L’Épopée d’amour/2

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II. Où la promesse de Pardaillan père est tenue par maître Gilles
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Le maréchal de Damville, après avoir assisté à l’investissement de la maison de la rue Montmartre, s’était empressé de regagner l’hôtel de Mesmes.

Il tenait les deux Pardaillan et se promettait de ne pas les laisser échapper.

En effet, la mort seule de ces deux hommes pouvait lui garantir sa propre sécurité. Ils étaient tous les deux possesseurs d’un secret qui pouvait l’envoyer à l’échafaud.

Lorsque, persuadé que le vieux Pardaillan avait suivi la voiture qui enlevait Jeanne de Piennes, le maréchal s’était décidé à rompre avec lui, il avait en même temps décidé de supprimer ce dangereux auxiliaire.

Il se privait ainsi d’un aide précieux.

Mais il y gagnait une certaine tranquillité en ce qui concernait ses prisonnières.

Damville s’était jeté dans la conspiration de Guise uniquement en haine de son frère : pour acquérir Damville, Guise avait promis la morte de Monrmorency. François mort, assassiné par quelque bon procès, Henri devenait le chef de la maison, l’unique héritier, un seigneur presque aussi puissant et peut-être plus riche que le roi ; on lui donnait l’épée de connétable qu’avait illustrée son père ; il était presque le deuxième personnage du royaume !

Voilà les pensées qui, lentement, s’étaient agglomérées dans la conscience du rude maréchal, et dont la pensée initiale avait été le désir effréné de se débarrasser de son frère.

Or, cette haine elle-même avait pris sa source dans l’amour d’Henri pour Jeanne de Piennes.

Repoussé à Margency par la fiancée de son frère, il s’étaient atrocement vengé.

Les choses en étaient là lorsqu’il rencontra Jeanne et s’aperçut ou crut s’apercevoir que sa passion mal éteinte se réveillait plus ardente que jadis.

La conspiration qui devait faire Guise roi de France conduisait Damville à la puissance ; du même coup, son frère disparaissait ; Jeanne de Piennes n’avait plus de raison de demeurer fidèle à François ; et cette puissance acquise conduisait Henri à la conquête de Jeanne.

On s’explique maintenant que Damville s’empressât de se saisir de Jeanne et de sa fille pour que François ne pût jamais les rencontrer ; on s’explique aussi sa modération relative vis-à-vis de ses prisonnières.

Il voulait un beau jour apparaître à Jeanne et lui dire :

"Je suis immensément riche, je suis le plus puissant du royaume après le roi ; je serai peut-être un jour roi de France, car, en notre temps, le pouvoir appartient aux plus audacieux. Voulez-vous partager cette puissance et cette richesse, en attendant que je place une couronne sur votre tête ? "

Et il ne doutait pas d’éblouir Jeanne de Piennes ?

On comprend donc l’immense intérêt qu’avait Damville à ce que le chevalier de Pardaillan, féal de Montmonrency, croyait-il, ignorât toujours où se trouvaient Jeanne et Loïse.

De là, la nécessité de cacher cette retraite au vieux Pardaillan qui n’hésiterait pas à avertir son fils ! De là, la fureur du maréchal lorsque d’Aspremont lu eut persuadé que le vieux routier avait suivi la voiture ! De là, sa résolution de le tuer d’abord, de tuer ensuite le fils !

Or, il croyait que le vieux Pardaillan était mort, au moment où il quitta Paris pour se rendre à Blois à la suite du roi.

Maintenant on comprend sa stupéfaction, sa rage, et aussi la terreur de retrouver Pardaillan bien vivant, Pardaillan et son fils !

Et quelles durent être ses pensées lorsqu’il vit Jeanne elle-même !…

C’était l’écroulement de tout son plan.

Les Pardaillandénonçant la conspiration, François reprenant Jeanne, il vit tout cela d’un coup d’œil, et lorsqu’il reprit le chemin de l’hôtel de Mesmes, il était bien résolu à obtenir un ordre du roi, à revenir lui-même faire le siège de la maison, de tuer de sa main les deux Pardaillan.

Il voulait avant tout savoir comment le vieux Pardaillan, qu’il avait laissé pour mort au fond de sa cave, se trouvait parfaitement en vie, et comment Gilles avait pu laisser Jeanne de Piennes de chez Alice.

Il avait cédé à la prière menaçante de Jeanne en lui disant : "Ces deux hommes sont à vous, prenez-les ! " Maus, en cédant, il s’était dit simplement qu’ainsi il les tenait tous les quatre et qu’il les reprendrait dans un seul coup de filet.

Malgré ses assurances qu’il se donnait à lui-même, il se sentait dévoré d’inquiétude, de rage et, lorsqu’il atteignit l’hôtel de Mesmes, il écumait de rage.

Il parcourut rapidement l’hôtel sans retrouver personne.

"Fou que je suis ! gronda-t-il, le misérable Gilles doit se trouver aussi aux Fossés-Montmartre !… à moins qu’il n’ait fui !…"

Il allait rebrousser chemin et sortir lorsqu’il eut l’idée de pousser jusqu’à l’office.

Il lui fallut pour cela longer ce corridor où se trouvait la porte de la fameuse cave et où avait eu lieu la grande bataille de Pardaillan.

Or, en passant devant la cave, le maréchal vit la porte ouverte.

Il se pencha et aperçut une faible lueur.

"Si ce pouvait être lui ! ", grinça-t-il entre ses dents. Cette cave, qui eût dû être la tombe de Pardaillan deviendrait celle de GIlles, voilà tout. Il n’y aurait que le cadavre de changer.

Il descendit avec précaution.

A mesure qu’il descendait, l’intérieur de la cave lui apparaissait plus nettement

Un spectacle étrange, presque fantastique, s’offrit à sa vue.

Il se glissa alors sans bruit dans un angle obscur pour ne rien perdre du spectacle en question.

La scène que nous allons retracer et qui se déroule sous les yeux du maréchal, était éclairée par une torche de résine qui traçait un cercle de lumière, tandis que le restant de la vaste cave demeurait plongé dans les ténèbres.

Dans ce cercle de lumière, éclairé par les lueurs fumeuses de la torche, apparaissaient deux hommes.

L’un d’eux était debout, attaché par des cordes à une espèce de poteau de torture.

L’autre était assis sur un billot de bois, en face du patient.

Celui qui était attaché au poteau était assez jeune encore ; il avait une figure blême de terreur et poussait des cris à fendre l’âme la plus dure.

L’autre était un vieillard à physionomie démoniaque, une espèce de rictus balafrait ce visage couturé de rides.

Il était accroupi plutôt qu’assis sur son billot, et il s’occupait très consciencieusement à aiguiser son couteau.

Or ce vieux qui semblait se préparer à quelque besogne de bourreau, c’était Gilles.

Le jeune, c’était Gillot.

Expliquons, en quelques mots, comment Gillot se trouvait dans cette cave alors que la plus élémentaire notion de prudence eût dût lui conseiller de mettre le plus d’espace entre lui et son digne oncle.

Gillot avait reçu du ciel un certain nombre de vices en partage. IL était poltron, cafard, libidineux ; gourmand ou plutôt goinfre, paresseux, fainéant, méchant quand il pouvait, lâche par conséquent, en somme un répugnant personnage.

Mais par-dessus tout, Gillot était avare.

Il tenait cela de son oncle, qui était l’avarice incarnée.

Ce fut cette avarice qui perdit l’infortuné Gillot, de même que l’amour perdit Troie.

En effet, au moment où, après l’héroïque résistance de GIlles,qui, comme on l’a vu, s’était obstinément refusé à révéler le secret du maréchal, Gillot, pour sauver ses oreilles, avait raconté à Pardaillan en quelle maison se trouvaient Jeanne de Piennes et Loïse ; à ce moment-là, disons-nous, profitant de la prostration de son oncle et de l’émotion de Pardaillan, Gillot s’était éclipsé sans bruit.

Il venait de sauver ses oreilles - ces larges oreilles auxquelles, d’après les dires du vieux Pardaillan, qui avait des idées spéciales en esthétique, il avait si grand tort de tenir.

Mais ce n’était pas tout, les oreilles ne constituant en somment qu’un ornement de sa figure.

Il s’agissait maintenant de sauver le corps tout entier.

Pardaillan n’avait menacé que les oreilles, et encore prétendait-il ainsi embellir la face rougeaude de Gillot.

Mais Gilles ! Ah ! l’inexorable colère de l’oncle s’attaquerait à sa vie même ! Gillot s’attendait pour le moins à être pendu si jamais il se trouvait nez à nez avec le terrible vieillard qui n’avait pas hésité à offrir sa vie et sa fortune plutôt que d’encourir la disgrâce de son maître !

Et ce maître lui-même que ferait-il de Gillot ?…

Gillot frémit. Gillot sentit des ailes pousser à ses talons. GIllot escalada l’escalier avec toute la vitesse de l’épouvante la plus justifiée. Gillot en quelques secondes, se trouva dans l’office, et là, il se dit :

"Voyons, je ne puis rester à Paris. Si je n’y mourrais de pendaison, de strangulation ou d’estrapade, je mourrais de peur, ce qui est tout un. Il faut que je m’en aille ! "

Et Gillot fit un mouvement pour s’élancer.

Mais au même instant, sa figure se rembrunit. Pour aller loin, il faut beaucoup d’argent.

Presque aussitôt, une réflexion traversa sa cervelle matoise, et sa figure prit à l’instant une expression d’hilarité qui eût pu faire croire qu’il devenait fou.

Non, Gillot n’était pas fou !

Simplement, il venait de se rappeler que s’il était pauvre, son oncle était fort riche ! A force de musarder et de fouiller dans l’hôtel, Gillot avait découvert depuis longtemps le vénérable coffre où Gilles entassait les écus indistinctement avec ceux qu’il avait volés.

Saisir une pioche, s’emparer des clefs, voler vers l’appartement de son oncle, ouvrir le cabinet où se trouvait le fameux coffre, tout cela ne fut pour le rapide Gillot que l’affaire de deux minutes.

Or, il se disait que Gilles en avait bien encore pour un bon quart d’heure avec les Pardaillan.

Gillot, avant de porter le premier coup, tâta le couvercle du coffre pour voir où il faudrait frapper.

Et il tressaillit alors d’un long tressaillement de joie et de surprise : au premier mouvement qu’il avait fait, il avait soulevé le couvercle ! Le coffre n’était pas fermé ! Pourquoi ? (Nos lecteurs n’ont pas oublié sans doute que le vieux Pardaillan avait passé par là.) Gillot leva le couvercle sans plus de réflexions et poussa un rugissement de joie, tomba à genoux, et plongea ses deux bras jusqu’aux coudes dans les piles d’écus.

A ce moment, Gillot oublia le ciel et la terre. Il oublia Pardaillan. Il oublia son oncle. Après un temps d’extase et de contemplation, Gillot en vint pourtant à se dire qu’il était là pour emplir ses poches, opération qu’il commença aussitôt.

"Jamais je ne pourrai tout emporter ! " grommela-t-il avec un soupir de furieux regret, un vrai soupir d’avare.

Gillot était tout entier dans ce mot.

Pêle-mêle, cependant, il entassait les écus dans ses poches, dans ses chaussures, dans son pourpoint, sans songer qu’il ne pourrait faire un pas dans la rue sans résonner comme un mulet à sonnettes et sans risquer de semer l’or sur la route.

Une fois qu’il se fut vautré tout son soûl dans cet argent et cet or, Gillot, les jambes écartées, les bras raides, tout pesant et tout embarrassé, se recula en murmurant :

"Quel malheur ! j’en ai à peine la moitié. Or çà, fuyons ! "

Il se tourna vers la porte et demeura pétrifié.

Son oncle était là !

Le terrible Gillot, accoté à la porte fermée, le regardait faire, avec un sourire blafard.

Gillot voulut joindre les mains, et dans ce mouvement, deux ou trois écus roulèrent sur le carreau.

Gillot se laissa tomber à genoux, et alors ce furent ses chausses qui crevèrent, la danse des écus recommença, une course d’or que le vieillard suivait du coin de l’œil en continuant à sourire le plus hideusement du monde.

Ce que voyant, Gillot essaya de sourire aussi : d’où le choc de deux grimaces extraordinaires.

"Mon oncle, mon digne oncle, balbutia Gillot.

— Que fais-tu là ? demanda le vieillard.

— Je… vous voyez… je… range votre coffre…

— Ah bon ! TU ranges mon coffre ? Et bien, continue, mon garçon."

Gillot demeura interloqué.

"Que… je continue ?

— Mais oui : il y a ici dans mon coffre vingt-neuf mille trois cent soixante-cinq livres en argent et soixante mille deux cent vingt-huit livres en or ; en tout, si je sais compter, quatre-vingt mille cinq cent quatre-vingt-treize livres. COmpte, mon garçon, compte devant moi, écu par écu ; range-moi tout cela par piles de vingt-cinq ; l’or à droite, comme étant plus noble ; l’argent à gauche ; allons… qu’attends-tu ?

— Voilà, mon digne oncle, mon bon oncle, voilà ! " fit Gillot.

Et il se mit à vider ses poches, ses chaussures, son pourpoint.

Le rangement commença avec ordre et méthode, sous les yeux de Gillot qui brillaient comme des escarboucles.

A mesure que chaque pile reprenait sa place dans le coffre, un nouveau soupir s’étranglait dans la gorge de Gillot tandis que l’oncle comptait :

"Encore quinze mille… encore douze mille…"

Le total baissait de plus en plus, à mesure que les écus étaient réintégrés.

L’opération, comme on le pense, dura longtemps. Commencée vers deux heures, elle s’acheva vers cinq heures du soir.

Or, cette opération s’accomplissait en même temps que le roi Charles IX faisait sa rentrée dans Paris, en même temps que les deux Pardaillan se battaient rue Montmartre contre les mignons de Damville.

Donc, l’oncle Gilles annonçait le total à mesure que les piles d’or et les piles d’argent s’entassaient dans le coffre.

"Il ne manque plus que cinq mille livre… plus que quatre mille… plus que trois mille…"

Gillot qui venait de placer délicatement le dernier écu et de pousser un dernier soupir, Gillot regarda autour de lui et ne vit plus rien.

Le carreau apparaissait donc tout entier : il n’y avait plus un seul écu.

"Comment dites-vous, mon oncle ? fit Gillot.

— Je dis qu’il ne manque plus que trois mille livres."

Gillot se fouilla et tira de sa poche l’écu, les deux sols et les six deniers qui constituaient sa fortune personnelle. Héroïquement, il les tendit au vieillard qui s’en saisit, les fit disparaître, et dit :

"Après !…

— Après, mon oncle ?

— Oui, les trois mille livres !

— Mais je n’ai plus rien, mon oncle !

— Allons, dépêche-toi, sans quoi je te fouille !

— Fouillez-moi, mon bon oncle… je n’ai plus rien ! "

Gilles étouffa un grognement de désespoir, palpa de ses mains tremblantes les vêtements de Gillot, et une sueur froide pointa sur son crâne. Gillot ne mentait pas !…

"Déshabille-toi ! "

Gillot obéit, plus mort que vif. LE vieux Gilles examina chaque vêtement, sonda les coutures, retourna les poches, déchira les doublures… Il dut se rendre enfin à l’horrible vérité :

Trois mille livres manquaient au trésor !…

Une sauvage imprécation et un hurlement d’épouvante retentirent dans le cabinet ; l’imprécation venait de Gilles, qui en même temps rugissait :

"Rends-les moi, misérable ! "

Le hurlement venait de Gillot que son oncle venait de saisir à la gorge.

"Mes économies de cinq ans ! hurla Gilles. Mais qui, qui donc me les a pris, mes pauvres écus ? Mes pauvres écus ? Mes pauvres écus, où êtes-vous ?…"

Seul, le vieux Pardaillan eût pu répondre à cette question.

Mais Gillot crut que le moment était venu de rentrer en grâce et insinua :

"Mon oncle, je vous aiderai à les retrouver !

— Toi ! hurla le vieillard qui avait oublié son neveu, toi, misérable ! Toi qui venais pour me voler ! Toi ! attends ! Tu vas voir ce qu’il en coûte de se faire larronneur et traître ! Habille-toi vite ! "

En même temps, il secouait son neveu avec une force qu’on n’eût pu lui soupçonner. Enfin,il le lâcha, et Gillot se revêtit rapidement.

Gilles, cependant, s’apaisa par degrés.

Lorsque Gillot fut prêt, il le harponna au cou de ses doigts longs, osseux, durs comme du fer, et ayant soigneusement refermé le cabinet, il l’entraîna.

"Miséricorde ! " gémit Gillot.

Arrivé au rez-de-chaussée, Gilles lâcha son neveu, et tirant une dague acérée, lui dit :

"Au premier mouvement que tu fais pour fuir, je t’égorge ! "

Cette menace rassura un peu Gillot. On ne voulait donc pas le tuer, puisqu’il n’était menacé de mort que s’il tentait de fuir.

"Marche devant ! " reprit l’oncle, sa dague à la main.

Guidé, ou plutôt poussé, par le vieillard, Gillot passa dans le jardin, et entra dans la remise du jardinier.

"Prends ce pieu ! " commanda l’oncle en désignant un assez long poteau pointu par un bout.

Gillot obéit et chargea le poteau sur son épaule

"Prends cette corde ! Prends cette bêche ! " ajouta l’oncle.

LE neveu se chargea des objets qu’on venait de lui désigner. Ainsi chargé des instruments de supplice que le redoutable vieillard trouva amusant de lui faire porter, Gillot reprit le chemin de l’office, puis il entra dans le couloir de la cave.

Dans l’office, Gilles avait pris en passant une torche et un couteau.

Il poussa son neveu dans la cave, et, lorsqu’il furent descendus, il l’entraîna au fond et lui dit :

"Creuse ici ! "

Gillot, véritable loque humaine, décomposé par la terreur, hébété, se mit à creuser avec la bêche.

Le trou, creusé, Gillot y planta le poteau et l’enfonça profondément à coups de maillet jusqu’à ce que Gilles ayant constaté qu’il tenait solidement, criât : Assez !

Alors le vieillard saisit son neveu, le colla au poteau et l’y attacha avec la corde, de façon qu’il ne pût remuer ni les bras, ni les jambes, ni la têt.

Gillot, fou de peur, se laissait faire, et l’instinct vital ne lui suggérait pas une révolte.

"Que voulez-vous donc faire de moi ? balbutia-t-il.

— Tu vas le savoir", dit l’oncle.

Le vieillard poussa devant Gillot une sorte de billot de bois, s’y assit et se mit à aiguiser sur la lame de sa dague le couteau de cuisine qu’il avait apporté.

A la vue de ces apprêts, Gillot commença à pousser des gémissements ininterrompus.

Ce fut à ce moment-là que le maréchal de Damville pénétra dans la cave.

"Tu m’impatientes avec tes clameurs de cochons qu’on égorge, cria Gilles. Si tu ne te tais, je serai forcé de te tuer."

Gilles observa instantanément un silence absolu.

"Il ne veut donc pas me tuer ! songea-t-il. Mais alors, que veut-il ?…"

"Voyons, reprit alors le vieux Gilles. Je vais te juger en mon âme et conscience. C’est te dire que je serai indulgent, autant que tes crimes peuvent mériter l’indulgence. Réponds-moi en tout franchise.

— Oui, mon oncle. Je vous le promets bien", fit GIllot commençant à se rassurer.

Cependant, il louchait fortement sur le couteau que le vieillard continuait à affûter paisiblement. Celui-ci reprit :

"Tu as donc suivi la voiture où monseigneur avait caché ses prisonnières ?

— Oui, mon oncle. Jusqu’à la rue de la Hache.

— Quelqu’un t’a-t-il vu ?

— Je crois que monsieur d’Aspremont a dû m’apercevoir. Mais je ne pense pas qu’il m’ait reconnu.

— Et quelle était ton idée en suivant la voiture ?

— Rien. Je voulais voir, voilà tout.

— Et tu as vu ce que tu ne devais pas voir, mon garçon !

— Hélas ! je m’en repens bien, mon digne oncle !

— Bon. Maintenant, dis-moi, fripon, dis-moi, misérable, quel démon t’a poussé à raconter ce que tu n’aurais jamais dû voir aux deux damnés Pardaillan ?

— Ce n’est pas un démon. Je voulais sauver mes oreilles, mon oncle.

— Ah ! misérable lâche ! Tu voulais sauver tes oreilles, alors que je te donnais l’exemple ! Alors que j’offrais toute ma fortune, ce dont je fusse mort de chagrin si on l’eût acceptée ! Sais-tu bien, infâme, quels malheurs ta trahison va attirer sur mon illustre maître ?

— Hélas ! pardonnez-moi, mon oncle !

— Et moi-même, que vais-je devenir ? Que vais-je répondre à ce puissant seigneur lorsqu’il va me demander des comptes ? "

Le vieux Gilles était sincère. Il avait laissé tomber sa tête dans ses deux mains et se demandait s’il ne valait pas mieux mourir que d’avoir à essuyer la colère du maréchal.

Cependant, il avait un témoin de sa résistance et de sa parfaite innocence. Ce témoin n’était autre que Gillot lui-même. Gillot était donc précieux à conserver.

"Ecoute ! dit-il en relevant la tête. Je ne te condamne pas à mort. Monseigneur prendra à ton égard telle décision qui lui conviendra. Mais il faut que je punisse ta lâcheté, ta trahison qui me met moi-même au pied du gibet, sans compter qu’elle me déshonore. Note que je ne te parle pas des trois mille livres qui manquent dans mon coffre…

— Mais ce n’est pas moi ! hurla Gillot.

— Que je ne te parle, continua Gilles impassible, du vol énorme que tu as voulu perpétrer. Que n’as-tu eu l’idée de me poignarder plutôt que de toucher à mes pauvres chers écus ?… Mais je te pardonne ce crime, te dis-je !… Et quant à ta trahison, monseigneur en jugera, et peut-être te fera-t-il grâce si tu lui racontes les choses telles qu’elles se sont passées. Me le jures-tu ?

— Sur ma part de paradis, je te le jure !

— Bon. En ce cas, je vais me contenter de juger le tort que tu me causes à moi-même en me faisant courir le risque d’être pour le moins chassé par monseigneur. Et je vais te punir par où ut as péché…

— Comment cela ? Comment cela ? bredouilla Gillot en verdissant de terreur.

— Oui, tu as trahi ton maître et ton oncle pour sauver tes oreilles. Eh bien, je vais te couper les oreilles.

— Miséricorde ! ", rugit l’infortuné Gillot.

Gillot s’était levé tranquillement et essayait le tranchant de son couteau sur l’ongle de son pouce.

Il s’approcha de son neveu qui, livide, les yeux fermés, eut encore la force de se dégager.

"Au moins, n’en coupez qu’une !…"

Il avait à peine terminé cette singulière objurgation qu’une clameur terrible jaillit de sa gorge : le terrible vieillard venait de lui saisi l’oreille droite et, la tirant fortement, l’avait tranchée d’un seul coup de couteau.

L’oreille tomba sur le sol de la cave.

"Grâce pour celle qui me reste, vociféra Gillot, ivre d’épouvante et de douleur. Grâce ! pitié…"

Avec la même tranquillité, l’oncle était passé à gauche et, au bout d’une seconde, l’oreille gauche de Gillot avait rejoint son oreille droite sur le sol ensanglanté.

Nul n’évite sa destinée, assurent les fatalistes. Il paraît que celle du malheureux Gillot était d’être tôt ou tard privé de ces deux vastes et larges ornements que la nature avait prodigalement octroyés à chaque face de son visage.

Une fois sa besogne accomplie, le hideux vieillard se mit à sourire.

Mais lorsqu’il vit son neveu inondé de sang, lorsqu’il le vit sans connaissance, il frémit et grommela :

"Diable ! il ne faut pas que cet imbécile meure tout de suite. Il est mon témoin devant le maréchal ! "

Il s’empressa donc de courir à l’office et en rapporta de l’eau, du vin sucré, un cordial, des compresses.

Lorsqu’il eut bien lavé les deux plaies, lorsqu’il les eut cautérisés au vin sucré, lorsqu’il les eut bandées convenablement, il introduisit une gorgée de ce cordial entre les lèvres du patient et aspergea son visage d’eau fraîche.

Gillot revint à lui, ouvrit des yeux hagards et, croyant avoir fait un cauchemar, son premier geste fut de porter les deux mains à ses oreilles. Elles n’y étaient plus !…

Gillot poussa un lamentablement gémissement.

"Qu’as-tu donc à te plaindre ? fit l’oncle avec cette intonation narquoise qu’on prête à Satan dans les vieilles légendes.

— Hélas ! répondit Gillot, comment vais-je pour entendre, à présent ?

— Imbécile ! " dit Gilles.

Ce fut toute la consolation qu’il accorda au pauvre mutilé ! Seulement, il le prit par un bras, l’aida à se soulever, le remit debout, et tous deux se dirigèrent vers l’escaliers aux dernières lueurs de la torche mourante.

Mais il s’arrêtèrent alors, aussi épouvantés l’un que l’autre.

Un homme était devant eux !

Et cet homme, c’était le maréchal de Damville !

"Monseigneur ! s’écria Gilles qui tomba à genoux.

— Eh bien, fit Damville d’une voix calme, que se passe-t-il ?

Ah ! monseigneur ! un affreux malheur ! Je suis innocent, je vous le jure ! J’ai veillé, surveillé, comme vous m’en aviez donné l’ordre en partant. La fatalité et ce misérable imbécile ont tout fait.

— Expliquez-vous clairement, maître Gilles ! fit Damville avec sévérité.

— Eh bien, monseigneur, les prisonnières, le damné sait où celles se trouvent…

— Et tu n’est pour rien dans cette trahison ?

— Monseigneur, je vous le jure. Mais daignez interroger ce misérable à qui je viens de couper les oreilles…

— C’est inutile. J’ai foi en ta parole, Gilles. Relève-toi.

— Ah ! monseigneur ! s’écria l’intendant ; vous me croirez si vous voulez, mais ce que vous venez de dire est pour moi une récompense plus magnifique que le seul jour où vous me donnâtes cinq cent écus d’un seul coup !

— Ainsi, tu me restes dévoué ?

— Jusqu’à la mort ! Parlez, ordonnez, ma vie est à vous !

— Viens donc, et fais appel à ton génie d’astuce. Car, si je n’ai nul besoin de ton sang, ce que je vais te demander sera plus difficile à coup sûr que de mourir pour moi.

— Je suis prêt, monseigneur !!"

Et le vieillard se redressa. Le maréchal lui avait dit qu’il avait foi en sa parole, à lui, laquais ! Comme s’il eût été gentilhomme !… de puissance à puissance !

Gilles sentit ses forces d’intrigue se décupler et brûla de se jeter dans la lutte, entrevoyant, au bout de cette lutte, une victoire éclatante, et, au bout de cette victoire, la fortune.

Damville remontait l’escalier de la cave, tout pensif.

"Monseigneur, et cet imbécile ? dit le vieillard, en désignant Gillot, toujours évanoui. Faut-il l’achever ?

— Non, il pourra servir dans ce que tu vas entreprendre. Viens !…"