L’Équation fondamentale

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L’Équation fondamentale
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 319-348).
L’ÉQUATION FONDAMENTALE

Dans une série d’études, auxquelles on pourrait donner le titre commun d’études sur l’Utilisation du Positivisme, j’ai tâché de montrer : — qu’on ne saurait employer, contre la philosophie du XVIIIe siècle, dont l’esprit vit encore parmi nous, de secours plus efficace que celui du positivisme ; — qu’il y avait une métaphysique d’impliquée dans une doctrine qui s’était prise elle-même et donnée longtemps pour la négation de toute métaphysique ; — et qu’enfin, cette métaphysique avait abouti, non seulement en théorie, mais en fait, à l’établissement d’une véritable religion. « La religion positiviste, écrivait naguère un philosophe, adversaire d’ailleurs acharné du positivisme, est la partie la plus intéressante de l’ensemble du positivisme ; » et c’est le même qui constatait que, tandis que « la philosophie positiviste n’a plus guère d’existence propre, » au contraire, « la religion positiviste ne s’est pas éteinte avec son fondateur, » mais « elle conserve encore quelques adhérens en France, et de plus nombreux en Angleterre. » (Ch. Renouvier, Philosophie de l’histoire, IV, 245.]

J’ai, d’autre part, insisté sur cette observation capitale, dont les positivistes eux-mêmes de laboratoire, physiciens, chimistes, médecins, ne contestent plus la vérité, que le dessein d’Auguste Comte, son dessein principal et premier, n’avait de tout temps été que de faire servir la totalité de la science acquise à l’édification de la « sociologie. » Et, à ce propos, j’ai fait observer que, si quelques savans, dans l’histoire, ne se sont proposé pour objet que la découverte pure et simple de la vérité, on ne connaît pas un philosophe digne de ce nom qui ne se soit, au contraire, soucié de la pratique ou des applications bien plus que de la théorie. La Critique de la Raison Pure, on ne saurait se lasser de le redire, n’est qu’une « Introduction » à la Critique de la Raison Pratique. Spinoza, dans sa chambre solitaire de la Haye, n’avait pas, en élevant le monument de son Éthique, d’autre intention que Pascal, quand il accumulait, dans sa cellule de Port-Royal, entre deux crises de souffrances, les matériaux de ses Pensées. Il s’agissait pour eux de « morale, » et de rien autre chose, ni surtout de plus important. Pareillement Auguste Comte, non seulement dans son Système de Politique, mais déjà dans son Cours de Philosophie Positive ; et c’est pourquoi ceux-là ne l’ont ni compris, ni continue, comme ils le croient, mais véritablement mutilé, dénaturé, et trahi, qui ne voient pas d’abord en lui le « sociologue. »

Je voudrais montrer aujourd’hui l’étroite liaison de la sociologie d’Auguste Comte avec sa religion et sa métaphysique, leur « solidarité, » pour mieux dire ; et ainsi faire voir après lui que « les questions sociales sont des questions morales, » et « les questions morales des questions religieuses. » C’est aussi bien ce que l’on commence à soupçonner de toutes parts, excepté dans la secte où Auguste Comte savait bien qu’il rencontrerait ses pires adversaires. « Loin de compter sur l’appui des athées actuels, écrivait-il en 1856, dans son Discours préliminaire sur l’ensemble du Positivisme, le positivisme, — il ne disait pas : « ma religion » ni ma philosophie, mais le positivisme, — ne doit trouver en eux que des adversaires naturels. » Et, en effet, il les y a trouvés. Mais, en dehors d’eux, et d’une manière générale, je ne rencontre presque partout, dans le monde où l’on pense, qu’affirmation de cette solidarité des questions morales avec les questions sociales, et des questions morales avec les questions religieuses. La Question sociale est une question morale : tel est le titre qu’il y a dix ou douze ans, un professeur allemand, M. Th. Ziegler, de l’Université de Strasbourg, donnait à un livre qu’ici même nous avons eu bien des fois l’occasion de citer. Quelques années plus tard, un publiciste anglais, M. Benjamin Kidd, — que nos philosophes affectent volontiers d’ignorer, ce qui est toujours facile, — s’efforçait d’établir, dans son Évolution sociale, que « les croyances religieuses sont l’élément caractéristique de l’évolution sociale, » ou même, comme il disait encore, « le pivot de l’histoire humaine. » Un pasteur américain, M. Georges Herron, dont j’ai plusieurs fois signalé les éloquens discours sur le Christianisme social, ne se lasse pas de répandre, partout où sa parole accède, cette idée, que « les institutions humaines sont toujours la mise en œuvre d’une conception religieuse donnée. » Le pasteur Herron, M. Benjamin Kidd, le professeur Ziegler, sont tous les trois protestans : je voudrais que M. Emile Durkheim fût israélite, qui donnait naguère, à un remarquable travail sur la Division du travail social, cette conclusion significative : « Notre premier devoir, actuellement, est de nous faire une morale » Pour dégager ma promesse et remplir mon intention, je n’aurais presque, en vérité, qu’à m’inspirer de ces écrits, et de ceux que, chemin faisant, j’aurai sans doute l’occasion d’y joindre. Ils sont tous pleins de ce qu’Emerson, en sa langue, appelait « l’esprit de l’heure ; » et je n’ose dire encore que la coïncidence en soit entière, mais les analogies en sont frappantes, on le va voir, avec l’inspiration générale du « Positivisme, » et avec la doctrine, je ne veux pas dire finale, mais essentielle d’Auguste Comte.


I

« Il y a des questions sociales, a-t-on dit, il n’y a pas de question sociale ; » et l’homme qui l’a dit a pu dire d’autres sottises, mais de toutes celles qu’il a dites, je n’en connais assusément ni de moins généreuse, ni, en son temps, de moins « opportune. » Encore ai-je tort de parler ici d’« opportunisme, » ou d’ « opportunité. » La « question sociale, » prise en général, est de tous les temps, et peut-être, et d’abord, est-ce là ce qui la distingue des « questions sociales, » en particulier, qui n’ont qu’un temps, comme, par exemple, la question de l’Alcoolisme ou celle de la Population. On les appelle sociales, et on a raison, parce qu’elles intéressent la société tout entière, et qu’une société particulière qui ne s’y intéresserait pas périrait, ou du moins souffrirait étrangement de son indifférence. Une autre raison qu’il semble que l’on ait de les nommer de ce nom, c’est quand on ne voit pas la solution qu’on en pourrait donner : les questions sociales sont des questions extrêmement complexes, et comme qui dirait des problèmes à plus d’inconnues que nous ne pouvons poser d’équations. Et déjà, dans ces conditions, il serait assez curieux de faire voir qu’elles sont surtout des « questions morales. » Car on peut douter que ce soit les images terrifiantes, — nouveaux tableaux de sainteté, — que l’on étale aux murs de nos écoles primaires ou de nos mairies de village, qui contribuent à diminuer la consommation de l’absinthe. Je ne crois pas non plus que, si nos ménages français, mondains ou ruraux, ont décidé de n’avoir qu’un enfant, ce soit une prime au septième qui les engage à mettre le second au monde, et moins encore des considérations sur l’avantage du nombre pour la propagation de la langue française au Kouang-Si. Les remèdes sont situés plus profondément. Si quelqu’un, pour son malheur, et pour celui des siens, a contracté le goût de l’absinthe, il ne s’en défera qu’autant qu’il le voudra, et qu’il le voudra librement, pour des raisons « morales, » c’est-à-dire qui se ramèneront toujours à quelque obligation ou quelque devoir conçus, reconnus, respectés comme tels ; et quant aux pratiques abominables que Malthus a nommées du nom, que l’on voudrait croire ironique, de moral restraint, il est encore plus évident que, si quelqu’un qui s’y livrait y renonce, la raison en sera toujours essentiellement « morale. » Voilà donc des « questions sociales » au sens large et même un peu vague du mot, qui ne sont, quand on les examine, que des « questions morales. »

Mais les « questions sociales » ne sont pas « la question sociale, » encore que, comme nous le dirons, elles s’y puissent lier ; et la seule question sociale, celle dont on veut parler quand on dit, avec M. Th. Ziegler, que « la question sociale est une question morale, » c’est la question de l’inégalité des conditions des hommes. Toutes les autres s’y ramènent, que ce soit la question des rapports du travail et du capital ; ou, dans un autre ordre d’idées, la question du féminisme ; ou, dans un autre ordre encore la question de l’éducation. Pour ne parler que de la dernière, quiconque y voudra réfléchir s’apercevra promptement qu’en dernier résultat, tout système d’éducation a pour objet d’atténuer les « injustices » qui découlent de l’inégalité des conditions, à moins que, comme dans les sociétés aristocratiques, il ne se propose de les faire durer en en consolidant héréditairement le respect. Aussi quelqu’un a-t-il très bien dit : « L’antagonisme qui crée le péril social n’est pas un antagonisme de fortune, mais un antagonisme de culture et d’éducation. » Quelle est donc, en reprenant la formule classique, « l’origine de l’inégalité parmi les hommes ? » et quelles en sont les conséquences ? Sont-elles inséparables de la nature des choses, ou au contraire, quels remèdes y peut-on apporter ? L’antiquité tout entière, — et, jusqu’aux environs de 1860, une moitié de l’humanité, — a cru que la stabilité sociale, condition de l’ordre et du progrès, était solidaire du maintien de l’esclavage ; le moyen âge, lui, l’a crue solidaire du servage ; et beaucoup de fort honnêtes gens la croient aujourd’hui solidaire de l’existence du prolétariat. Que devons-nous penser de ces opinions ou de ces croyances successives ? Ce sont toutes ces questions qu’enveloppe la « question sociale » ou, si l’on le veut, entre lesquelles elle se divise et se ramifie. Mais le problème essentiel, ou plutôt le problème unique est bien celui de l’« inégalité des conditions. » Il est la question dont on ne peut dire « qu’elle n’existe pas, » sans faire preuve d’autant d’inhumanité que d’inintelligence, et d’ignorance que de vulgaire égoïsme. C’est de ce problème que l’on dit qu’il est avant tout « une question morale ; » et il s’agit de préciser, quand on le dit, ce que l’on veut dire.

Voici, à cet égard, un curieux passage d’Auguste Comte : « Le communisme, écrivait-il dans son Système de Politique, — et disons aujourd’hui, si l’on veut, le « socialisme » ou le « collectivisme, » — n’est point un produit accessoire d’une situation exceptionnelle. Il y faut voir le progrès spontané, plutôt affectif que rationnel, du véritable esprit révolutionnaire, tendant aujourd’hui à se préoccuper surtout des questions morales, en rejetant au second plan les questions économiques proprement dites. Sans doute la solution actuelle — 1856 — des communistes reste encore essentiellement politique, puisque c’est aussi par le mode de possession qu’ils prétendent en régler l’exercice. Mais la question qu’ils ont enfin posée exige tellement une solution morale, sa solution politique serait à la fois si insuffisante et si subversive, qu’elle ne peut rester à l’ordre du jour sans faire bientôt prévaloir l’issue décisive que le positivisme vient ouvrir à ce besoin fondamental, en présidant à la régénération finale des opinions et des mœurs. » [Système, I, 152.] C’est justement ce que l’on veut dire quand on dit que « la question sociale est une question morale. « Et on le verra mieux encore, si nous opposons, à ce passage d’Auguste Comte, quelques mots de ce Condorcet dont il ne s’est pas caché de s’être inspiré, mais dont on se tromperait étrangement de le considérer comme le continuateur « Si, dans aucun pays, il n’y a eu jusqu’ici de bonnes mœurs, écrivait en 1779 le marquis déjà radical, c’est que nulle part il n’y a eu encore de bonnes lois. Pour détruire les mauvaises mœurs, il en faut ôter la cause. Et quelle est-elle ? Il n’y en a qu’une : les mauvaises lois. » [Condorcet, Réponse à d’Eprémesnil, 1779.] C’est comme s’il disait de la question morale qu’elle est une « question sociale, » et de la « question sociale » qu’elle est une question de politique ou de législation ; — et, pourquoi pas une question de forme de gouvernement, de république ou de monarchie ? On ne le croit aujourd’hui qu’en France, à l’école primaire, et, pour notre malheur, dans nos conseils municipaux !

Il y a vingt raisons pour que la politique soit impuissante, nous n’avons garde de dire à résoudre, car nous croyons qu’on ne la résoudra jamais, mais à faire avancer la « question sociale. » La principale en est celle-ci, que la politique ne se soucie que des intérêts, et le mécanisme en est peut-être même faussé dès que le sentiment s’en mêle. Telle était du moins l’opinion de Machiavel, de Frédéric et de Napoléon. Mais les progrès de la question sociale ne dépendent que de la « bonne volonté » de ceux qui sont nantis. Faites des lois entre politiciens pour modifier dans son fond le régime de la propriété : vous soulèverez aussitôt contre vous la coalition de tous les possesseurs, et une révolution même ne réussira pas à en triompher. La Révolution française, qui s’est résumée, selon le mot de Taine, en une « translation de propriété » n’en a pas été une modification, et, d’une classe à une autre, de la noblesse ou du clergé à la bourgeoisie et au paysan, la propriété s’est transmise telle quelle, avec ses droits utiles, ses privilèges et ses modalités. Si les « socialistes » réussissent à renverser un jour la société capitaliste, on peut prédire que ce ne sera qu’avec beaucoup de capitaux et la complicité du plus grand nombre des capitalistes. Il faut en revenir à la vérité du dicton : Quid lege sine moribus ? et la traduction que j’en propose est la suivante : « Les lois ne peuvent rien, ni contre, ni pour les mœurs. » Ce n’est pas ici le domaine de l’action politique. La « question sociale » le dépasse en tout sens, en profondeur comme en étendue. Pour faire avancer la « question sociale, » il faut que le citoyen, chaque citoyen, en fasse personnellement son affaire, moins comme citoyen que comme homme ; et, sinon toujours, mais le plus souvent contre son intérêt, il faut que, de la faire avancer, chacun de nous se fasse une obligation de conscience. « Notre civilisation, dit éloquemment le pasteur Herron, dans un discours intitulé le Message du Christ, aux riches, — et le pasteur Herron, je le répète, est un Américain parlant à des Américains, — notre civilisation est l’épanouissement des caractères distinctifs d’une classe dominante ; elle est plutôt un effet qu’une cause ; les forces qu’elle met en œuvre portent une empreinte particulière ; ses énergies sont l’expression des sentimens de ceux de qui elles émanent. Aucune civilisation ne peut devenir juste ni s’inoculer la justice par la voie de réformes ou de règlemens extérieurs. Une civilisation équitable ne peut procéder d’une autre source que de la justice de ceux qui mettent ces forces en action et qui les contrôlent. [G. Herron, Christianisme social, traduction française, p. 103.] » Ce rôle n’est pas, n’a jamais été celui des hommes politiques ; nous ne devons pas souhaiter qu’il le devienne ; et c’est pourquoi, quand nous disons que la question sociale est une question morale, nous voulons dire, et nous entendons, avant tout, qu’elle n’est pas une question politique.

Elle n’est pas non plus une « question économique. » Ceci ne signifie point que les économistes n’aient pas voix au chapitre ; et, par exemple, il est clair que, s’il s’agit de modifier les conditions du contrat de louage, ou encore d’assurer le fonctionnement des syndicats professionnels, ce sont les économistes qu’il faudra consulter. Ils étudieront la « position » et les différens aspects de la question ; les hommes d’Etat s’inspireront d’eux pour formuler un texte de loi ; les jurisconsultes mettront ce texte en rapport et en harmonie avec les lois existantes. Mais, par hasard, si l’économie politique avait la prétention « d’opposer un blâme doctoral, comme le lui reprochait Auguste Comte, à l’intervention continue de la sagesse humaine dans les diverses parties du mouvement social ; » — si peut-être elle invoquait, et elle ne le fait que trop souvent encore, contre un idéal de justice l’immutabilité de ses prétendues lois, indûment assimilées aux lois de la physique ou de la biologie, de la pesanteur ou de la circulation ; — si peut-être elle enseignait que la paix sociale s’engendre du conflit ou de la rivalité des intérêts, et, justement, c’est bien ce qu’elle essaie de nous persuader quand elle prêche « la morale de la concurrence ; » — ou encore si son ambition, telle qu’autrefois un conservatisme apeuré la permit et l’encouragea dans un Bastiat, ne visait à rien de moins qu’à remplacer ou à suppléer la morale, c’est ici qu’elle rencontrerait sa limite, et c’est ici qu’il nous faut dire, en ce sens, et dans cette mesure, que « la question sociale n’est pas une question économique. »

Aussi bien, comme la politique, l’économie politique a-t-elle son domaine propre, qui est, selon la définition classique, la connaissance des sources de production et des lois de répartition de la richesse. Et je n’ignore pas qu’aux yeux de quelques socialistes, la « question sociale » n’est précisément qu’une question de « redistribution » de la richesse. Mais quand ils la présentent sous cet aspect ou par ce côté d’elle-même, ils avilissent eux-mêmes leur doctrine. La « question sociale » est plus qu’une « question de ventre. » « Toute réforme sociale, écrit M. Ziegler, pour être efficace, doit rapprocher les distances, rendre les hommes égaux jusque dans leurs plaisirs et leurs délassemens. » Comment y réussirait-on par le moyen de l’économie politique ? Le triomphe de l’économie politique est au contraire de montrer, en toute occasion, la coïncidence de l’intérêt personnel avec l’intérêt général ; et, assurément, la démonstration n’est pas inutile à la paix sociale. Marchand, si j’offre au public, précisément, et en temps opportun, la marchandise qu’il demande, il est content, et je suis sur le chemin de la fortune. Ingénieur ou mécanicien, si j’invente une machine qui soulage les victimes d’un travail pénible, je commence, il est vrai, par les obliger de chercher un autre métier, mais finalement je rends la vie moins dure à un grand nombre de mes semblables, j’abaisse pour les autres le prix de cette marchandise qu’on fabriquait à tant de frais, j’enrichis ceux qui la vendaient, et, au besoin, je m’enrichis moi-même. « Faire à la fois le bien public et le bien particulier, chef-d’œuvre de morale en vérité. Monseigneur ! » disait Figaro au comte Almaviva. Mais, quand on aurait démontré, — ce qui serait peut-être assez difficile, — qu’en toute occasion l’intérêt personnel coïncide avec l’intérêt général, et, par exemple, qu’à une augmentation des salaires correspond nécessairement une plus grande prospérité de l’entreprise, ou encore qu’aucun patron ne saurait s’enrichir sans faire du même coup la fortune de ses ouvriers, il resterait encore à établir que la distribution de la justice en résulte, et c’est à quoi nous pouvons affirmer que l’économie politique ne réussira jamais. Hélas ! on montrerait presque plus aisément le contraire ; et qui niera que de notre temps des inégalités nouvelles, ou de nouvelles formes de misère, soient nées des conditions mêmes du progrès économique ? La division du travail non seulement n’a pas rapproché les distances, mais elle a certainement aggravé les différences « de culture et d’éducation. » Jamais les classes n’ont été plus profondément séparées que depuis que nous avons déclaré qu’il n’existait plus de classes ; jamais leurs intérêts ne leur ont apparu à elles-mêmes plus divergens ou plus contradictoires ; jamais enfin elles n’ont plus fermement cru que le salut de l’une dépendît de la ruine de l’autre ; — et c’est pourquoi « la question sociale » n’est pas une « question économique. »

C’est précisément ce que voulait dire Auguste Comte, quand il disait que « la grande erreur des systèmes socialistes était de recourir aux moyens politiques là où devraient prévaloir les moyens moraux » [Système, I, 158] ; et quand il demandait que l’on transformât les « débats politiques en transactions sociales » [Ibid., I, 207] ; et, encore, quand il faisait ressortir l’aptitude du positivisme « à résoudre moralement les principales difficultés sociales. » [Ibid., I, 169.] Les difficultés sociales ne sont pour la plupart que des difficultés morales, et, sous une forme d’ailleurs assez impertinente, celui-là n’en avait pas mal indiqué la nature qui ne pouvait souffrir, disait-il, « qu’on lui demandât de penser comme sa blanchisseuse ou comme son cordonnier. » C’était un de nos « philosophes » et il s’appelait le comte de Tournay : mais il est plus connu sous le nom de Voltaire ! Le grand obstacle à l’égalisation des conditions, c’est que nous avons tous la passion de l’inégalité. Les inégalités naturelles ne nous suffisent pas, et il nous en faut d’acquises ou d’artificielles. Tout homme prétend qu’on le distingue, ce qui n’est pas une ambition condamnable de soi ; mais, aux moyens naturels, et pour ainsi dire intérieurs de nous distinguer, nous en avons ajouté d’extérieurs, qui sont ceux auxquels nous tenons le plus ; et de là les rivalités ou les guerres de classes. La politique et l’économie politique semblent vraiment n’avoir parfois d’autre objet que de les entretenir ou de les exaspérer, ce qui est une autre raison d’essayer de soustraire la « question sociale » à leur incompétence. « Discipliner les intelligences afin de reconstruire les mœurs, » — c’est encore une belle formule de Comte, — voilà le vrai moyen de faire avancer la « question sociale. » Et si nous en trouvons l’indication trop générale ou trop vague, le même Comte la précise dans une page que j’aimerais voir étalée aux murs de nos écoles primaires, en regard ou à côté de la Déclaration des Droits de l’homme.

« La régénération décisive consistera surtout à substituer toujours les devoirs aux droits, pour mieux subordonner la personnalité à la sociabilité. Le mot Droit doit être autant écarté du vrai langage politique que le mot Cause du vrai langage philosophique. De ces deux notions théologico-métaphysiques, l’une est désormais immorale et anarchique, comme l’autre irrationnelle et sophistique... Il n’a pu exister de droits véritables qu’autant que les pouvoirs réguliers émanaient de volontés surnaturelles. Pour lutter contre ces autorités théocratiques, la métaphysique des cinq derniers siècles introduisit de prétendus droits humains, qui ne comportaient qu’un office négatif. Quand on a tenté de leur donner une destination vraiment organique, ils ont bientôt manifesté leur nature anti-sociale, en tendant toujours à consacrer l’individualité. Dans l’état positif, qui n’admet plus de titres célestes, l’idée de Droit disparaît irrévocablement. Chacun a des devoirs, et envers tous ; mais personne n’a aucun droit proprement dit... Nul ne possède plus d’autre droit que celui de faire toujours son devoir. Et c’est uniquement ainsi que la politique peut enfin se subordonner réellement à la morale, suivant l’admirable programme du moyen âge. » [Système de Politique positive, I, 361.]

Si nous voulions « commenter » ce passage, il y aurait sans doute beaucoup à dire ; des distinctions à faire, qui ne seraient pas moins nécessaires qu’elles paraîtraient subtiles ; et l’idée ou la notion de Droit à sauver, en l’expliquant, de la condamnation que Comte prononce ici contre elle. « L’universelle réciprocité d’obligations qui nous lie, » et qui est ce que depuis lors on a nommé du nom de Solidarité, ne saurait à elle seule suffire à remplacer le droit. C’est encore exagérer que de parler de la « nature antisociale » des « prétendus droits humains ; » et si, par exemple, on convenait une fois de définir nos droits par le besoin que nous en avons pour pouvoir procéder à l’accomplissement de nos devoirs, je ne vois pas bien comment Comte s’y prendrait pour en contester la légitimité. Mais c’est assurément un aveu précieux à retenir, qu’il ne saurait exister de « droits véritables » qu’autant qu’on les dérive d’une « volonté supérieure » ou même « surnaturelle. » Il faudrait encore s’entendre sur « la subordination de la politique à la morale, » qui pourrait aisément devenir, — et cela s’est vu plus d’une fois dans l’histoire, — l’instrument de la pire tyrannie. La prétention a été celle de Calvin et de Robespierre. Mais c’est en revanche une belle formule, et une formule utile à propager parmi les hommes, que « nul ne possède d’autre droit que celui de faire toujours son devoir. » Les cas sont assez rares où l’application en serait à redouter, et je n’en vois guère que d’une sorte, si, par exemple, nous voulions « faire notre devoir » aux dépens de quelqu’un de nos semblables. Et enfin, pas plus ici qu’ailleurs je ne suis le disciple ou l’interprète, le commentateur « perpétuel, » et moins encore l’apologiste d’Auguste Comte, mais je prends de sa doctrine ce que j’en crois de conforme à la vérité.

Scientifique, politique, économique donc, si l’on le veut, mais secondairement, accessoirement, ou de surcroît, la « question sociale » est principalement, et d’abord, une « question morale. » Voilà ce que Comte a parfaitement vu. Voilà ce qu’il a voulu dire, quand il a dit que « nul ne possédait d’autre droit que celui de faire toujours son devoir. » Il a précisé la nature de ce devoir quand, en termes généraux, il l’a fait essentiellement consister dans la « subordination de la personnalité à la sociabilité. » Si la « question sociale » est une « question morale, » c’est parce que cette « subordination » ne nous est pas naturelle, et nous ne nous y soumettons qu’au prix d’un effort considérable sur nous-mêmes. « La moralité, dit excellemment M. Th. Ziegler, est un devenir social qui évolue lentement. La victoire du principe moral, dans un individu comme dans le monde, est toujours une œuvre inachevée. » C’est dans l’individu que cette « victoire » se réalise d’abord. Nous ne pouvons rien de « social » que dans la mesure où nous pouvons quelque chose sur nous-mêmes. c’est donc en nous qu’il nous faut chercher les élémens d’une solution de la « question sociale. » Mais si tous les théologiens, de toutes les religions, l’ont unanimement admis, il ne saurait être indifférent à personne que cette conclusion soit celle du philosophe qui, sans doute, a le plus médit des théologiens et de la théologie. « La question sociale est une question morale ; » c’est ce qu’il me plaît de retenir du Positivisme. Je voudrais montrer maintenant, en m’aidant également de lui, que « la question morale est une question religieuse. » Mais auparavant, et afin d’éclaircir par un exemple vivant ce qu’il peut y avoir de trop abstrait encore dans toutes ces considérations théoriques, je voudrais dire quelques mots de l’abolition de l’esclavage dans l’histoire.


II

Si en effet la « question sociale », comme je l’ai dit, se ramène tout entière au problème de l’ « inégalité des conditions, » il n’y a pas, dans son histoire, de phénomène plus considérable que l’abolition de l’esclavage, à moins que ce ne soit celui de l’émancipation de la femme ; — et ils sont tous les deux du même ordre. Ils sont tous les deux aussi contemporains de l’apparition du christianisme dans le monde, ou solidaires de son développement ; et c’est ce qu’il importe avant tout de bien mettre en lumière.

En fait, et dans l’histoire, avant l’apparition du christianisme parmi les hommes, il ne s’est point élevé de doute sur la légitimité de l’esclavage, et à l’heure qu’il est, nous voyons qu’on n’en conçoit point dans les sociétés non chrétiennes, telles que, par exemple, la musulmane ou la chinoise. Faut-il ou ne faut il pas en faire honneur au christianisme lui-même ? Je n’en sais rien, pour le moment, et je n’examine pas encore la question ; mais le fait est certain. L’esclavage, à l’heure qu’il est, n’a cessé d’exister que dans les sociétés chrétiennes, et dans celles de ces sociétés qui n’ont pas toujours été chrétiennes, mais qui le sont devenues, comme la grecque et la romaine, depuis le christianisme. Précisons bien la portée de cette observation. En Chine et en Turquie, de nos jours, comme autrefois à Rome ou en Grèce, de bons maîtres ont pu traiter humainement leurs esclaves. Des « politiciens » ont pu les émanciper, et, le besoin échéant, les verser pour ainsi dire en masse dans le cadre plus ou moins élargi de la Cité. Des empereurs en ont pu faire des favoris, des confidens, des ministres... Rome a pu traiter avec Spartacus et Marc-Aurèle s’inspirer d’Epictète, qui fut esclave, il est vrai, mais qui l’oublia si bien dès qu’il fut affranchi. Des philosophes ont pu encore prêcher la modération, la douceur, la charité même envers les esclaves. Des jurisconsultes, — postérieurs pour la plupart à l’apparition du christianisme, — ont pu leur assurer des droits. Mais, jurisconsultes ou philosophes, empereurs, hommes d’Etat, ni les uns ni les autres, avant le christianisme, n’ont douté qu’un homme pût être « la chose » d’un autre homme, au même titre, sous les mêmes garanties de droit, que son bœuf ou son champ ; et, de nos jours, je le répète, on n’en doute pas plus à Pékin qu’à Constantinople. Voilà le fait : il est constant, et, quelque explication que l’on en puisse donner, il est remarquable.

Mais voici qui l’est plus encore. Si l’on cherche pourquoi l’antiquité n’a jamais conçu de doute sur la question de l’esclavage, c’est qu’elle ne l’a jamais considérée comme une « question morale, » mais toujours comme une question politique, économique, ou scientifique. L’antiquité tout entière a cru, non sans quelque apparence de raison, que la structure de la société, — je ne dis pas seulement la stabilité, mais la structure même, — dépendait étroitement de l’institution de l’esclavage ; et, en effet, politiquement, économiquement, scientifiquement, dans la Grèce contemporaine d’Aristote ou dans la République romaine de Cicéron, cela se démontrait. Quelques faiseurs de paradoxes le « démontreraient » encore, s’ils l’osaient ! Scientifiquement, ils établiraient, sur la base de « l’inégalité des races humaines, » que, s’il existe des races inférieures, créées d’ailleurs ou devenues telles, et destinées à le demeurer, elles sont donc nées sujettes, et, comme telles, destinées au service des races supérieures, lesquelles d’ailleurs, pour « démontrer « leur supériorité, n’auraient qu’à l’exercer sans scrupule, comme on prouve le mouvement en marchant, et à la fortifier en l’exerçant. Ils produiraient alors des preuves d’un autre ordre, linguistiques ou anthropologiques, à l’appui de cette preuve de fait. Economiquement, ils établiraient ensuite, — et sur quelle autre base, jusqu’en notre siècle, l’esclavage moderne a-t-il reposé ? — que, de certains travaux, utiles d’ailleurs au bien commun de l’humanité, ne pouvant être accomplis que par une certaine sorte d’hommes, noirs ou jaunes, par exemple, il faut donc trouver les moyens de les leur faire accomplir. J’en sais alors qui démontreraient que, sous une loi d’humanité, dans le genre de la loi Grammont, la condition du travailleur servile, bien nourri, bien traité, bien soigné quand il est malade, et « hospitalisé » naturellement chez son bon maître, est plus heureuse, à tout prendre, étant mieux assurée contre les hasards de l’existence, que la condition du travailleur libre et indépendant. Et politiquement, enfin, ils feraient voir que l’édifice entier de la société reposant comme sur son fondement, sur ce qu’un journal, qui se croit libéral, appelait l’autre jour « la docilité des humbles, » si la servitude est peut-être le plus sûr moyen d’entretenir cette « docilité, » elle est donc d’institution légitime. Hélas ! Bossuet lui-même, dans une page que l’on voudrait pouvoir effacer de son œuvre, ne paraît pas éloigné de l’avoir cru [Ve Avertissement aux Protestans]. Et la raison en est toujours la même : il a traité en « politique, » ce jour-là, une question qu’il fallait traiter comme une question « morale. »

C’est ici le moment de faire intervenir l’Église, et d’essayer de préciser quel a été son rôle dans l’abolition de l’esclavage. « On a beaucoup répété que l’abolition de l’esclavage dans le monde moderne était due complètement au christianisme. Je crois que c’est trop dire... » Ces paroles sont de Guizot, dans ses Leçons sur l’histoire de la civilisation en Europe ; et, si je ne me trompe, elles expriment sur le sujet l’opinion des plus modérés ou des plus impartiaux de nos historiens. De ce que le christianisme naissant non seulement n’a pas soulevé les esclaves en masse contre leurs maître, mais encore leur a prêché la soumission à une condition qui, selon la doctrine, ne pouvait être la leur qu’autant que Dieu l’avait permis, on en a généralement conclu que l’Eglise, dans la question de l’esclavage, n’avait fait que se conformer au progrès naturel des mœurs, et l’avait d’ailleurs sans doute encouragé, mais non pas provoqué ni déterminé. Sur quoi les historiens, selon leur habitude, n’ont donc oublié qu’un point qui était de nous dire d’où procédait, à son tour, ce « progrès des mœurs » qu’ils substituent à l’action propre du christianisme ou de l’Eglise ; et quelle origine ou quelles causes on peut lui assigner. Une réponse à cette question serait certainement instructive, et ne serait-il pas enfin temps, en histoire, de renoncer à l’emploi de ces termes généraux qui ne nous servent, comme « le progrès des mœurs, » qu’à masquer notre ignorance, ou notre ferme propos de parler pour ne rien dire ? A défaut d’une « cause, » qui souvent, en effet, nous échappe, le progrès a toujours un nom, un nom propre et particulier, et pour préciser le rôle de l’Eglise dans l’histoire de l’abolition de l’esclavage, c’est ce nom qu’il faut que l’on prononce. On l’aura fait si l’on dit que, d’une « question politique » ou « économique, » l’Eglise a transformé la question de l’esclavage en une « question morale. »

Pour y opérer la transformation, elle a premièrement proclamé « l’unité de l’espèce humaine, » son unité dans le Christ, notre égalité dans la mort, et par là ébranlé ou anéanti les distinctions de castes ou d’origine dont les hommes s’étaient flattés jusqu’à l’apparition du christianisme. Les sociétés antiques, par cela morne et par cela seul que l’institution de l’esclavage en formait la pierre angulaire, étaient essentiellement des sociétés aristocratiques. Le maître s’y croyait d’une autre nature que l’esclave ; un sang plus pur courait dans ses veines ; et le seul lien qu’ils ne pussent concevoir entre eux était celui de la « fraternité. » C’est cet orgueil de la race et du sang que le christianisme est venu détruire : l’orgueil du patricien romain, l’orgueil du brahmane de l’Inde. « Juifs et Gentils, Scythes et Barbares, maîtres et esclaves, » — ce sont les termes de l’apôtre, — le christianisme en a fait, littéralement, les enfans d’un même père. Les différences ne sont qu’à la surface : l’analogie, la ressemblance, l’identité sont au fond. Mais, tous, tant qu’ils étaient, Grecs ou Romains, et Juifs même, c’est ce qui leur a d’abord semblé de plus scandaleux dans l’enseignement du christianisme, et, par suite, c’est donc ce qu’ils en ont accepté le moins aisément. La religion nouvelle n’a pas rencontré de plus grand obstacle à sa propagation. Et, sentait-on dès lors qu’en égalisant ainsi les conditions, son enseignement tendait, par l’abolition de l’esclavage, à la ruine de l’ancienne société ? Mais on se rendait compte, en tout cas, qu’en renversant l’idée que les hommes se faisaient de leurs rapports entre eux, le christianisme déplaçait les bases de la morale. Une grande question changeait de nature. L’esclavage manquait du point d’appui qu’il faut que les institutions, pour se maintenir, trouvent dans leur concordance avec les mœurs et les croyances. Un doute s’élevait, qui mettait en question la légitimité de son principe, et plus qu’un doute : une inquiétude ! Les maîtres s’interrogeaient désormais sur leur droit ! Contre leurs titres les plus authentiques une voix intérieure protestait ! La question devenait une question de conscience. Et, à la vérité, c’est ce qui explique la lenteur de son progrès, comme aussi la nature de l’action de l’Église. On ne change pas les cœurs aussi facilement que les lois. Mais en vain changerait-on les lois, et si l’on ne change pas les cœurs, on n’a rien fait. C’est ce que l’Église a compris, et pour préparer l’abolition de l’esclavage, elle s’est d’abord efforcée de faire qu’il parût à des enfans de Dieu, honteux, criminel, et anti-chrétien de posséder comme des choses d’autres enfans de Dieu.

Elle essayait en même temps, pour atteindre ce but, de rendre au « travailleur », et au « travail, » la dignité qui est la leur, et que l’antiquité tout entière avait méconnue. Oserai-je dire qu’à cet égard les anciens ont encore plus d’un contemporain parmi nous ? Admettons, — et je n’en suis pas sûr, — qu’il n’y ait plus parmi nous de professions « méprisées : » à tout le moins ne niera-t-on pas qu’il y en ait de réputées « inférieures ? » C’était, chez les anciens, presque toutes celles qui concourent à ce que l’on pourrait appeler la grosse besogne de l’humanité, et, comme on en faisait peser tout le poids sur l’esclave, la nature même des services qu’il rendait contribuait à le rengager dans le mépris qu’on professait pour sa condition. « Que pouvons-nous attendre, disait un rhéteur contemporain de l’empereur Julien, du fils d’un boulanger ou d’un artisan ? » Le christianisme comprit que, s’il y avait un moyen de relever l’esclave, avant de l’émanciper, et pour l’émanciper, c’était de relever la condition du travail servile. « Il fallait bien qu’il y eût des emplois et des personnes plus considérables, comme il faut qu’il y ait des yeux dans le corps ; » mais « leur éclat ne fait pas mépriser les pieds ni les parties les plus basses. » C’est ainsi qu’on ne saurait « sans crime » mépriser les citoyens, « dont les travaux, quels qu’ils soient, contribuent au bien public. » Encore moins le saurait-on, sans manquer à la charité. Et à la vérité, je n’oserais répondre que ces idées, dont j’emprunte l’expression au Discours sur l’histoire universelle, fussent bien celles des Egyptiens. L’imagination chrétienne de Bossuet embellit dans ce chapitre et transfigure le régime des castes. Mais on n’a jamais mieux montré, plus simplement ni plus éloquemment, qu’entre les diverses conditions des hommes, il n’y a de différences ou de distinctions que celles qui dérivent de leur utilité sociale ; et qu’au lieu de leur utilité, si c’est leur dignité que l’on considère, il n’y en a ni de supérieures ni d’inférieures, et les distinctions s’évanouissent. C’est la dignité des individus qui fait celle de leur condition : saint Paul travaillait de ses mains. Mais si ces idées sont devenues banales pour nous, elles ne l’étaient pas au temps de l’apôtre. Elles ne l’étaient pas plus qu’elles ne le sont aujourd’hui dans l’Inde ou la Chine. Elles ont dû paraître, elles ont paru ce que nous appelons aujourd’hui « subversives » ou « anarchiques. «  La fortune en a suivi les progrès mêmes du christianisme. Et, n’ayant pas été plus rapide qu’eux-mêmes, c’est ce qui explique encore la nature de l’intervention de l’Eglise dans la question de l’esclavage. Il ne s’agissait, en effet, de rien de moins que de transformer l’idée que l’humanité s’était faite jusqu’alors du travail, et de ses rapports avec la destinée de l’homme.

Nous disons bien : la destinée de l’homme ; et, en effet aussi, ce qui n’était ni moins difficile, ni moins long, ni moins capital, c’était de changer le sens ou l’orientation de la vie. Le fond de la morale antique, c’était, en termes de philosophie, « la recherche du souverain bien, » ou, dans un langage plus explicite, l’organisation de la conduite en vue de l’expansion du déploiement et de la réalisation de la vie. Vivere primum, deinde philosophari. L’individu n’avait de valeur qu’en l’onction de la vie ; sa grande affaire était de vivre ; et peu importait qu’il vécût d’une manière ou d’une autre, si d’ailleurs il vivait pleinement. En de telles conditions, ses « semblables » n’étaient point des « pareils » ni surtout des « égaux, » mais les instrumens de son bien ; et c’est ce qu’exprime le vers fameux du poète : humanum paucis vivit genus. La grande révolution morale opérée par le christianisme a été, rien qu’en plaçant l’objet de la vie hors d’elle-même, au delà d’elle, et dans la réalisation d’un idéal donné comme actuellement inaccessible, de fonder l’égalité des hommes sur l’identité de leurs devoirs et de leurs obligations. « Nous paraîtrons tous devant le tribunal de Dieu, dit saint Paul, pour y répondre de notre vie. Il faut donc que nous en ayons la disposition libre, car nous devons disposer des choses dont nous sommes responsables. » [Bourdaloue : Sermon sur les devoirs des Pères.] Cette leçon, qui devait émanciper le fils du pouvoir même de son père, et le citoyen de la tyrannie de l’Etat ou de la Cité, devait nécessairement, plus tôt ou plus tard, émanciper l’esclave du pouvoir de son maître. « Nous devons disposer des choses dont nous sommes responsables : » et nous ne sommes faits ni pour les autres, ni les autres pour nous, mais les uns pour les autres, et tous ensemble et chacun pour travailler à l’œuvre commune de notre salut. C’est ce qui achève d’expliquer la nature de l’action de l’Eglise dans la question de l’esclavage. Ce qu’elle s’est d’abord efforcée d’assurer dans la famille antique, et sans rien ébranler de ce qu’on pouvait croire essentiel à la stabilité de la société politique, — l’Eglise, à ce sujet, n’ayant point de « mission » comme Église, — c’est la liberté spirituelle de l’individu, c’est la facilité de remplir ses obligations de chrétien, c’est la possibilité de « disposer des choses dont il était responsable. » Et il était évident, il l’est du moins aujourd’hui pour nous, que, de cette liberté toutes les autres devaient s’ensuivre, y compris la première de toutes, qui est celle de disposer de sa personne.

Aurait-on d’ailleurs atteint le même résultat d’une autre manière et par d’autres moyens ? C’est naturellement ce qu’il est difficile ou même impossible de dire. L’histoire est ce qu’elle est, et c’est une assez vaine occupation que de s’amuser à la refaire. Ce qu’il y a de certain, c’est que, dans la mesure où l’abolition de l’esclavage est un commencement de solution de la « question sociale » on n’y a réussi qu’en traitant la question comme une question morale. Quelque opinion que l’on eût sur les différences qui séparent un individu d’un autre, et un « homme noir » d’un « homme jaune » ou d’un « homme blanc, » il a fallu reconnaître, pour pouvoir abolir l’esclavage, que ces différences étaient « superficielles ; » et que n’altérant, mais surtout n’anéantissant en aucun de nous le fond commun de l’humanité, l’égalité d’espèce ou d’origine se déduisait de là. Il a fallu définir ou préciser la nature de cette égalité qui, n’étant évidemment ni physique, ni surtout intellectuelle, ne peut donc être que morale, et consister, par conséquent, qu’en une égalité de titres ou de droits, mais de droits fondés eux-mêmes sur une identité d’obligations ou de devoirs. Ce qu’il y a d’égal en tous les hommes, ce sont, par exemple, leurs obligations de père ou de fils, ou, plus généralement, ce sont leurs devoirs envers les autres, et plus expressément, ce sont ceux de ces devoirs qui ne sauraient varier avec leur « condition. » On ne ferait que jouer misérablement sur les mots, si l’on essayait de soutenir que les devoirs d’un père envers son fils dépendent de la « condition » de ce père :


Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre,
Est soumis à leurs lois ;


et il est clair que la quotité, si je puis ainsi dire, de l’accomplissement de ces devoirs n’en modifie pas la nature. Mais, si l’on demande là-dessus pourquoi ces devoirs sont conçus comme tels, avec leur force obligatoire, et une autorité qui s’oppose à toutes les conventions que l’on ferait en vue de nous en libérer, c’est ici que l’on voit se former la liaison de la « question morale » avec la « question religieuse. »

C’est ce qui nous permet de croire et d’affirmer que, si l’Eglise n’a pas seule opéré l’abolition de l’esclavage, — et qui donc l’a jamais prétendu ? — elle n’en a pas moins été. la principale ouvrière de cette révolution. Car, avons-nous besoin de démontrer que ceux-là ont raison qui disent que l’égalité n’est pas dans la nature ? et si quelqu’un soutient qu’un nègre du Congo n’est pas la même espèce d’homme qu’un Italien du temps de la Renaissance ou qu’un native born de Saint-Louis ou de Chicago, quelle preuve du contraire l’histoire et l’expérience pourraient-elles nous donner ? La science, apparemment, ne nous la donnerait pas davantage, anatomie, physiologie, anthropologie, qui nous montrerait au contraire des différences plus profondes entre un aristocrate anglais et un Pahouin qu’entre celui-ci et les grands singes anthropomorphes. N’a-t-elle pas même inventé toute une théorie de la régression de certaines races vers l’animalité, pour nous expliquer précisément ce que l’énormité de ces différences a physiologiquement d’inexplicable ? Il faut donc s’élever au-dessus de la science et de la nature pour trouver un fondement solide à l’égalité. Disons quelque chose de plus : il faut s’élever au-dessus de l’expérience commune et de la morale vulgaire ; il faut s’élever à une hauteur où ne se sont élevés ni les philosophes grecs, sans en excepter Socrate ; ni Çakya Mouni dans l’Inde ; ni même, et quoique survenu six siècles après Jésus-Christ, Mahomet. En fait et dans l’histoire, le christianisme, encore une fois, y a seul réussi.

Et comment y a-t-il réussi ? C’est en faisant de l’égalité un de ces articles de foi qui peut-être ne se « démontrent » pas plus que les axiomes de la géométrie, ou encore, — et j’aime mieux cette comparaison, — que l’existence du monde extérieur, mais qu’il suffit, pour en faire éclater l’évidence, qu’une inspiration généreuse ait dégagés de l’obscurité dont l’ignorance, les préjugés, les intérêts, et les passions les enveloppaient. Que si d’ailleurs ces sortes de vérités ne se « démontrent » point, elles s’établissent, et elles se « prouvent, » en dépit des pharisiens de la science, par la nature de leurs conséquences. C’est ainsi que la dialectique la plus subtile ne saurait établir la théorie du mariage monogame et indissoluble sur une autre base que celle des conséquences du divorce et de la polygamie pour la sécurité et la dignité de la femme. On le voit bien en Chine et en Turquie, ou de très honnêtes confucianistes, et même des ulémas très pieux, très attachés d’ailleurs à toutes les pratiques de leur religion, ne semblent point avoir éprouvé de scrupules sur cet article de l’union conjugale. Pareillement en ce qui touche l’esclavage. Pour que l’esclavage pût disparaître, ce qu’il a fallu que le christianisme fît entrer dans les esprits, c’est la conviction de ce que les conséquences de la servitude avaient d’attentatoire à l’humaine égalité. Si nous sommes égaux, c’est que, de la supposition d’une inégalité foncière et irréductible entre les hommes, s’engendreraient, et en fait se sont engendrées dans l’histoire, les pires abominations. La preuve de l’égalité se fait par les conséquences de l’inégalité. Nous sommes égaux, parce que, si nous ne l’étions pas, la moitié d’entre nous s’en trouveraient empêchés d’être hommes. C’est ce qui nous rend insupportable aujourd’hui la pensée qu’un homme soit la chose d’un autre homme. Et après cela, conformément à l’esprit de la méthode positive, je n’examine point s’il a fallu que, pour poser ainsi la « question sociale, » le christianisme fût « divin. » J’essaie de ne point embrouiller les questions. Il ne s’agit, dans cette série d’études, que du christianisme comme doctrine religieuse ou plutôt philosophique, et indépendamment de telle ou telle opinion que l’on ait sur la « révélation. » C’est ce qui peut en faire l’intérêt. Et j’ai la prétention de ne pas m’écarter de ce point de vue dans ce que je voudrais dire maintenant des rapports de la « question morale » avec la « question religieuse. »


III

« Quand même notre constitution cérébrale permettrait la prépondérance de nos meilleurs instincts, leur empire habituel n’établirait aucune véritable unité, surtout active, sans une base objective que l’intelligence peut seule fournir. Lorsque la croyance à une puissance extérieure se trouve incomplète ou chancelante, les plus purs sentimens n’empêchent jamais d’immenses divagations ni de profondes dissidences. Que serait-ce donc si l’on supposait l’existence humaine entièrement indépendante du dehors ?... La religion doit donc, avant tout, nous subordonner à une puissance extérieure dont l’irrésistible suprématie ne nous laisse aucune incertitude[1]... Au début du siècle actuel, cette intime dépendance restait encore profondément méconnue par les plus éminens penseurs. Son appréciation graduelle constitue la principale acquisition scientifique de notre temps. » [Système de Politique Positive, II, 12 et 13.] Je ne feindrai point de m’étonner que l’on cite rarement ces paroles d’Auguste Comte. On le lit peu ; elles ne sont pas très claires : et c’est toute une affaire que d’en expliquer, sinon d’en démêler le sens. Mais elles n’en ont pas pour cela moins d’importance, et on pourrait même dire que c’est une chose capitale que d’entendre le fondateur du positivisme affirmer, avec cette autorité, ce qu’on appellerait aujourd’hui, l’interdépendance de la « question religieuse » et de la « question morale. »

Il n’y a peut-être pas, en effet, d’entreprise où la philosophie du XVIIIe siècle, par l’organe de ses « plus éminens penseurs, » se fût acharnée plus obstinément qu’à séparer l’une de l’autre, et de manière à les empêcher de se rejoindre jamais, la morale et la religion. Toute la polémique anti-chrétienne de Voltaire n’a tendu qu’à ce but ; et, sur les ruines de l’orthodoxie confessionnelle, c’est l’autonomie, d’abord, et ensuite la souveraineté de la morale que l’auteur de la Profession de foi du Vicaire savoyard ou celui de la Critique de la Raison Pratique ont essayé d’édifier. Leurs leçons ne sont point demeurées vaines. Toute une école, qui compte encore de nombreux représentans parmi nous, a essayé, comme Voltaire, d’opposer les enseignemens de je ne sais quelle morale « naturelle » aux commandemens des religions positives ; et l’énumération serait presque infinie des « penseurs » qui, sur les traces de Rousseau et de Kant, se sont efforcés de trouver à la morale éternelle un fondement rationnel ou laïque. Il n’y en a pas beaucoup, à la vérité, qui aient essayé, comme cet économiste, ou ce politicien, de la fonder sur « la concurrence » ou, comme ce statisticien, de la « baser sur la démographie. » Mais, d’une manière générale on a « méconnu l’intime dépendance de la religion et de la morale ; » et, dirai-je que l’on s’est fait une gloire de la méconnaître, ou une facile originalité ? mais on s’en est fait à tout le moins une méthode, un système, et, comme les Victor Cousin ou les Jules Simon, ou s’en est fait des rentes philosophiques et une situation dans l’Etat.

Heureusement que, tandis qu’ils s’attardaient aux idées d’un passé désormais révolu, une information plus précise et plus étendue nous enseignait l’étroite connexion de la morale et de la religion dans l’histoire. Existe-t-il peut-être, aux bords de quelque lac de l’Afrique centrale ou dans quelque île perdue de l’Océanie, des peuplades étrangères à toute idée religieuse ? Les uns disent oui, les autres disent non. Mais ce que l’on peut affirmer, c’est que, quelque grossière que soit la religion de ces races dont l’anthropologie n’a pas encore décidé s’il convenait de les appeler « primitives » ou « dégradées, » leur religion est toute leur morale ; — et on pourrait ajouter toute leur sociologie. Les Hottentots ou les Tasmaniens n’ont peut-être aucune idée de Dieu, ni du « bien » ni du « mal, » mais ils en ont certainement une de ce qui leur est entre eux « permis » ou « défendu. » « Aucun sauvage n’est libre, dit à ce propos sir John Lubbock. Sa vie journalière est partout dans l’univers réglée par un ensemble de coutumes compliquées et incommodes, auxquelles il obéit comme à des lois. » Ces coutumes sont à la fois sa « morale » et sa « religion ; » elles ne sont même sa morale qu’autant qu’elles sont sa religion. Au degré le plus bas de l’humanité, la religion n’est donc pas seulement la sanction de la morale ; elle en est l’origine ou la source même. La nature de la croyance est l’expression de la moralité. Et, sans avoir besoin pour cela de passer les mers ou d’explorer, s’il en reste, les continens mystérieux, combien de nos semblables, et de nos « concitoyens » n’ont de moralité que dans les limites et sous la condition de leur religion ! C’est une des choses que l’on veut dire quand on dit de la « question morale » qu’elle est une « question religieuse. » Entre la morale et la religion, — quelle que soit la définition que l’on donne de l’une et de l’autre, — il y a une liaison de fait, et cette liaison est de telle nature que la qualité de cette morale soit dans un rapport constant avec les enseignemens de cette religion.

On fait ici deux objections, dont la première n’exige qu’un mot de réponse, en passant. C’est celle qui consiste à dire que, si le christianisme, par exemple, est supérieur au mahométisme, on ne voit pas, pour cela, qu’il y ait plus de « vertus » ni de « moralité » dans les sociétés chrétiennes que dans les musulmanes. Mais, d’abord, il faudrait le prouver ; et, si on le prouvait, ce serait peut-être une objection contre la supériorité du christianisme : ce n’en serait pas une contre la solidarité de la morale avec la religion, qui est, pour le moment, tout ce que nous soutenons. La seconde objection, plus spécieuse et plus sérieuse, est celle qui prétend qu’à la vérité la « question morale » et la « question religieuse » nous apparaissent comme étroitement liées dans l’histoire, c’est-à-dire dans le passé, mais l’histoire, nous dit-on, ne se répète pas, ni surtout ne se recommence, et rien ne nous garantit que les choses seront parce qu’elles ont été. Pour « moraliser » l’espèce humaine, il a fallu faire appel à une autorité qui fût capable d’imposer ses lois aux troglodytes nos ancêtres, et, ne la trouvant pas parmi eux, les hommes l’ont donc cherchée en dehors d’eux. La religion a été cette autorité. Primus in orbe Deos fecit timor... A des Dieux redoutés, qui manifestaient leur pouvoir dans les moindres circonstances de la vie quotidienne on a remis le soin de veiller à l’exécution des coutumes et des lois dont l’observation constituait la morale du clan, de la race, de la cité. Mais, en devenant héréditaires, ces habitudes morales se sont consolidées ; elles se sont comme incorporées à la définition de l’homme ; nous naissons maintenant avec un besoin de justice non moins impérieux que celui du manger ou du boire. On ne saurait le nier sans nier le progrès lui-même. Anglais ou Français du XXe siècle, nous avons des scrupules, des délicatesses, des susceptibilités de conscience que n’avaient pas nos pères. « Le ciel étoilé sur nos têtes, la loi morale dans le fond de nos cœurs... » a dit Kant. Et, dans ces conditions, de quel secours la religion peut-elle désormais être à la morale ? Les prescriptions de la morale sont claires ; les vérités de la religion sont obscures : quel besoin d’envelopper la clarté des premières dans l’obscurité des secondes ? Si la morale a fait jadis alliance avec la religion, d’autres alliances conviennent à d’autres temps ; et puisque vous invoquez vous-même, ajoute-t-on, le témoignage d’Auguste Comte, n’est-ce pas le cas de vous souvenir que, dans cette émancipation de la morale, il a signalé vingt fois le caractère essentiel à la « positivité ? »

Oui, sans doute, il l’a signalé, j’en conviens ; mais il ne s’y est pas tenu ! et je crois avoir montré qu’à son « positivisme » la force de la vérité l’avait obligé de superposer une « métaphysique » et une « religion. » D’un autre côté, je ne suis pas sûr que les prescriptions de la morale soient toujours, et en toute occasion, si claires. Il y a des « cas de conscience ; » et tant pis pour ceux qui n’ont pas éprouvé que le devoir était quelquefois difficile à connaître ! Encore bien plus l’est-il à prescrire. Je ne suis pas sûr non plus d’avoir une conscience plus « délicate » ou plus « scrupuleuse » que celle des maîtres de la vie intérieure, sainte Thérèse ou saint François d’Assise, ni même que celle de saint Jean Chrysostome ou de saint Augustin. Et puis, et enfin, s’il est possible que « la généalogie de la morale » ne soit pas celle de la religion, le contraire ne l’est pas moins... Mais pour achever de répondre à l’objection, il n’est que de considérer un de ces systèmes de morale qui se croient indépendans de toute idée religieuse, et, naturellement, je prendrai celui que l’on regarde aujourd’hui comme le plus solide, le plus complet, et le mieux ordonné.

Ce ne sera pas sans avoir préalablement essayé de lever une dernière équivoque, et déclaré pour ma part que je n’entends pas ce que l’on veut dire quand on parle d’une » morale scientifique » ou « fondée sur la science. » Et, en effet, n’est-ce pas ici le cas de demander : « Qu’est-ce que la science ? » J’ai sous les yeux un opuscule encore assez récent, il est daté de 1901, qui fait partie de la Bibliothèque internationale des sciences sociologiques, et qui s’intitule : La morale basée sur la démographie. Je comprends ce que ces mots veulent dire. Je comprendrais également que l’on se proposât de fonder une morale sur les sciences biologiques, sur la zoologie, par exemple, ou sur la physiologie comparée. C’est ce que le docteur Elie Metchnikoff a tenté dernièrement, dans cet Essai de philosophie optimiste, dont la partie scientifique est si remarquable, et d’ailleurs, et en revanche, la partie philosophique si pauvre. Mais, déjà, qu’est-ce que serait, qu’est-ce que pourrait bien être une morale fondée sur la chimie, voire organique, ou sur la géométrie à n + 1 dimensions. Finissons-en donc avec cette plaisanterie. Il peut y avoir des savans qui s’occupent de morale, et qui s’en occupent utilement. On peut porter dans l’examen des questions morales ces habitudes de précision, de rigueur et de logique dont on fait honneur à la « méthode scientifique. « On peut admettre enfin qu’il y ait une « science de la morale. « Mais ce qu’on ne peut pas dire, c’est qu’il y ait une « morale scientifique » ou « fondée sur la science ; » ni que la connaissance de nos devoirs dépende, en quelque cas, et dans quelque mesure que ce soit, de l’état de nos connaissances en microbiologie. « Cela est un autre ordre, » comme disait Pascal ; — et puisqu’il ajoutait : « surnaturel, » je l’ajoute volontiers avec lui.

Arrivons maintenant à la morale de la solidarité, et d’abord, observons que c’est d’elle qu’Auguste Comte a déclaré que « sa prépondérance parmi les hommes n’empêcherait jamais d’immenses divagations ni de profondes dissidences. » Elle ne contient donc pas sa règle en elle-même ! Et, en effet, « toutes choses étant causantes et causées » le caractère moral de la solidarité « et si peu apparent ou, si l’on le veut, il lui est si peu intérieur, que, bien loin d’être en général un instrument de progrès dans l’histoire, nous voyons que la solidarité n’a toujours ou presque toujours servi qu’à entretenir, perpétuer, et justifier les plus impitoyables des traditions conservatrices. Les planteurs de l’Alabama ou du Mississipi sont encore aujourd’hui convaincus que, la prospérité de l’industrie cotonnière, par exemple, étant solidaire du travail servile, on leur a donc fait, en abolissant l’esclavage des noirs, un tort irréparé, et sans doute irréparable. Et, chez nous, quel est le principal obstacle qui s’oppose à la solution des questions relatives au régime du travail, si ce n’est la solidarité que l’on croit qui existe entre les conditions actuelles du travail, à un moment donné de l’histoire, et la prospérité des industries qui se sont développées à la faveur, ou quelquefois fondées sur l’existence de ces conditions ? On pourrait également soutenir, — et ce ne serait pas du tout une mauvaise plaisanterie, — que la prospérité des médecins est solidaire de la fréquence et de la gravité des maladies ; celle des avocats du nombre des plaideurs et de la complication des procédures ; et pourquoi pas celle des politiciens solidaire de l’ignorance ou de l’aveuglement du corps électoral ? Considérée de ce point de vue, qui semble assez conforme à la vérité des choses, la solidarité dans les sociétés humaines n’est peut-être qu’un autre nom, ou une forme plus complexe et plus organique de la concurrence. La fortune de nos distillateurs étant solidaire du nombre des consommateurs d’alcool, il importe peu que l’alcool soit un « poison » pour les pauvres diables qui le boivent, s’il est un « aliment » pour les producteurs qui le fabriquent, et un revenu pour le gouvernement qui l’ « exerce. » Ce qui revient à dire qu’aucun progrès, ni social, ni moral, ne se serait réalisé dans l’histoire, si l’on en avait cru la solidarité des intérêts. Allons plus loin ! C’est contre la solidarité de ces intérêts que presque toutes les révolutions se sont faites. Elles se sont proposé de « désolidariser » ce qu’on avait jusqu’à elles regardé comme évidemment, étroitement, nécessairement solidaire : la royauté d’avec le droit divin, l’autel d’avec le trône, la religion d’avec la politique, le régime du travail ou de la propriété d’avec la stabilité de la société. Et de tout cela ce qui résulte, c’est qu’on ne saurait fonder une morale sur la solidarité toute nue, qu’on la nomme d’ailleurs mécanique ou organique ; c’est que la solidarité, dont on n’a garde ici de nier le pouvoir, n’est cependant pas « cette puissance extérieure dont la suprématie ne nous laisse aucune incertitude ; » et c’est enfin qu’elle a besoin, pour que les applications qu’on serait tenté d’en faire ne soient pas plus dangereuses qu’utiles, d’être elle-même « moralisée. »

Or, c’est à quoi nous ne saurions parvenir qu’au moyen d’un principe qui lui soit extérieur, à son tour, et qui, comme tel, la juge et surtout la règle. « Quand la foi aura directement concouru avec l’amour, l’unité humaine, — entendez ici la vraie solidarité, — se trouvera pleinement établie. Ce concours décisif ne peut résulter que d’une notion fondamentale... capable de condenser l’ensemble du dogme positif. On comprend la difficulté d’une telle conciliation, où réside le nœud essentiel de la vraie religion. Mais cette position finale de la question religieuse en indique aussi l’issue normale, consistant à rendre morale l’économie naturelle, qui commence par être physique, et qui devient ensuite intellectuelle » [Système de Politique, II, 51.] Nous souscrivons pleinement à ces paroles d’Auguste Comte, et nous les expliquons. Solidaires en fait les uns des autres, nous ne le devenons en droit, et moralement, qu’autant que nous trouvons, dans la notion fondamentale d’une origine commune, une raison du dehors, souveraine et impérative, de tendre, tous ensemble et chacun individuellement, vers un but commun. C’est ainsi que les anciens ont conçu la « religion de la Cité, » dont on pourrait dire avec vérité que c’est la seule façon dont ils aient jamais conçu la religion. C’est un hérétique de la « religion de la cité » que les Athéniens ont condamné dans la personne de Socrate, et c’en est un autre que les Juifs ont crucifié sur le Golgotha. Là même, — et je crois l’avoir montré dans une précédente étude sur la Religion comme sociologie, — est la raison de la violence des luttes religieuses. Une communauté se croit atteinte en son principe et menacée dans son existence par quiconque des siens essaie de se soustraire à la solidarité qui la fonde. Mais là aussi est la preuve qu’il ne saurait y avoir de « solidarité » sans subordination à une « puissance extérieure ; » et, avec Auguste Comte, nous entendons par ce mot une puissance qui nous dépasse, nous et nos institutions, dans l’espace comme dans la durée. Quelque nom que l’on donne à cette « puissance extérieure » c’est un commencement de religion que d’y croire ; et, ainsi quelque effort que fasse la morale de la solidarité pour rompre le lien qui l’attache à la religion, cet effort même l(y rengage, de la manière ou à peu près qu’en essayant de le dénouer, on ne réussissait, dit la légende, qu’à resserrer le nœud gordien. La solidarité ne devient morale qu’en se faisant religieuse.

On se trompe donc du tout au tout quand on avance que la solidarité, dont on ne saurait d’ailleurs nier « qu’elle semble se rapprocher de la charité chrétienne entendue en son vrai sens, » aurait sur elle cet avantage de ne rien avoir de métaphysique ni de confessionnel, et que « toutes les croyances, toutes les opinions philosophiques pourraient s’en accommoder. » Elles ne sauraient s’en accommoder que dans la mesure où elles sont précisément « confessionnelles » et « métaphysiques. » On nous pardonnera d’insister sur ce point. Ce n’est pas du tout « un fait positif, » — c’est-à-dire au delà duquel il n’y ait rien à chercher — que « les hommes sur cette terre soient obligés par la nature de vivre dans une étroite association ; » et cela dépend de ce qu’on entend par association. C’est une association que celle de l’homme et du cheval, par exemple, et c’en était une aussi que l’association du nègre et du planteur. Une autre forme d’association, très naturelle, et, dans tous les sens du mot, très « positive, » est l’association du fort avec le faible, pour l’exploiter ; et par exemple, l’association du nègre du Soudan avec la compagne dont il fait à la fois sa femme, sa servante et son bétail. Mais une association où les devoirs et les droits de chacun soient rigoureusement définis, d’une manière conforme à la justice, et sous une sanction qui garantisse le respect des uns et l’exécution des autres, voilà qui est moins « dans la nature, » ou plutôt voilà qui la passe, et voilà de quoi ne s’accommodent ni toutes les opinions, ni toutes les croyances ! L’opinion d’un haut mandarin ne s’en accommode point en Chine, non plus que la croyance d’un brahmane dans l’Inde. Et la morale du « respect de soi-même, » qui n’est que le premier degré de la morale du « surhomme, » la morale de Renan et de Nietzsche, croit-on qu’elle s’accommodât d’une « association » qui ne conférerait pas plus de droits à Nietzsche et à Renan qu’à un maçon ou à un terrassier de leurs concitoyens ? « L’association ne peut vivre que par le sentiment religieux, le seul qui dompte les rébellions de l’esprit, les calculs de l’ambition et les avidités de tout genre. » Ces paroles ne sont plus d’Auguste Comte, mais de Balzac, dans son Envers de l’histoire contemporaine, et justement Balzac, en son genre, est un autre positiviste. Ce qui est vrai, c’est que, de même qu’elle a son origine dans l’idée religieuse, ainsi la solidarité n’a de sens que dans et par la religion qui en détermine la nature, l’étendue, les limites et le développement. En dehors de l’idée religieuse, le mot de solidarité n’est qu’un synonyme de nécessité. Le seul « fait positif, » c’est que nous sommes incapables de nous suffire à nous-mêmes ; mais ce fait « positif » est, en réalité, le plus « négatif » du monde, puisqu’il ne nous donne aucune lumière sur les moyens de suppléer à notre insuffisance. Il nous en donne encore moins sur ce que nous pouvons exiger de nos semblables et sur ce que nous leur devons, qui n’est sans doute pas la moindre partie de la morale. Les religions et les métaphysiques, — lesquelles, à cet égard comme à tant d’autres, ne sont que des contrefaçons de religion, — peuvent seules répondre à ces questions, et toutes les fois qu’on y répond, et de quelque manière qu’on y réponde, on fait de la métaphysique ; et selon le sens de la réponse qu’on y fait, cette métaphysique est « confessionnelle, » puisqu’elle est celle du bouddhisme, ou du judaïsme, ou du christianisme.

Quand on dit que la « question morale » est une « question religieuse, » on veut donc dire, premièrement et en fait, qu’on ne connaît point dans l’histoire de système de morale qui ne soit l’application à la conduite humaine d’une conception religieuse, — à moins que ce ne soit la morale « sans obligation ni sanction » de Guyau, laquelle d’ailleurs est tout ce que l’on voudra, mais non pas une morale ; — et on veut dire, en second lieu, que la raison ne saurait concevoir d’obligation ni de sanction qui ne soient ultra ou supra rationnelles. Mais on veut dire encore quelque chose de plus, et on entend, avec M. Benjamin Kidd, dans son livre sur l’Évolution sociale, que, les « questions sociales » étant des « questions morales, » et les « questions morales » des « questions religieuses, » les « questions sociales » sont donc, en dernière analyse, des « questions religieuses. » « M. Herbert Spencer, écrivait M. Kidd il y a quelques années, déplore que l’élément surnaturel dans la religion survive avec force jusque dans notre époque. » Toutes les croyances religieuses, officielles ou dissidentes, impliquent, dit-il, la croyance que le bien et le mal sont tels simplement en vertu d’une ordonnance divine. » Cela est vrai, et non pas en vertu de quelque instinct humain insignifiant. Cela est vrai en vertu d’une foi fondamentale de notre évolution sociale... Les croyances religieuses ne sont pas simplement des phénomènes particuliers à l’enfance de la race. Elles sont des élémens caractéristiques de notre évolution sociale... Elles sont les complémens naturels et nécessaires de notre raison, et, loin d’être menacées d’une dissolution éventuelle, elles sont probablement destinées à croître et à se développer en même temps que la société, conservant comme élément immuable et commun la sanction supra-rationnelle qu’elles offrent à la conduite humaine. » [B. Kidd, L’Evolution sociale, trad. française, p. 112, 113, 114.] C’est à peu près la même chose que le docteur Herron veut dire quand, après avoir affirmé que « l’étude consciencieuse de la marche du progrès dans l’histoire nous révèle la présence d’un gouvernement invisible et de lois que nous ignorons, bien qu’elles aient sur nous plein pouvoir, » il ajoute, en précisant ce que son observation semblerait avoir d’abord d’un peu banal : « Les institutions humaines sont toujours la mise en œuvre d’une conception religieuse donnée ; » ou encore : « Toutes les tentatives de réforme se rencontrent dans l’effort de traduire le christianisme en doctrines et institutions politiques ; » et ailleurs, et enfin : « Le christianisme n’est pas une forme de culte, mais un idéal social à réaliser dans une société d’hommes... Le caractère foncièrement social de l’expérience religieuse, voilà le fait fondamental de la religion. » Et, à notre tour, si nous n’avions peur que la figure en parût bizarre, c’est ce que nous résumerions, en même temps que l’idée de toute cette étude, par la formule suivante ;

Sociologie = Morale
Morale = Religion

d’où :

Sociologie = Religion.

Nous arrêterons ici la série de ces études : elles n’avaient pour objet, et quelques critiques l’ont bien vu, que ce qu’ils ont eux-mêmes appelé : l’Utilisation du Positivisme ; et nous croyons avoir atteint notre but. Les éclectiques, les idéalistes, les néo-criticistes ont beaucoup médit du positivisme, et je ne dirai pas qu’ils aient eu tort, — à leur point de vue. Ce que le positivisme a en effet mis pour toujours en déroute, c’est la prétention de la métaphysique ou de la « philosophie » à gouverner le monde. Il n’y a désormais de métaphysique possible que sur les bases de la science positive, ou dans les limites, et à titre de « laïcisation » d’une conception religieuse donnée. Philosophies de l’évolution, d’une part, et, de l’autre, en contraste apparent, pour ne pas dire en hostilité déclarée, philosophies de l’émanation. Tout vient d’en haut, ou tout y tend. Ou bien c’est la perfection qui s’engendre du sein même de l’imperfection, par une lente et successive approximation ; ou bien c’est l’imperfection qui se réalise à mesure qu’elle s’éloigne de la perfection, sa source.


L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux,


à moins qu’il ne soit un audacieux ravisseur, en train de les escalader et de les conquérir. On n’a pas fait d’autre hypothèse ; on n’en fera pas d’autre, parce qu’on n’en peut pas faire ; et le positivisme a au moins établi cela. Il a fait plus, et ces deux hypothèses, il a essayé de les concilier ! Mettons qu’il y ait échoué ! J’ai tâché de montrer, dans cette série d’études, que la conciliation n’en demeurait pas moins possible, et Auguste Comte a eu raison de dire, dans un texte cité plus haut, que cette conciliation faisait le « nœud essentiel de la religion. » Il a dit encore : « La discipline du catholicisme ne fut alors (au moyen âge) hostile qu’envers l’esprit métaphysique, et l’on doit aujourd’hui regretter qu’elle ne l’ait point empêché davantage de troubler l’essor de l’esprit positif, dont il conserva longtemps la tutelle spéciale. » [Système de Politique Positive, II, p. 115.] La phrase est mal faite, et la construction amphibologique, — on ne doit pas chercher dans la prose d’Auguste Comte des exemples d’analyse grammaticale ; — mais le sens n’est pas douteux. Ai-je réussi à montrer que rien ne s’opposait à ce que l’antique alliance se renouvelât ? Si oui, je n’ai rien de plus à dire. Mais si je n’ai pas réussi, je crois avoir montré du moins que, les principes étant communs, les intentions communes, et commune aussi la méthode, une loyale interprétation du positivisme et une sage utilisation de ce qu’il contient de vérité, pouvait nous conduire, si j’ose ainsi parler, jusqu’au « seuil du Temple. » L’utilisation du positivisme sera la première étape du XXe siècle sur les chemins de la croyance.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Il y a ici, dans le texte de Comte : « aucune certitude... » ce qui est un parfait contresens.