L’Épopée serbe dans ses chants héroïques/01

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L’Épopée serbe dans ses chants héroïques
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 241-270).
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L’ÉPOPÉE SERBE
DANS
SES CHANTS HÉROÏQUES[1]

I
LA TRIADE SLAVE ET LA BATAILLE DE KOSSOVO


I. — LA TRIADE SLAVE : RUSSIE, POLOGNE ET SERBIE

Un des phénomènes les plus frappans de la guerre actuelle est la métamorphose de l’âme des nations en lutte qui s’opère sous nos yeux avec une rapidité vertigineuse. Cette métamorphose n’est au fond que la manifestation de leur plus intime nature, mais elle se réalise avec une spontanéité si subite qu’elle revêt l’éclat d’un météore et nous effraye ou nous ravit comme un miracle. Des anciennes nations d’Europe qui se sont jetées dans la mêlée sanglante, Allemagne, France, Angleterre, Italie, chacune a sorti sa devise, barbare ou chevaleresque, justicière ou héroïque, pour la brandir dans le combat comme un drapeau. Et nous nous sommes écrié : « Voilà son vrai visage et sa pensée de toujours. Mais maintenant elle se connaît mieux, elle s’affirme tout entière. Sous le coup de foudre d’un péril mortel, elle a fait sa synthèse. »

Il n’en est pas de même de la grande race slave, qui est entrée dans la lice comme le plus jeune et non le moins puissant des champions du droit nouveau des peuples. Roulant sa masse énorme entre les hauts plateaux de l’Asie et de l’Europe, de la mer Caspienne à la Baltique et aux Balkans, ce nœud gordien de la lutte entre l’Orient et l’Occident, les descendans des Scythes et des Sarmates sont les derniers venus dans la civilisation européenne. Héritiers tardifs de l’empire byzantin, convertis au christianisme mille ans après les peuples latins et germaniques, ils n’ont été mêlés qu’incidemment à leurs querelles intestines, mais ils ont apporté aux nations chrétiennes leur fougue héroïque dans le combat contre l’Islam et les Tartares. Aucun des peuples slaves n’a donné de lui-même une formule définitive. Toutefois, de l’ensemble de leurs manifestations, se dégage une originalité profonde, une volonté encore inconsciente et comme le sourd murmure d’une force irrésistible. Avec toutes ses contradictions, l’âme slave demeure un mystère. Mais voici qu’au milieu de la convulsion mondiale, le sphinx du Nord s’est soulevé. Déjà on peut deviner son énigme à ses mouvemens. Il y a des heures d’angoisse, dans la vie des peuples, où de tous les points de l’horizon on entend rugir les quatre vents de l’Esprit. Alors, dans l’effroyable tourmente de toutes les forces déchaînées, se mêlent les voix du passé et de l’avenir, les voix des démons de la terre et des anges du ciel. L’Enthousiasme domine la Terreur. La Douleur mortelle et l’Espérance invincible s’embrassent sur le champ de bataille, et de leur étreinte jaillit un cri de révolte et de résurrection, où s’exprime le Verbe nouveau. Voilà ce qui est arrivé à l’âme slave à travers la nation serbe, première victime et première ressuscitée de cette guerre terrible.

Mais avant d’assister à ce drame, qui se reflète dans sa poésie héroïque, tentons une synthèse à vol d’oiseau de l’âme slave en général par une esquisse de son organisme intérieur. Cet organisme se présente à nous sous la forme d’une triade.

Géographiquement et historiquement, la race slave nous apparaît en trois groupes principaux : la Russie, la Pologne et les Jougo-Slaves[2]. Autant de rameaux du tronc primitif, autant de faces diverses de ce génie ondoyant et multiple. Il faut considérer successivement et chacun en particulier ces peuples, pour comprendre les facultés diverses du génie slave, fécond en contrastes, en sursauts et en métamorphoses et tirer l’horoscope conjectural de ce qu’il promet à l’humanité.

L’âme russe est la plus puissante des trois, à la fois la plus massive et la plus élastique. Vaste comme les trois régions, forêts septentrionales, steppes herbeux et déserts arides, expansive comme ses trois grands fleuves, le Volga, le Dnieper et le Niémen, qui coulent majestueusement vers la mer Caspienne, la Mer-Noire et la Baltique, la race moscovite joint en elle tous les contraires. Elle a du Nord et du Midi, de l’Orient et de l’Occident. Elle tient de l’Europe par son besoin d’activité et de l’Asie par sa puissance de rêve. On y trouve à la fois la méditation aiguë de l’extrême Septentrion, l’immobilité glacée des régions arctiques, qui fige la pensée dans l’Eternel, et les brusques impulsions du sang méridional, où la vie ruisselle à torrens et pétille en flammes subites. Pour parler avec un poète, l’âme russe est pareille à ce sapin couvert de neige qui rêve d’un palmier sous le soleil brûlant. Elle déborde de désir, mais l’infini l’oppresse. Elle aime à naviguer sur ses fleuves immenses, à se perdre dans ses steppes fleuris, dont les ondulations indéfinies appellent toujours plus avant. Le peuple russe n’est nullement conquérant par nature, mais nomade et agriculteur. Harcelé par l’ennemi, le moujik se fait cosaque, devient bogatyr et zaporogue. Quant aux Varègues conquérans, qui s’imposèrent à ce peuple autochtone et s’absorbèrent en lui, ils ne sont nullement Scandinaves comme le veulent les historiens de l’école allemande, mais slaves eux aussi, comme l’indiquent leurs noms et comme l’ont démontré les historiens de l’école russe, Godéonof et Zabiéline. Les trois frères, ancêtres mythiques des Varègues, s’appellent Rourik (le Pacifique), Sinéous (le Victorieux) et Trouvor (le Fidèle). Vocables plus slaves que germaniques. Le mot Slovo ou Slava qui joint tous les peuples de cette race en une même famille, qui retentit dans leurs festins comme une fanfare et allume tous les yeux comme des torches dans leurs combats, signifie à la fois gloire et parole. Il identifie la lumière et le verbe.

Regardons un instant l’âme russe dans ses traditions primitives et populaires, païennes et chrétiennes. Nous y trouvons, dès l’origine, deux courans opposés. Ils partent de ce que j’appellerai son pôle masculin et son pôle féminin. Dans les bylines, ou cantilènes épiques, n’apparait guère que le* côté masculin. Le géant Sviatogor est le Titan russe, en même temps qu’une sorte d’Hercule. Tueur de monstres et prodigieux cavalier, il fait trembler la terre sous ses pas. Quand il passe, les forêts ondulent comme des champs de blé et les fleuves sortent de leurs lits. Sa force est grande, son désir illimité. « S’il y avait un anneau au ciel et un anneau à la terre, dit Sviatogor en un jour d’exubérance, je prendrais celui-ci de la main droite, celui-là de la main gauche, et je rapprocherais pour les confondre la terre et le ciel. » Comme le Titan grec, le Prométhée russe est puni de son orgueil. A la fin de sa carrière glorieuse, les dieux le changent en rocher dans les montagnes saintes. Mais il a eu le temps de léguer son épée à son frère d’armes, Ilia de Mourom, et lui communique le dernier souffle de son âme à travers une fente de son tombeau. Or, Ilia de Mourom est un fils de paysan qui devient bogatyr, c’est-à-dire bon compagnon de lutte et le type du paladin slave, par sa fraternité d’armes avec Sviatogor. Il est extrêmement caractéristique que le premier héros slave est fils de paysan et non conquérant, mais défenseur de terre. Cela prouve que la nation russe, qui devint guerrière pour la défense du sol, place l’agriculture au-dessus de la guerre et ne fait pas de celle-ci son but principal et son moyen d’existence comme la race germanique.

Ce qui n’est pas moins frappant, c’est le rôle inférieur que joue la femme dans cette poésie primitive. Voici la légende bizarre, mais suggestive, qui présente la femme comme un être séduisant, mais dangereux, qu’il faut toujours dompter pour n’en pas être la victime. Dans ses équipées, Sviatogor porte avec lui sa femme dans un coffret de cristal qui s’ouvre avec une clef d’or. De temps à autre seulement, il laisse sortir cette sirène d’une beauté merveilleuse de sa prison transparente. Elle profite d’une de ces escapades et du sommeil du géant pour séduire Ilia de Mourom, en le menaçant de mort s’il n’obéit pas à sa fantaisie. Ilia informe loyalement Sviatogor de la trahison de sa femme, et celui-ci, au lieu de se venger sur son heureux rival, tue l’infidèle et fait d’Ilia son compagnon inséparable jusqu’à sa mort. — Ajoutons que le côté féminin de l’âme russe apparaît, dès ces temps reculés, dans les missionnaires, les saints et les saintes qui convertissent la Russie au christianisme. Elle éclate sous la forme d’un sentiment religieux et d’une abnégation qui vont jusqu’au fanatisme. Témoin ces moines de Kief qui, par esprit de sacrifice, se faisaient murer vivans dans leurs cellules et qui sont encore aujourd’hui l’objet de la vénération populaire dans la ville de Vladimir, première capitale de la sainte Russie.

Que si maintenant nous jetons un coup d’œil d’ensemble sur l’évolution historique du peuple russe du XIIe au XVIIIe siècle, c’est son côté masculin que nous voyons saillir avec une vigueur redoutable. Le but de cette évolution, la mission propre de la Russie, semble être de constituer un centre puissant d’équilibre entre l’Europe et l’Asie, par la triple lutte contre les Tartares, contre les Turcs et contre l’élément germano-scandinave. Cette lutte se ramasse et se personnifie dans les deux impressionnantes figures d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand. Ivan, qui écrasa les Tartares par la prise de Kazan et d’Astrakan et mit fin pour toujours à l’épouvantable règne de la Horde d’Or, a dû posséder lui-même quelque chose de la férocité tartare pour accomplir son œuvre. Pierre le Grand, qui ouvrit à la Russie la route de la Mer-Noire par la prise d’Azow sur les Turcs, qui terrassa en un seul jour Charles XII et Mazeppa, à la bataille de Poltava, qui fit entrer la Russie dans le concert des peuples européens, est la plus complète incarnation du génie moscovite en son impulsion civilisatrice. Type unique en son genre. Dans la fougue de sa jeunesse, il se fait charpentier et pilote, constructeur de navires, sous l’idée fixe de s’ouvrir le chemin de la mer. Pour doter sa nation d’un port sur la Baltique, il rassemble tout un peuple dans les marécages de la Neva et en fait sortir Saint-Pétersbourg avec ses coupoles, ses obélisques et ses tours. A dix-sept ans, sa première grande joie avait été, à la terreur de sa mère, de se lancer en pleine tempête sur le golfe d’Arkangel, dans une barque à voile. A cinquante-trois ans, sa dernière joie fut de se jeter à l’eau pour sauver un bateau. Et il eut la chance d’en mourir après avoir achevé son œuvre et fondé le plus grand empire de la terre. En Pierre le Grand revivent, sous un aspect moderne, les héros de la légende varègue, le géant Sviatogor et le boyatyr Ilia de Mourom, avec, dans ses veines, une étincelle prométhéenne et, dans sa tête, un souffle d’Alexandre le Grand. Sa nostalgie de la mer, du fond du steppe, est moins un désir de conquérant qu’un élan de l’esprit, une soif inextinguible de connaître, un désir d’embrasser le globe comme les flots de l’Océan. Le duc de Saint-Simon, qui le vit à Paris sous le Régent, avait remarqué en lui « la majesté la plus liante, la plus fière, la plus soutenue et en même temps la moins embarrassante, une sorte de familiarité qui vient de liberté, un découvert d’audace et de roi partout chez soi. »

Chose remarquable, si la folle expédition de Napoléon Ier sema pêle-mêle en Russie toutes les idées de l’Occident et les fermens multiples de la Révolution, ce sont les facultés féminines de l’âme russe, sa passion, son rêve et sa fantaisie qui remontent à la surface avec la poésie romantique des Pouchkine, des Lermontoff et de leurs émules. Mais c’est surtout dans le roman russe des Tourguénef, des Tolstoï et des Dostoïewski que cette féminité s’étale et s’épanouit dans une flore exubérante et bigarrée comme des steppes au printemps. Elle s’exprime sous la forme d’une intuition merveilleuse, d’une sympathie profonde pour tous les caractères possibles et pour toutes les classes de la société. Sans philosophie positive, mais grouillant de vie et débordant de pitié, le roman russe est à la fois anarchique et saturé de sympathie universelle. Il invente la religion de la souffrance humaine. Qui ne se souvient d’un mot célèbre du poignant roman de Dostoïewski : Crime et Châtiment ? C’est celui de Raskolnikof à la malheureuse Sonia. Celle-ci, pour sauver sa famille, a sacrifié son honneur ; mais la pauvre et stoïque prostituée a conservé dans son abjection volontaire une conscience aussi pure que celle d’une martyre chrétienne. Sa clairvoyance devine le crime caché de son compagnon d’infortune et l’oblige à un aveu public qui amènera son expiation. Alors Raskolnikof se met à genoux devant Sonia. Comme elle s’en étonne, il répond : « Ce n’est pas devant toi que je m’agenouille, c’est devant l’immensité de la souffrance humaine. » Il n’y a pas dans toute la littérature russe de mot plus caractéristique que celui-ci. Il résume l’âme russe moderne, il en révèle toute la profondeur féminine.

Il y a, dans le génie russe, tel qu’il s’est manifesté jusqu’à ce jour, une solution de continuité et comme un abîme entre son pôle masculin et son pôle féminin, entre ses instincts positifs et son idéal entrevu. Ceux-là sont violens et encore mal ordonnés, l’autre plane dans le ciel. En ses heures d’inspiration, l’âme russe ressemble parfois à l’aurore boréale qui vibre, au-dessus des champs de glace, en gerbes de lumière multicolore. Sera-t-il donné un jour à ce génie puissant d’harmoniser sa force d’action avec ses aspirations sublimes, par le sentiment de la solidarité humaine qu’il possède à un si haut degré ? Le géant Sviatogor, qui rêvait de saisir d’une main l’anneau de la terre et de l’autre l’anneau du ciel, réussira-t-il à les joindre par une chaîne de diamant ? Quoi qu’il en soit, l’essor prométhéen du génie russe devant le plus formidable des problèmes montre l’étendue de ses facultés et l’énormité de sa tâche.

Si la Russie représente la forte souche et le tronc vigoureux de la grande race slave, la Pologne et la Serbie en sont les rameaux les plus importans. La Russie orthodoxe et la Pologne catholique s’opposent dans leur histoire comme deux sœurs rivales, qui se ressemblent malgré leurs contrastes et leurs dissensions perpétuelles. Elles s’attirent et se repoussent tour à tour avec la même violence. Terribles furent leurs haines et leurs combats. Elles s’influencent et se mêlent en se disputant l’empire et ne pouvant se passer l’une de l’autre. Voisine de l’Occident et plus affinée, la Pologne apparaît une Russie plus méridionale, composée des élémens les plus riches, mais d’un tempérament moins équilibré, aussi désordonnée qu’impétueuse et inégale dans son action. Passions et enthousiasme, vices et vertus, défauts et qualités, tout chez elle est poussé à l’extrême. L’individualisme aristocratique prédomine. Les nobles caractères et le génie abondent. Mais toutes les forces sont prodiguées, dispersées au hasard et aboutissent souvent au désastre. Aucune nation européenne n’a égalé l’héroïsme chevaleresque de la Pologne ; aucune n’a montré autant d’imprévoyance, de contradictions et d’inertie aux heures de crise. Au Moyen Age, le rôle de la Pologne fut, d’un côté, de mettre un terme à la poussée de l’Ordre teutonique ; de l’autre, d’arrêter l’invasion turque, ce qu’elle accomplit avec une fougue magnifique. Malheureusement, ses incurables dissensions intestines facilitèrent l’odieux partage, l’écartèlement de la nation en trois tronçons, crime politique dont l’instigateur fut Frédéric à de Prusse.

Ici éclate une de ces explosions de l’âme nationale, qui nous semblent des miracles parce que les puissances spirituelles y triomphent de l’écrasement matériel. Ce fut après la destruction de son indépendance nationale que l’âme polonaise produisit sa plus belle floraison. D’une part, ses héros exilés allèrent défendre la liberté des peuples opprimés sur tous les champs de bataille de l’Europe ; de l’autre, c’est alors que les trois plus grands poètes de la Pologne, Mickiewicz, Slowaki et Krazinski trouvèrent le verbe de la nation[3]. Comme jadis le peuple d’Israël avait pris conscience de sa mission par ses prophètes, dans l’exil babylonien, la conscience de la Pologne se cristallisa dans son martyre. De la tombe de la Pologne jaillit une flamme vivante d’enthousiasme. Et de cette flamme partit une phalange de héros et de poètes. En eux fleurissait une même idée, qui se répandit comme une semence féconde sur l’Europe. Cette idée qu’on peut appeler l’idée messianique de la Pologne, c’est Krazinski qui la formula avec le plus de clarté dans sa lettre à Lamartine : « . La Pologne, dit-il, a été choisie pour prêcher aux peuples, non par des paroles, mais par des actes et des faits, le grand et saint principe des nationalités terrestres, qui, seules, en tant qu’inviolables et sacrées, peuvent arriver un jour à constituer une humanité harmonique et universelle. »


Si le côté masculin et le côté féminin de l’âme slave se contre-balancent à poids égaux dans la nation russe, si d’autre part la sensibilité féminine l’emporte dans l’âme polonaise par l’excès de la passion et de l’enthousiasme, c’est la force virile du génie slave qui ressort dans la nation serbe avec une énergie farouche par l’héroïsme guerrier et la puissance indomptable du sentiment national.

Ainsi nous apparaissent les trois organes essentiels de la triade slave et leurs fonctions diverses.

L’équilibre puissant de la grande Russie lui assure un rôle directeur parmi les nations sœurs. La dispersion de l’ardente Pologne a fait rayonner le génie slave sur l’Europe et formé d’abord son lien avec l’Occident. D’autre part, l’isolement et la concentration exclusive de l’héroïque Serbie ont fait de ce petit peuple de montagnards un bélier redoutable contre l’absolutisme oppresseur de l’Islam. Sa force de résistance lui a permis de sonner, la première, l’hallali des résurrections nationales, malgré les obstacles en apparence insurmontables et les complications les plus difficiles.

Un simple coup d’œil jeté sur le pays et sur le peuple serbe fait comprendre l’originalité de son rôle historique. L’ancien royaume de Serbie englobait, dès le IXe siècle, la Bosnie, l’Herzégovine, le Monténégro, et s’étendait, au XIVe siècle, sur toute la Macédoine, menaçant l’Empire chancelant de Byzance, avant la chute de Constantinople.


Ce territoire montagneux et convulsé constitue la partie la plus sauvage et la moins pénétrable de la péninsule balkanique. De l’Adriatique au Danube, c’est un enchevêtrement inextricable et tumultueux de hautes montagnes coupées de rares défilés. Dans les vallées fertiles de la Morava, de la Save et de la Drina, s’étalent de riches cultures de maïs et de blé, abondent la vigne et les arbres fruitiers. Çà et là, blanchissent des villes fortifiées, où les minarets turcs alternent avec les tours carrées des églises orthodoxes. A mi-côte, des forêts épaisses de chêne et de sapin, de vastes pâturages parsemés de maisons isolées qui forment des villages. Au sommet des montagnes, des rochers abrupts, des cimes dénudées souvent couvertes de neige. Et si l’on gagne la crête par un col, le regard s’effraye de nouveaux abîmes, embrassé de nouveaux cirques de montagnes par-dessus le labyrinthe des vallées tortueuses. Du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, un océan d’arêtes et de pics encercle la vue. Du haut des Alpes de l’Herzégovine, le Monténégro apparaît avec ses gorges profondes comme une mer houleuse pétrifiée ou comme un vaste gâteau de cire aux mille alvéoles. Tel le repaire désolé qui fut longtemps une citadelle de la liberté slave et l’est encore sous la botte autrichienne. Cette haute vallée est dominée par trois crêtes neigeuses, le Lotchen, le Ko m et le Domitor, comme par trois sentinelles géantes dont l’œil plonge à pic dans l’Adriatique.

Au Nord, à la frontière serbe de la Hongrie, le Danube roule ses flots jaunes, tantôt resserrés entre des falaises abruptes, tantôt élargis en rives herbeuses. Au confluent des rivières, qui se jettent dans le Danube, s’étendent des marécages où se baignent des troupeaux de buffles sous le vol des vautours. Des montagnes qui bordent le fleuve émergent des monastères, aux fenêtres nombreuses, qui ressemblent à des ruches d’abeilles ou à de hautes forteresses. Ici, entre les bras du Danube, une île surgit comme un tourbillon de pierre, en forme de pyramide, avec ses terrasses, ses remparts crénelés et sa tour gigantesque. C’est la ruine d’un ancien château fort. Là, plusieurs générations de haïdouks se défendirent, de siècle en siècle, contre les janissaires et leurs pachas. Plus loin, à l’encoignure d’un tournant, le fleuve a creusé une grotte profonde dans un rocher perpendiculaire. C’est là, selon la légende, que séjourna saint Sava, le monarque apôtre, qui convertit les Serbes au christianisme. Dans cette anse tranquille, le fleuve trouble et violent apaise un instant son courroux ; mais le soir, quand le soleil teint les rochers de pourpre violette, ses flots ont l’air de rouler des cuirasses d’acier et du sang rouge. — La grotte de Saint-Sava et le château des haïdouks ! D’un côté, la méditation intense qui invoque le Christ et fait descendre le ciel dans les cœurs ; de l’autre, la guerre à outrance contre l’oppresseur étranger, — c’est toute l’âme de la Serbie.

On comprend qu’un peuple immobilisé, par sa situation géographique, dans le cercle étroit de ses montagnes, condamné à une vie rude et solitaire, un peuple qui a conservé ses mœurs primitives jusqu’à nos jours, ait développé surtout les qualités viriles de la race slave. Elles se manifestent chez lui par trois vertus essentielles : le sentiment patriarcal de la famille ; l’héroïsme guerrier ; et par-dessus tout le culte de l’indépendance nationale. De si hautes vertus, affirmées pendant un millier d’années par ce peuple intrépide, suffiraient pour lui valoir les sympathies du monde entier. Mais il y a plus, — et nous touchons ici au cœur même de notre sujet, — la Serbie a donné à ces hauts sentimens, qui sont la moelle des nations fortes, une expression puissante dans sa poésie populaire anonyme. Cette expression est inégale et rude, mais singulièrement intense et originale. Les mœurs, la vie, les grands événemens de la nation serbe s’y peignent avec un réalisme énergique et un symbolisme naïf, mais souvent grandiose et toujours saisissant. C’est donc à la fois par sa valeur intrinsèque et par son action dans l’histoire que cette poésie mérite une place à part dans le folklore européen.

Pour nous en faire une idée, essayons de pénétrer, à la suite des voyageurs du dernier siècle, dans une de ces maisons construites en planches de sapin et en torchis, aux toits couverts d’aubier, de tilleul et de foin, qui s’abritent à l’ombre des forêts de la Schoumadia, au pied des Apres cimes du Roudnik.

Nous sommes au soir, en hiver. Une famille nombreuse, composée de trois générations, d’une dizaine de couples et d’une trentaine de membres, est rassemblée autour du foyer commun, dans la chambre centrale de la vaste maison, où habite avec sa vénérable épouse l’aïeul, le starévitza, chef souverain, de sa descendance. Aux murs, des trophées de sabres et de fusils alternent avec des têtes de cerfs, des faucons empaillés, des jougs de bœufs et des socs de charrue. Près du large foyer, où une racine de chêne brûle à petit feu sur la braise, l’aïeul octogénaire est assis, le coude sur le genou, le front dans la main, plongé dans sa méditation et comme brisé par le poids des années. Mais, autour de lui, bourdonne la ruche familiale. Les femmes filent ; les jeunes filles brodent des soutaches rouges sur des robes de laine ; les jeunes gens fabriquent des torches avec des écorces de bouleaux. Soudain au milieu des rires et des taquineries, une dispute éclate entre une jeune femme et sa belle-sœur. La sœur étant plus estimée dans la famille serbe que l’épouse, le frère nouvellement marié préférant souvent les conseils de sa sœur à ceux de sa femme, ces querelles sont fréquentes. Les autres s’en mêlent ; il se forme deux partis dans l’assemblée. Les cris s’élèvent et bientôt des malédictions sinistres sortent des bouches irritées. Alors le starévtlza, sortant de sa rêverie, se lève tout droit de son escabeau. Il dresse sa haute et maigre stature ; son profil d’aigle se dessine au-dessus de sa barbe blanche, à la lueur du feu, ses yeux étincellent, et le vieillard cassé semble devenu un haïdouk qui commande son bataillon. Il étend sur sa famille divisée son bâton d’érable et s’écrie :

— Pas de querelles de femmes au lendemain de Noël ! Souvenez-vous que le Christ est né hier !

— Il est né en vérité… répond en chorus sur un ton de liturgie, toute l’assemblée subitement calmée et devenue silencieuse.

— Grand-père, chante-nous une pesma, dit un jeune homme. Aussitôt une petite fille de dix ans, la favorite du patriarche, détache du mur une large guitare qui n’a qu’une seule corde de crin et porte la gouzla avec l’archet au vieillard qui s’est rassis. D’une main tremblante, il prend l’instrument, mais dès qu’il l’a posé sur ses genoux et en a tiré quelques notes sourdes, il se transforme une seconde fois. Le starévitza semble devenu maintenant le génie du passé qui sort des siècles lointains, sous la figure d’un gouzlar des temps héroïques, au long caftan, à la barbe tordue et séculaire qui descend jusque sur ses genoux.

Il commence d’une voix monotone, marquant d’un coup d’archet, à chaque vers, le rythme trochaïque. Puis la voix s’anime par degrés et la mélopée traînante se change en une déclamation pathétique. Des scènes guerrières passent devant les yeux dilatés du rhapsode ; de puissans personnages parlent par sa voix tantôt furieuse, tantôt attendrie. Ce qu’il raconte, ses auditeurs l’ont entendu maintes fois, mais l’écoutent toujours comme une chose nouvelle et palpitante de réalité. C’est la splendeur du tsar Douchan et l’effrayante tragédie de la bataille de Kossovo, c’est la mort de Lazare et ce sont les exploits merveilleux du héros national Marko. L’assemblée est suspendue aux lèvres de l’aïeul. Elle accompagne son récit de larmes ou de soupirs, de cris de joie ou d’imprécations. Quand il en vient aux épisodes plus récens, aux combats de Kara-George et du haïdouk Véliko, un jeune homme bondit vers le feu, y allume un fagot d’écorces et, frappant la pierre du foyer de ce flambeau improvisé, en fait jaillir un millier d’étincelles. Puis il crie : « Noël ! Noël pour la Serbie ! Autant d’étincelles, autant d’enfans pour le combat ! Autant de balles contre le Turc ! » Alors les sabres sortent des fourreaux, les fusils se brandissent, les femmes agitent leurs quenouilles, et la famille répète en chœur : « Noël ! Noël pour la Serbie ! »

Mais le chanteur est épuisé. Il laisse tomber la gouzla de sa main défaillante. L’enfant attentive, qui n’a pas quitté le vieillard des yeux, se blottit sur ses genoux, contre sa poitrine… et l’aïeul étreint convulsivement son arrière-petite-fille, comme si toute la douleur du passé voulait embrasser toute l’espérance de l’avenir.

De telles scènes font comprendre ce qu’a été pour la Serbie sa poésie anonyme. Pendant plus de cinq cents ans, elle a gardé sa tradition et maintenu son courage sous les plus dures persécutions. Par elle son histoire est devenue une propriété nationale. Elle fut le feu qui couve sous la cendre, et l’on comprend aussi que ce peuple fut toujours prêt à prendre les armes, à la première alerte de guerre, au premier signal d’insurrection. « Plus on a été obligé de cacher ses sentimens devant l’oppresseur turc, dit M. Vesnitch, plus ceux-ci ont été forts et plus, par instinct même de conservation, nos ancêtres se sont attachés à notre passé national, premier point de départ de l’avenir. Comme les prêtres illettrés ont dû apprendre par cœur leurs prières, on peut dire que toute la nation a appris par cœur son histoire, que chaque génération a embellie de son idéalisme[4]. » Ainsi se vérifient, pour la Serbie., les magnifiques paroles de Mickiewicz sur la poésie populaire des Slaves : « Arche d’alliance des temps anciens et des temps nouveaux, c’est en vous qu’une nation dépose les trophées de ses héros, l’espoir de ses pensées et la fleur de ses sentimens. La flamme dévore les œuvres du pinceau, les brigands pillent les trésors, la chanson échappe et survit ! Vous naissez avec la nation, avec elle seulement vous mourez ! »

Cette poésie, d’où vient-elle ? Comment est-elle née ? Quels en sont les auteurs ? Comme partout, on trouve à son origine des rhapsodes, des chanteurs de profession qui n’ont laissé qu’un vague souvenir. Ces rhapsodes se sont perpétués jusqu’à nos jours, mais, s’ils ont conservé l’antique tradition nationale et, plus ou moins, l’ancien mode de récitation, ils ont changé de mœurs, de costume et d’allure au cours des âges. Les trois périodes de la poésie populaire serbe sont parallèles aux trois grandes périodes de son histoire. Au temps de la splendeur impériale et féodale du royaume de Serbie, les gouzlars primitifs étaient attachés aux Krals (rois) et célébraient leurs exploits. Ils chantèrent en contemporains les exploits du tsar Douchan, le plus puissant des souverains serbes. Après la défaite de Kossovo, qui mit fin, pour quatre siècles, à l’indépendance de la Serbie, les gouzlars restèrent attachés aux Knèzes (seigneurs féodaux) qui maintenaient une certaine indépendance à la nation. Leurs cantilènes se concentrèrent alors autour des souvenirs tragiques de la bataille de Kossovo qu’ils transformèrent en une sorte d’épopée légendaire. Dans la longue période de vasselage, où les Knèzes eux-mêmes, sans se convertir à l’islamisme, subirent le joug turc et durent souvent suivre les armées du Sultan, la poésie nationale se conserva surtout chez les haïdouks (brigands révoltés et patriotes) qui, dans leurs forêts et leurs montagnes, continuaient à harceler les maîtres du pays. Les chanteurs des pesmés cessèrent alors d’être ces rhapsodes somptueux, aux caftans brodés d’or, entretenus par les princes du temps jadis et qui faisaient la joie de leurs fêtes. C’était maintenant la bande errante et proscrite des aveugles, des mendians et les haïdouks eux-mêmes. L’âme collective, qui vivait en eux par le chant, leur coulerait une sorte de noblesse. Ils glorifièrent surtout Marko, personnage plus légendaire qu’historique, sorte de haïdouk national. Pendant la période moderne d’affranchissement et d’insurrection, qui commence, au début du XIXe siècle, avec le règne de Kara-George et se poursuit jusqu’à nos jours, les gouzlars reprennent les vieilles cantilènes avec un nouvel enthousiasme, en y ajoutant des pesmés sur les grandes guerres dont ils ont été les témoins. Jusqu’à cette époque, la Serbie était restée totalement inconnue de l’Europe. Les voyageurs qui la visitèrent alors remarquèrent avec étonnement que la poésie populaire y était devenue la propriété de tout le monde. Il en est encore ainsi de nos jours. Elle règne au foyer. Chaque maison a sa gouzla. Les vieilles gloires, les vieilles douleurs, les éternelles espérances se transmettent de père en fils. Mais il n’y a pas seulement les chants héroïques. Les saisons et les fêtes, Noël, Pâques, la Saint-Jean, ont leurs cantilènes. On chante au labour, à la moisson, dans les bois, à la chasse, sur les barques des fleuves et même dans les cimetières, où jeunes gens et jeunes filles échangent des sermens fraternels en tressant des couronnes en souvenir des morts. Signe singulier d’une race éminemment mâle, les chants d’amour, d’une vive tendresse, mais d’une passion contenue, sont réservés aux femmes. Ainsi cette poésie est devenue en quelque sorte la respiration de l’âme multiple et cependant une de la nation, dans ses joies et ses douleurs, dans ses travaux et ses combats[5].

Les chants serbes nous ont été transmis à l’état primitif. Végétation touffue, où des fleurs éclatantes s’épanouissent au milieu des herbes folles et de l’ivraie sauvage. À cette moisson désordonnée il a manqué un Homère, car elle contient les gerbes de deux ou trois épopées grandioses. Peut-être un Shakspeare slave en tirera-t-il quelque jour d’émouvantes tragédies. En attendant, ils sollicitent de notre part un autre genre d’intérêt. Par son héroïsme dans la dernière guerre, par sa fidélité admirable à la parole donnée, par son martyre sublime, affirmant sa force morale indestructible et sa renaissance prochaine, la Serbie est entrée d’un bond et au premier rang dans la solidarité des peuples qui se battent contre l’hégémonie teutonne, pour la liberté du monde. Par la noblesse de son attitude et son courage stoïque dans la souffrance, elle attire, comme la Belgique, la sympathie et l’admiration universelles. Dès lors, on se demande par quel miracle de la vie intérieure cette nation, toujours persécutée et opprimée par ses voisins, a su maintenir l’intégrité de sa conscience et poursuivre son idéal en dépit des circonstances contraires. C’est un problème de psychologie nationale d’un caractère unique. Ailleurs, de grands génies ont moulé des nations pour leurs missions spéciales, avec les élémens ethniques les plus divers. Ici, nous voyons l’âme nationale subconsciente poursuivre inflexiblement son idéal avec des élémens ethniques homogènes et contraindre la nation entière, comme ses héros, à le réaliser. Il nous a donc paru d’un intérêt palpitant de suivre la formation de cet idéal national à travers la poésie populaire des Serbes, qui accompagne leur histoire depuis son origine jusqu’à nos jours.

Le tableau de cette histoire se présente à nous sous la forme d’un triptyque. C’est d’abord la grandeur et la splendeur d’un passé à jamais perdu, qui reluit comme un soleil couchant, à travers le désastre de Kossovo. — C’est ensuite la longue, l’obstinée résistance au terrible joug ottoman, qui se personnifie dans la légende de Marko. — C’est enfin, par une série de sursauts, le réveil de toute la nation et son élan vers un idéal nouveau, qui sort comme une fleur merveilleuse du vieux tronc reverdi.


II. — LE VIEIL EMPIRE SERBE. — LA BATAILLE DE KOSSOVO

La nation serbe reçut le christianisme et la civilisation, entre le Xe et le XIIe siècle, de l’empire byzantin en décadence. Ce peuple jeune et vigoureux, qui se forma sous le roi Némania et grandit au souffle des croisades, devint assez fort en l’espace de deux siècles pour effrayer les faibles empereurs de Constantinople. Mais, à peine constituée, cette nation énergique succomba à une formidable invasion. Les Turcs furent les bourreaux de la Serbie naissante, qui, par sa situation géographique, était exposée directement à leur choc. L’histoire du peuple serbe ressemble donc à celle d’un chevalier du temps des Croisades, qui aurait reçu l’initiation chrétienne et le baptême du sang en quelques victoires éclatantes, mais qui, tombé au pouvoir de l’ennemi et réduit en esclavage, serait resté captif jusqu’à sa maturité sous le plus dur des jougs. Cette fatalité a pesé sur toute l’histoire de la Serbie et lui imprime un caractère tragique. On ne peut qu’admirer le courage avec lequel ce peuple a réagi contre son destin et fini par en triompher par l’énergie de la volonté et la puissance du souvenir.

La splendeur éphémère de la jeune Serbie est marquée par le règne du tsar Douchan. D’autre part, la sombre destinée, qui rendit peu après la nation vassale des Ottomans, se résume dans la personne du tsar Lazare et dans la bataille de Kossovo. Les gouzlars se sont surtout attachées au souvenir de ce désastre, comme si cette blessure toujours ouverte dans l’âme nationale était l’excitant nécessaire pour la revanche future. Mais, avant de regarder ce que la poésie populaire a tiré de l’histoire, nous devons donner un coup d’œil à ce que les très rudimentaires chroniques byzantines, serbes et latines nous permettent de savoir ou de deviner de ces deux princes[6].

Douchan avait en lui l’étoffe d’un Charlemagne guerrier, conquérant et législateur. Son énergie fougueuse, ses vastes ambitions se tempéraient d’une vue large et d’un instinct civilisateur. Son vieux père, Ourosch, kral de Serbie, ayant épousé une princesse byzantine, la belle Sinicha, voulut déposséder du trône son fils Douchan, né d’un premier lit. L’héritier présomptif s’écria : « Il ne sera pas dit que le royaume est tombé en quenouille. » Il surprit son père dans la forteresse de Patrik et l’envoya mourir dans la citadelle de Zvetchan. Déjà les Ottomans avaient conquis Brousse et menaçaient Constantinople. C’est alors que Douchan conçut le projet hardi de conquérir Byzance et de tenir tête aux Turcs, avec sa jeune nation, dans l’antique capitale, héritière de Rome, clef de l’Orient et de l’Occident. C’était le rêve d’un croisé doublé d’un César en herbe. Il faillit le réaliser. Repoussant les offres d’alliance de l’empereur Cantacuzène, Douchan s’empara successivement de l’Albanie, de l’Epire, de l’Acarnanie et battit le roi de Hongrie à Raguse. Réunissant la première Skouptchina à la citadelle de Skopié, il se fit proclamer tsar des Serbes, des Grecs et des Bulgares, et se mit à porter la tiare. Etienne Douchan fut surnommé Silni, ou le Puissant, par son peuple et se montra aussi habile administrateur que grand guerrier. Il fit rédiger un code serbe, appela à sa cour des savans étrangers et divisa le pays en voïvodies qu’il distribua entre les meilleurs chefs, organisant ainsi la féodalité en Serbie, sous le sceau de sa couronne. Douchan s’était débarrassé de la suprématie de Byzance en nommant un patriarche national.

Cependant, pareille à une immense nuée d’orage qui monte sur l’horizon et assombrit le ciel, la formidable invasion ottomane s’amassait autour de Constantinople. Les nouveaux barbares, les Turcs, héritiers des Huns et des hordes de l’Asie centrale, après avoir conquis une partie de l’Inde et toute la Perse, s’étaient emparés de l’Asie Mineure. Déjà le Croissant, qui pour trois siècles allait devenir la terreur et le fléau de l’Occident, le Croissant, qui précède la tête monstrueuse de la force brutale, couronnée par l’anarchie sous le nom de pouvoir absolu, le sinistre Croissant turc se dressait à Brousse, en face de la Croix et de la vieille Byzance, héritière impuissante de la Grèce et de Rome. Quelle tentation pour le jeune Tsar de s’emparer de Constantinople pour devenir ensuite, avec toutes les nations balkaniques réunies sous son sceptre, le boulevard de la chrétienté contre l’Islam ! Le Charlemagne improvisé de la Serbie eut cette pensée et cette audace. Mais à peine eut-il pris son élan vers son rêve impérial que le destin trancha sa vie. Il mourut brusquement de la fièvre, au village de Djavoli, au moment où il croyait voir briller à l’horizon cette coupole de Sainte-Sophie, qui fut cent ans plus tard la proie des Turcs et qui devait rester le mirage décevant de tant de Césars, de rois et de peuples.

Sous les successeurs de Douchan, le cyclone turc se déchaîna sur les Balkans. Le petit peuple serbe encore en formation ne pouvait résister à la longue à l’innombrable armée musulmane militairement disciplinée. L’usurpateur Voukachine ayant péri avec la fleur de la jeunesse serbe dans une grande bataille sur la Maritza (1371), Etienne Lazare fût élu kral de la Serbie. Il avait été page du tsar Douchan, qui l’aima pour sa noblesse, son désintéressement, sa fidélité, et lui donna en mariage la princesse Militza, issue de Vouk, le troisième fils de Némania. Si Douchan ressemble à un Charlemagne plus ardent, Lazare fait penser au pieux saint Louis, par son mélange de douceur et de fermeté, d’héroïsme et de foi pleine de sacrifice. L’histoire et la légende s’accordent à lui reconnaître l’âme d’un roi de justice. En montant sur le trône, il plaça la croix sur sa bannière, mais refusa le titre de tsar que lui donna le peuple et que lui ont conservé les cantilènes. Profitant de la criminelle invasion de la Hongrie, le sultan Mourad, qui avait rassemblé une armée considérable à Philippopolis, s’empara de Nich, point central des communications entre la Thrace et la Serbie. Lazare accourut et battit l’armée turque à Cerkvitché. Mais on savait des deux côtés que la lutte allait reprendre après et qu’elle serait décisive. Mourad disposait d’inépuisables légions asiatiques. Outre les voïvodes serbes, Lazare n’avait avec lui que les krals de Bosnie et de Bulgarie, les montagnards de l’Albanie et de l’Herzégovine et l’héroïque prince de Monténégro, Georges Balcha.

C’est alors qu’eut lieu la fameuse bataille de Kossovo (1389) où périrent à la fois le roi Lazare avec l’élite de son armée et le sultan Mourad, tué par le chevalier favori du Kral, bataille qui mit fin pour quatre siècles à l’indépendance de la Serbie. Avec la libre fantaisie de la poésie populaire, les pesmés ont groupé autour du roi martyr un certain nombre de personnages antérieurs ou postérieurs, comme le traître Vouk Brankovitch et une série de récits dramatiques purement légendaires. De cette vaste fresque, au dessin archaïque, aux gestes heurtés, mais d’allure tumultueuse et de passion grandiose, détachons les épisodes les plus saisissans qui peignent au vif le caractère et l’âme serbes.

Dans une pesma célèbre, le gouzlar se représente le moment psychologique, où le roi Lazare eut à décider de son destin et du destin de sa nation. Il le fait sous une forme naïve et symbolique. De ce symbolisme étrange se dégage cependant un sens profond, si l’on pénètre le sentiment intime du poète, qui se cache sous sa vision confuse.

Le sultan Mourad fond sur Kossovo. En arrivant, il écrit une lettre menue, et l’expédie vers la ville de Krujevatz entre les mains du knèze Lazare.

« O Lazare, qui tiens la tête de la Serbie, ce qui ne fut jamais et ce qui ne peut être, c’est qu’il y ait deux seigneurs et une seule terre et que les mêmes rayas paient deux tributs. Nous ne pouvons régner tous les deux à la fois. Envoie-moi donc les clefs et les tributs, les clefs d’or de toutes les villes et le tribut pour sept ans. Si tu ne veux pas me les envoyer, viens sur les champs de Kossovo, afin que nous y partagions la terre avec nos sabres. »

Lorsque la lettre menue parvient au knèze Lazare, il verse des larmes amères.


Lazare sent un frisson passer sur son corps. Il a entendu une voix intérieure. Et voici qu’au message du tyran de la terre succède un message du roi du ciel.


Un faucon au plumage gris arrive à tire-d’ailes des lieux saints, de la cité de Jérusalem, et il porte une légère hirondelle. Ce n’est pas un oiseau, ce n’est pas un faucon gris, mais bien le prophète Elie, et ce n’est pas une hirondelle légère qu’il porte, c’est une lettre de la Mère de Dieu. Il l’apporte au knèze Lazare et la laisse tomber sur ses genoux.

Voici ce qu’annonçait cette lettre :

« Lazare, issu d’une race illustre, pour quel empire vas-tu te décider ? Veux-tu l’empire du ciel ou bien l’empire de la terre ? Si tu choisis l’empire de la terre, ordonne de seller les chevaux et de resserrer les sangles. Guerriers serbes, ceignez vos sabres, puis ruez-vous sur les Turcs, et leur armée périra tout entière. — Si tu choisis l’empire du ciel, fais ériger un temple à Kossovo et ne lui donne point de fondemens de marbre, mais seulement d’écarlate et de soie. Ensuite, fais communier ton armée et range-la en bataille. Elle succombera tout entière, et avec ton armée, toi aussi, knèze, tu périras. »

Lorsque Lazare a lu ces mots, il songe et route dans son esprit de nombreuses pensées :

« A quoi me résoudre ? Pour quel empire me déciderai-je ?… Si c’est la terre que je choisis, l’empire de ce monde est bien passager et court, tandis que l’empire du ciel durera dans les siècles des siècles. »


Lazare a préféré l’empire du ciel à l’empire de la terre. Il fait construire un temple à Kossovo. Il ne lui a point donné de fondemens de marbre, mais seulement d’écarlate et de soie. Il mande ensuite le patriarche de Serbie, et aussi les douze évêques les plus puissans, fait communier l’armée et la range en bataille.

A peine le Knèze en avait-il pris le commandement que les Turcs se ruent sur Kossovo[7].


A prendre cette pesma à la lettre, il semblerait que Lazare ait préféré son salut personnel dans l’autre monde à la victoire de son peuple sur la terre. Mais telle ne peut avoir été la pensée du gouzlar. Elle serait contraire à l’esprit du peuple serbe, aux actes sans cesse renouvelés de son histoire, au souffle dominant de son inspiration poétique. Il est évident qu’ici le chanteur populaire n’a pas su ou pas voulu dire le dernier mot de son sentiment. Le dilemme qui se posait en réalité pour le roi des Serbes devant la sommation de Mourad était celui-ci : ou garder sa couronne avec une apparence de pouvoir sous la suzeraineté du Sultan, ou accepter le défi et tenter la lutte pour la liberté, à la vie à la mort. Si Lazare n’avait pas livré ce combat suprême, la Serbie recevait définitivement l’empreinte ottomane et risquait la conversion en masse à l’Islam, ce qui advint plus tard aux Bosniaques et aux Albanais. Alors on aurait pu dire de la capitale serbe ce qu’une pesma devait dire plus tard de la prise de Constantinople : « L’araignée s’établit comme gardienne dans le palais des empereurs et tire le rideau sur la porte ; la chouette fait retentir les voûtes royales de son chant lugubre. » Il fallait cette bataille pour resserrer l’union de tous les chefs sous leur roi, mais il fallait en outre que cette union fût consacrée par la foi religieuse de cette race. Voilà ce que signifie cette tente où tous les évêques viennent célébrer un service religieux à la veille du combat. « L’église d’écarlate et de soie » est l’église militaire de l’armée en marche. Le choix de Lazare devient ainsi le sceau de l’idéalisme apposé sur le front de son peuple. C’est le choix entre Mammon et Dieu, entre la servitude et l’honneur. Lazare sait que par ce combat, dût-il succomber avec son armée, il fixera la destinée spirituelle de sa nation. Et de fait, pour les temps futurs, la bataille de Kossovo devint le signe de ralliement de la pensée serbe, l’étendard indestructible de la révolte. Ce combat, où la nation prit conscience d’elle-même, ne cessera de crier à vingt générations : « Sauvons l’âme avant tout. Une bataille peut se perdre ; mais l’âme, si elle est vivante, est toujours sûre de ressusciter, fût-ce après cinq cents ans ! » Ainsi Kossovo est devenu la devise d’une race, qui, sous tous les jougs et tous les martyres, n’a jamais renoncé à la lutte parce qu’elle n’a jamais désespéré. Kossovo sera l’incompressible appel de la patrie écrasée à la patrie libre et victorieuse.

Dans la pesma qui chante le départ des chefs pour Kossovo, éclatent leur enthousiasme guerrier, leur ardeur jalouse à prendre part à la lutte suprême et leur résolution unanime d’offrir leur sang en holocauste à la patrie. La tsarine Militza, sœur des neuf Yougowitch, ne réussit pas à garder auprès d’elle un seul de ses frères. Le serviteur même de Lazare, le vieux Goluban auquel le Tsar ordonne de rester auprès de sa femme, n’obéit qu’en pleurant et finit par déserter son poste, pour courir lui aussi au lieu tragique où se décide le sort de sa nation. La scène est pittoresque et dramatique dans sa fière simplicité.


…Le lendemain, dès que parut le jour et que s’ouvrirent les portes de la cité, la tsarine Militza sortit du palais et se tint tout près de la porte. Voici venir les troupes en bon ordre, tous les cavaliers avec leurs lances de guerre, et, en tête, Bochko Yougovitch sur son alezan tout chamarré d’or pur : l’étendard de la Croix l’enveloppe et couvre jusqu’à l’alezan. L’étendard est surmonté d’une croix d’or ; de la pomme rayonnent des croix d’or ; de chaque croix pendent des croix d’or, dont les franges flottent sur le dos de Bochko.

Alors s’avance la tsarine Militza. Elle saisit l’alezan par la bride, et, passant son bras au cou de son frère, elle commence à lui parler tout doucement.

« Frère Bochko, mon frère Yougovitch, le tsar Lazare t’a donné à moi pour que tu n’ailles pas te battre à Kossovo. Il te salue et par moi te fait dire de remettre l’étendard à qui tu voudras et de demeurer avec moi, à Krujevatz, afin que j’aie un frère pour jurer. »

Mais Bochko Yougovitch répond :

« Va-t’en, ma sœur, va vers ta blanche tour. Pour moi, je ne veux pas revenir en arrière ni laisser en d’autres mains l’étendard de la Croix, dût le Tsar me donner Krujevatz, pour que de moi l’armée puisse dire : « Voyez Bochko, le lâche Yougovitch, qui n’ose point aller à Kossovo verser son sang pour la Sainte Croix et pour la foi mourir à Kossovo. »

Il pousse alors son cheval vers la porte.

Mais voici venir le vieux Bogdan. Derrière lui marchent sept Yougovitch. L’un après l’autre, elle les arrête, mais pas un des sept ne veut même la regarder.

Quelques instans se sont à peine écoulés qu’apparaît le jeune Voïno Yougovitch conduisant les destriers du Tsar tout caparaçonnés d’or pur. Elle arrête le cheval gris qui porte Voïno, et jetant les bras au cou de son frère elle commence à lui parler de la sorte :

« O mon jeune frère, Voïno Yougovitch, à moi le tsar Lazare t’a donné. Il te salue et par moi te fait dire : Remets les destriers à qui te plaira et reste avec moi à Krujevatz, afin que j’aie un frère pour jurer. »

Mais Voïno Yougovitch lui répond :

« Va-t’en, ma sœur, va vers la blanche tour. Je ne voudrais, moi, guerrier, revenir en arrière ni abandonner les destriers du Tsar, quand je saurais devoir périr. Je vais, ma sœur, aux champs de Kossovo, verser mon sang pour notre Sainte Croix et pour la foi mourir avec mes frères. »

Et ce disant, il pousse son cheval vers la porte.

La Tsarine, quand elle vit cela, tomba aussitôt sur la pierre froide, et, dans sa chute, elle s’évanouit.

Mais voici venir le glorieux Lazare. Lorsqu’il voit sa dame Militza, les pleurs coulent le long de ses joues. Il regarde à droite et à gauche, il appelle son serviteur Golouban :

« Golouban, mon serviteur fidèle, descends de ton cheval de cygne, prends ta maîtresse sur tes bras blancs, et porte-la jusqu’à la tour élancée. Il te pardonne, au nom de Dieu, si tu ne vas pas te battre à Kossovo, mais reste ici dans mon blanc palais. »

A peine le serviteur Golouban a entendu ces mots que les larmes coulent de son visage, il descend de son cheval de cygne, prend la dame, la prend sur ses bras blancs et la porte à la tour élancée. Mais à son cœur, il ne peut résister, car Kossovo l’appelle à la bataille. Il revient vers son cheval de cygne, le monte et s’élance à Kossovo.


Les gouzlars n’ont raconté la bataille de Kossovo que par épisodes détachés, d’une haute poésie, mais formant un ensemble un peu confus et parfois contradictoire, avec des lacunes qui nuisent à la netteté des caractères et à l’unité de l’action. Toutefois, en rassemblant et en reliant ces fragmens épars, en les soulevant avec le fleuve de passion qui les traverse, on peut revivre cette journée sanglante telle qu’elle apparut aux poètes des cantilènes et telle qu’ils l’évoquèrent devant leur public, d’année en année et de siècle en siècle. Essayons de la reconstituer[8].

Un haut plateau, parsemé de brousses et de petits cours d’eau. C’est Kossovo. On l’appelle aussi le Champ de merles, car au printemps d’innombrables oiseaux y gazouillent dans la cime des trembles et des érables. Au loin, des montagnes bleues, assises en cercle, ont l’air de protéger de leur solitude ce cœur de la Serbie. Mais maintenant elle retentit du bruit des tambours turcs et des trompettes chrétiennes. Elle fourmille de soldats. Les deux armées sont en présence et campent face à face.

D’un côté, au centre, sur une large colline, le Sultan avec ses janissaires. Sur une hauteur, à droite, son fils Bayésid (Bajazet), surnommé Ilderim (l’Eclair), avec le farouche géant Evrenosbey et ses Turcomans. Sur la gauche, l’autre fils du Sultan, avec les recrues de l’Asie Mineure et de la Perse. En face de l’armée turque, Lazare occupe une autre colline avec ses voïvodes et l’élite de ses troupes. Brankovitch campe sur une série de coteaux, à gauche, avec ses douze mille hommes. Derrière un marais, le vieux Bogdan attend avec ses fils, les neuf Yougovitch, à la tête de leur cavalerie. L’armée turque est trois fois plus nombreuse que l’armée serbe. Les pesmés s’émerveillent devant sa masse disciplinée : « L’armée des Turcs a tout occupé. Cheval contre cheval, guerrier contre guerrier. Les lances de guerre forment une notre forêt, et partout des étendards pareils à des nuages et des tentes à croire à une tombée de neige. Le ciel dût-il répandre des flots de pluie, ces flots ne toucheraient pas la terre, mais rien que des hardis chevaux et des guerriers. »

Le combat s’engage d’abord dans la plaine entre les fantassins et les archers. Une nuée de flèches obscurcit le ciel ; suit un corps à corps. L’élan des Serbes est tel qu’ils enfoncent l’ennemi et approchent des palissades du camp.

Mais brusquement les barrières tombent, et le camp vomit une masse imposante de trois mille cavaliers. Devant eux, les Serbes s’arrêtent immobiles. Ce sont les janissaires aux turbans rouges, avec leurs sabres recourbés, montés sur leurs chevaux tartares. Ils s’avancent lentement, au pas, comme s’ils hésitaient devant la foule grouillante des fantassins. Au milieu d’eux se dresse une apparition terrifiante. Isolé comme un astre rouge au centre de comètes flamboyantes, le Sultan, svelte et superbe sur son cheval noir, s’arrête, parcourant des yeux le champ de bataille. Fils des tyrans de l’Asie et d’une Circassienne, Mourad était d’une beauté sinistre. Une simarre écarlate, étincelante de pierreries, recouvrait son armure. Une aigrette de diamans, au cimier de son casque, annonçait de loin le padischah. Agile comme un léopard, redoutable au combat comme un cavalier du steppe, sachant trancher trois têtes en trois secondes, il ne se servait que rarement de ses armes. Ses yeux fulgurans d’orgueil et de luxure, dans son visage mince et pâle, toujours impassible, répandaient autour de lui un nimbe d’effroi et de fascination, qui tenait tout le monde à distance, mais retenait malgré eux les cœurs tremblans. Devant le regard de Mourad, les femmes terrassées se prosternaient d’avance. Ce regard glaçait ses ennemis et versait à ses soldats la soif du carnage. Son geste commandait à son armée, comme l’éclair commande à la foudre. Il étendit le bras en clamant : « Allah !… » et trois mille voix reprirent ce cri dans un hurlement pareil à celui d’une horde de bêtes fauves… Et déjà les janissaires, partis au galop, balayaient l’armée serbe à coups de lances et de sabres…

Du haut de la colline adverse, le tsar Lazare, debout au seuil de sa tente, a vu le recul des siens. Il se concerte avec les chefs et les hérauts d’armes, il donne des ordres. Par la gauche, Brankovitch, avec ses douze mille hommes, tombera sur les janissaires. Mais Lazare, d’abord, avec tous ses vassaux, ira droit au Sultan le défier. De l’autre côté, les Yougovitch appuieront l’assaut. « À cheval, dit-il, et sans tarder. » Dans sa cotte d’acier luisant, la grande croix rouge fixée sur sa poitrine, la main appuyée sur sa longue épée, Lazare avait l’air d’un croisé devant Jérusalem ; mais son grave visage et son regard pensif avaient la douceur triste du Christ à son dernier repas. Se tournant vers son plus fidèle chevalier, Miloch Obiélitch, qu’il aimait comme un fils, il lui dit : « Ami Milach, il faut nous séparer. Je sais que je vais mourir… Mais je t’ordonne de rester ici pour défendre mon camp. Tu dois me survivre et aider mon fils en bas âge à monter sur le trône. » À côté de son maître, le jeune Miloch a l’air d’un saint Jean. La candeur, la foi, l’espérance rayonnent de son visage. Mais, aux paroles sévères du Roi, ses yeux se remplissent de larmes. Il se sent défaillir, et sa tête se penche sur l’armure de son maître en sanglotant. Puis, tout d’un coup, il la relève fièrement : « Tu veux donc mon déshonneur éternel ? Sache que, si tu ne me permets pas de le défendre dans ce combat, je me percerai de ce poignard aussitôt toi parti ! » Lazare sourit et, saisissant la main de Miloch qui brandit le poignard incrusté de rubis, il murmure : « Soit, puisque tu le veux. Si je meurs, tu me vengeras. — Si tu ne tues pas le Sultan, c’est moi qui le tuerai. Je le jure, » ajoute Miloch. Et le Tsar confirme. « Puissent tomber ainsi tous ceux qui attenteront à mon royaume, à la libre Serbie ! » Ils s’embrassent et montent à cheval. Trente bannières les suivent avec le gros de l’armée, et tous se jettent dans la fournaise…

… Mais qu’apporte ce cavalier qui arrive ventre à terre, sans armes et couvert de sang dans le camp des Yougovitch ? « Le Tsar est tombé en combattant sous les lances des janissaires. On ne sait s’il est mort ou vivant. Miloch lutte encore avec les siens pour délivrer son maître. » À cette nouvelle, le vieux Bogdan et ses neuf fils entrent en bataille avec toutes leurs troupes. Là-dessus s’engage une mêlée effroyable, où les chevaux cabrés se mordent, pendant que leurs cavaliers se transpercent, où les étendards brandis et volant par les airs retombent sur des monceaux de cadavres, où l’on ne distingue plus les chevaliers des fantassins, les glaives des javelots, le Croissant de la Croix et les morts des vivans. — Mais qu’aperçoivent les Serbes ? Des queues de cheval à la lance des chrétiens. Brankovitch a trahi. Toute son armée combat dans les rangs des Turcs. Pour comble d’horreur, Mourad a fait trancher la tête du tsar Lazare tué sur le champ de bataille. Un janissaire a hissé le chef auguste du souverain sur la pointe de sa lance et promène le lugubre trophée, au galop de son cheval, entre les deux armées. Un immense cri de joie route sur l’armée ottomane et se répercute de colline en colline, d’échos en échos. Devant ce désastre, les Serbes privés de leur chef, saisis de douleur et plongés subitement dans un morne silence, ont senti tomber leur courage. C’est la déroute fatale. Les voïvodes qui ont survécu s’échappent. La plupart des Yougovitch sont tombés avec leur père. Les derniers regagnent leur camp pour un combat désespéré, où ils périront tous. La bataille est perdue…

… Cependant Miloch grièvement blessé n’est pas mort. Il quitte le champ de bataille, où il s’était évanoui sous une hécatombe de cadavres, et rejoint le camp. Là, il apprend le désastre, la fin de Lazare, l’outrage à sa dépouille suivi de la déroute irrémédiable. Les pesmés ne nous disent pas la métamorphose qui se fit instantanément dans son cœur foudroyé.


O vertu, le poignard est ton arme sacrée !


Il est d’André Chénier, ce vers superbe à propos de l’assassinat de Marat par Charlotte Corday. Un dard rouge de ce genre sillonna l’âme bouleversée de Miloch. Il n’eut plus qu’une pensée : venger son roi dans le sang du sultan sacrilège. Le féal chevalier se changea en un génie vengeur, sa tendresse se cuirassa d’une haine farouche, et l’ange de l’Amour devint Azraël, le démon du meurtre. Puisque, par une louable délicatesse, les gouzlars n’ont fait qu’effleurer cet événement, écoutons le récit qu’en fait un poète turc :


Déjà les lances brillantes comme le diamant ont été changées par le sang qu’elles ont versé en lances de la couleur de l’hyacinthe ; déjà les pointes des javelots s’étaient transformées en rubis étincelans, et le champ de bataille jonché de têtes et de turbans en un immense carré de tulipes. Tout à coup, un noble serbe, Milosch Obiélitch, s’ouvre un chemin à travers les morts et les combattans. En passant au milieu des gardes du Sultan, il s’écrie qu’il veut lui révéler un important secret. Mourad ordonne qu’on le laisse approcher. Alors le Serbe se prosterne, comme pour baiser les pieds du Sultan et lui enfonce un poignard dans le cœur. Les gardes se précipitent sur l’assassin, mais lui, doué d’une force et d’une agilité prodigieuse, en tue plusieurs et trois fois échappe à la foule des assistans. Enfin, n’ayant pu atteindre son cheval qu’il avait laissé au bord de la rivière, il succombe, vaincu par le nombre[9].


Comme un cortège noir de pleureuses antiques, comme les choéphores en deuil de la tragédie grecque, portant des torches funèbres, des vases de parfums et des couronnes d’asphodèles, les pesmés ont gémi sur la défaite de Kossovo et versé des torrens de larmes sur les héros illustres, tombés dans la journée néfaste. Voici d’abord la tsarine Militza, qui attend l’issue du combat sur le balcon de son palais. Deux corbeaux tournoient sur sa tête. L’épouvante suinte de leurs ailes rouges. « Avez-vous vu les deux armées terribles ? » demande la Reine. Et les oiseaux noirs répondent en croassant : « Les deux armées se sont heurtées, et les deux tsars ont perdu la vie, mais il reste quelque chose des Serbes… de la désolation et du sang. » Arrive Miloutine, un serviteur portant dans sa main gauche sa droite coupée, son corps criblé de dix-sept blessures, son cheval ruisselant de sang. « Maîtresse, descends-moi de mon vaillant cheval. Lave-moi avec de l’eau froide et fais-moi boire du vin vermeil, car mes blessures sont graves. » La Tsarine obéit et murmure : « Où est tombé le glorieux Lazare ? » Et le serviteur commence son récit. Il raconte la mort de son maître, celle du voïvode Milosch, de Strahinia et de beaucoup d’autres. Enfin il énumère les Yougovitch, les neuf frères de la Reine, tombés l’un après l’autre jusqu’au dernier, « le frère n’ayant pas voulu quitter le frère. » Alors la tsarine Militza se laisse choir dans les bras de son fidèle serviteur, qui expire lui-même, après avoir lancé une malédiction redoutable contre le traître Brankovitch.


Plus terrible encore, dans sa sombre grandeur, est la fin de l’Aïeule, de la mère de Militza et des neuf Yougovitch, en son raccourci légendaire et dramatique. La mère octogénaire du vieux Bogdan, la vieille couveuse des neuf guerriers farouches, est un modèle de stoïcisme. Elle ne veut ni pleurer, ni trahir sa douleur, fût-ce d’un mot ou d’un signe. Par son immobilité, par son silence impassible, elle bravera jusqu’au dernier soupir le vainqueur sauvage et l’implacable destin.


La mère de la Tsarine a supplié le Tout-Puissant de lui donner les yeux du faucon et les blanches ailes du cygne pour pouvoir voler au-dessus de la plaine de Kossovo et revoir ses neuf fils. Exaucée, elle les a trouvés morts, mais son cœur a été ferme et elle n’a pas versé une larme. Elle revient dans sa blanche maison, suivie des neuf destriers, des neuf lévriers et des neuf faucons restés près des neuf cadavres.

De loin, ses brus purent l’apercevoir, et elles allèrent à sa rencontre. Alors, les neuf veuves commencèrent à se lamenter et les neuf orphelins à pleurer, les neuf bons destriers à hennir, les neuf farouches lévriers à aboyer et les neuf faucons à claquer du bec.

Mais la mère eut encore le cœur si ferme qu’elle ne versa pas une larme.

Quand le lendemain le jour paraît, voici que deux corbeaux arrivent, les ailes tout ensanglantées et le bec blanchi d’une sanglante écume. Ils portent, coupée, une main d’homme, une main ayant au doigt une bague d’or, et la laissent tomber dans le sein de la mère. La mère des Yougovitch prend cette main, la tourne et la retourne, puis elle appelle l’épouse de Damian.

— Ma bru, épouse de mon fils Damian, peux-tu reconnaître à qui est cette main ?

— Cette main est celle de Damian, car je reconnais cette bague, ô ma mère, cette bague que je portais le jour du mariage.


A ces mots, l’Aïeule s’attendrit et sent faiblir son courage. Elle reprend la main de Damian, la tourne et la retourne, et puis lui parle doucement, d’une voix étouffée : « Ma main, pomme verte, où as-tu grandi et où as-tu été arrachée ? » Puis, avec un sanglot déchirant : « C’est sur mon sein que tu as grandi. C’est à Kossovo que tu fus arrachée ! » Pourtant, une fois encore, la mère des Yougovitch se ressaisit. Elle ne cédera pas. Cuirassée dans sa résolution, elle se raidit et se redresse de toute sa hauteur… Mais tout à coup, elle tombe comme une masse inanimée. — Ainsi mourut l’Hécube serbe.

Or, à la même heure, un pâle trait de soleil, un mince rayon d’espérance filtrait à travers les nuages sur la solitude lugubre du vaste champ de bataille. Timidement, les merles se remirent à siffler dans les buissons et les rossignols à gazouiller dans la cime des trembles. Un souffle embaumé du printemps glissa dans les airs. Car une femme inconnue, une belle jeune fille, s’avançait entre ces collines parsemées de boucliers troués, d’étendards brisés et d’hécatombes humaines. La jeune fille jetait autour d’elle des regards inquiets, mais son front était serein et sa démarche assurée, Elle portait sur ses épaules du pain blanc et une coupe d’or dans chaque main. Dans une des coupes brillait de l’eau claire, dans l’autre fulgurait du vin rouge.


Elle s’était levée au clair soleil d’un matin de dimanche. Retroussant ses manches jusqu’à l’épaule, elle s’en va par la vaste plaine, marchant à chaque pas dans le désastre. Quand elle trouve un des héros vivans, elle le lave avec l’eau fraîche, elle le désaltère avec le vin, elle le réconforte avec le pain.

Elle se penche sur un guerrier dont la poitrine saigne d’une large blessure. C’était Paul Orlowitch, le porte-drapeau du prince. Après qu’elle l’eut conforté, le guerrier lui dit : « O chère sœur, qui erre dans le champ désolé des merles, quelle grande douleur est tombée sur toi ? Pourquoi fouilles-tu dans le sang des héros et les retournes-tu sur leur lit de mort ? Qui cherches-tu, ô vierge éclatante de vie, dans le champ des trépassés ? Est-ce ton frère, ou le fils de ton frère ? Est-ce un vieillard, est-ce ton père ?

— Frère chéri, chevalier inconnu, dit la jeune fille, je ne cherche ni mon frère, ni mon neveu, ni mon père. Je cherche un ami perdu. L’autre jour je sortais de la belle église de Samodrèje où communièrent les compagnons du tsar Lazare, avant la bataille. Il en passa plusieurs. Ils portaient des manteaux magnifiques brodés d’or et bordés de martre. Alors passa Milan Toplitza. Splendide était le héros. Son visage rayonnait de vie et d’audace. Son sabre traînait sur le pavé ; des plumes ornaient sa toque de soie ; un bracelet d’or étincelait à son bras. Et le héros, tournant vers moi ses yeux, détacha le bracelet et me le tendit en disant : « Prends, jeune fille, prends ce bracelet et souviens-toi de moi. Regarde, je vais là-bas au camp du prince combattre avec ses vassaux. Prie Dieu, chère âme, que je revienne sain et sauf. Bien-aimé ! que tous les bonheurs te sourient. Si je reviens, tu seras mon épouse fidèle. »

Le porte-drapeau, couché dans l’herbe et appuyé sur son coude, répondit : « Chère sœur, trop belle jeune fille, chercheuse infortunée de ton amant au champ de Kossovo. Vois-tu là-bas, sur cette colline, cet amas de lances qui ressemble à une tente écroulée ? C’est là que Toplitza combattit tout le jour, sous l’assaut des Turcs. Il combattit encore dans l’étroit vallon, où le sang lui monta jusqu’aux étriers. C’est là qu’il est tombé avec cent autres chevaliers… Ton bien-aimé n’est plus parmi les vivans… Le beau Toplitza dort, avec ses armes, au fond d’un torrent… Mais nul ne sait où… »


Les gouzlars n’ont rien dit du drame intérieur de cette fiancée d’un mort, de cette veuve avant les épousailles, revenant chez elle baignée de larmes, qui tombent en silence sur une terre sans pitié. Mais toute l’histoire postérieure de la Serbie dessine son geste et proclame sa pensée. On le voit, on l’entend. Après la nouvelle funèbre qui a tranché sa vie en deux et flétri sa jeunesse, elle a regardé son bracelet et l’a baisé. Puis, elle a jeté la coupe de vin rouge dans le torrent et s’est écriée : « O Toplitza, il est venu notre jour de noces. Hélas ! tu ne seras pas mon époux et je ne serai pas ta femme, puisque tu es mort. Je serai donc ta sœur en Dieu… et tu seras mon frère d’âme… éternellement !… » Frère d’âme et sœur en Dieu, ces termes, qui reviennent fréquemment dans le langage de cette nation, révèlent l’arcane de l’âme serbe. Une tendresse féminine d’une douceur infinie se cache sous son visage masculin d’une énergie parfois farouche. Les mœurs et les chants de ce peuple mettent l’amour fraternel au-dessus de l’amour conjugal et mesurent la force du sentiment à sa candeur et à sa durée. Trait original de spiritualité intense, la sœur est plus estimée que l’épouse et le frère placé au-dessus de l’époux, parce que leur amour est plus désintéressé et pétri de sacrifices. Les jeunes filles qui n’ont pas de frère auront le droit de se choisir un probatime, un frère d’élection. Au printemps, on verra des jeunes gens et des jeunes filles se donner de chastes baisers à travers des couronnes de fleurs tressées au cimetière. Ils resteront unis toute la vie par un lien de protection et de fidélité sans pouvoir s’épouser. Ainsi, au cours des âges, l’amante inconnue de Toplitza a suscité des centaines de frères et de sœurs. Ainsi la fiancée douloureuse, qui traverse seule la plaine sinistre de Kossovo, est devenue l’Espérance immortelle de la Serbie.

Mais cette âme démembrée, pantelante, dispersée de la patrie, où sera-t-elle désormais ? Dans quel cœur battra-t-elle encore après le grand désastre ? Pour les gouzlars elle s’est concentrée dans l’image du roi martyr. Ils n’ont pas pu croire que sa tête coupée, fichée sur un poteau selon la coutume turque, ait pu être déchiquetée par les corbeaux et les vautours. Dans leurs rêves, ils l’ont vue flotter au fond d’une source limpide qu’elle éclairait d’une lumière mystérieuse, puis s’élever dans les airs, rejoindre son corps glorieux au-dessus du champ de bataille bossue de collines funèbres. Pendant quatre siècles, ce fantôme planera sur la Serbie opprimée, comme l’étoile de sa splendeur passée, annonciatrice de sa libération future.

Dans une prochaine étude, nous verrons comment de ces germes épars est sortie une patrie nouvelle et comment le peuple serbe, ce nouveau Lazare, est ressuscité.


EDOUARD SCHURE.

  1. Copyright by Édouard Schuré, 1917.
  2. Il faudrait y ajouter les Tchèques, mais on peut les rattacher aux Jougo-Slaves.
  3. Voyez le beau livre de Gabriel Sarrazin sur les Poètes romantiques de la Pologne.
  4. Préface de M. Vesnitch aux Chants de guerre de la Serbie, par M. Léo d’Orfer.
  5. Les pesmés serbes furent d’abord recueillies par Vouk Stepanovitch Karadjitch (né en 1788, mort en 1865) qui passa près de cinquante ans à rassembler ses immenses matériaux et les publia en quatre tomes, formant un ensemble de 50 000 vers. — Auguste Dozon, qui fut consul français à Belgrade et habita la péninsule balkanique pendant trente ans, en a traduit les plus beaux morceaux dans son volume sur l’Épopée serbe (Leroux, 1888). Tout récemment, M. Léo d’Orfer a donné des Chants de guerre de la Serbie un choix excellent avec une intéressante préface (chez Payot, 1916). — Voir aussi Talvj, ferbische Volkslieder.
    Sur l’histoire, les mœurs, la poésie et la littérature serbes, je dois des documens et des renseignemens précieux à M. Milenko Vesnitch, ministre de Serbie à Paris, auteur lui-même d’une série de travaux éloquens sur sa patrie, parus dans la Revue Bleue, dans la Revue hebdomadaire et ailleurs. C’est un devoir pour moi de rendre hommage ici à sa courtoisie généreuse comme à son érudition éclairée.
  6. Sur les origines de la Serbie voyez Léopold Ranke, Serbien und die Türkei et l’intéressant livre de M. Joseph Reinach, la Serbie et le Monténégro.
  7. J’emprunte cette traduction et la plupart des suivantes à l’excellent recueil cité plus haut de M. Léo d’Orfer.
  8. La trahison de Brancovitch résume les jalousies qui divisaient alors les voïvodes, mais cette partie du récit est purement légendaire. En revanche, la mort de Lazare et le meurtre du sultan Mourad, par Miloch Obiélitch sont des faits historiques transformés par la légende en symboles et en types nationaux.
  9. Poème de Séadeddin, ap. Boatulli. Cité par J. Reinach, dans la Serbie et le Monténégro.