L’Épopée d’amour/4

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Le lendemain du jour où François de Montmorency retrouva sa fille et celle qui avait été sa femme, fut une journée paisible pour tous les habitants de la maison de la rue Montmartre.

Le maréchal sentait son cœur se dilater. Il était en extase devant sa fille et n’imaginait pas qu’il pût exister au monde rien d’aussi gracieux. Quant à Jeanne, la conviction se fortifiait en lui qu’elle subissait une crise passagère et que le bonheur lui rendrait à la fois la raison et la santé physique. Quelquefois, il lui semblait surprendre dans les yeux de la folle une aube d’intelligence. Il voulait croire à sa guérison.

Il attachait parfois des regards timides sur Jeanne, et se disait alors :

"Lorsqu’elle comprendra, comment lui expliquerai-je mon mariage ? Est-ce que je n’aurais pas dû demeurer fidèle, même la croyant infidèle ? ".

Et un trouble l’envahissait à la voir si belle, à peine changée, presque aussi idéale qu’au temps où il l’attendait dans le bois de Margency.

Quant à Loïse, à part la douleur de ne pouvoir tout de suite associer sa mère à sa félicité, elle était en plein ravissement. Elle aussi était convaincue qu’un mois de soins attentifs rendraient la raison à la martyre. Et elle s’abandonnait à cette joie inconnu d’elle jusqu’ici d’avoir une famille, un nom, un père. Ce père lui semblait un être exceptionnel par la force, la gravité sereine. C’était de plus l’un des puissants du royaume.

Cette journée fut donc une journée de bonheur véritable malgré la folie de Jeanne.

Mais n’était-elle pas là, vivante ? Et même, lorsqu’ils la considéraient tous deux, le père et la fille ne remarquaientils pas qu’un heureux changement se manifestait dans sa santé ? Ses yeux reprenaient leur brillant, ses joues redevenaient roses ; jamais Loïse ne l’avait vue aussi belle ni aussi gaie. Le rire de la folle éclatait non pas strident et nerveux, mais doux et plein d’innocent bonheur.

En ce jour, le maréchal lia pleine connaissance avec le vieux Pardaillan. Leurs mains se serrèrent dans une étreinte loyale et le souvenir de l’enlèvement de Loïse s’éteignit.

La nuit qui suivit fut également très calme.

Cependant, vers le commencement de cette nuit, un incident se produisit dans la rue. Le maréchal de Damville vint visiter le poste qui veillait devant la maison. Il était accompagné de quarante gardes du roi qui relevèrent les gardes d’Anjou. Un officier de la maison royale les commandait et le capitaine qui avait accepté la caution de Jeanne de Piennes dut se retirer.

Damville passa la nuit dans la rue, et vers l’aube, un mouvement se produisit parmi les soldats.

Vingt d’entre eux chargèrent leurs arquebuses et se tinrent prêts à faire feu.

On se préparait évidemment à enfoncer la porte.

La caution de Jeanne de Piennes était donc tenue pour nulle et non avenue ? C’est là la réflexion que se fit le vieux Pardaillan lorsque, ayant mis le nez à la lucarne, il vit ses préparatifs. Il appela aussitôt le maréchal et le chevalier qui vinrent examiner la situation. Le vieux routier était tout joyeux et ses yeux pétillaient :

"S’ils s’attaquaient, dit-il, nous n’avons plus aucune raison de tenir notre parole ; nous étions ici prisonniers sous la foi de Mme de Piennes. L’attaque nous délivre et nous rend le droit de fuir. Il y a une porte ouverte : fuyons !

— C’est mon avis, dit le maréchal, pour le cas où ils attaqueraient. Parole faussée, parole rendue !

— Ils attaqueront, n’en doutez-pas. Qu’en penses-tu, chevalier ?

— Je pense que M.le maréchal doit sortir immédiatement avec les deux femmes, mais que nous devons rester, nous, et tenir tête.

—Ah ! Ah ! Voilà du nouveau ! " grommela le vieux Pardaillan, qui comprit aussitôt ce qui se passait dans le cœur de son fils.

Et le prenant à part :

"Tu veux mourir, hein ?

— Oui, mon père.

— Mourons donc ensemble. Cependant, tu peux bien entendre une observation de ton vieux père ?

— Oui, monsieur…

—Eh bien, je ne demande pas mieux que de mourir, puisque tu ne peux vivre sans cette petite Loïson que le diable emporte, et que moi, je ne puis vivre sans toi. Mais encore faut-il être sûr que ta Loïsette t’échappe !

— Que voulez-vous dire ? s’écria le chevalier en pâlissant d’espoir.

— Simplement ceci : as-tu demandé sa fille au maréchal ?

— Folie !

— D’accord ! Mais enfin, l’as-tu demandée ?

— Vous savez bien que non !

— Eh bien, il faut la demander !

— Jamais ! Jamais !…Oh ! l’affront de me voir refuser !…

— Bon, c’est donc moi qui parlerai pour toi ! Or, de deux choses l’une : ou tu es accepté et tu fais aux Montmorency l’honneur d’entrer dans leur famille. Mort de tous les diables ! ton épée vaut la leur, et ton nom est sans tache…Je poursuis : ou tu es refusé, et alors seulement il sera temps de graisser nos bottes pour le grand voyage d’où on ne revient pas. Voyons, consens à vivre jusqu’à ce que le père de Loïse m’ait formellement dit : Non !

— Soit, mon père ! dit le chevalier qui entrevit là le moyen de mourir seul et de ne pas entraîner son père dans la mort.

— Monseigneur, dit alors le vieux Pardaillan en rejoignant le maréchal, nous venons, le chevalier et moi, de tenir conseil de guerre. Voici ce qui est décidé : Vous allez partir à l’instant. Nous demeurons ici jusqu’à ce que l’attaque soit avérée. Alors, nous partirons à notre tour.

— Je ne partirai pas d’ici sans vous, dit le maréchal d’une voix ferme. Et songez-y, chevalier, si vous ne consentez pas à me suivre, dès la première attaque, vous exposez à une mort terrible ces deux innocentes créatures."

Le chevalier tressaillit.

"Nous partirons donc, dit-il.

— Il n’y a plus qu’à attendre", dit Pardaillan père. L’attente ne fut pas longue. Vers cinq heures du matin, le vieux routier, demeuré en observation à l’œil de boeuf, vit un cavalier faire un signe à l’officier. Ce cavalier, bien qu’il fît chaud, était enveloppé d’un manteau qui le couvrait entièrement. En sorte que Pardaillan ne put le reconnaître.

L’officier s’approcha, escorté d’un procureur tout vêtu de noir, lequel, tirant un papier d’un étui, se mit à lire à haute et distincte voix :

"Au nom du roi :

"Sont déclarés traîtres et rebelles les sieurs Pardaillan père et fils réfugiés en cette maison sous la caution de noble dame de Piennes ; est déclarée non avenue la dite caution, en ce que ladite dame ignorait les crimes précédemment commis par lesdits sieurs Pardaillan ;

"Enjoignons auxdits sieurs de se rendre à discrétion pour être menés au Temple et de là être jugés pour crime de félonie et de lèse-majesté ; plus incendie volontaire d’une maison ; plus rebellion à main armée ;

" Enjoignons aux officiers du guet royal de les prendre morts s’ils ne peuvent les prendre vifs, afin que leurs cadavres soient pendus.

"Et nous, Jules-Henri Percegrain, déclarons avoir ainsi parlé à haute voix auxdits rebelles, et déclarons leur avoir, par dernière indulgence, accordé une heure de réflexion.

"En foi de quoi nous avons signé et remis les présentes réquisitions à gentilhomme Guillaume Mercier, baron du Teil, lieutenant à la compagnie des arquebusiers du roi."

L’homme noir remit son papier à l’officier et se retira près du cavalier au manteau qui demeura immobile.

L’heure de grâce accordée aux rebelles s’écoula promptement.

La rue s’était remplie de monde ; les curieux se haussaient sur la pointe des pieds pour voir si on prendrait les rebelles tout vifs ou si on les prendrait morts.

L’heure était passée, l’officier s’approcha de la porte et frappa rudement en criant :

"Au nom du roi ! "

Le bruit du marteau résonna sourdement dans la maison et une fenêtre du premier étage s’ouvrit. Le vieux Pardaillan apparut. Une clameur s’éleva dans la rue :

"Les voilà ! Les voilà ! Ils se rendent !…"

Pardaillan salua gravement, se pencha et demanda :

"Monsieur, prétendez-vous donc nous attaquer ?

— A l’instant même, dit l’officier, si vous ne vous rendez…

— Faites bien attention que vous violez vous-même la caution accordée.

— Je le sais, monsieur. Et vous devez vous rendre à discrétion.

— Nous rendre, c’est autre chose. Je voulais simplement vous faire dire que vous faussez la parole donnée. Maintenant, attaquez si bon vous semble."

Là-dessus, le vieux Pardaillan referma tranquillement sa fenêtre, tandis que l’officier criait encore une fois :

"Au nom du roi ! "

Comme aucune réponse ne lui parvenait, l’officier fit un signe et un madrier disposé en façon de catapulte commença à fonctionner. Au cinquième coup, la porte tomba.

Les arquebusiers dirigèrent leurs canons sur la porte et se tinrent prêts.

Mais personne ne s’étant montré, il fallut se résoudre à entrer dans la maison. Là, on constata que l’escalier était hérissé de barricades diverses.

"C’est en haut qu’il faudra faire le siège", gronda l’officier.

Il fallut deux heures pour déblayer l’escalier.

Lorsque le passage fut enfin libre, toute la troupe monta avec précaution, suivie par le cavalier, qui avait mis pied à terre, mais qui continuait à se cacher le visage dans son manteau.

A la satisfaction de l’officier, on trouva toutes les portes ouvertes en haut.

On pénétra dans les pièces qu’on visita l’un après l’autre, avec toutes les précautions nécessaires.

Le premier étage ayant été ainsi fouillé, il devint évident que les assiégés s’étaient retirés dans le grenier.

Mais, lorsque, après bien des hésitations et des sommations réitérées, on se décida enfin à pénétrer dans le grenier, on n’y trouva que du foin.

Le cavalier poussa alors un cri de rage et, apercevant la porte de communication par laquelle on entrait dans la amison voisine, l’enfonça d’un violent coup de pied.

"Ils ont fui par là ! rugit-il. Ils m’échappent ! "

Alors ce cavalier laissa retomber son manteau et les soldats étonnés reconnurent l’illustre maréchal de Damville.

"Qu’ordonnez-vous, monseigneur ? demanda l’officier.

— Fouillez cette maison ! " grinça Damville.

La maison fut fouillée ; on n’y trouva personne.

Le maréchal de Damville sortit par la ruelle aux Fossoyeurs. Il était pâle de fureur. Il monta aussitôt à cheval et s’élança dans la direction du Louvre.

Arrivé là, il demanda aussitôt à être introduit auprès du roi.

Pendant ce temps, les fugitifs arrivaient à l’hôtel de Montmonrency, et, les deux femmes installées, tinrent conseil de guerre.

"Ici, dit le maréchal aux Pardaillan, vous êtes en sûreté."

Le chevalier hocha la tête.

"Monseigneur, dit-il, si vous m’en croyez, vous devez fuir. Si vous étiez seul, je ne vous donnerais pas ce conseil…

— Vous avez raison, chevalier, dit le maréchal. Aussi bien, mon intention n’est-elle pas d’exposer ma fille et sa mère. Dès ce soir, je partirai avec elles pour le château de Montmorency. Je compte sur vous pour nous escorter jusque-là. Une fois à Montmorency, nul, pas même le roi, n’osera vous y chercher. Il faudrait une armée pour prendre le manoir."

Il fut donc convenu que le soir, à la nuit tombante, on quitterait Paris.

Dans cette journée, Pardaillan père eut avec le maréchal une mémorable conversation. Le chevalier s’était retiré dans la chambre qu’il occupait à l’hôtel. Loïse venait de se retirer auprès de sa mère. Le vieux Pardaillan demeura seul avec le maréchal et, voyant sortir Loïse, entama héroïquement la question qui lui tenait au cœur :

"Charmante enfant, dit-il, et que vous devez être bien heureux d’avoir retrouvée, monseigneur.

— Oui, monsieur. Heureux au-delà de toute expression.

— Puisse-t-elle, s’écria le vieux renard, trouver un mari digne d’elle ! Mais je doute qu’il existe un homme digne de posséder une beauté si accomplie…

— Cet homme existe pourtant, dit simplement le maréchal. Je connais un personnage étrange qui apparaît comme le type achevé de bravoure et de finesse. Ce qu’on m’a raconté de lui, ce que j’en ai su par moi-même, fait que je me le représente comme un de ces paladins du temps du bon empereur Charlemagne. C’est à cet homme, mon cher monsieur de Pardaillan, que je destine ma fille.

— Excusez ma hardiesse, monseigneur, mais le portrait que vous venez de tracer est si beau que j’éprouve un impérieux désir de connaître un tel homme. Serait-ce indiscret si je vous demandais son nom ?

— Nullement. Je vous ai, à vous et à votre fils, de telles obligations, que je ne veux rien vous cacher de mes chagrins et de mes joies ? Vous le verrez, monsieur, car j’espère bien que vous assisterez au mariage de Loïse…

— Et il s’appelle ? demanda Pardaillan.

— Le comte de Margency", répondit le maréchal en fixant son regard sur le vieux routier.

Celui-ci chancela. Il avait reçu le coup en plein cœur.

Il balbutia quelques mots et, tout étourdi, atterré, prit congé du maréchal et rejoignit son fils.

"Je viens de parler à M.le maréchal, dit-il.

— Ah !… Et vous lui avez dit ?

— Je lui ai demandé à qui il comptait donner Loïse en mariage. Tiens-toi bien, chevalier. Le fer chaud dans une plaie vaut mieux que l’onguent. Tu n’auras jamais la petite. Elle est destinée à un certain comte de Margency.

— Ah ! Et connaissez-vous cet homme ?

— Je connais Margency, dit le vieux Pardaillan. C’est un beau comté. Enclavé dans les domaines de Montmorency, il avait été pour ainsi dire dépecé, et il n’en restait plus qu’un pauvre reste qui a appartenu à la famille de Piennes jusqu’au moment où le connétable s’en est emparé. Sans aucun doute, le comté a été reconstitué, quelque hobereau l’aura acheté pour avoir le titre de comte.

— Peu importe, monsieur, dit paisiblement le chevalier.

— J’admire ton calme, éclata le routier. Comment ! c’est ainsi qu’on te traite, toi !… Et tu ne bondis pas ?…

— Mais, mon père, comment voulez-vous que je sois traité ? Le maréchal pour quelques pauvres services que je lui ai rendus, m’offre une somptueuse hospitalité.

— Chevalier, nous allons partir d’ici.

— Non, mon père.

— Tu dis : non ? Qui t’y retient maintenant ?

— Le maréchal compte sur nous pour l’escorter jusqu’à Montmorency. Nous l’escorterons, mon père. Et, une fois qu’il sera en parfait sûreté dans son castel, alors nous irons nous faire tuer dans quelque jolie entreprise.

— De par tous les diables ! pourquoi M. le maréchal n’appelle-t-il pas M. le comte de Margency pour l’escorter ?

— Sans doute, nous trouverons le comte en route, dit le chevalier toujours en souriant. Mais, lors-même qu’il serait ici, je ne lui céderai pas le droit que j’ai conquis de mettre Loïse en sûreté. C’est à moi qu’elle fit appel, à moi seul. Je n’oublierai jamais cette minute. J’étais à mon observatoire de la Devinière…Tiens, à propos, il me faudra y passer pou régler une vieille dette. Avez-vous de l’argent, mon père ?

— Trois mille livres. C’est le dernier présent que m’a fait M. de Damville, un peu malgré lui d’ailleurs. Tu disais donc que tu voulais payer maître Landry  ?

— Et dame Huguette.

— Tu dois à tous les deux ?

— Oui. Seulement, c’est de l’argent que je dois à Landry. Et c’est de la reconnaissance que je dois à Huguette. Je paiera l’un avec de écus, et l’autre… ma foi, ce sera plus difficile. Un écu n’est qu’un écu. Une parole sortie du cœur vaut un trésor. Je chercherai… je trouverai.

"Mais mon père, il faut nous occuper de quitter Paris dès ce soir. L’escorte du maréchal, s’il survient quelque obstacle, ne pourra que se battre, et ceci est insuffisant. Nous avons besoin de force et nous avons besoin de ruse. Damville est un rude jouteur, sans compter que nous avons à nos trousses une foule de roquets de moindre importance.

— Je connais, dit Pardaillan, quelques bons garçons qui pourront ce soir nous être utiles. Il faudrait que j’aille faire un tour du côté de la Truanderie.

— Allez donc, mon père, et soyez prudent."

Le vieux routier jeta un dernier regard à son fils, hocha la tête et s’éloigna.

Le chevalier décrocha sa rapière, fit quelques tours dans la chambre et s’assit dans un vaste fauteuil qu’on appelait dans l’hôtel le fauteuil du roi, parce que Henri II s’y était assis.

Qu’on n’aille pas croire que le chevalier venait de jouer vis-à-vis de son père la comédie du jeune amoureux qui parle avec détachement de sa peine, en laissant sous-entendre le violent chagrin que cache le sourire amer.

Le chevalier était sincère au point qu’il ne jouait même pas la comédie avec lui-même, ce qui est encore plus difficile que de ne pas la jouer avec les autres.

Le sourire de pince-sans-rire qui lui était habituel ne disparut pas de ses lèvres. Il ne pleura pas. Il ne soupira pas. Chez lui, les choses se passaient en dedans.

Il était naïf. Une douleur entrevue même chez des inconnus lui serrait le cœur. Il rêvait de fabuleuses richesses pour étancher des larmes partout où il passerait. A défaut de richesses, il rêvait de parcourir le monde en aidant les opprimés, en frappant les oppresseurs. Il ne s’était admiré soi-même. Mais il comprenait vaguement qu’il était exceptionnel et digne d’admiration. Il en résultait que parfois des bouffées d’ambition montaient à son cerveau. L’ambition de quelque magnifique et glorieuse destinée.

Il calculait exactement sa valeur, et nous l’avons vu devant le roi, c’est-à-dire devant un être d’essence supérieure, tout voisin de la divinité, calme, paisible, railleur à son habitude, comme devant un égal. Et, au fond de lui-même, il s’était effaré de n’avoir par tremblé devant sa majesté royale. Lors donc qu’il se trouva seul, il n’éprouva pas le besoin de modifier son attitude. Il avait simplement dit à son père qu’il ne lui restait plus qu’à mourir, parce qu’il se jugeait incapable de surmonter l’amour qui avait pris possession de son cœur. Avec la même simplicité, il eût sangloté, s’il en eût éprouvé le besoin.

Tel était ce héros qui avait étonné Catherine de Médicis si difficile à étonner, qui avait conquis l’admiration de Jeanne d’Albret, qui avait souffleté de son rire le duc d’Anjou, qui s’était moqué du roi de France, qui avait battu sur tous les terrains le maréchal de Damville, et que le maréchale de Montmorency traitait en hôte royal.

Il était si pauvre qu’à part les trois mille écus rapinés par son père, il allait se trouver sans un sol du jour où il sortirait de cet hôtel.

Sincère, moqueur, tendre, ouvert à toutes les émotions, fort comme Samson, élégant comme Guise, il passait dans la vie sans voir qu’il marchait dans une gloire.

Une fois seul, il ne maudit pas le maréchal et trouva que les choses étaient comme elles devaient être, puisque, selon les idées de son temps, — de tous les temps ! — un gueux ne pouvait épouser une héritière d’immenses richesses.

Il maudit encore moins Loïse, et se contenta de murmurer avec une adorable naïveté :

"Quel malheur pour elle ! Comment quelqu’un pourra-t-il jamais l’aimer comme je l’eusse aimée ?… Pauvre Loïse !…"

Et après quelques instants de réflexion :

"Je crois qu’il est impossible de souffrir plus que je ne souffre. SI cela devait durer huit jours, je deviendrais fou. Heureusement, tout va s’arranger. Cette nuit, nous sommes à Montmorency, demain je rentre à Paris. Et alors, voyons… combien sont-ils ? Damville : rude épée. Ce d’Aspremont dont m’a parlé mon père. Les trois mignons. Ce Maurevert. Cela fait sic. Je les provoque tous les six à la fois. C’est le diable si à eux tous ils ne parviennent pas à me tuer. Allons, j’aurai de jolies funérailles ! "

A ce moment, une tête tiède se posa sur ses genoux.

Il baissa les yeux et vit que Pipeau s’était approché de lui, avait commodément installé sa tête et le regardait de ses grands yeux bruns, tendres, profonds, d’une belle humanité.

"Te voilà, toi ? " sourit-il joyeusement.

Pipeau jappa avec non moins de joie, répondant :

"Parfaitement ! C’est moi ! Moi ! ton ami ! Tu avais l’air de m’oublier, de ne pas plus penser à moi que si je n’étais pas ton ami le plus fidèle… fidèle jusqu’à la mort ! "

Voilà ce que dit Pipeau.

Le chevalier posa sa main sur la tête du chien et dit :

"Nous allons donc nous quitter, Pipeau ? Ce m’est un grand chagrin. Je te dois beaucoup, sais-tu ? Grâce à toi, je suis sorti de la Bastille, et puis, un jour que j’avais faim, tu as partagé avec moi, tu te rappelles ? Et puis, toujours gai, tu me fus un si bon compagnon. Que deviendras-tu sans moi ?…"

Le chien avait écouté gravement.

Et sans doute, bien que le discours de son maître fût terminé, il continua à écouter ce que le chevalier devait se dire à lui-même, car ses yeux ne quittèrent pas les yeux du jeune homme, et le chien finit par pousser une plainte sourde.

"Pipeau ! " fit à ce moment le vieux Pardaillan qui entrebâilla la porte.

Le chien interrogea le chevalier, qui dit :

" Va

— Je vais à la Devinière, puisque tu as des scrupules en ce qui regarde maître Landry, reprit le routier.

— Je vous accompagne, mon père.

— Non pas, mort diable ! Le chien me suffira en cas d’attaque. Il pourra aussi me servir de courrier. Mais toi, ne bouge pas d’ici.

Le chevalier dit un geste d’acquiescement, et Pardaillan père s’éloigna, suivi du chien, heureux d’entreprendre seul la besogne d’exploration qu’il avait méditée. Car, sous prétexte d’aller à la Devinière payer les dettes de son fils, le routier voulait surtout s’assurer que l’hôtel n’était pas surveillé, qu’ils n’avaient pas été suivis, enfin, que le chevalier était en sûreté parfaite.

"Une fois à Montmorency, songeait-il, je le déciderai à me suivre, et du diable si je n’arrive pas à lui faire oublier toutes les Loïse du monde. A son âge, j’eusse enlevé la petite, voilà tout. D’ailleurs, qui sait si ma ruse ne va pas arranger les choses ? C’est un tout de vieille guerre. Allons, Pipeau, saute sur ton maître ! "

Pardaillan tendit son bras et le chien sauta, avec un aboi sonore.

A quelle ruse ? A quel tour faisait-il allusion ?

Pour le moment, suivons le vieux routier dans son exploration. Il parcourut les rues avoisinantes et ayant constaté que tout paraissait parfaitement tranquille, n’ayant rien vu de suspect, descendit jusqu’au bac pour traverser la Seine.

Alors, il gagna la rue Saint-Denis et parvient à la Devinière en se promettant bien de pousser jusqu’au cabaret de Catho par la même occasion.

Maître Landry vit arriver Pardaillan avec un certain étonnement mélangé de crainte et d’espérance.

"Qui sait si cette fois enfin je ne serai pas payé ? "

"Maître Landry, dit Pardaillan, je viens payer mes dettes et celles de mon fils, car nous allons quitter Paris.

— Ah ! monsieur, quel malheur ! s’écria Landry.

— Que voulez-vous, mon cher monsieur Grégoire, nous nous retirons après fortune faite."

L’aubergiste ouvrit des yeux énormes.

— Mais je ne vois pas dame Huguette, reprit Pardaillan. J’ai une commission à lui faire de la part de mon fils.

— Ma femme va arriver dans un instant. Mais monsieur me fera bien l’honneur de déjeuner une fois encore dans mon auberge, puisqu’il est sur le point de quitter Paris ?

— Très volontiers, mon cher ami. Et d’ailleurs, tandis que je déjeunerai, vous établirez mon compte.

— Oh ! monsieur, la chose ne presse pas.

— Si fait !

— Puisqu’il en est ainsi, monsieur, je vous avouerai que votre compte est tout préparé. Vous m’en avez vous-même donné l’ordre, et par deux fois vous fûtes sur le point de régler cette misère. Seulement, vous fûtes toujours empêché par des circonstances regrettables…

— Pour vous ? fit Pardaillan en éclatant de rire.

— Non pas, mais pour vous, monsieur, dit Landry, qui se mit à rire aussi par politesse. En effet, la première fois vous eûtes ce terrible duel avec ce monsieur Orthès… Et la deuxième fois… au moment où je tendais la main, vous vous élançâtes dans la rue…

— Oui, j’avais vu passer un vieil ami, que je voulais serrer dans mes bras.

— En sorte que nous en demeurâmes là." acheva Landry d’un air si piteux que le vieux routier eut un deuxième accès d’hilarité.

Cependant, on dressait le couvert sur une petite table, tandis que Pipeau reprenant instantanément ses vieilles habitudes, entrait dans la cuisine de cet air hypocrite et détaché des biens de ce onde qui inspirait tant confiance à ceux qui ne connaissaient pas la gourmandise et l’astuce de ce chien.

Pardaillan se mit dont à table. A l’aspect vénérable des flacons que Landry lui-même déposa sur la nappe éblouissante, il comprit qu’il était devenu aux yeux de l’aubergiste un personnage d’importance.

"Hum ! grommela-t-il, l’argent est tout de même une bonne chose ! Avec de l’argent qu’il me suppose, j’achète à crédit le respect et l’admiration de ce digne homme. Que serait-ce si j’étais réellement riche ! "

A ce moment Huguette entra dans la salle.

"Toujours fraîche, rose et tendre comme un jeune radis qui croque à la dent", dit le vieux Pardaillan.

Huguette, sans s’étonner de la bizarrerie de cette comparaison, sourit et soupira :

"Il paraît donc que vous nous abandonnez ?

— Oui, ma chère madame Huguette, nous partons pour… pour des pays inconnus. Et, avant de parti, nous avons songé, mon fils et moi, que nous avions un vieux compte à régler, ici…

— Ah ! monsieur ! fit Landry avec attendrissement. Et il ajouta : je vais chercher la note.

— Ma chère Huguette, dit alors le vieux Pardaillan, je crois qu’il sera difficile au chevalier de venir acquitter ce qu’il vous doit, bien qu’il m’ait annoncé son intention de passer à la Devinière.

— Monsieur le chevalier ne me doit rien, fit vivement Huguette.

— Si fait, par la mort diable ! A telles enseignes que je vais vous citer ses propres paroles : "Quant à la jolie Huguettes, a-t-il dit, ce n’est pas de l’argent que je lui dois, mais deux bons baisers, en reconnaissance des attentions qu’elle a eues pour moi. Et je voudrais bien lui dire aussi que, quoi qu’il arrive, je ne l’oublierai jamais, et que je lui garderai toujours une bonne place parmi les plus doux et les meilleurs de mes souvenirs."

— Le chevalier a dit cela ? s’écria l’hôtesse, en rougissant.

— Sur ma foi ! Et je crois qu’il n’a dit que la moitié de ce qu’il pensait. Aussi, je vais m’acquitter de la commission."

Là-dessus, le vieux routier se leva et embrassa Huguette deux fois sur chaque joue ce qui faisait bonne mesure ; Puis, se rasseyant, il leva son verre, et gravement : "A votre santé, jolie Huguette ! "

"Monsieur, fit alors l’hôtesse toute rêveuse,je n’oublierai jamais la bonne pensée qu’a eu pour moi monsieur le chevalier. Dites, lui je vous prie. Et, je veux à mon tour lui témoigner ma gratitude par un avis…

— Parlez, ma chère…

— Eh, bien ! dites-lui qu'elle l’aime ! fit Huguette avec un soupir.

— Qui cela ? s’écria Pardaillan étonné.

— Celle qu’il aime, la jolie demoiselle… Loïse… Elle l’aime, continua HUguette, j’en suis sûre. J’ai vu ce pauvre jeune homme si malheureux…

— Ah ! ma chère Huguette, vous êtes un ange !…

— Si malheureux que je n’ai pu m’empêcher de le lui dire à lui-même. Répétez-le lui, et, lorsqu’il sera le mari de Loïse, qu’il se souvienne que c’est moi qui lui ai annoncé son bonheur.

— Corbleu ! Dites que vous lui portez bonheur, ma bonne Huguette. Ah ! c’est ainsi ?…Ah ! bien, voilà qui change diablement les choses !… Vive Dieu !… Que je vous embrasse encore !…"

Sur ce, nouvelle embrassade. Après quoi, le vieux Pardaillan continua son repas, avec une infinie satisfaction.

Tout a une fin, même les bons déjeuners.

Celui de Pardaillan suit donc la loi commune, et le dernier flacon vidé jusqu’à la dernière goutte, le vieux routier, l’œil conquérant, reboucla son épée et, mettant la main à sa ceinture de cuir qui contenait les trois mille livres prises dans le coffre de Gilles, appela maître Landry qui, sa note à la main, accourut, radieux, léger, fendant l’air de ses bras pour arriver plus vite.

Landry, en arrivant à la table, déploya son papier. Il était long d’une aune. Et, comme pour s’excuser de cette menaçante longueur, l’aubergiste se hâta de dire :

"Dame, monsieur, c’est qu’il y en long ! Et encore, n’ai-je pas marqué les extras.

— Marquez tout, mon cher Landry, fit Pardaillan.

— En ce cas, tout compris, cela fait trois mille livres juste."

Le vieux routier reçut le coup sans sourciller et commença à entrouvrir sa ceinture de cuir. Le visage de Landry, qui était radieux, devint incandescent, tant l’émotion le fit flamboyer.

"Enfin ! " murmura-t-il dans un souffle.

"Le voilà ! Le voilà ! " tonna à ce moment une voix furieuse.

En même temps, trois personnages, qui venaient d’entrer à l’instant même dans la salle, dégainèrent et se précipitèrent sur Pardaillan. L’auberge se remplit de cris. La main de Pardaillan, qui touchait la fameuse ceinture, descendit jusqu’à la rapière, qu’elle mit au vent. Le sourire de Landry se termina en grimace de douleur et d’épouvante…

Pardaillan avait, d’un coup de pied, renversé la table dont toute la vaisselle s’était écroulée.

Huguette s’était enfouie dans la cuisine.

Les trois enragés portaient coup sur coup.

"Cette fois, pas de caution ! ricanait l’un.

— Cette fois, pas de quartier ! " hurlait le second.

Le premier, c’était Maugiron. L’autre, Quélus.

Le troisième, qui ne disait rien, mais qui s’escrimait avec une rage froide, c’était Maurevert.

Ils étaient entrés à tout hasard dans l’auberge, sachant que la Devinière avait été longtemps le quartier général des Pardaillan.

A défaut du chevalier, ils trouvaient le père et, sans plus de réflexion, s’étant consultés d’un rapide regard, ils le chargèrent.

Pardaillan, affaibli par les blessures qu’il avait reçu à Montmartre, se contenta d’établir un peu de défensive.

Il avait sur sa poitrine trois pointes menaçantes.

A chaque coup qui lui était porté, il paraît s’il pouvait, ou reculait d’un bond.

La bataille était silencieuse, cette fois. Les trois s’étaient résolus à tuer leur père en attendant le fils, et ils gardaient toutes leurs forces, tout leur sang-froid, jouant serré, cherchant le coup mortel.

Pardaillan reculait donc. Malheureusement, ses trois adversaires s’étaient placés en bataille entre lui et la porte de la rue. Il était donc repoussé peu à peu vers le fond de la salle, où la porte se trouvait ouverte. Il la franchit et se trouva alors dans cette salle où, au début de ce récit, nous avons montré le banquet des poètes de la Pléiade.

Cette salle franchie, il pénétra dans la suivante et parvint enfin dans la dernière pièce.

"Cette fois, nous le tenons", dit Maurevert, les dents serrées.

"Allons, pensa Pardaillan, le chevalier et moi, nous ne mourrons pas ensemble ! "

A ce moment, il vit une porte s’ouvrir, et, sans hésitation, se précipita dans le réduit obscur qu’il entrevoyait : c’était un sombre cabinet où se trouvait l’entrée de la cave, d’une part, et, de l’autre, l’entrée le long du corridor qui aboutissait à la rue.

Les trois assaillants voulurent se jeter à la suite de Paraillan dans ce réduit. Mais la porte se ferma à leur nez.

Ce n’était pas le vieux routier qui avait fermé la porte, c’était Huguette !…

Quand elle avait vu la tournure que prenait la bagarre, elle avait rapidement fait le tour par la rue et le corridor, et avait ouvert, puis refermé à clef la porte du réduit.

"Vous ! s’écria Pardaillan, qui reconnut Huguette.

—Fuyez ! fit la jolie hôtesse en montrant le corridor.

— Pas avant de vous avoir remerciée, dit le vieux routier qui, rengainant sa rapière, saisit Huguette par la taille et l’embrassa sur les deux joues. Un pour moi ! Un pour le chevalier de Pardaillan."

Aussitôt, il s’élança dans le corridor et, l’instant d’après, il détalait le long de la rue Saint-Denis.

"Tu ne nous échappera pas, cette fois ! " criaient Maugiron et Quélus, tandis que Maurevert courait chercher un marteau pour défoncer la serrure.

Il se heurta à Huguette dans la salle des banquets.

"Un marteau ! commanda Maurevert.

— Inutile, dit Huguette. Je vais ouvrir avec une clef.

— Vous serez récompensée, ma brave femme."

La porte ouverte, les trois spadassins virent le couloir et comprirent que le vieux renard avait fui.

Et tous trois s’élancèrent. Mais trop tard ! Pardaillan était déjà loin, courant vers la Truanderie, non pour y chercher refuge, mais pour y trouver les compagnons dont il avait besoin pour assurer le départ du maréchal.

Dans la rue, il fut rejoint par Pipeau qui, fidèle à ses habitudes, tenait dans sa gueule un saucisson enlevé sur les tables de la Devinière.

Huguette, après le départ des mignons, revint à la cuisine, où elle trouva son mari cramoisi de fureur.


"Ah ! vociféra Landry, j’espère bien que monsieur de Pardaillan n’aura plus la pensée de me payer !

— Pourquoi donc ? fit Huguette en souriant. Il faudra pourtant qu’il paie, nous ne sommes pas assez riches pour abandonner une note pareille !

— Ouais ! fit l’aubergiste. Toutes les fois qu’il me vient payer, il y a bataille et bris de vaisselle dans ma pauvre auberge !

— Bah ! marquez toujours…"

Et maître Landry, ayant poussé un soupir, s’assit à une table, commanda qu’on lui apportât de l’encre et une plume, et il fit à la fameuse note la rallonge suivante :

"Item, un déjeuner complet et bien conditionnée. Ci : deux écus et cinq sols. Item, une bouteille de vieux beaugency : trois écus. Item, deux flacons de saumur : deux écus. Item, vaisselle brisée : vingt livres. Item, un saucisson volé par le chien de M.de Pardaillan : quinze sols et quatre deniers.

— Donnez, que j’enferme la note", dit Huguette qui avait lu par-dessus l’épaule de son mari.

Landry lui remit le papier et regagna ses cuisines en proie à la plus sombre mélancolie.

Au-dessous du total général, Huguette écrivit alors :

"Reçu de M.de Pardaillan deux baisers, un pour lui, un pour M.le chevalier, son fils, de la valeur de quinze cent livres chacun."

Et elle enferma la note dans l’armoire de sa chambre.

Vers six heures du soir, le vieux Pardaillan rentra à l’hôtel de Montmorency, sans avoir fait d’autre mauvaise rencontre. Il avait fait une longue station dans la Truanderie et avait eu un entretien mystérieux avec un certain nombre de ces figures patibulaires, qui pullulent en ce lieu.

Il souriait dans sa moustache et murmura :

"Voyons ce qu’il sera advenu de la rencontre que j’ai si habilement préparée ! "

A quelle rencontre faisait-il allusion ?

on se rappelle que le vieux routier avait d’abord appelé son fils en lui disant qu’il allait à la Truanderie, puis, qu’il était revenu sous prétexte de lui emprunter Pipeau.

Or, du premier coup où il sortit de la chambre du chevalier, Pardaillan père se mit à errer par l’hôtel, jusqu’au moment où il se rencontra avec Loïse.

"Je vous cherchais, dit le vieux routier. Je tenais à vous faire mes adieux.

— Vos adieux ! s’écria la charmante enfant qui ne pût s’empêcher de pâlir.

— Oui, nous partons, mon fils et moi."

En parlant ainsi, et tout en expliquant avec volubilité que son fils lui paraissait atteint d’un mal incurable, le vieux renard marchait dans la direction de la chambre du chevalier.

Loïse le suivait, machinalement, tout émue par la nouvelle de ce nouveau départ, le cœur serré d’une angoisse inconnue.

Pardaillan ouvrit doucement la porte.

Loïse entendit le discours que le chevalier adressait à son Pipeau.

Ce fut alors que le vieux routier appela le chien et partit, laissant la porte ouverte et, devant cette porte, Loïse tout interdite… Que se passa-t-il en elle à ce moment ? A quelle impulsion obéit-elle ? Toujours est-il qu’elle entra et, levant ses yeux candides sur le chevalier stupéfait et bouleversé, demanda :

"Vous voulez partir ?… Pourquoi ? "

Le chevalier, non moins interdit et certes plus tremblant que la jeune fille, murmura :

"Qui vous a dit que je voulais partir, mademoiselle ?

— Votre père d’abord. Vous ensuite… Pardonnez-moi, monsieur… J’ai entendu bien malgré moi… Vous avez dit que vous vouliez partir et pour ne plus revenir… et que vous ne pouviez emmener votre chien là où vous allez… et que si vous partez, c’est que vous vous ennuyez… Oh ! monsieur quel est ce pays d’où vous ne reviendrez jamais ?…

— Mademoiselle…

— Et où vous ne pouvez emmener le pauvre Pipeau ? Et pourquoi vous ennuyez-vous ? "

Elle parlait ainsi que dans un rêve, tout étonnée de sa propre audace, toute tremblante maintenant, deux larmes au bord de ses longs cils.

Le chevalier la contemplait avec un inexprimable ravissement et une douleur aiguë.


"De dire que je m’ennuie, mademoiselle, c’est une façon de parler…

— Oh ! reprit-elle, sous l’impulsion d’un irrésistible mouvement de cœur, est-ce que parce que vous êtes ici ?…"

Le chevalier ferma les yeux, joignit les mains, et, d’une voix ardente :

"Ici.. oh ! ici… c’est le paradis !…"

Elle poussa un faible cri. Et alors, cette lumière qui, en de certaines circonstances, jette sa flamme dans l’esprit et le cœur des jeunes filles, l’illumina soudainement, et, très pâle, blanche comme un lis, elle dit :

"Vous ne voulez pas partir… vous voulez mourir…

— C’est vrai.

— Pourquoi ?

— Parce que je vous aime.

— Vous m’aimez ?

— Oui.

— Et vous voulez mourir ?

— Oui.

— Vous voulez donc que je meure ? "



Ces demandes et ces réponses rapides, haletantes, fiévreuses, furent faites de part et d’autre, d’une voix basse. Emportés qu’ils étaient par leur rêve, ils se rendaient à peine compte de ce qu’ils se disaient. Mais tout était amour entre eux.

Entre eux, ils ne put être question de dissimulation. Loïse, qui parlait au chevalier pour la deuxième ou troisième fois, avoua son amour spontanément. La pensée qu’elle aurait pu le cacher ou en rougir, ne l’effleura même pas. Cette fleur de timidité n’eût pas compris la timidité en un ce moment.

Ce crin qu’elle venait de laisser tomber de ses lèvres, ce cri de sincérité superbe était l’expression la plus complète, la plus absolue, de ce qu’elle ressentait.

Si le chevalier mourrait, elle mourrait.

C’était simple, limpide, lumineux. Il n’y avait rien autour de cela : pas de réflexion, pas de contestation possible. Etait-ce de l’amour ? Elle ne savait pas. Elle ne savait qu’une chose :

C’est que sa vie s’absorbait sans effort dans la vie du chevalier ; c’est que son âme s’incorporait à l’âme de cet homme.

Et maintenant, s’il partait, elle partait.

S’il mourrait, elle mourrait.

Plus rien au monde ne pouvait les séparer.


"Voulez-vous donc que je meure ? " dit Loïse.

En même temps, ses yeux bleus, limpides comme l’azur du ciel, se fixèrent sur les yeux du chevalier de Pardaillan.

Il chancela.

Il oublia que le maréchal la destinait à ce comte de Margency, à cet inconnu qui allait la lui prendre, et, extasié, bouleversé par un étonnement infini, murmura :

"Je rêve."

Lentement, elle baissa les yeux ; une pâleur de lis s’étendit sur son visage, et elle dit :

"Si vous mourez, je meurs, puisque je vous aime…"

Ils étaient tout prêts l’un de l’autre. Et pourtant, ils ne se touchaient pas. Le jeune homme éprouvait cette sensation très nette que l’ange s’évanouirait si seulement il lui touchait les mains.

Alors, avec cet accent de simplicité qui est la plus souveraine expression du pathétique, il murmura :

"Loïse, je vis puisque vous m’aimez… Etre aimé de vous cela me semblait une hérésie… Que votre regard se fût abaissé sur moi, c’était une folie… et pourtant,, cela est. Loïse, je ne sais si e suis heureux ou malheureux, je ne sais si le ciel s’ouvre devant moi… Mais la plénitude de la vie, Loïse, vous me l’avez versée…

— Je vous aime…

— Oui. Je le savais. Tout me le criait. Tout me disait que j’étais venu dans ce monde pour vous seule ! "

Il se tut subitement.

Il était comme dans une épouvante et dans une extase.

Et tous les deux comprirent que toute parole eût été vaine.

Lentement, les yeux rivés aux yeux du chevalier, Loïse recula jusqu’à la porte, s’éloigna, s’évapora pour ainsi dire, et lui, demeura longtemps à la même place, comme foudroyé.

Alors, la réaction se fit dans cette nature su froide en apparence, et si réellement violente.

Une joie inouïe, une joie terrible le souleva, le transporta.

Parla baie de la fenêtre, son regard étincelant rayonna sur Paris.

Et sa pensée cria, tandis que ses lèvres serrées ne laissaient échapper aucun son :

"Maintenant je suis le maître du monde ! Roi Charles, Montmorency, Damville, puissances et gloires, ma gloire et ma puissance vous égalent ! O Loïse ! Loïse !…"


Vers six heures, le vieux Pardaillan regagna l’hôtel Montmorency. Il retrouva son fils armé en guerre, en conciliabule avec le maréchal de Montmorency. Dans la cour de l’hôtel attendait un de ces lourds carrosses qu’on pouvait entièrement fermer, au moyen de mantelets.

Le vieux routier examina curieusement le chevalier qui lui parut calme et froid, comme à son habitude.

" Allons, songea-t-il, il ne s’est rien passé. Heureusement que j’apporte les bonnes paroles de cette chère Huguette ! "

Et, tirant son fils à part, il lui annonça qu’une vingtaine de truands se trouvaient prêts à escorter le maréchal, sans même qu’il s’en doutât.

Le signal du départ fut alors donné par le maréchal.

On devait, pour dépister les curieux ou les sbires, sortir par la porte Saint-Antoine, puis faire un crochet à gauche, pour rejoindre la route de Montmorency.

Loïse et sa mère prirent place dans le carrosse, qui fut soigneusement fermé.

Le maréchal se plaça à la portière de droite ; le chevalier à celle de gauche ; le vieux Pardaillan prit la tête ; derrière venaient douze cavaliers de la maison du maréchal.

Ces sortes d’escorte, traversant Paris dans un appareil formidable, n’étaient alors nullement rares ; nul ne fit attention à celle-ci, et la voiture arriva vers sept heures à la porte Saint-Antoine.

"On ne passe pas ! " dit à ce moment une voix…

Et l’officier qui commandait le poste s’avança.

"Qu’est-ce ? " demanda le maréchal en pâlissant.

L’officier le reconnut à l’instant, et, le saluant :

"Monseigneur, à mon grand regret, je suis obligé de vous empêcher de passer.

— Mais, monsieur, la porte est encore ouverte à cete heure ?

— Pardon, monseigneur, elle est fermée ; voyez, le pont est levé."

Le maréchal se pencha, regarda sous la voûte et vit, en effet, que le pont était levé !

"Bon pour cette porte, dit-il, mais les autres, sans doute…

— Toutes les portes de Paris sont fermées, monseigneur.

— Et à quelle heure seront-elles ouvertes demain ?

— Demain, elle ne seront pas ouvertes, monseigneur ; ni demain, ni les autres jours…

— Mais, s’écria le maréchal avec plus d’inquiétude encore que de colère, c’est une tyrannie cela !

— Ordre du roi, monseigneur !…

— Eh quoi ! monseigneur : il et facile d’y entrer et d’en sortir. On n’empêche personne d’entrer. Et, quant à sortir, il n’y a qu’à se procurer un laisser-passer de M. le grand prévôt. Il demeure à deux pas de la Bastille. Et si monseigneur le désire…

— Inutile", dit le maréchal.

Et il donna l’ordre du retour.

"Ordre du roi ! murmura-t-il. Très bien. Mais qui cet ordre vise-t-il ? Moi ? Quelle apparence y a-t-il ? "

Tout aussitôt, il songea à ces nombreux huguenots venus à Parus avec Jeanne d’Albret, le roi Henri de Navarre et l’amiral Coligny.

François de Montmorency demeura persuadé qu’il s’agissait d’une mesure de police prise sans autre intention contre les huguenots.

Cependant, le carrosse avait repris le chemin de l’hôtel de Montmorency. Le vieux Pardaillan, lui, avait mis pied à terre et donné son cheval à conduire en main, à l’un des cavaliers de l’escorte. Il voulait en avoir le cœur net, et son intention était d’interrogerl’officier.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le départ du maréchal, et il réfléchissait à la fable qu’il inventerait pour forcer l’officier à parler, lorsqu’il vit un des soldats du poste, s’éloigner de la porte en prenant la rue Saint-Antoine.

Pardaillan le suivit. Il pensait simplement qu’il lui serait plus facile de tirer quelque chose de ce soldat.

Il l’aborda donc et se mit à marcher de conserve avec lui.

"Il fait chaud, dit-il, pour entrer en matière. Une bouteille de vin frais serait la bienvenue ?

— La bienvenue mon gentilhomme.

— Voulez-vous en boire une avec moi, à la santé du roi ?

— Je veux bien, par ma foi.

— Entrons donc dans ce bouchon…

— Pas maintenant.

— Pourquoi pas maintenant, puisque c’est maintenant que nous avons soif ?

— Parce que j’ai une commission à faire.

— Où cela ? "

Du coup, le soldat commença à regarder de travers l’acharné questionneur. A ce moment, le regard de Pardaillan s’accrocha à un papier que le soldat avait placé dans son justeaucorps et dont un bout dépassait.

Ah çà, mon gentilhomme, qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? reprit le soldat.

— Rien du tout. Mais, si votre commission vous mène trop loin, vous comprenez…

— C’est juste. Eh bien, je vais au Temple."

Pardaillan tressaillit. Il continua de marcjer quelques pas en ruminant une idée qui venait de lui traverser la cervelle.

"Camarade, dit-il tout à coup, voulez-vous que je vous dise ?… Vous portez une lettre à l’hôtel de Mesmes.

— Comment le savez-vous ? s’écria le soldat stupéfait.

— Tenez, voici la lettre qui dépasse et sort de votre justaucorps ; elle va tomber, prenez garde."

En même temps, Pardaillan saisit entre le pouce l’index le bout de papier qu’il tira. Rapidement, il jeta un coup d’œil sur la suscription. Elle était ainsi libellée :

"A monsieur le maréchal de Damville, en son hôtel."

Pardaillan jeta un coup d’œil autour de lui. Ils se trouvaient dans le rue Saint-Antoine, pleine de passants. A vingt pas arrivait une patrouille du guet à cheval. Il n’y avait pas moyen de se sauver en emportant la lettre. Il la rendit donc au soldat. Mais il avait pu remarquer qu’elle était assez mal cachetée, comme par une personne qui eût été très pressée.

Ils se remirent en marche, Pardaillan résolu à ne plus lâcher son homme d’une semelle, le soldat devenu très méfiant.

"Excusez-moi mon gentilhomme, reprit tout à coup ce dernier, cette lettre doit arriver le plus tôt possible."

Là-dessus, le soldat prit le pas de course.

Mais il avait affaire à plus entêté que lui : Pardaillan se mit aussi à courir.

"Camarade, dit-il, voulez-vous gagner cent livres ?

— Non ! fit le soldat, en précipitant sa course.

— Cinq cents ! reprit Pardaillan.

— Laissez-moi, monsieur, ou j’appelle !

— Mille !…"

Le soldat s’arrêta court et devint cramoisi.

"Que me voulez-vous ? dit-il d’un voix tremblante.

— Vous donner mille livres en or, si vous me laissez lire la lettre que vous portez.

— Pour mille livre, je serais pendu. Allons donc !

— Oh ! oh ! c’est donc bien grave ce que vous portez ? En ce cas je vous offre deux mille livres."

Le soldat chancela. Pardaillan reprit rapidement.

"Nous entrons au premier cabaret et, tandis que vous videz une bonne bouteille, je décachète la lettre, je la lis, puis je remets le cachet en place. Personne ne saura.

— Non, murmura le soldat d’une voix sourde ; mon officier m’a dit que je serai pendu si ma lettres s’égarait !…

— Imbécile ! Qui te parle de l’égarer ?… Trois mille livres ! " dit Pardaillan.

Et, prenant le soldat par le bras, il l’emmena au fond d’un cabaret voisin. Le soldat suait à grosses gouttes. Il pâlissait, rougissait.

"Est-ce bien vrai ? " murmura-t-il quand ils furent installés devant une bonne bouteille.

Pardaillan vida sa ceinture et dit :

"Compte ! "

Le soldat, ébloui, étouffa un rugissement. Jamais il n’avait vu tant d’or. C’était une fortune qu’il avait devant lui. Haletant, il remit la lettre à Pardaillan, et, sans compter, remplit d’or ses poches. Puis, comme dans un coup de folie, il se leva, gagna la porte, et disparut.

Pardaillan haussa les épaules et, tranquillement, décacheta la lettre dont il était dès lors le maître.

Elle contenait ces mots :

"Monseigneur, une voiture de voyage fermée s’est présentée à la porte Saint-Antoine, escortée par "une douzaine de cavaliers. Le maréchal de Montmorency était là. Il a paru très contrarié de ne "pouvoir passer. Je crois avoir reconnu les deux aventuriers que vous m’avez signalés. Je fais "suivre la voiture qui, je suppose, regagne l’hôtellerie de Montmorency. J’ose espérer, "monseigneur, que vous brûlerez ce billet aussitôt reçu et que vous n’oublierez pas celui qui vous "envoie cet avis."

"Ah ! Ah ! fit Pardaillan, je sais maintenant ce que signifie l’ordre du roi de faire fermer toutes les portes de Paris !…"

Là-dessus, Pardaillan se mit en chemin pour regagner l’hôtel de Montmorency.

Dans cette soirée, le maréchal de Damville reçut autant de billet qu’il y avait de porte à Paris. Tous contenaient la même indication en peu de mots : "Rien de nouveau", ou bien encore : "Les personnes signalées ne sont pas venues."

Seul, le poste de Saint-Antoine n’envoya aucun rapport.


Ainsi, le maréchal de Montmorency, Loïse, Jeanne de Piennes et les deux Pardaillan étaient prisonniers dans Paris ! Damville qui, en attendant de pouvoir assassiner Charles IX, usait et abusait du crédit dont il jouissait auprès du jeune roi, Damville avait obtenu pour une durée de trois mois à charge d’inspecter les portes de Paris. Il n’avait pas eu de peine à démontrer que, dans les circonstances présentes, il fallait exercer une étroite surveillance sur tout ce qui entrait dans Paris.

Et le roi lui avait confié le redoutable emploi qui le faisait quelque chose comme gouverneur militaire de Paris.

A l’hôtel de Montmorency, l’existence s’écoulait sans incident. Il avait été convenu qu’on resterait enfermé sans veine tentative. Les portes de Paris ne pouvaient demeurer longtemps fermées, et, à la première occasion, le départ se ferait tout naturellement.

Une quinzaine de jours s’écoulèrent ainsi.

Le chevalier et le vieux Pardaillan sortaient presque tous les jours pour aller aux nouvelles et en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas être reconnus.

Un soir, le routier, qui était sorti seul, rentrait à l’hôtel lorsque, dans la loge du suisse, il aperçut quelqu’un qu’il reconnut immédiatement : c’était le digne neveu de l’intendant de Damville.

"Que viens-tu faire ici ? gronda-t-il ?

— Monsieur l’officier, je viens… j’expliquais justement…

— Tu viens m’espionner, misérable !…

— Ecoutez-moi, de grâce ! balbutia Gillot.

— Point d’affaires ! Je vais te couper les oreilles."

Gillot se redressa et, très digne, prononça :

"Je vous en défie bien par exemple ! "

En même temps, il retira un bonnet qui couvrait entièrement la tête jusqu’à la nuque, et Pardaillan demeura stupéfait :

Gillot n’avait plus d’oreilles !…

"Vous voyez bien, monsieur, que vous ne saurez couper ce que je n’ai plus.

— Mais qui t’a ainsi arrangé ?

— Mon oncle lui-même ! Oui, monsieur !… Lorsque Mgr de Damville a su que j’avais trahi son secret parce que j’avais peur que vous me coupassiez les oreilles, il a dit à mon oncle : "C’est bon ! Coupez-les lui !…". Alors, mon oncle, que je n’eusse jamais cru capable d’un tel crime, a exécuté la cruelle sentence, et, tout évanoui que j’étais, m’a ensuite fait porter hors de l’hôtel. Une femme m’a relevé, m’a soigné, a guéri les deux blessures. Et moi, monsieur, moi qui veux me venger, je viens me mettre à votre disposition."

"Tiens ! tiens ! " pensa le vieux Pardaillan.

"Prenez-moi, monsieur. Vous n’aurez pas lieu de vous en repentir. Je vous aiderai peut-être plus que vous ne croyez. Et, contre mes services, je ne vous demande qu’une chose.

— Laquelle ? Voyons.

— C’est de m’aider à votre tour à me venger de Mgr de Damville qui a donné l’ordre de me couper les oreilles, et de mon oncle qui a exécuté cet ordre."


"Voilà un animal qui me paraît animé d’excellentes intentions et qui pourra nous être utile", songea Pardaillan qui ajouta :

"Eh bien ! c’est dit, je te prends à mon service."

Gillot eut dans les yeux un éclair de joie qui eût inquiété Pardaillan s’il l’eût surpris. Mais, faisant signe à Gillot de le suivre, le vieux routier s’enfonçait déjà dans l’hôtel.

Gillot le suivit, en murmurant entre ses dents :

"J’espère que mon oncle Gilles sera content de moi ! ".