L’Épave du Cynthia/Chapitre XX

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XX

la fin du périple


Erik avait poussé un cri et s’était jeté à genoux devant Patrick O’Donoghan, cherchant un dernier souffle de vie, une lueur d’espoir !… Mais l’Irlandais était bien mort, cette fois, emportant son secret.

Quant à Tudor Brown, son corps eut une convulsion suprême, ses mains laissèrent échapper l’arme qu’elles serraient au moment de sa chute, et il expira sans prononcer une parole.

« Père, qu’avez-vous fait ? s’écria amèrement Erik. Pourquoi supprimer la dernière chance qui me restait de connaître le mystère de ma vie ?… Ne valait-il pas mieux nous jeter sur cet homme et le faire prisonnier ?

— Et le temps, crois-tu qu’il nous l’aurait laissé ?… répondit maaster Hersebom. Son second coup était pour toi, sois-en sûr !… J’ai vengé le meurtre de ce malheureux, puni le crime de la Basse-Froide et peut-être d’autres crimes encore !… Quoi qu’il arrive, je ne le regrette pas !… Qu’importe d’ailleurs le mystère de ta vie, mon enfant, dans une situation comme la nôtre ?… Le mystère de ta vie, nous irons, avant peu sans doute, le demander à Dieu ! »

À peine achevait-il ces mots, qu’un coup de canon retentit, répercuté par les icebergs et les banquises. On aurait dit une réponse aux paroles découragées du vieux pêcheur. C’en était plutôt une sans doute aux deux coups de feu qui venaient d’éclater sur le radeau de glace.

« Le canon de l’Alaska !… Nous sommes sauvés !… » s’écria Erik en se relevant pour sauter sur un hummock et explorer du regard la mer sans limites.

Il ne vit rien d’abord que les icebergs emportés par la brise et se balançant au soleil. Mais maaster Hersebom, qui avait immédiatement rechargé son fusil, ayant tiré en l’air, un coup de canon lui répondit presque aussitôt.

Cette fois, Erik aperçut nettement un filet de fumée noire, se dessinant vers l’ouest sur le bleu du ciel. Coups de fusil et coups de canon se donnèrent dès lors la réplique à des intervalles de quelques minutes, et bientôt l’Alaska, dépassant un iceberg, apparut courant à toute vapeur vers le nord de la banquise.

Erik et maaster Hersebom s’étaient jetés, en pleurant de joie, dans les bras l’un de l’autre. Ils agitaient leurs mouchoirs, lançaient leurs bonnets en l’air, cherchaient par tous les moyens à se signaler à leurs amis.

Enfin, l’ḖAlaska s’arrêta. Une baleinière se détacha du bord, et vingt minutes ne s’étaient pas écoulées qu’elle accostait à la banquise.

Comment dire la joie profonde du docteur Schwaryencrona, de M. Bredejord, de M. Malarius et d’Otto en retrouvant sains et saufs ceux qu’ils croyaient perdus !

On se raconta tout : les épouvantes et les désespoirs de la nuit, les vains appels, les impuissantes colères. L’Alaska, en se trouvant, au jour, presque libre de glaces, avait eu recours à la mine pour achever de se dégager. M. Bosewitz ayant pris le commandement, en qualité de second officier, on s’était aussitôt mis en quête de la banquise flottante, dans la direction du vent qui l’avait entraînée. Cette navigation au milieu des glaces, mises en mouvement, était la plus périlleuse que l’Alaska eût encore accomplie. Mais, grâce aux excellentes habitudes données à l’équipage par son jeune capitaine, à l’expérience acquise, à la précision des manœuvres, on était parvenu à se mouvoir sans encombre entre ces masses errantes. L’Alaska avait d’ailleurs bénéficié de cette circonstance qu’il courait dans le sens même des glaces, avec une vitesse supérieure à la leur. Le bonheur avait voulu que sa poursuite ne fût pas vaine. À neuf heures du matin, la grande banquise avait été signalée au vent, on avait pu en reconnaître jusqu’à la forme du haut du « nid du corbeau », et bientôt deux coups de feu donnaient l’espoir que les deux naufragés s’y trouvaient toujours.

Le reste importait peu désormais. On allait cingler directement sur l’Atlantique, et ce serait bien le diable, si l’on n’y arrivait pas — à la voile, puisqu’il n’y avait plus de charbon.

« Non pas à la voile ! dit Erik. J’ai deux autres idées. La première, c’est de nous faire remorquer par la banquise, aussi longtemps qu’elle ira vers le sud ou l’ouest. Cela nous épargnera des combats incessants avec les icebergs que notre radeau se chargera de chasser devant lui. La seconde, c’est d’y récolter le combustible nécessaire pour achever notre voyage, quand il nous conviendra de reprendre notre autonomie.

— Que veux-tu dire ? La banquise recélerait-elle en ses flancs une mine de houille ? demanda en riant le docteur.

— Non pas précisément une mine de houille, répondit Erik, mais ce qui revient à peu près au même, une mine de carbone animal, sous la forme de graisse d’ougiouk. Je veux tenter l’expérience, puisque nous avons un foyer spécialement aménagé pour ce genre de combustible. »

Avant tout, on commença par rendre les derniers devoirs aux deux morts, en les jetant à l’eau avec un obus aux pieds.

Puis, l’Alaska vint accoster le flanc de la banquise, de manière à en suivre le mouvement, tout en étant protégé par sa masse. Cela permit de remettre aisément à bord les vivres qui avaient été débarqués et qu’il importait de ne pas perdre. L’opération terminée, le navire alla s’amarrer à l’extrémité nord du radeau de glace où il était mieux protégé contre les icebergs. Erik s’était déjà assuré qu’on filait, ainsi remorqué, une moyenne de six nœuds, ce qui était très suffisant jusqu’à nouvel ordre, étant donné surtout qu’on n’avait plus à s’inquiéter des glaces flottantes.

Tandis que la banquise s’en allait ainsi majestueusement vers le sud, comme un continent à la dérive, en traînant un satellite à sa remorque, la chasse aux ougiouks fut régulièrement conduite.

Deux ou trois fois par jour, des partis armés de fusils et de harpons, accompagnés de tous les chiens groenlandais, débarquaient sur le champ de glace et cernaient les monstres marins endormis au bord de leurs trous. On les tuait d’une balle dans l’oreille, on les dépeçait, on levait le lard, dont on chargeait des traîneaux que les chiens tiraient à l’Alaska. Cette chasse était si facile et si fructueuse qu’en huit jours, les soutes se trouvèrent littéralement bondées de lard.

L’Alaska, toujours remorqué par la banquise, était alors par le 40e degré de longitude est, sur le 74e parallèle, c’est-à-dire qu’il avait laissé derrière lui la Nouvelle-Zemble, en la dépassant au nord.

Le radeau de glace était à ce moment réduit de près de moitié, et le reste, craquelé par le soleil, traversé de fissures de plus en plus profondes, approchait manifestement de la décomposition. Le moment venait où cette grande île allait se résoudre en « drift-ice ». Erik ne voulut pas l’attendre. Il fit lever l’ancre et mettre le cap droit à l’ouest.

Le lard de morse, immédiatement utilisé dans le foyer ad hoc que portait l’Alaska, concurremment avec une faible proportion de houille, se trouva un combustible excellent. Son seul défaut était d’encrasser la cheminée et de nécessiter un nettoyage quotidien. Quant à son odeur, qui aurait sans doute impressionné désagréablement des passagers méridionaux, elle n’était pour un équipage suédois et norvégien qu’un inconvénient très secondaire.

Toujours est-il que, grâce à ce supplément, l’Alaska put rester sous vapeur jusqu’à la dernière heure, franchir rapidement, malgré les vents contraires, la distance qui le séparait encore des mers d’Europe et arriver, le 5 septembre, en vue du Cap-Nord de Norvège, sans même s’arrêter à Tromsoë, comme il l’aurait pu, en cas de besoin ; il poursuivit activement sa route, contourna la péninsule scandinave, repassa le Skagerrak et revint à son point de départ.

Le 14 septembre, il jetait l’ancre devant Stockholm, dans les eaux mêmes qu’il avait quittées le 10 février précédent.

Ainsi se trouvait accompli, en sept mois et quatre jours, le premier périple circumpolaire, par un navigateur de vingt-deux ans.

Ce tour de force géographique, qui venait compléter et contrôler si promptement la grande expédition de Nordenskiold, devait bientôt avoir dans le monde un retentissement prodigieux. Mais, pour le moment, les journaux et revues n’en avaient pas encore expliqué les mérites. Quelques initiés à peine étaient en état de les apprécier, et une personne au moins n’avait garde de les soupçonner — c’était Kajsa.

Il fallait voir le sourire de supériorité avec lequel elle accueillit le récit du voyage.

« S’il y a du bon sens à s’en aller volontairement s’exposer à des dangers pareils ! » dit-elle pour tout commentaire.

Sans compter qu’à la première occasion, elle ne manqua pas d’ajouter à l’adresse d’Erik :

« Enfin, nous voilà toujours débarrassés de cette ennuyeuse affaire, maintenant que le fameux Irlandais est mort ! »

Quelle différence de ce jugement sec et froid avec la lettre pleine d’effusions et de tendresses qu’Erik reçut bientôt de Noroë ! Vanda lui contait dans quelles transes elle et sa mère avaient passé ces longs mois, comme leur pensée n’avait pas cessé d’être avec les voyageurs, comme elles étaient heureuses de les voir enfin revenus à bon port !… Si l’expédition n’avait pas eu tous les résultats qu’en attendait Erik, il ne fallait pas s’en affliger outre mesure. Erik savait bien qu’à défaut de sa véritable famille, il en avait une dans le pauvre village norvégien, qui l’aimait tendrement et s’associait toujours à lui par la pensée. Ne viendrait-il pas bientôt la revoir, cette famille, qui le considérait toujours comme sien et qui ne voulait pas renoncer à lui ? Il pourrait bien, s’il en cherchait le moyen, trouver un petit mois à lui donner !… C’était le vœu le plus cher de sa mère adoptive et de sa petite sœur Vanda, etc., etc.

Tout cela, enveloppant trois jolies fleurettes cueillies au bord du fjord, et dans le parfum desquelles il semblait à Erik qu’il retrouvait toute son enfance insouciante et gaie. Ah ! que ces choses étaient douces à son pauvre cœur désappointé et qu’elles lui faisaient porter légèrement le déboire final de son expédition !

Bientôt, pourtant, il fallut se rendre à l’évidence. Le voyage de l’Alaska était un événement qui égalait en grandeur celui de la Véga. Le nom d’Erik était associé de toutes parts au nom glorieux de Nordenskiold. Les journaux ne parlaient plus que du nouveau périple. Les navires de toutes les nations, mouillés à Stockholm, s’entendaient un peu pour se pavoiser en l’honneur de cette victoire nautique. Erik, surpris et confus, se voyait accueilli partout par les ovations réservées aux triomphateurs. Les sociétés savantes venaient en corps souhaiter la bienvenue au commandant et à l’équipage de l’Alaska, les pouvoirs publics proposaient pour eux une récompense nationale.

Tous ces éloges et ce bruit gênaient Erik. Il avait conscience d’avoir principalement obéi, dans son entreprise, à des considérations d’ordre personnel, et se faisait scrupule de récolter une gloire qu’il trouvait au moins exagérée. Aussi saisit-il la première occasion qui se présenta de dire franchement ce qu’il était allé chercher dans les mers polaires — sans l’avoir trouvé d’ailleurs —, le secret de sa naissance, de son origine, du naufrage du Cynthia.

L’occasion se présenta sous la figure d’un personnage imberbe, haut comme une botte, vif comme un écureuil, attaché en qualité de reporter à l’un des principaux journaux de Stockholm, et qui se présenta à bord de l’Alaska, pour solliciter la faveur d’une « entrevue personnelle » avec le jeune commandant. Le but de l’intelligent gazetier, disons-le bien vite, était tout uniment de soutirer à sa victime les éléments d’une biographie de cent lignes. Il ne pouvait tomber sur un sujet mieux disposé à se soumettre à la vivisection. Erik avait soif de dire la vérité et de proclamer qu’il ne méritait pas d’être pris pour un Christophe Colomb.

Il conta donc tout sans réticence, refit son histoire, expliqua comment il avait été recueilli en mer par un pauvre pêcheur de Noroë, élevé par M. Malarius, amené à Stockholm par le docteur Schwaryencrona, comment on était venu à savoir que Patrick O’Donoghan connaissait probablement le mot de l’énigme, comment on avait appris qu’il se trouvait à bord de la Véga, comment on était allé l’y chercher, comment on avait été conduit à changer d’itinéraire, puis à pousser jusqu’à l’île Ljakow, jusqu’au cap Tchelynskin… Tout cela, Erik le disait pour se disculper en quelque sorte d’être un héros. Il le disait parce qu’il avait honte maintenant de se voir accablé d’éloges pour ce qui lui semblait si naturel et si simple.

Et, pendant ce temps, le crayon du reporter, M. Squirrélius, courait sur le papier avec une rapidité sténographique. Les dates, les noms, les moindres détails — tout était noté. M. Squirrélius se disait, le cœur palpitant, que ce n’était pas cent lignes, mais cinq ou six cents qu’il allait tirer de cette confession. Et quelles lignes !… Un récit vibrant, pris sur le vif, émouvant comme un feuilleton !

Le lendemain, ce récit remplissait trois colonnes dans le journal le plus répandu de la Suède. Comme il arrive presque toujours en pareil cas, la sincérité d’Erik, loin de diminuer ses mérites, les mit au contraire en valeur, par la modestie qu’elle attestait et l’intérêt romanesque qu’elle apportait à son histoire. La presse et le public s’en emparèrent avec avidité. Ces détails biographiques, bientôt traduits dans toutes les langues, ne tardèrent pas à faire le tour de l’Europe.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent à Paris et pénétrèrent un soir, sous la bande encore humide d’un journal français, dans un modeste salon situé rue de Varennes, au second étage d’un vieil hôtel.

Deux personnes se trouvaient dans ce salon. L’une était une dame en vêtements noirs et en cheveux blancs, quoiqu’elle parût jeune encore, et dont toute la personne portait l’empreinte d’un grand deuil éternel. Assise sous l’abat-jour de la lampe, elle travaillait machinalement à une broderie, tandis que ses yeux se fixaient dans l’ombre sur quelque souvenir inoubliable et accablant.

De l’autre côté de la table, un grand vieillard parcourait d’un regard distrait le journal que son domestique venait de lui apporter.

C’était M. Durrien, consul général honoraire et l’un des secrétaires de la Société de géographie — celui-là même qui s’était trouvé à Brest, chez le préfet maritime, au moment du passage de l’Alaska.

Sans doute, à raison de ce fait, le nom d’Erik frappa particulièrement son attention, car, en lisant l’article biographique consacré au jeune navigateur suédois, il eut comme un tressaillement. Puis, il relut cet article avec une profonde attention. Peu à peu, une pâleur intense se répandit sur son visage déjà si pâle. Ses mains furent prises d’un tremblement nerveux. Son trouble devint si manifeste que sa silencieuse compagne s’en aperçut.

« Mon père, est-ce que vous souffrez ? demanda-t-elle avec sollicitude.

— Je… crois qu’on s’est trop hâté de faire du feu !… Je vais aller prendre l’air dans mon cabinet !… Ce n’est rien !… un malaise passager !… » répondit M. Durrien en se levant pour passer dans la pièce voisine.

Comme par mégarde, il emporta le journal qu’il tenait à la main. Si la fille avait pu lire dans sa pensée, elle y aurait vu dominer, au milieu de l’afflux tumultueux d’espoirs et de craintes qui s’y heurtaient, la volonté arrêtée de soustraire le journal à ses regards.

Un instant elle songea à suivre M. Durrien dans son cabinet. Mais elle crut deviner qu’il désirait être seul, et se plia discrètement à ce caprice. Bientôt, d’ailleurs, elle se rassura en entendant son père aller et venir, marcher à grands pas, ouvrir et fermer la fenêtre.

C’est seulement au bout d’une heure qu’elle se décida à entrebâiller la porte, pour voir ce que faisait M. Durrien. Elle constata qu’il était assis à son bureau et qu’il écrivait une lettre.