérise, et déclare que la dignité de sa vie privée défie la calomnie. Ça, par exemple… Pourtant, si c’était vrai, à présent ?



C’est vrai ! C’est vrai ! L’assurance m’en est donnée dès mon arrivée à Paris où je viens, au commencement d’avril, passer les deux mois d’un congé de convalescence (attaque opportune d’influenza). Et qui me la donne, cette assurance ? Mon père lui-même, que je trouve installé dans son ancien bureau du ministère où il a reparu, voici quelques semaines, avec les trois étoiles.

— C’est vrai ; voilà plusieurs mois déjà que ma conduite n’a donné prise aux blâmes du critique le plus sévère. Ma vie a été édifiante. Je le dis non sans orgueil, mais sans joie. Tu ne sais pas, toi, ce que c’est qu’une existence exemplaire ! Ne cherche jamais à le savoir ! C’est trop pénible. Si je t’énumérais tous les plaisirs auxquels il faut renoncer, toutes les habitudes qu’il faut perdre, toutes les relations auxquelles il faut dire adieu, tu ne me croirais pas. Ce qu’on appelle la dignité de la vie, c’est une souffrance de tous les instants ; c’est un supplice, c’est une torture, c’est un martyre ! Ah ! il m’était arrivé bien souvent de me moquer des caractères rigides, de blaguer les gens austères ; c’est une chose qui ne m’arrivera plus, je t’en fiche mon billet ! J’ai trop vu ce qu’ils ont à endurer, les pauvres diables !

— Mais, père, pourquoi t’es-tu soumis à un pareil régime ?

— Mon ami, c’est la baronne. C’est la baronne qui l’a voulu. Elle prétendait que c’était indispensable à mon avenir. Moi, n’est-ce pas ? je savais bien que ce n’était pas indispensable ; l’expérience de ma vie tout entière est là pour le prouver. Mais enfin, elle y tenait ; et ce que femme veut, le diable…

— Cette dame paraît avoir un grand empire sur toi.

— N’exagère pas, je t’en prie. Elle ne porte pas les culottes, non, mais… mais elle me met des bretelles. Et ce que ça me gêne ! Généralement on ne fait des sacrifices, pour se faire remarquer, que jusqu’à un certain point ; Alcibiade coupe la queue de son chien, mais pas la sienne. Moi, il a fallu que je coupe la mienne, et rasibus ! Tous mes amis, toutes mes connaissances mâles et femelles, il m’a fallu rompre avec tout, il m’a fallu les plaquer comme des médecines. Je reste seul avec mon… avec mon honneur. C’est pas gai. Malgré tout, ça servira sans doute à quelque chose. Je vais te dire. Le gouvernement est sur le point d’entreprendre, à la faveur du tohu-bohu que causera bientôt l’ouverture de l’Exposition, une nouvelle expédition coloniale. Il s’agit de conquérir le Garamaka. Sais-tu où c’est, toi, le Garamaka ?

— Non.

— Moi non plus. D’après ce que j’ai entendu dire, ça doit être au Soudan, quelque part, dans un coin. Enfin, la France en a besoin. Eh ! bien, j’espère la commander, cette expédition. L’administration coloniale est contre moi, c’est vrai ; mais je suis l’homme du véritable pouvoir, du conseil occulte qui dirige en réalité nos entreprises et nos possessions d’outre-mer. Je suis à tu et à toi avec les membres de cette confrérie puissante ; je trinque avec eux ; à la tienne, Étienne ! Ils finiront bien par avoir le dessus, une fois de plus, et à moi le Garamaka ! La marine voudrait avoir le commandement de l’expédition ; elle a, pour chacun de ses régiments d’infanterie et d’artillerie, à peu près deux généraux et cinq ou six colonels qui pensent qu’on ne leur fait pas casser assez de gueules, et qui voudraient bien trouver de l’emploi. Mais je crois que la marine pourra se taper. Bien entendu, si je suis nommé, je te prends comme officier d’ordonnance. Je mènerai l’affaire rondement. Le Garamaka doit nous appartenir. Vois-tu, mon petit, l’avenir de la France est au Soudan.

— On le dirait. Et l’Alsace-Lorraine, naturellement, est oubliée ?

— C’est curieux ! Tu me poses juste la question que me posait hier Raubvogel… À propos, il a été très bas, Raubvogel. Il a éprouvé d’énormes pertes d’argent ; ce n’était pas très clair ; on a parlé de poursuites. Mais tu connais le pèlerin ; il retombe toujours sur ses pattes. Il a obtenu une magnifique concession à l’Exposition. Il se relèvera avant peu. Il a du ressort ; sa femme aussi. Tu sais, elle est plus jolie que jamais. Ah ! ces Alsaciennes !…

— Mais Estelle n’est pas Alsacienne ; elle est née dans le Nord…

— Allons, allons ! Qu’est-ce que tu rabâches ? Estelle n’est pas Alsacienne ! Mais tu bats la breloque, mon pauvre ami. Tout le monde le sait, qu’elle est Alsacienne ! Toi-même, tu as été à la statue de Strasbourg avec elle. Ah ! Est-ce vrai ? Hein ?… Voyons, tu me demandais si l’Alsace-Lorraine est oubliée ? Non elle n’est pas oubliée. Nous en parlons toujours et nous n’y pensons jamais… C’est-à-dire… c’est juste le contraire. Enfin, c’est comme disait Gambetta, quoi. Seulement, les Allemands ne veulent pas discuter. Alors… Du reste, tiens, il y a justement dans le Petit Papier un article de Gudais sur la question…

Mon père pousse vers moi le journal, et je lis : « Voilà qui reste bien entendu et définitivement exprimé : la question alsacienne-lorraine n’existe pas pour l’Empire allemand, parce que les Alsaciens-Lorrains ne comptent pas à ses yeux, au prix de ses intérêts militaires. Nous devons donc reconnaître que toute discussion devient impossible. Nous ne nous faisons aucune illusion sur les préparatifs guerriers que Berlin accumule pour défier le bon sens et l’équité, pour imposer la terreur de sa suprématie, joignant à la sauvagerie des procédés la folie d’une haine délirante… »

Entre l’Empire allemand aux yeux duquel (style Gudais) la question alsacienne-lorraine n’existe pas, et la République française dont l’avenir est au Soudan, la position des Alsaciens-Lorrains est vraiment triste.



C’est une chose, cependant, dont les époux Raubvogel bien qu’originaires des chères provinces, ne semblent pas se rendre compte. J’ai rarement vu faces plus épanouies que celles des heureux conjoints le jour d’ouverture de l’Exposition. Après tout, elle n’est pas si loin de nous, cette Exposition, que vous ne puissiez vous rappeler le Pavillon Alsacien-Lorrain avec sa décoration si artistique et si patriotique en même temps, avec ses salles de dégustation et de vente des produits nationaux, avec sa grande brasserie qui devint vite l’établissement à la mode, où le service était fait par des jeunes filles vêtues du costume d’Alsace, légères et charmantes et qui s’envolaient, pareilles à des fusées tricolores, vers les escaliers conduisant aux cabinets particuliers. Peut-être vous rappelez-vous quel fut le succès du Pavillon Alsacien-Lorrain ; peut-être même vous souvenez-vous de m’y avoir vu. Moi, en tous cas, je ne vous ai pas oubliés.

Je vous vois encore, courant d’un palais à un autre, hébétés et fourbus ; vous extasiant, dans la galerie des Machines, devant des monstres d’acier dont vous ne comprenez pas l’usage, et qui vous offrent vainement un bonheur dont vous ne voulez pas ; vous étonnant, dans le Palais des Beaux-Arts, devant des chefs-d’œuvre dont la signification et la beauté restent pour vous lettre close ; buvant et mangeant des choses très malsaines et très chères ; admirant très fort, à l’Exposition du ministère de la Guerre, les engins de destruction qui par-dessus tout vous intéressent, qui vous effrayent un peu et qui vous rassurent beaucoup ; passant du Pavillon Alsacien-Lorrain évoquant les provinces que l’Allemagne ne veut pas vous rendre, à cette rue du Caire qui évoque l’Égypte que l’Angleterre refuse de vous offrir.

Oui, je vous vois encore. Et je vois aussi partir mon père, qui a obtenu le commandement de l’expédition du Garamaka, et qui n’a pu, à notre regret commun, me prendre pour officier d’ordonnance. Qu’on crie donc au népotisme ! Mais qu’on dise, surtout, quelle est la puissante influence qui s’est opposée à mon départ ! Il y a là un mystère que je cherche, sans succès, à éclaircir. D’ailleurs, je ne reste pas très longtemps à Paris, dans cette ville qui est devenue une sorte de sentina gentium et que secouent encore les dernières convulsions du boulangisme. Les adhérents de cette cause malheureuse ont vraiment un beau courage de s’évertuer dans la poussière soulevée par les pieds plats de tant d’imbéciles. Pourtant, il convient aussi de rendre hommage aux champions du parlementarisme ; l’audace de ces exploiteurs publics, sous la dénonciation permanente, sous l’insulte quotidienne et méritée, est sûrement belle à voir. Ils parlent, pour rétamer un peu leur popularité vertdegrisée, de ramener au Panthéon les os de Marceau, de Baudin et de plusieurs autres grands hommes ; ils parlent aussi de réduire à un an le service militaire des étudiants, fils de la bourgeoisie. Sous le régime de la loi de 1872, ces jeunes vauriens payaient 1.500 francs à l’État pour servir un an comme simples soldats ; à présent, avec un diplôme de n’importe quelle École, ils feront, sans rien payer, un an comme officiers. Un joli soufflet sur la face du soldat, sur celle du pauvre et même sur celle de l’officier. Mais le peuple français s’inquiète bien de la façon dont ceux qui devront le conduire au feu acquièrent leurs galons ! Il admire la tour Eiffel ; il savoure les délicieuses plaisanteries sur les parents de province que lui servent ses journaux comiques — les plus spirituels du monde, — plaisanteries qui seront conservées soigneusement et qu’on resservira en 1900. Paris a depuis longtemps perdu tout caractère ; mais il a aujourd’hui tant d’esprit que je vais sans doute trouver réconfortante la sottise de la province.



Les fenêtres du petit appartement que j’occupe à Malenvers s’ouvrent sur un grand jardin ; après ce grand jardin il y en a un autre, au bout duquel on aperçoit une jolie maison blanche. De chez moi je puis voir nettement, comme découpée entre les branches verdoyantes, tout au fond des frondaisons des grands arbres, l’une des fenêtres de cette maison, au premier étage. Je pourrais même distinguer, si l’envie m’en venait, ce qui se passe dans la chambre qu’éclaire cette fenêtre, généralement ouverte. Et un jour, l’idée m’en vient. Je prends donc ma jumelle, et j’aperçois immédiatement…

— Une femme ?

Naturellement, naturellement. Jeune, belle, gracieuse et à sa toilette — ça va sans dire. — Mais ce qu’il convient d’expliquer, c’est le caractère spécial de la toilette à laquelle procède cette beauté. La dame, qui possède d’épais et longs cheveux bruns, essaye tour à tour les coiffures les plus excentriques ; elle se maquille, se farde les joues, se poudre, se fait les yeux, se rougit les lèvres. Elle se pare de bijoux divers et nombreux ; elle se drape en d’élégantes tea-gowns dont chacune donne à son charme une originalité nouvelle ; elle s’admire devant des glaces, prend des poses voluptueuses et risquées, s’envoie des baisers — semble jouer, pour son profit personnel, une perverse et délicieuse comédie. — Cela dure assez longtemps ; puis la dame se sépare, comme à regret, de ses soies et de ses bijoux ; elle enlève soigneusement tout l’éclat emprunté dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage, range systématiquement en des tiroirs des quantités de boîtes et de flacons, et reparaît, quelque temps après, vêtue d’une honnête robe d’intérieur et coiffée en bourgeoise modeste.

Je vous décris là un manège auquel j’eus le plaisir d’assister plusieurs fois, et que la psychologie — c’est si commode et ça coûte si peu ! — m’a permis d’expliquer de la façon suivante. La dame, qui est sans doute mariée et riche, s’ennuie ; son mari, qu’elle n’aime pas, lui mesure les satisfactions auxquelles elle croit avoir droit ; son existence provinciale, routinière et mesquine, lui déplaît ; des rêves vagues d’indépendance qui la hantent depuis longtemps, peut-être depuis toujours, se sont cristallisés tout à coup en des besoins violents et plus qu’à demi conscients d’immoralité. Ces désirs l’ont saisie puissamment, ne la lâchent pas ; son imagination vagabonde autour d’une image toujours la même, de plus en plus fascinante. — Cette femme-là est bonne à faire.

Toute la question est de savoir si c’est pour moi que le four chauffe. La maison blanche, Mme de Rahoul me l’a dit, appartient au principal notaire de la ville. J’apprends que ce notaire s’appelle Me Hardouin. Hardouin, voilà un nom qui réveille en moi des souvenirs, qui est comme un écho de mon enfance ; et l’image se précise aussitôt ; je me revois, avant la guerre, conversant dans le jardin de M. Curmont avec un jeune homme qui est le premier clerc de Me Larbette, le notaire de Preil, et qui s’appelle Hardouin. Si le Hardouin de Malenvers était le Hardouin de Versailles ?…

C’est lui. Il se souvenait parfaitement de moi, de ma famille, et a été enchanté de me revoir. Nous sommes à présent les meilleurs amis du monde et je suis fréquemment invité à la maison blanche. Mme Hardouin est vraiment très belle et très captivante ; je suis à peu près sûr maintenant que mes déductions de psychologue étaient des plus justes ; pourtant, je n’ai point cherché à mettre à profit l’état mental de la notairesse. J’aurais quelque scrupule à tromper Me Hardouin ; c’est un homme fort intelligent, d’une grande pénétration, et qui me plaît beaucoup. Il a pour amis plusieurs hommes qui m’intéressent aussi vivement. Je ne veux pas parler de l’avocat Courbassol, politicien hors cadres, verbeux et vide, auquel le notaire témoigne une ironique déférence, et qui fait une cour assidue à Mme Hardouin. Je pense surtout à l’abbé Lamargelle, un personnage bien curieux.

Faire le portrait physique de l’abbé serait assez difficile, et je préfère laisser ce soin à d’autres. Il est, pour le moment, professeur d’un garçon d’une douzaine d’années, assez niais, le fils du comte de Movéans et de la comtesse, née Pilastre. Il ne semble pas que ce poste soit autre chose qu’une sinécure ; les commérages, il est vrai, assurent que l’abbé sacrifie à la mère le temps qu’il ne consacre pas au fils ; mais faut-il ajouter foi aux commérages ? Le sacrifice, d’ailleurs, n’aurait rien de particulièrement pénible. La comtesse est une femme jolie encore, aimable, que ne défigure pas l’embonpoint de la quarantaine ; des manières vives, un peu trop primesautières, qui trahissent l’impétuosité du sang et l’origine plébéienne ; la voix d’une franchise étudiée, la physionomie d’une Parisienne futée, un peu blasée, beaucoup curieuse, avec des paillettes de rire dans les yeux et l’amertume d’un pli sarcastique au coin des lèvres. Le comte est un être maigre et long, terne et solennel. Il descend d’une vieille famille du Poitou, et l’abbé l’appelle « un vase des Deux-Sèvres ». Ce n’est pas, pourtant, un vase d’élection ; il a fait trois fois appel à ses concitoyens, et trois fois ses concitoyens ont refusé de l’envoyer siéger au Parlement. De dégoût, M. le comte de Movéans a transporté ses pénates de Niort à Malenvers. Il a acquis, au sortir de la ville, une grande et belle propriété, le château du Valvert. C’est là que j’ai eu récemment l’honneur de faire sa connaissance.

L’abbé, qui m’a présenté, m’avait prévenu de la complète nullité du comte ; il n’avait pas exagéré. Intellectuellement, cet aristocrate est un fantôme ; et les idées qu’il exprime en phrases toujours les mêmes ont perdu leur dernière goutte de sang, au siècle dernier, sous le couperet de la guillotine. Comment des créatures semblables peuvent-elles exister de nos jours ?

— On les fabrique, dit l’abbé ; et non sans difficulté, croyez-le. Pour ma part, je me donne un mal énorme à faire de mon jeune élève le digne successeur de son père. J’y réussirai, car je me pique d’honneur ; mais c’est souvent pénible. Vous avez quelque peu parlé avec le jeune homme et vous avez facilement sondé la profondeur de sa sottise. Cette sottise, vous l’avez deviné, ne peut être naturelle. Laissé à lui-même, cet enfant serait devenu un Movéans-Pilastre, un aristocrate dans lequel se serait agité le bourgeois ; un bourgeois possédé d’un aristocrate. De ce conflit dans un être moyennement doué aurait pu naître quelque chose. C’est ce quelque chose que je suis chargé de condamner à l’avortement. L’enfant, au lieu de devenir un Movéans-Pilastre, deviendra donc un Movéans tout court ; vicomte d’abord ; comte ensuite. Homme, jamais.

— Des hommes dans les rangs de l’aristocratie seraient cependant utiles à l’Église pour sa lutte contre les peuples.

— Des hommes ne sont utiles qu’à eux-mêmes, dit l’abbé. Du reste, l’Église ne lutte point contre les peuples. Elle les bénit. C’est bien suffisant. J’oserais dire que l’Église est faite pour les peuples si je n’étais convaincu que les peuples sont faits pour l’Église. Les peuples d’aujourd’hui, surtout. Leur vie est essentiellement religieuse. La raison d’être de leur existence, qui est aussi la base même de la religion, c’est la croyance irraisonnée, l’obéissance aveugle. On croit sans examen, sans discussion, par simple besoin de croire. On a foi dans l’État, dans la presse, dans la science, dans l’armée, dans tout ce qui a l’audace de prétendre exister ; on a foi dans le progrès, et, chose plus étrange encore, on a foi dans la perpétuité du présent. C’est seulement en soi-même que l’homme refuse de croire. Époque religieuse, cher monsieur. Époque de foi, de paix et de résignation, et que menace un seul danger.

— Lequel ?

— Les grandes armées nationales. Les peuples sont comme des enfants qui ne demandent qu’à rester bien sages, mais entre les mains desquels on commet l’imprudence de laisser un instrument dangereux ; un jour ou l’autre, une catastrophe se produit. L’Église, heureusement, s’est rendu compte du péril. Par un savant système d’alliances, d’ententes, auquel le Vatican travaille activement, je le sais, on arrivera à équilibrer à peu près les forces européennes. Puis, après une campagne habile et sans doute longue, à laquelle viendra sûrement en aide l’imbécillité des socialistes, on réussira à présenter aux nations, comme un bienfait, la transformation des grandes armées actuelles en armées réduites. On arrachera de leurs mains une force qui pourrait devenir un facteur de libération et on les ramènera au système des armées prétoriennes. Cela se fera tout simplement, vous verrez.

— Je ne pense pas. On serait forcé de laisser sur le pavé, chaque année, quelques centaines de mille hommes.

— Cela augmenterait l’indigence, voulez-vous dire ? Petite affaire. Ça se tassera. Ça s’égalisera. La misère, comme les liquides, tend vers son niveau.

Je vais assez souvent au Valvert. La comtesse est fort aimable pour moi ; le comte lui-même semble m’avoir pris en amitié ; cela vient sans doute de ce que je me suis fait une règle de ne jamais lui poser une question. Quant à l’abbé, j’ai toujours grand plaisir à le voir ; son ironie me met, ou me remet, du cynisme dans l’âme, me donne un amer et pressant désir de vivre, de dépenser des forces. Et je me souviens, à ces moments-là, que Mme Hardouin est très belle ; et j’en redeviens amoureux, éperdûment amoureux.

C’est une chose, je pense, dont Mme Hardouin se doute un peu, mais qu’elle doit feindre d’ignorer jusqu’à ce que j’aie fait l’indispensable déclaration. Et cet aveu nécessaire des sentiments qui m’agitent m’est assez difficile. Ce n’est pas que je sois arrêté par les scrupules qui m’avaient retenu tout d’abord ; j’ai acquis la conviction que Me Hardouin se préoccupe fort peu de ce que peut faire sa femme ; toute l’affection du notaire est certainement concentrée sur une enfant qu’il a eue d’un premier mariage, une petite fille de dix ans environ. Les obstacles auxquels je faisais allusion sont purement matériels.

La maison du notaire est transformée, depuis quelques temps, en une sorte d’agence électorale. Le député de Malenvers, le vieux Laventoux, est mort dernièrement et la ville doit lui donner un remplaçant. Les conservateurs, qui mascaradent en boulangistes, ont choisi pour leur champion un avocat clérical nommé Letonnelier, et le candidat des républicains est l’avocat Courbassol, gloire locale, ancien député de Paris auquel la grande ville, aux dernières élections, a préféré un boulangiste. Le gouvernement fait l’impossible pour assurer le triomphe de Courbassol ; et Me Hardouin travaille énergiquement au succès de l’homme dont la continuelle présence chez lui fait tant jaser, et qu’il méprise assurément. La politique a de ces mystères.

Comme il m’est impossible d’avoir avec Mme Hardouin, chez elle, l’entretien que je désire, je m’avise d’un expédient. Je sais qu’elle se rend assidûment à l’église, chaque soir, afin d’ouïr les sermons d’un moine que le gouvernement a secrètement chargé, dans le département, d’une mission des plus délicates. Les gens au pouvoir, justement effrayés des progrès rapides de la dépopulation, ont fait marché avec certaines congrégations qui ont entrepris de prêcher, par toute la France, la bonne parole de la fécondité. Les prédicateurs en robes brunes, blanches ou noires effrayent les femmes volontairement stériles de l’horreur des châtiments éternels ; ils stigmatisent la prudence conjugale ; jettent l’anathème aux ablutions ; déclarent au nom du ciel que l’eau bénite doit suffire à une épouse chrétienne. Les femmes, que terrorise l’idée d’être exclues de la sainte table, au vu de toute la ville, promettent d’obéir aux recommandations du moine, et y obéissent quelquefois.

C’est au cours du sermon d’un capucin repopulateur que j’ai pu entamer avec Mme Hardouin, auprès de laquelle je m’étais placé comme par hasard, une petite conversation d’un tour légèrement immodeste. Et je n’ai pas quitté la dame, que j’avais reconduite chez elle, avant de lui avoir fait, ainsi qu’on disait autrefois, l’aveu de ma flamme. Cette flamme, j’espère que Mme Hardouin consentira, comme on disait encore, à la couronner. En fait, elle m’accorde un rendez-vous ; puis, un second ; puis, un troisième. Et enfin, un soir, elle couronne…

Le lendemain de ce soir-là, le lieutenant Labourgnolle, un bon camarade, me déclare avoir vu sortir de ma maison Mme la notairesse ; comme supplément d’informations, il ajoute qu’il l’a vue entrer, un quart d’heure plus tard, dans la maison qu’habite Courbassol. Est-ce possible ?… Comme psychologue, persuadé qu’il n’y a que le premier pas qui coûte, fût-ce un pas redoublé, je suis assez disposé à admettre la chose ; mais comme amoureux, je me rebiffe…

D’ailleurs, Courbassol serait trop heureux ; il aurait toutes les chances à la fois. Il vient d’être élu député à une forte majorité. Cette élection a produit dans Malenvers une sensation énorme.

Cette sensation, pourtant, disparaît sous l’émotion que causent coup sur coup plusieurs vols très importants, commis dans la ville ou aux environs, et dont les auteurs restent inconnus. Ces cambriolages audacieux se répètent à de courts intervalles ; on dirait que les criminels agissent d’après un plan très habile et sur des indications certaines. Le colonel de dragons vient d’être volé d’une quantité de titres, valeurs allemandes pour la plus grande partie : actions de la Brasserie des Jésuites de Ratisbonne, actions des Tramways de Munich, titres de Chemins de fer prussiens et du Sud de l’Allemagne, lettres de gages de la Banque bavaroise, etc., etc. Le brave colonel est désolé ; non seulement d’avoir été dépouillé d’une centaine de mille francs, mais surtout d’avoir été obligé de laisser savoir qu’il contribuait, financièrement, à la prospérité de gens qu’il doit considérer comme ses ennemis. Après tout, les artilleurs seulement s’étant, jusqu’à présent, vantés d’avoir du flair, on ne peut reprocher à un dragon de ne point trouver d’odeur à l’argent.

Une nuit que je sortais furtivement de la maison de la notairesse, dans la chambre de laquelle je me hasarde de temps en temps, j’ai aperçu, en traversant le jardin, de la lumière à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée. Je me suis approché à pas de loup ; j’ai distingué, à travers les vitres, Me Hardouin qui semblait donner des explications à un personnage dont, malheureusement, je n’ai pu voir la figure. Ce conciliabule, à deux heures du matin, m’a paru singulier ; et j’ai fait part des conjectures qu’il m’a suggérées, aussitôt que possible, à la notairesse. Elle s’est troublée, a commencé à parler de choses très graves, s’est rétractée, a fini par déclarer qu’elle ne savait rien et que mes suppositions n’avaient pas le sens commun.

Peut-être. Du reste, même en admettant que Me Hardouin donne un caractère plus direct et plus brutal à cette industrie judiciaire et extra-judiciaire qui est organisée pour la spoliation générale, — que m’importe ? Mme Hardouin est une maîtresse aimable ; son mari ne me la dispute pas ; et voilà l’important.

Et puis, n’y a-t-il pas des gens pour prétendre que le voleur a son utilité ? Paradoxe, c’est possible. Mais les crimes que le brigand inconnu vient de perpétrer à Malenvers, la France, fille aînée de l’Église, n’est-elle pas en train de les commettre, multipliés à l’infini, in partibus infidelium ?



Le général Maubart, qui n’était jusqu’ici que le héros de Nourhas, est maintenant le conquérant du Garamaka. La France est plus fière de sa dernière conquête que le triomphateur lui-même ; les journaux qu’elle lit ne lui laissent point ignorer l’énorme valeur de sa nouvelle possession ; et elle semble tout à fait convaincue de cette grande vérité : que son avenir est au Soudan. Quant à mon père, il n’est certainement pas insensible à la douceur des louanges ; il est loin de dédaigner la gloire que lui vaut son succès ; mais il a laissé au second plan les satisfactions d’amour-propre. Ce sont des considérations d’un ordre plus matériel qui provoquent son allégresse.

Je le trouve à Paris, où j’ai été le voir dès son retour, installé dans un luxueux appartement de l’avenue de Villiers. C’est la baronne de Haulka, paraît-il, qui lui a préparé cette délicieuse retraite ; le goût de la baronne est indiscutable, mais ne doit pas laisser d’être coûteux.

— Qu’est-ce que ça fiche ! s’écrie mon père. Est-ce que tu te figures que je reviens les mains vides ? Pour te détromper, mon garçon, je vais t’annoncer une bonne nouvelle. Je n’ai point oublié que je n’ai pas eu l’occasion, jusqu’ici, de régler mes comptes de tutelle, et que je te dois encore une certaine somme ; je tiens cette somme à ta disposition. Aie patience, et tu ne pourras pas dire que ton père t’aura fait tort d’un sou. Après-demain, je te remettrai une somme de cinquante mille francs… Qu’est-ce que tu dis ?

— Je ne disais rien ; mais je te remercie…

— C’est bon, c’est bon ; nous ne nous disputerons pas pour ça ; si tu ne veux pas cinquante mille francs, nous dirons vingt-cinq mille ; moi, ça m’est égal. Mettons vingt mille francs pour faire un chiffre rond. C’est juste ce que doit me verser demain un marchand d’antiquités pour quelques bibelots que je lui ai vendus. Ces sauvages du Garamaka avaient une sorte de civilisation, et leurs objets d’art ont du prix. J’en ai rapporté douze caisses, de cinq cents kilos chacune ; tout le plus chouette. Il y a des choses charmantes que la baronne elle-même admire.

— Alors, ces sauvages avaient de bons côtés ?

— C’étaient des gens très doux, très calmes, presque sans mauvais instincts. La preuve, c’est que nous les avons massacrés par centaines et par milliers, et qu’ils n’ont pas rouspetté. Les histoires de cruauté qu’on débitait sur leur compte n’étaient que des mensonges inventés par les missionnaires. Malgré tout, ces mensonges n’ont pas fait de mal, puisqu’ils ont amené la guerre. Tu sais que je n’en pince pas pour la calotte, mais je dois dire que les missionnaires nous ont été très utiles ; ils nous ont donné tous les renseignements au sujet du pays, qu’ils connaissaient parfaitement car ils y avaient toujours été bien reçus, au sujet des taxes à imposer, des amendes à infliger, des contributions, etc. Si ces bons pères n’avaient pas été là, nous nous serions fait rouler ; nous n’aurions pas exigé assez ; mais avec eux… confiscations, rançons, razzias, ça n’arrêtait pas. Tu comprends ce que tout ça me vaut ; tu peux te reporter aux règlements ; tu y verras que les prises faites par les détachements leur appartiennent. Avec les retours du bâton, ça m’a fait un joli denier. Le trésor seul du roi Gabaurin s’élevait à huit millions. Ce pauvre roi ne nous pas donné beaucoup de fil à retordre ; sans son fils Melahdou, la campagne n’aurait duré qu’un mois. Ces brigands de sauvages n’ont que des fusils à pierre qui portent à deux cents mètres. C’est à peine s’ils m’ont tué une douzaine d’hommes.

— Pourtant, les journaux disent que la mortalité a été très élevée ?

— Ça, mon petit, c’est la faute des médicaments ; il n’y en avait pas. C’est peut-être aussi la faute de la nourriture ; il n’y en avait pas. Même les officiers avaient à peine leur petit confortable ; dans des cas pareils, bien entendu, la troupe se brosse le ventre. Les mesures avaient été mal prises. C’est la faute à ce salaud de Boulanger ; s’il laissait le gouvernement tranquille, on aurait le temps de préparer les expéditions, et l’on gaspillerait moins d’existences et moins d’argent.

Mais pourquoi donc ? Pourquoi épargner le sang et les ressources d’un peuple qui devrait faire la guerre, qui ne veut pas faire la guerre, et qui est assez vil pour consentir aux misérables entreprises coloniales qui ne servent qu’à engraisser une bande de galonnés et de mercantis ? L’Allemagne crache au nez de la France, l’Angleterre lui botte le cul. Ça ne compte pas : l’Allemagne et l’Angleterre sont fortes. Mais le Garamaka a brûlé la chapelle d’un Jésuite : À bas le Garamaka ! En avant pour le Garamaka ! Annexons le Garamaka ! Misérable et imbécile, tout ça. D’autant plus que c’est reculer pour mieux sauter. Il faudra encore y passer, par la terrible route de la Guerre, pour arriver à cette existence que les nations pressentent et admirent dans leurs rêves, rêves qui en se réalisant tueront la guerre et qui ne peuvent être, pourtant, réalisés que par la guerre.

— Quel peuple ! dis-je en conclusion ; et quels chefs il a choisis ! Mais, étant donnée une nation pareille, que mettre à la place d’un pareil gouvernement ?

— Mets-y un clou ! s’écrie mon père ; et si tu veux faire ton chemin dans l’armée, ne parle jamais de la nécessité d’une guerre. Nous sommes là pour maintenir la paix ; rappelle-toi ça. C’est juste ce que les pouvoirs publics m’ont dit à Marseille, lorsqu’ils sont venus me recevoir à mon retour. Ils m’ont dit que j’avais conquis le Garamaka pour maintenir la paix. C’est bien possible. Il y avait des petites filles, gentilles à croquer, qui m’ont offert des fleurs, des fonctionnaires écailleux qui m’ont infligé des discours, un poète déplumé qui a lu une pièce de vers où il me disait que je lui débarquais dans le cœur. Je suis dur à épater, mais il m’en a bouché un coin. Enfin, on a été bien gentil… Tu comprends, je suis enchanté d’avoir dirigé cette expédition. Profits pécuniaires à part, j’ai maintenant l’avantage d’avoir commandé en chef devant l’ennemi. Et puis, j’ai la satisfaction personnelle d’avoir combattu pour la civilisation.

Un peu pour dissimuler un sourire, je me dirige vers une table sur laquelle est déposée une grande boîte ; j’en soulève le couvercle, mais je le laisse retomber immédiatement. Cette boîte est pleine de petits os, d’ongles, de dents qui ont appartenu à des hommes.

— Ah ! ah ! ah ! ricane mon père, tu ne sais pas ce que c’est que ça ? C’est pour faire des bijoux porte-veine. Une idée d’un bijoutier de la rue de la Paix ; il m’avait demandé de lui rapporter ces choses-là : il doit les monter en or. Ça va faire fureur ; on était las du cochon. On appellera ça la breloque humaine…



Je ne reste que quelques jours à Paris. Pas assez longtemps pour être présenté à la baronne de Haulka, qui vient de se voir obligée d’entreprendre un petit voyage en Allemagne pour affaires personnelles. Assez longtemps cependant pour recevoir une partie de la somme que m’avait promise mon père ; dix mille francs environ ; le marchand d’antiquités ne l’a pas payé complètement et le bijoutier de la rue de la Paix ne lancera la breloque humaine qu’au moment des étrennes. Enfin, dix mille francs valent mieux que rien.

À vrai dire, je n’ai pas de grosses dépenses à faire à Malenvers. L’été est venu, et les plaisirs champêtres qu’il ménage ne sont pas très coûteux. De plus, vous savez combien il est avantageux (en province) d’avoir pour maîtresse une femme mariée. En province, ce n’est pas du tout comme à Paris, où ce sont les femmes qui ne coûtent rien qui coûtent le plus cher.

Quoique les femmes mariées aient du bon, il ne faut pas aller jusqu’à croire que leur fidélité à leurs amants est éternelle. Tout passe, tout lasse, tout casse. Mme Hardouin semble vouloir me démontrer le bien-fondé de ce vieux dicton. Elle me délaisse de plus en plus. J’ai entendu dire qu’on l’a vue plusieurs fois en compagnie du député Courbassol, dont la réputation grandit tous les jours, que la presse représente comme ministrable, et qui est venu passer quelque temps à Malenvers. Ces rumeurs m’ont ému ; d’autant plus que la notairesse ne m’a pas honoré d’une seule visite depuis près d’un mois. Une pareille indifférence blesse profondément mon amour-propre. Je me décide à faire tenir à Mme Hardouin une lettre de reproches. Elle me répond qu’elle a résolu de rompre toutes relations avec moi.

Si je réfléchissais, je n’insisterais certainement pas. Mais je ne réfléchis point, ma vanité froissée me persuade de la nécessité d’explications, et je suis sur le point d’insister lorsque je reçois, un soir, la visite de l’abbé Lamargelle.



L’abbé, je ne tarde point à m’en rendre compte, est au courant de mes affaires et de mes préoccupations les plus intimes. En quelques phrases de tournure vague, mais dont le sens précis ne m’échappe pas, il fait le procès de mon indifférence aux promesses et aux offres de l’existence, il blâme le détachement d’amateur blasé avec lequel je semble considérer la vie. Il me laisse entendre que je devrais prendre plus d’intérêt aux choses et aux gens qui m’environnent, à moi-même, surtout à moi-même ; pourquoi négliger des bons vouloirs et des sympathies qui pourraient n’être pas inutiles et méritent sûrement d’être appréciés ? Pourquoi, par exemple, ne m’a-t-on pas vu depuis longtemps déjà au château du Valvert ? Le comte de Movéans, hier soir, regrettait mon absence…

Je m’excuse. Je promets une visite pour le lendemain. Au fait, pourquoi perdrai-je mon temps à poursuivre Mme Hardouin de mes récriminations ? Je laisserai entendre, au besoin, que c’est moi qui ai voulu la rupture. On lui découvrira des remplaçantes, à la notairesse…

Au Valvert, je trouve plusieurs personnes récemment arrivées de Paris, et qui me sont inconnues. L’abbé ne m’avait pas soufflé mot de leur présence, et je m’en étonne. Parmi elles, il y a une jeune nièce de la comtesse, Mlle Pilastre, et Mlle de Lahaye-Marmenteau, sœur du général et marraine de la jeune fille ; cette dame, qui, paraît-il, connaît beaucoup mon père, est charmante pour moi. En somme, la réception qui m’est faite est plus que cordiale ; et, telle est ma simplicité vaniteuse ou nonchalante, il me semble tout naturel qu’il en soit ainsi.

C’est pourquoi ma surprise est grande lorsque, deux jours plus tard, j’apprends indirectement qu’il n’est bruit, au régiment et en ville, que de mon prochain mariage avec Mlle Pilastre. Après réflexion, je me décide à feindre d’ignorer ces rumeurs ; mais je me promets aussi, me rappelant que l’amabilité de l’accueil qui me fut fait avait quelque chose d’insolite, d’étudier sérieusement les hôtes du Valvert à ma prochaine visite au château.

Je n’y manque point. Et je m’aperçois assez facilement qu’on a des vues sur moi. On a tort ; je ne me marierai point, je m’en fais le serment à moi-même. Et là-dessus, je laisse venir. Mlle Pilastre est une jeune fille de vingt ans, jolie, mais très visiblement difforme ; cette difformité paraît-il, est le résultat d’un accident. Intelligente, je le crois ; sans pourtant pouvoir l’affirmer. Mlle Pilastre parle peu ; sa timidité est très grande. Elle paraît décontenancée, dépaysée ; elle a l’air peu accoutumée à la comtesse, sa tante, et au comte de Movéans, son oncle par alliance ; elle semble n’avoir jamais vu le jeune vicomte. Ce sont là, m’a dit l’abbé, des choses qui s’expliquent aisément. Mlle Pilastre a toujours vécu très en dehors de sa famille ; son père, le grand industriel parisien, était complètement pris par ses affaires ; sa mère, qui mourut en 1886, avait une si mauvaise santé qu’il ne lui fut jamais possible de s’occuper de son enfant. La jeune fille a donc été élevée par sa marraine, Mlle de Lahaye-Marmenteau, sœur du général qui lui-même fut parrain de l’enfant. Mlle Pilastre, sur l’avis des médecins, a presque toujours vécu dans le Midi ; elle n’a eu que peu d’occasions de voir ses parents ; de plus, elle est d’un naturel assez réservé. Les yeux et les cheveux très noirs, la peau mate de Mlle Pilastre rappelant fortement le type italien, je cherche à savoir si Mme Pilastre, la mère, était Italienne. L’abbé me fait des réponses évasives. Il n’a pas l’air de tenir outre mesure à me voir convoler en justes noces. C’est un entremetteur peu convaincu.

La comtesse, au contraire, fait du zèle ; elle ne me permet pas de décliner une seule de ses invitations, qui se succèdent rapidement ; elle développe des aptitudes de marieuse fûtée, mais pas sans discrétion. Quant à Mlle de Lahaye-Marmenteau, elle ne me presse en aucune façon ; c’est son sourire seul qui semble me dire : « Si vous n’épousez pas ma filleule, vous serez un sot. » Cette vieille demoiselle, qui a dépassé la cinquantaine, me plaît beaucoup ; elle sait être vieille, et n’a ni les manières pédantesques ni l’amertume de la vieille fille. Elle a des convictions optimistes qu’elle pousse très loin ; par exemple, elle croit que la guerre est une excellente institution destinée par la Providence à réduire la population mâle de la terre. Elle a des yeux bleus très vifs, une bouche en éveil, un air général de satisfaction ; quelque chose de sautillant, dansant, jamais en repos, clignant sur de la joie, souvenue plutôt que ressentie ; et beaucoup d’intelligence, très calme et très fine, là-dessous. Je ne me marierai pas, c’est certain ; mais si je devais par impossible changer d’avis, c’est Mlle de Lahaye-Marmenteau qui opérerait ma conversion.

Cependant, au régiment, on jase. On parle de mes fiançailles comme d’un fait accompli. On me complimente de mon alliance avec une famille en si bons termes avec le général de Lahaye-Marmenteau ; le général va être mis avant peu à la tête de l’État-Major général. Quel veinard je suis !… Je ne puis arriver à décourager les commérages. Je commence à penser qu’un mariage, à bien prendre, me serait plus utile que cinq ou six actions d’éclat. Et les actions d’éclat, où sont-elles possibles aujourd’hui ? L’armée est devenue si peu militaire !… Quant à quitter le service… Le fait me serait sans doute possible, même facile ; mais l’idée m’en est insupportable ; je pourrais vivre sans épaulette, mais je ne me vois pas vivre sans épaulette… Un mariage, il est vrai, me priverait de ma liberté. Hé ! Qu’est-ce que j’en fais, de ma liberté ? Suis-je libre, seulement ?… Me Hardouin, auquel je vais faire une visite, m’assure que le célibataire est le seul être qui ignore la liberté des mœurs. « Si vous voulez connaître cette liberté, dit-il, et en jouir, mariez-vous. » Le notaire me laisse entendre que je ne retrouverai pas l’occasion qui m’est offerte. Il m’assure que la difformité de la jeune fille est à peine apparente. « Du reste, ajoute-t-il, ce n’est point un brevet de longue vie. » Je médite, en m’en allant…

Au Valvert, on s’impatiente. La comtesse devient agressive. Le comte me prend à part, deux ou trois fois, et ânonne des choses. « Mariage… lien sacré… devoir patriotique… béni de Dieu… l’Église… l’Armée… » Mlle de Lahaye-Marmenteau, maintenant, entre en lice. Elle parle dix fois par jour de mon père, l’appelle invariablement « le héros de Nourhas, conquérant du Garamaka ». Elle dit qu’il serait si heureux de me voir faire souche. Elle fait sonner très haut la fortune de sa filleule ; elle ne cache pas non plus — loin de là — son intention d’en faire son héritière. Mais Mlle de Lahaye-Marmenteau est-elle riche ?

On dit oui. Pourtant, aussi, on dit non. On dit qu’elle s’est ruinée pour son frère, autrefois, et s’est ainsi condamnée au célibat ; et que depuis ce temps le général subvient à ses besoins. On dit que les Lahaye-Marmenteau n’ont pas le sou. On dit que le général, bien que dépensant à pleines mains — c’est surtout à sa « générosité » qu’il va devoir, demain, sa situation à la tête de l’État-Major — n’a rien à lui. On dit qu’il se procure des fonds par des moyens douteux. On dit, pourtant, que ses mariages — et surtout le second — lui ont valu de grosses sommes. Mais on dit, encore, que sa présente femme a obtenu une séparation de biens. Que croire ? Je sais pertinemment, pour ma part, que le général s’est livré à des trafics auxquels ne songerait même pas un homme riche ; mais… Après tout peu importe ; il est certain que M. Pilastre est riche. Est-ce sûr ?… J’interroge l’abbé, qui me déclare que, s’il faut en croire des gens bien informés… Il me sonde ; il cherche à connaître mes intentions. Je le presse : dois-je songer au mariage ? Il répond comme l’avocat de Panurge. Je le quitte — décidé à dire le soir même à la comtesse que je ne veux pas me marier.

Mais, le soir, j’ai à peine le temps d’apercevoir la comtesse ; elle est indisposée et se retire de bonne heure. Et Mlle de Lahaye-Marmenteau me montre une lettre de son frère le général, lettre qu’elle vient de recevoir et qui contient des phrases excessivement flatteuses pour mon père et pour moi. Et puis, le hasard fait que j’ai une longue conversation avec Mlle Pilastre ; une conversation telle que je ne l’aurais jamais espérée, pleine de charme. Mlle Pilastre ne me produit plus l’impression qu’elle m’avait donnée tout d’abord, celle d’un pauvre petit animal apeuré ; elle me semble une douce imperfection, très délicate et très intéressante, anxieuse de l’harmonie qui vibre dans le bonheur qu’on reçoit et qu’on donne. Je sens chanceler mes résolutions. On a beau dire, un mariage… Pourtant… Que faire ?…



Et voici quelqu’un, tout d’un coup, qui m’apparaît pour me dire ce qu’il faut faire. Adèle Curmont. Je reçois un mot, une après-midi, m’annonçant qu’elle vient d’arriver de Paris et qu’elle m’attend, toute affaire cessante, à l’hôtel du Chariot d’Or. Me rappelant le « sans rancune » avec lequel elle a pris congé de moi à Angenis et la façon dont elle a tenu parole, au dire du général de Porchemart, j’hésite à me rendre à l’invitation. Je m’y décide cependant, peut-être autant par curiosité que par crainte.

Adèle m’apprend, dès les premiers mots, qu’elle sait que je vais me marier. Il paraît que M. Pilastre, auquel sa fortune de grand industriel, plus encore que son grade dans la territoriale, assure de nombreuses amitiés au Cercle Militaire, s’y est vanté du prochain mariage de sa fille avec le fils du héros de Nourhas. La nouvelle a été colportée avec d’autant plus d’activité que la richesse de M. Pilastre lui crée bien des envieux, et que sa paternité réelle fait l’objet de plus d’un doute ; je n’ignore pas, probablement, que jusqu’à ces temps derniers M. Pilastre avait toujours été tenu pour célibataire et que personne n’a jamais connu sa femme. Ou bien, ne suis-je au courant d’aucune des légendes qui circulent à ce sujet ?

Adèle parle d’une voix moqueuse, pointue, méchante, qui m’inspire une grande défiance. Et puis, je me sens peu à mon aise sous son regard clair, froid, qui darde comme une flèche de volonté. Je devine en cette femme, dont la beauté est grande et les manières élégamment simples, une science complète de la vie, une énorme habileté à poser et à résoudre les problèmes de l’existence moderne. Ce qu’elle a fait et ce qu’elle fut, je l’ignore ou peu s’en faut. Mais je sens qu’elle est devenue un être de calcul et de force implacable ; et je dois courber mon orgueil devant sa supériorité. Du reste, elle semble me traiter un peu en quantité négligeable ; elle n’a pas fait paraître la moindre émotion en m’apercevant, me parle aussi posément que si elle m’avait vu hier encore, et a même repris tout de suite un tutoiement qui me gêne… Je réponds que je n’ai entendu parler de rien et que les cancans n’ont pour moi aucun attrait ; que, d’ailleurs, je n’ai nullement pris la résolution d’épouser qui que ce soit.

— Tu as raison, dit Adèle. Tu n’es pas poussé au mariage par des raisons d’honneur, n’est-ce pas ? Un homme d’honneur, je le sais, doit toujours payer ses billets protestés et ses dettes de jeu, même s’il doit se marier pour trouver de l’argent. Mais tel n’est point ton cas, j’en suis sûre. Un mariage même avec une demoiselle plus ou moins apparentée à des archevêques à plume blanche, ne te servirait pas à grand’chose. Vois-tu, il n’y a rien à faire sous l’épaulette. La carrière militaire n’a plus d’issue. Ni pour les intelligents, ni même pour les sots. Regarde, par exemple, ces deux hommes : Boulanger et Porchemart. Ils avaient tous deux tout ce qu’il faut pour réussir. Boulanger était un imbécile et avait pour lui tous les imbéciles. Porchemart était une intelligence et il était seul. Cependant ils n’arrivent à rien, ni l’un ni l’autre. Pourquoi ? Parce qu’ils portent l’épaulette. Et les gens qui portent l’épaulette sont désormais les sous-ordres, les comparses ou les victimes des gens qui ne la portent point.

— On ne réussit pas toujours non plus, dis-je en ricanant, dans les professions civiles. Ton frère, si je voulais citer quelqu’un… Je lis les journaux, tu sais.

— Tu ferais mieux de lire l’Annuaire, répond Adèle froidement. Tu y verrais depuis combien de temps tu es lieutenant. Quant à mon frère, il a mal tourné, c’est vrai. Mais, mon cher, c’est grâce à moi. J’avais une vengeance à satisfaire, tu te rappelles ? Je lui ai lancé une petite femme, dans sa préfecture ; une petite femme dont j’étais sûre et qui avait les dents longues. Il a commis des faux. Pas grand’chose, par le temps qui court ; mais ils sont tombés dans mes mains. C’est moi qui ai provoqué le scandale, indirectement. On a été obligé d’arrêter Albert. C’était le bagne. Le gouvernement, au dernier moment, lui a permis de s’échapper, de disparaître. Réflexion faite, je préfère le laisser où il est — à perpétuité.

— Où est-il ?

— À la Trappe. Il est trappiste. Il édifie le couvent par sa dévotion. (Adèle éclate de rire). Ah ! non ! Quand je pense qu’il a fait enterrer maman civilement !… Quelle farce !…

J’ai un frisson. Je ne puis m’empêcher d’admirer et d’envier, presque, la force de volonté de cette femme ; et cette énergie féroce m’épouvante. Adèle m’attire et m’effraye. Je sens qu’elle serait à moi, tout à moi, si je voulais, en dépit d’elle-même ; n’est-ce pas parce qu’elle a été à moi qu’elle est ce qu’elle est, qu’elle a fait ce qu’elle a fait, que toutes ces choses sont arrivées ? N’est-ce pas à moi, de moi peut-être, sa cruauté et sa volonté ? De moi ?… Je suis fouetté de cette vérité, que je n’osais m’avouer : que je suis un être veule ; et de cette autre vérité, que je pressentais : qu’Adèle est très dangereuse. Du reste, si je l’ignorais, je l’apprendrais maintenant.

— Écoute, dit-elle, je suis méchante, et je n’oublie rien. De toi aussi j’ai voulu me venger.

Je ne la laisse pas achever. Je lui répète ce que m’a dit le général de Porchemart à ses derniers moments. Elle reste impassible.

— Je ne regrette rien, dit-elle quand j’ai fini. Mais Porchemart a bien fait. C’est-à-dire que je suis heureuse qu’il ait agi ainsi. Autant que tu sois indemne, après tout ; je crois que j’aurais eu un remord. Quant à Porchemart, il a fait ce qu’il a pu, ce qu’il a osé ! Rien. Pas de nerf, pas de moelle. Même lui. Pas un seul homme, pas un seul. Tiens…

Rapidement, d’une voix où vibre le mépris et parfois la colère, elle énumère en les qualifiant les nombreuses personnalités du monde politique, militaire et financier qu’elle a connues, qu’elle a pu voir et juger comme peut juger une aventurière intelligente. Quelle galerie ! Des types défilent, défilent, hideux d’infamies et lamentables de sottises, glaires d’humanité, toute la France dirigeante contemporaine.

— Et il faut trouver un homme là-dedans ! s’écrie-t-elle. Il faut, car une femme ne peut agir seule, en ce beau pays de France. Et je veux agir, moi… J’en ai trouvé un — la moitié d’un, le quart, le vingtième. — Ce n’est pas le plus vil, mais c’est un des moins nuls. Il m’offre sa main. J’hésite. C’est un être qui ne saura jamais résister à l’appât d’une poignée de gros sous ; il se noiera, un jour ou l’autre, dans une cuvette de fange. Et je resterai là, avec un nom déshonoré qui m’imposera l’honnêteté la plus scrupuleuse ; et il faudra que je devienne, pour vivre, rédactrice d’un journal de modes… J’aimerais mieux autre chose. J’aimerais mieux toi.

Je sursaute. Moi ! Parce que je serais plus malléable que les autres dans ses mains, sans doute. Ou n’est-ce qu’un piège qu’elle me tend ? La haine de la femme supérieure commence à me saisir ; la peur haineuse de la femme exempte de cette faiblesse, sentimentale et nourrie de vieux rêves, qui rend ses sœurs si vulnérables. Adèle se rapproche de moi et reprend :

— Il y a de grandes choses à faire. La face du monde est sur le point d’être changée, et de grandes convulsions sont proches. Ces convulsions, c’est le choc des grandes armées nationales qui les provoquera ; il faut donc que ces armées deviennent conscientes de leur mission ; qu’elles sachent, au moins, que leur état présent n’a pas de sens. Et cela, c’est un soldat seul qui le leur apprendra ; c’est un soldat seul qui jettera ces troupeaux humains sur la route de l’avenir…

Je me rappelle une phrase prononcée, il y a bien des années, par le colonel Gabarrot : « Les portes du futur ne s’ouvrent pas toutes seules ; et il faut que le soldat vienne, et les enfonce à coups de canon. » Adèle continue, d’une voix rapide et profonde, convaincue :

— N’est-ce pas pitoyable, le spectacle de cette Europe armée jusqu’aux dents et tremblant de peur ? De cette armée française qui parade et fanfaronne avec les duplicata de ses drapeaux ? De ces peuples se saignant aux quatre veines afin d’entretenir ça ? N’est-ce pas honteux, cette couardise de la nation française vautrée sur sa défaite et qui hurlerait de terreur si on lui disait cette chose si simple et si certaine : qu’elle n’échappera pas à la fatalité d’une guerre contre l’Allemagne ? Et il y a tant de braves parmi ces lâches ! Il faut un soldat pour changer tout cela, de fond en comble ; pour faire de l’armée, en réalité, l’Armée Nationale ; pour mettre fin au honteux gaspillage pratiqué par les voleurs tricolores qui organisent la déroute. Il faut un soldat, mais un soldat qui ne soit plus entravé par les liens des coteries militaires et qui ait brisé la ridicule épée de parade que lui confie un gouvernement de vaincus ! Ah ! ce qu’il pourrait faire, cet homme-là ! Comme son geste large balayerait les Mayeux de la Défaite et les Tartufes de la Revanche ! Comme sa voix appellerait à l’Acte nécessaire les Français qui veulent vivre !…

Une stupeur m’enveloppe, ligotte mon entendement. Cette femme pratique est une idéologue, une idéologie vivante ! Est-ce que l’action, donc, n’est point possible sans l’illusion ? Sans l’aveuglement partiel et voulu qui permet l’enthousiasme ? Est-ce que trop regarder les différents aspects des choses, trop voir toutes les faces d’une question, est-ce que cela estropie l’énergie, l’annihile ? Je sens que ce qu’il y a de plus lugubre en moi, ce n’est pas mon manque de volonté ; c’est mon désir mou de vouloir. Je pense que je ressemble à mon pays… Adèle parle toujours, véhémente, avec une lueur dans les yeux qui m’effraye, et que je n’ose soutenir de peur d’être tiré hors de moi-même. Elle développe son plan, expose ses projets. Elle dit que je puis entrer d’emblée dans le monde politique, que mon élection est assurée, qu’elle a de l’argent, qu’elle saura en trouver, qu’elle agira avec moi et pour moi, qu’elle ne demande que sa part d’action à mes côtés…

Je ne l’écoute plus, je ne peux plus l’écouter. Je crois qu’elle a raison ; que tout ce qu’elle dit est vrai, est possible, serait grand. Mais je suis las, las. C’est une lutte qu’elle me propose ; et je me sens incapable d’un effort, incapable de tout. Je suis pénétré d’un besoin subit et absurde d’aimer, d’être aimé, de vivre tranquille, hors du monde. La lutte… Et si elle est vaine ? Me donner tant de mal pour rien, comme tous les autres !… Le bonheur, plutôt… Mais où ? Comment ? Je songe à des sottises. Je pense qu’Adèle a quatre ans de plus que moi, qu’elle a trente-deux ans, qu’elle a eu des aventures, des amants… Toutes ces pensées roulent les unes sur les autres en mon cerveau, s’enchevêtrent, tournoient, tourbillonnent, s’écroulent. Et je me découvre subitement la volonté arrêtée, forcenée, de refuser les propositions d’Adèle. Je me découvre cette volonté. Des raisons affluent, aussitôt, empesées d’orgueil, raides de fierté. Ne suis-je pas officier ? Ne porté-je pas l’épaulette ? N’ai-je pas l’avenir largement ouvert ? De quoi se mêlent-elles, ces femmes ? La hantise perpétuelle du sexe — qui s’offre avec des primes. — Celle-ci apporte une fortune, des protections. Qu’elle les garde ! Celle-là prétend apporter du bonheur, de la gloire. Du bonheur, je puis m’en passer ; de la gloire !… je vois des soleils là-bas, à l’horizon…

Je déclare à Adèle que je réfléchirai ; que je ne sais pas ; que je verrai ; que je la mettrai, dans deux jours, au courant de ma décision ; qu’elle m’a vivement intéressé. Elle me laisse partir, étonnée.

Je reviens chez moi énervé, exténué, comme écrasé du poids de toutes les choses que je ne veux pas faire….. Après tout, si je demandais la main de Mlle Pilastre ? La vie serait agréable, facile….. Trop facile, trop réglée d’avance, trop monotone. Il convient de laisser place à du pittoresque, à de l’inattendu. Des sentimentalités accourent, pour boucher les trous du raisonnement avec le carton-pâte de leurs truismes, avec leurs loques de souvenirs. Je me rappelle le mariage de ma mère, mariage d’argent, si malheureux ; je me rappelle la recommandation de ma grand’mère : n’épouser qu’une femme que je serai sûr de rendre heureuse….. Cependant, si j’écrivais à mon père pour lui demander conseil ? Il se moquerait de moi. Si j’écrivais à Gédéon Schurke pour le prier de m’éclairer au sujet des rumeurs dont Adèle m’a parlé ? Je commence une lettre ; ne l’achève point. Je me décide, avec toute l’inflexible détermination des irrésolus fatigués, à ne pas épouser Mlle Pilastre. J’en donne l’assurance, le soir même, à l’abbé Lamargelle, qui ne me croit point ; qui ne croit pas à mon désir de repos, ou plutôt d’inaction ; qui me prend pour un profond ambitieux ; qui me soupçonne de vastes desseins ; que je laisse très intrigué, pensif. J’en informe la comtesse de Movéans, à laquelle je déclare que je ne puis songer au mariage avant d’avoir reçu les épaulettes de capitaine. La comtesse semble désolée. Quelques heures plus tard, Mlle de Lahaye-Marmenteau et sa filleule partent pour Paris.

Ce départ me soulage. Enfin, voilà quelque chose de fait. Maintenant, au tour d’Adèle ; ses propositions….. Je me remémore ces propositions dans leurs moindres détails, je les analyse, je les critique. Au fond, elles ordonnent systématiquement beaucoup de conceptions, d’idées, d’opinions, de projets qui se profilèrent déjà, plus ou moins fantomatiques, devant mon esprit. Des choses possibles, certes ; mais dont l’ombre m’épouvante ; auxquelles je n’ose penser que quelquefois, à la sourdine ; auxquelles je me défends de penser. L’idée seule d’une tentative de réalisation me terrifie : la crainte de l’effort à faire, d’abord ; mais aussi l’horreur de toute rébellion, inculquée par plusieurs années d’existence passive. J’arrive à me persuader à moi même que toute entreprise est vouée à l’avortement ; qu’Adèle me trahirait….. Je vais la prier, le lendemain, de ne pas compter sur moi. Je parle de devoir, de principes, d’honneur militaire… Elle m’écoute sans un mot, une flamme de colère dans les yeux, une moue de dégoût sur les lèvres.

Rentré chez moi, je suis saisi d’une grande fièvre d’action. « Soyons homme ! » me dis-je. Je pense à arriver aux plus hauts grades à la force du poignet ; à travailler d’arrache-pied ; à me faire recevoir à l’École de Guerre. La nullité vaniteuse de quelques capitaines brevetés que j’eus l’occasion de coudoyer, et que je me rappelle, me fait renoncer à ce projet sitôt ébauché ; du moins, c’est un prétexte que je me donne. Et puis, est-ce que mon père a jamais eu besoin de tant étudier, pour décrocher les trois étoiles ? Je ferai comme lui. Du moment qu’on porte une épaulette….. Là-dessus, j’éprouve le besoin de converser quelque peu avec Mme de Rahoul.

— Figurez-vous, madame, lui dis-je, qu’on m’a proposé de donner ma démission et de me lancer dans la politique.

— Seigneur ! s’écrie-t-elle. Donner votre démission ! Mais à quoi pense-t-on ? Abandonner la carrière militaire ! Renoncer à l’épaulette ! Quelle folie ! Voyez-vous, mon cher enfant, il n’y a que les gens qui appartiennent, qui ont appartenu à l’armée, qui sachent la comprendre et l’apprécier….. !

La bonne dame parle, parle ; elle dit que la profession militaire est la plus belle de toutes ; elle dit que le désintéressement, l’héroïsme ne se trouvent intacts que sous l’uniforme ; elle dit des choses qui heurtent mon esprit et calment mes nerfs ; elle s’interrompt, elle reprend, — elle somnole…..

….. Plus ou moins ouvertement, les camarades du régiment se moquent de moi. Ces dames ne me trouvent pas en formes, décidément. La filleule du général de Lahaye-Marmenteau m’a plaqué, comme m’avait déjà plaqué la notairesse. Mon amour-propre est blessé. Si je pouvais prouver à ces cancaniers que je suis rentré en grâce auprès de Mme Hardouin ? Je cherche un moyen ; et je crois en avoir trouvé un.



Il existe au bout de la propriété du notaire une petite porte par laquelle, il n’y a pas encore longtemps, je m’introduisais souvent dans le jardin, vers les minuit ; je me dirigeais avec précaution jusqu’à la maison ; je lançais du gravier contre la fenêtre de la chambre occupée par la notairesse, et cette épouse adultère descendait me chercher quelques instants après. J’ai conservé la clef de la petite porte. Si je recommençais le manège qui m’a si souvent réussi ? Il est justement onze heures et demie…..

Me voilà dans la rue ; ouvrant sans bruit la petite porte ; me glissant dans le jardin — et apercevant tout d’un coup la grande porte vitrée du salon ouverte et le salon lui-même vivement éclairé. Je suis sur le point de rebrousser chemin, mais la curiosité me retient ; je m’approche le plus possible, tout doucement. Il y a dans le salon trois personnes, M. et Mme Hardouin, et Courbassol ; ce dernier est sur le point de se retirer ; après quelques phrases banales qui parviennent distinctement à mes oreilles, il prend congé. Mme Hardouin, à ma grande joie, se dispose à quitter le salon. Mais, comme elle va sortir, son mari la retient.

— Je désirerais vous parler, lui dit-il ; voulez-vous m’accorder quelques instants d’entretien ?

— Très volontiers, répond-elle avec étonnement. De quoi s’agit-il ?

— Je vais vous l’apprendre aussi brièvement que possible, dit Me Hardouin en s’asseyant et en faisant signe à sa femme de l’imiter. Depuis deux ans, nous ne sommes mariés que de nom. Pour mon compte, je vous ai beaucoup aimée physiquement. Je vous ai épousée, vous le savez, pour votre beauté ; non pas par coup de tête, mais par raison. J’ai de mauvais instincts, voyez-vous ; des instincts anti-sociaux. Je m’en suis toujours méfié, mais je n’ai jamais pu les dompter. La grande défiance que j’ai de moi-même m’a poussé à ne point m’établir à Paris, comme je l’aurais pu, et à venir accrocher mes panonceaux à Malenvers. Ce que j’ai fait sous ces panonceaux, ce qui s’est passé dans mon étude, j’aime autant ne pas vous le dire en détail. Vols, escroqueries, spoliations, faux, mensonges, horreurs de toutes sortes. C’est le bilan de la profession ; mais je l’ai enluminé de culs-de-lampe inédits. Nous sommes des corbeaux, mais j’ai joué le vautour ; j’ai risqué le bagne trois cents fois. L’attachement profond de ma première femme, qui m’avait deviné, l’affection énorme que je porte à ma petite fille, n’ont pu me retenir. J’espérais que le violent amour physique que vous m’inspiriez tuerait en moi les dangereux instincts. Au bout de quelques mois, j’ai été détrompé. De là est venu, subitement, ma froideur envers vous. Je vous ai dédaignée. Vous avez pris votre revanche, votre revanche de femme. Vous avez bien fait.

Mme Hardouin ne proteste pas, ne fait pas un geste ; elle écoute, immobile, comme hypnotisée par son mari. Le notaire reprend :

— Il vaudrait mieux, à tous les points de vue, que nous reprissions chacun notre liberté. C’est une chose qu’un divorce seul pourra nous permettre. Je vous proposerais bien de me faire pincer en flagrant délit d’adultère avec la première guenon venue. Malheureusement, c’est impossible ; cet acte immoral au premier chef m’enlèverait la confiance de mes clients ; et j’ai besoin de leur confiance. Il faudra donc vous dévouer et entendre le divorce prononcé en ma faveur. Cela, dans l’état actuel des mœurs parisiennes et parlementaires, ne saurait vous gêner. Quand vous serez madame Courbassol…..

Mme Hardouin sursaute.

— Il faut que vous soyez Madame Courbassol, prononce lentement le notaire. Il le faut. Prenez vos précautions ; au besoin, je vous aiderai. Je regarde donc la chose comme faite ; et je vous considère dès ce moment comme l’épouse divorcée du sieur Hardouin, femme Courbassol. Maintenant, écoutez bien. Dès que la Loi vous a liée à Courbassol, c’est-à-dire après que j’ai eu le temps de jouer le rôle de victime qui me vaudra considération et confiance, je lève le pied avec les fonds de mes clients. Je mets ces fonds en lieu sûr, et je me constitue prisonnier. Je suis jugé, condamné, le tout conformément aux usages du notariat, et incarcéré. C’est ici que je compte sur vous. Il faudra que, grâce à Courbassol et aux influences dont il dispose, vous me fassiez évader. Ces choses-là se font assez souvent avec la connivence du gouvernement. Je passerai pour mort, si l’on veut. Et je pourrai entreprendre tranquillement à l’étranger, et à l’abri de toutes demandes d’extradition, un petit trafic conforme à mes aptitudes réelles. La chose vous convient-elle, en principe ?

— Mon Dieu ! murmure Mme Hardouin au bout d’un instant, tout ce que vous venez de me dire m’étourdit tellement…

— Des étourdissements ne constituent pas une solution, ricane le notaire. Vous avez à choisir. La continuation de votre existence à Malenvers, existence qui vous déplaît et que je puis rendre pire dans tous les sens, ou bien la liberté et une vie nouvelle, agréable et facile. Si nous nous entendons, je vous indemniserai largement du temps que vous m’avez consacré. Quant à l’exécution du plan, je m’occuperai de tous les détails. Vous n’aurez qu’à me laisser faire. En principe, acceptez-vous ?

Mme Hardouin, très pâle, incline la tête en signe d’assentiment.

— Je disais que vous n’auriez qu’à me laisser faire, continue Me Hardouin. Mais il faudra vous laisser faire aussi. Vous ne pouvez vous laisser pincer avec Courbassol. La loi vous interdit d’épouser votre complice. Dura lex, sed lex. Une idée. Si vous vous faisiez prendre avec ce petit officier, le lieutenant Maubart ?

— Je lui ai écrit l’autre jour, murmure la notairesse, que je ne voulais plus le voir.

— Bon. Il viendra vous demander des explications. Prévenez-moi de l’heure.

— Mais, hasarde timidement Mme Hardouin, s’il ne vient pas ?

— Dame ! Alors, il y a Renard, mon premier clerc. Il y a longtemps qu’il vous aime.

— Oh ! vraiment, proteste la notairesse… Mais, ajoute-t-elle, on peut toujours faire semblant…

— Ce ne serait pas suffisant, dit le notaire. Il se douterait de quelque chose, et il faut qu’il n’ait aucun soupçon. Du reste, une fois de plus ou de moins… Vous en verrez bien d’autres, dans la politique !… Renard est un gentil garçon ; je ne l’ai pas augmenté depuis longtemps, et je suppose qu’il est resté à l’étude pour vos beaux yeux. Vous lui devez un dédommagement. Donnez-le lui.

Mme Hardouin se lève et fait quelques pas vers la porte. Son mari vient à elle, la main tendue.

— Si vous acceptez, ma chère amie, topez-là.

Elle met sa main dans celle du notaire, et sort. Me Hardouin, resté seul, se frotte les mains ; puis, il vient fermer la porte vitrée et éteint le gaz.

Je ne dirai pas un mot des sentiments qui m’agitaient tandis que j’écoutais cette conversation. Je suis sorti du jardin, je suis rentré chez moi, et j’essaye de remettre un peu d’ordre dans le chaos de mes pensées. Personnellement, je me félicite de ce que j’ai fait ce soir ; si j’avais attendu jusqu’à demain… Je l’ai échappé belle. Je garderai le silence sur tout ce que j’ai entendu, naturellement ; et je ne veux juger personne. Cette femme, pourtant… Je l’ai aimée — un peu, beaucoup, passionnément — pas du tout. Le plus souvent, pas du tout. Et nous n’en parlerons plus.

À moins que…

À moins que je ne vous donne le dénouement, et même la moralité de l’histoire.

Tout s’est passé le mieux du monde. C’est-à-dire que Mme Hardouin a été surprise en flagrant délit d’adultère avec le premier clerc Renard ; que le divorce a été prononcé entre les époux Hardouin au profit du mari ; que l’ex-notairesse n’a pas tardé à devenir Mme Courbassol ; que Me Hardouin a disparu avec les épargnes confiées à ses soins vigilants ; qu’il a reparu, peu de temps après, et sans un sou ; qu’il a été jugé et condamné à plusieurs années de réclusion ; qu’il doit subir sa peine à la maison centrale de Saint-Orme, près de Malenvers ; qu’il est actuellement incarcéré dans cette prison…

Non, non ! Il n’y est plus. Il s’est évadé. Mon camarade, le lieutenant Labourgnolle, m’a raconté ce qu’il a vu, l’autre matin, étant de service à l’établissement pénitentiaire. Il a vu sortir de la prison un prêtre qui, lui a-t-on dit, était entré visiter les détenus avant qu’on eût relevé la garde. Ce prêtre, qui était accompagné par le gardien-chef, a été rejoint au dehors par un autre ecclésiastique, l’abbé Lamargelle ; ils sont montés tous deux dans une voiture qui les attendait et qui est partie dans la direction d’une gare voisine. Labourgnolle a essayé de faire parler le gardien-chef, qui s’est drapé dans sa dignité et est resté muet. Mais Labourgnolle avait eu le temps de reconnaître le prêtre au passage, en dépit des précautions prises. Et il est sûr, complètement sûr, que ce prêtre n’était autre que le notaire Hardouin.

Moi aussi, j’en suis sûr ; plus sûr encore que Labourgnolle. D’autant plus certain que Courbassol est, depuis quelque temps, ministre de la justice. Oui, c’est Hardouin que le gardien-chef de Saint-Orme aidait à s’évader ; ce gardien-chef qui prétend ne connaître que le devoir et la consigne, qui est si horriblement dur pour les prisonniers, qui se vante d’être inflexible… La brute ! Il y a deux mois environ, comme je commandais la garde à Saint-Orme, il vint durant la nuit, avec des chaussons caoutchoutés et une lanterne sourde, prendre le fusil d’un de mes hommes qui sommeillait en faction. Malgré toutes mes objurgations, il fit son rapport, assurant faussement que le soldat dormait à poings fermés. Et le soldat passa devant le conseil de guerre, et fut sévèrement condamné.

Je ne puis penser au crapuleux gardien-chef sans me rappeler, par une association d’idées assez naturelle, ce que m’a dit l’abbé Lamargelle : les gouvernements, anxieux d’enlever aux peuples, avant qu’ils aient appris à en faire un outil d’émancipation, la force militaire qu’on tremble de voir en leurs mains. Je songe alors au cri des soldats, de garde dans les chemins de ronde : Sentinelles, prenez garde à vous !…

Et cette pensée me revient souvent pendant les mois que je passe encore à Malenvers, m’ennuyant, ennuyé, ennuyant les autres.