L’Érudition contemporaine et la littérature française au moyen âge

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L’Érudition contemporaine et la littérature française au moyen âge
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 620-649).


L’ÉRUDITION CONTEMPORAINE
ET LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE
AU MOYEN ÂGE

Histoire de la langue et de la littérature françaises au moyen âge,
par M. Ch. Aubertin, 2 vol. in-8o. Paris, 1878.

Le moyen âge appartient aux érudits. Ils en ont fait leur chose, leur domaine, leur fief, et depuis tantôt un siècle ils règnent, mais ils règnent souverainement, sur huit ou neuf cents ans de littérature et d’histoire. Nul ne contestera qu’ils aient exercé l’empire pour le plus grand profit de l’histoire. Inférieurs que nous sommes par tant de côtés aux hommes du xviiie et du xviie siècle, nous avons cependant sur eux un avantage. Nous avons appris cet art qu’ils ignoraient, de vivre dans le lointain des temps et de nous faire les contemporains du passé ; l’art de juger les hommes sur les mœurs de leur siècle et de peindre les choses avec les couleurs de leur époque, art difficile, art dangereux, qui mène aisément à l’indifférence critique, au scepticisme moral, art mortel aux convictions fortes, légitime toutefois, puisque enfin nous lui devons quelques-unes des plus belles œuvres de ce temps. Ce serait une criante injustice que de disputer aux érudits leur part et leur part considérable dans cette transformation de la manière d’écrire l’histoire, ou plutôt elle est vraiment leur ouvrage. Mais leurs découvertes, leur méthode, leur influence, ont-elles rendu le même service à la littérature ? C’est une autre question et c’est une autre réponse.

I

Si l’érudition de nos jours avait su se contenir dans les limites qu’elle observait autrefois, — ou seulement il y a trente ans encore, — dans les justes limites qu’avaient posées jadis ces vénérables bénédictins dont la science n’était égalée que par leur modestie, nous n’aurions rien à dire. Les érudits de ce temps-là, qui valaient bien ceux du nôtre, les Mabillon et les Montfaucon, les Adrien de Valois et les Du Gange, tant d’autres encore, excellens humanistes, bons écrivains d’ailleurs, quand ils avaient accompli leur tâche, ne croyaient pas avoir tout fait, ni qu’en dehors d’eux il ne restât rien à faire. Ils avaient trop de goût pour enfler démesurément la voix, trop de naïf et modeste bon sens pour vouloir persuader à leurs contemporains qu’il n’y a rien au-dessus de ce qu’on appelle aujourd’hui la recension d’un texte ou le déchiffrement d’un parchemin gothique, ils ne considéraient pas enfin que ce fût l’effort suprême de l’esprit humain que d’avoir collationné, classé, numéroté les manuscrits de la Chanson de Roland, — d’autant qu’ils ne les connaissaient pas, et que personne encore ne s’était avisé des beautés cachées que renferme l’épopée du moyen âge.

Rappellerons-nous ici, — depuis eux, — quelques-uns des hommes qui précisément remirent chez nous, vers 1830, le moyen âge en honneur ? Il est trop évident que ni les Mérimée, par exemple, ni les Vitet ne couraient le risque de s’égarer et de se perdre dans les petitesses de l’érudition. Constatons seulement que les érudits de profession, mais de la bonne marque et du juste aloi, les savans continuateurs de l’Histoire littéraire de la France, quand ils abordèrent les chansons de geste et les fabliaux, se gardèrent bien de surfaire leur œuvre en surfaisant cette littérature qu’ils ramenaient à la lumière. Et comment Victor Le Clerc eût-il oublié qu’il avait commencé par être le traducteur juré des élégances cicéroniennes ? ou M. Paulin Paris qu’il avait autrefois débuté dans les lettres par une Apologie de l’école romantique ? Ils n’abdiquèrent donc pas tout esprit de critique et de juste sévérité. L’application laborieuse qu’ils mirent à leur tâche ne leur fit pas illusion sur l’importance et sur l’intérêt littéraire des résultats. Ils n’affichèrent pas enfin la prétention de déplacer le centre de l’histoire de la littérature française.

Nous avons changé tout cela, sous prétexte d’antiquités nationales. De l’ombre des bibliothèques et du fond de l’école des chartes, il s’est levé de nos jours toute une jeune génération d’érudits, à qui cet enthousiasme tempéré de la littérature et de la langue du moyen âge a cessé de suffire. C’est depuis que la linguistique et la philologie ont usurpé, dans l’éducation de l’érudit, ce premier rang qui jadis n’appartenait qu’aux seules humanités. C’est depuis qu’on a vu des réputations européennes se fonder sur la lecture ou la traduction d’une chanson de geste. C’est depuis qu’on a cessé de demander à l’honnête homme s’il savait distinguer un mot spirituel d’une plaisanterie douteuse :

……… inurbanum lepido seponere dicto,


pour lui demander s’il connaissait dans leur fond les mystères de la prothèse, de l’épithèse et de l’épenthèse. Le mal est venu d’Allemagne. C’est Jacob Grimm, dit-on, qui formula le premier ce surprenant aphorisme « que l’époque littéraire des langues était celle de leur décadence au point de vue linguistique, » et l’aphorisme a fait fortune. Bien plus, on a craint que sous cette forme, non pas certes acceptable, mais discutable au moins, il ne heurtât pas encore assez brutalement le bon sens. M. Max Muller a donc, un beau jour, enchéri sur Grimm et déclaré, sans plus d’ambages, qu’aux yeux du linguiste, une langue littéraire était purement et simplement « ce que le naturaliste appellerait un monstre. » Il se répète aujourd’hui couramment dans le pays de Rabelais et d’Amyot, de Molière et de Bossuet, de Voltaire et de Rousseau, « que l’instinct construit les mots et que la réflexion les gâte, que la perfection des langues est en raison inverse de la civilisation, que les langues se déforment à mesure que les sociétés se civilisent. » Il y a des théoriciens de la peinture aussi, — je crois qu’on les appelle des préraphaélites, — qui font dater de Raphaël le commencement de la décadence. Comme si la peinture n’était pas d’abord le charme des yeux, comme si la poésie sous toutes ses formes et l’éloquence elle-même n’étaient pas d’abord la volupté de l’oreille et de l’esprit ! Comme si la perfection d’une langue était ou pouvait être autre chose que la perfection même avec laquelle elle traduit la pensée ! Comme si l’histoire d’une langue était ou pouvait être quelque chose, indépendamment de l’histoire d’une littérature !

Vidons les mots de ce qu’ils contiennent d’idées. On abuse étrangement des termes quand on place aux débuts d’une langue une prétendue perfection. Il est vrai qu’en remontant pas à pas le cours historique d’une langue, et qu’en allant ainsi la surprendre en flagrant délit de transformation, on démêle avec plus de sûreté la loi de sa métamorphose. Elle sera donc plus simple à sa naissance qu’en aucun autre temps de son existence. Mais, nulle parti que l’on sache, simplicité n’est mesure de perfection. Tout au contraire ; et puisque l’on a tant fait que de comparer les langues à des organismes, c’est ici le cas de se bien souvenir qu’un « organisme » est d’autant plus voisin d’une perfection relative qu’il est plus compliqué, c’est-à-dire formé du concours d’un plus grand nombre de parties, jointes entre elles par des ressorts plus subtils et des pièces plus délicates. Enseigner qu’une langue littéraire est un « monstre, » c’est donc oublier que la langue n’est faite que pour l’usage de la pensée. Étudier une langue « au point de vue linguistique, » en elle-même, indépendamment de sa littérature, c’est peut-être une étude pénible, c’est à coup sûr « au point de vue littéraire » une étude stérile. Allons plus loin : on n’étudie pas, à proprement parler, une langue « au point de vue linguistique, » on étudie dans une langue les lois générales du langage, ou du moins on s’efforce à les y découvrir. Philologues et linguistes, je le sais, accordent la distinction : seulement ils font aussitôt comme s’ils ne l’accordaient pas. Ils la posent et de là vont leur chemin sans en tenir plus de compte. En effet, avec la meilleure volonté du monde, cette régularité de structure, cette beauté d’analogie, cette simplicité de moyens que l’on rencontre à l’origine des langues et que l’on décore du nom de perfection, il est bien difficile au linguiste de ne pas étendre insensiblement l’admiration qu’elles lui inspirent aux œuvres qui sont, de par la chronologie, les monumens et les modèles de cette perfection. C’est précisément contre cette fâcheuse tendance de l’érudition contemporaine qu’il faut lutter, et maintenir ce principe qu’une langue n’existe comme langue que du jour où elle a été fixée dans sa forme littéraire. « Il en est des histoires comme des rivières, qui ne deviennent importantes que de l’endroit où elles commencent à être navigables. » Ni le français, ni l’italien, ni quelque autre langue de la même famille ne datent du latin roman. L’italien date du jour où, dans les rues de Florence, tout un peuple montra du doigt celui qui revenait de l’enfer. Et pour le français, entre nous et les admirateurs intempérans du moyen âge, la question est justement de savoir à quelle date et par quelle œuvre doit commencer l’histoire de la langue et de la littérature françaises.

Les érudits soutiennent qu’il n’y a pas question. La langue française date pour eux des Sermens de Strasbourg ou des Gloses de Reichenau ; la littérature des Chansons de geste est déjà pour eux une grande littérature. Tel des plus aventureux, M. Léon Gautier par exemple, se fait fort de nous présenter dans la personne de Guibourc une héroïne d’épopée qui laisse loin, bien loin derrière elle toutes les Andromaque de l’antiquité. C’est ce que Courier, de désagréable mémoire, appelait ne pas sentir la différence qui sépare Tivoli de Pontoise et Gonesse d’Albano. Car vainement nous répétera-t-on que Godefroi de Bouillon dépasse Énée de « cent coudées » et qu’on ne sait vraiment à quel personnage de l’antiquité comparer « ce Renaud de Montauban, ce rival altier de Charlemagne, cet illustre conquérant de l’Orient ; » vainement accumulera-t-on les épithètes sur les adjectifs, on ne nous persuadera pas, non, pas même quand on nous persuaderait. Ni les Guibourc en effet, ni les Godefroi, ni les Renaud, voire de Montauban, n’ont reçu de l’art de nos trouvères cette consécration souveraine qui seule immortalise dans la mémoire des hommes le souvenir des grandes actions. « On ne confie rien d’immortel à des langues toujours incertaines et toujours changeantes. » Le pieux Énée garde au moins sur les Renaud et sur les Godefroi, qui ne parlent ni le latin ni le français de personne, cette incontestable supériorité de parler le latin de Virgile. Que l’on ne vienne donc pas s’écrier d’une voix retentissante « que pour ne pas sentir la beauté des caractères de nos chansons de geste, il faut aimer bien peu Jésus-Christ et bien peu la France. » Qu’a de commun Jésus-Christ avec nos chansons de geste ? Dans la poésie, non plus que dans la vie, les bonnes, les meilleures intentions ne suffisent. Pour qu’un chant soit sublime, ce n’est vraiment pas assez « que la voix de nos pères l’ait entonné. » Car enfin, que n’a-t-elle pas entonné, la voix de nos pères ? Combien de choses qui n’auraient droit de cité dans aucune littérature ? Combien de choses que M. Gautier repousserait de toutes ses forces et que nous repousserions avec lui ?

Certes, si ce n’étaient là que des erreurs de goût, quelques taches dans des livres très savans, et, d’ordinaire, quoique assez mal faits, assez intéressans, il ne vaudrait pas la peine d’insister. Et si linguistes ou philologues, modestement, se cantonnaient dans leur domaine, assez vaste d’ailleurs pour qu’ils ne soient pas encore près de l’avoir mis en culture tout entier, ce serait presque donner dans le ridicule que de s’armer en guerre. Avec cela, si de plus intolérans ou plus habiles que les autres, parce qu’ils ne savent pas développer une idée, nient qu’il existe un art de la développer, ou même un art d’écrire, parce qu’en effet ils écrivent sans art, il suffit de leur rappeler en passant une vieille fable de cette vieille langue dont ils font profession de goûter, eux seuls, toutes les délicatesses :

De la gourpille vous doit bien ramembrer
Qui siet soz l’aubre et veult amont haper,
Voit les celises et le fruit méurer
Elle n’en gouste, qu’elle ni puet monter.


Le malheur est qu’on ne commette impunément aucune erreur de goût. Les erreurs de goût mènent aux erreurs de jugement, les erreurs de jugement aux erreurs de doctrine, et c’est ici le cas. On ne se contente pas d’admirer silencieusement ces vieux textes, à part soi, dans le secret de la bibliothèque, on crie son enthousiasme à tous les échos qu’on rencontre. C’est déjà trop peu de se défendre, on attaque. Et comme si c’était une loi de la nature humaine, le signe de son imperfection, la marque indélébile de sa perversité foncière, qu’on ne pût louer convenablement personne qu’aux dépens de quelqu’un, c’est au pire dommage de la littérature classique, de la littérature du xviie et du xviiie siècle que l’on poursuit depuis quelques années cette glorification systématique de la littérature et de la langue du moyen âge.

Il est incroyable, en effet, de quel style tous ces chaleureux avocats de la barbarie littéraire traitent aujourd’hui Boileau pour avoir osé, dans un passage connu de son Art poétique, ne faire dater que de Villon les premières origines de la littérature française. Ici, dans le camp néo-catholique, c’est le savant auteur du gros livre sur les Épopées françaises qui ne craint pas, dit-il, « de trop s’irriter contre un Boileau pour avoir osé prétendre qu’entre tous les êtres Dieu seul n’est pas poétique, » comme si l’on pouvait admettre, ajoute-t-il pédantesquement, que les créatures fussent poétiques et que le Créateur ne le fût pas ! Là, dans un camp tout opposé, c’est un récent éditeur du Roman de la Rose déclarant à pleine bouche « qu’au temps de ses auteurs, — le subtil Guillaume de Lorris et le très fameux Jehan de Meung, — on ne faisait pas sa fortune, comme au temps de Boileau, avec une plate épître au plus flagorné des rois, » et proclamant là-dessus, avec une juvénile assurance, « que ce maître ès arts n’atteint, ni comme poète, ni comme satirique, à la cheville de ses deux romanciers. » Remarquez, je vous prie, que sous le nom du seul Boileau, ce vrai modèle, s’il en fut, du bon sens critique et de la probité littéraire, c’est bien le siècle tout entier que l’on entend mettre en cause. « Le théâtre de ces deux grands hommes, dit en parlant de Corneille et de Racine l’auteur d’un petit livre ennuyeux sur le Drame chrétien, est beau malgré sa forme et non à cause d’elle… La tragédie française demeura toujours un exercice de rhétorique, une amplification plus ou moins ingénieuse. » Voilà qui est désormais entendu : le Cid est un exercice de rhétorique, et Phèdre une amplification plus ou moins ingénieuse. Mais le Mystère de la Passion, d’Arnould Gréban, sans doute voilà le drame, le drame image de la vie, le drame tiré des entrailles de la réalité ? — C’en est assez pour indiquer la tendance. Il n’en est pas de plus fâcheuse, ni qui mette à plus brève échéance en péril plus certain les plus rares qualités de l’esprit français. Évidemment ceux qui tiennent un tel langage, qui seraient à peine excusables de le laisser échapper dans le hasard d’une improvisation et qui cependant, comme pour l’aggraver encore, le reprennent à loisir dans les pages laborieusement méditées du livre, n’ont rien compris, il faut le leur dire une bonne fois, rien senti, rien soupçonné de cette littérature classique dont ils s’instituent, non pas même les juges sévères, mais les exécuteurs. Quelques rares beautés de détail dans cette vaste littérature du moyen-âge les éblouissent et les aveuglent. Ils n’ont plus d’yeux pour les défauts, et ils ne voient pas que de cette abondance de production qu’ils vantent, le vrai nom est stérilité. Mais au contraire, s’ils s’élevaient un peu au-dessus de leurs habitudes et de leurs préjugés d’érudits, s’ils savaient voir les choses à leur vraie place et sous leur vrai jour, surtout s’ils avaient le courage de sacrifier un peu de l’importance factice qu’ils attachent à leurs travaux, ils parleraient d’autre sorte. Sans doute il est louable d’avoir pâli consciencieusement sur d’antiques parchemins et d’avoir usé sa vue sur l’illisible. Rien de plus ordinaire à chacun de nous, malheureusement, que d’estimer au-delà du juste prix l’objet de ses études. Il est naturel d’ailleurs qu’on ne veuille pas avoir inutilement dépensé son temps, sa peine et son enthousiasme. Ce n’est pas une raison cependant de prétendre imposer à tous les nez les lunettes grossissantes de l’érudition. Ce n’est pas une raison de venir brouiller l’histoire, de dénaturer les rapports exacts des choses et de déplacer, encore une fois, par un coup de force, le centre d’une grande littérature. Ce n’est pas une raison enfin de prétendre à réformer les jugemens consacrés, d’enseigner que la renaissance aurait fourvoyé l’esprit français dans sa route, que les écrivains du xvie siècle auraient interrompu « tyranniquement » le développement naturel de la langue, de telle sorte en vérité que depuis trois cents ans notre admiration pour la renaissance aurait vécu sur un mot et d’une duperie. Tandis qu’il est aisé de démontrer que la littérature du moyen âge n’avait rien en soi d’une grande littérature, — qu’elle était morte, comme la scolastique et comme l’art gothique, lorsque la renaissance est venue renouveler l’esprit humain, — et qu’enfin, bien loin d’avoir donné « l’exemple d’une ingratitude scandaleuse envers nos antiquités nationales, le xviie et le xviiie siècle en ont sauvé tout ce qui méritait vraiment d’en être sauvé.


II.

On peut regretter, mais on ne saurait nier que nos ancêtres aient parlé, du xe au xvie siècle, la langue la plus barbare, rude comme leurs mœurs et grossière comme leurs appétits. Elle a manqué de toutes les qualités qui sont la richesse d’une langue et la splendeur d’un idiome. Ces beaux mots, si chers aux poètes, ces mots qu’ils aiment à sertir dans leurs vers comme on ferait dans l’or pur une pierre précieuse, ces assemblages de sons, tantôt pleins et sonores, ou tantôt murmurans et presque étouffés, qui sont comme une caresse ou comme une volupté pour l’oreille, c’est en vain que l’on dépouillerait le fatras de nos chansons de geste : je doute que l’on en rencontrât un seul. Évidemment ce jargon, demi-latin, demi-germanique encore, est toujours en travail d’enfantement d’une langue digne de ce nom. Et s’il est, — comme il l’est, — par les mots, plus voisin de ses origines que notre langue du xviie siècle, ou par la syntaxe, d’une régularité de structure plus logique aux yeux du linguiste que la plus belle prose de la grande époque, c’est justement que ni la grammaire ni le vocabulaire encore n’ont pu parvenir à se dégager du latin. Ils s’agitent pour en sortir, mais ils n’y réussissent pas. Ils y sont empêtrés comme un nouveau-né dans ses langes. Les termes eux-mêmes du langage quotidien, les termes nécessaires aux besoins, à l’usage courant de la vie commune, semblables en quelque sorte à ces êtres indécis qui flottent sur les confins de deux règnes et dont les apparences multiples raillent silencieusement la confiance du naturaliste dans ses classifications, ni latins ni français, n’ont pas encore cette physionomie personnelle et, comme on l’a si bien dit, « cette figure entière qui fait son impression à la fois sur l’œil et sur l’esprit. » On les écrit en vingt manières, ils se prononcent en vingt façons. Voici par exemple douze manières de figurer l’eau : aigue, — aige, — aighe, — aive, — ague, — awe, — egue, — eve ; — iave, — yaue, — eave, — eaue ; en voici quatorze d’écrire le pronom démonstratif : cil — chil, — sil, — chel, — cis, — chis, — ceus, — cieus, — cieux, — chius, — cheus, — chiex, — cilz, — çax, — et peut-être n’y sont-elles pas toutes. On explique historiquement cette diversité. D’une part en effet il n’y a rien de plus changeant, de plus humblement soumis aux caprices de la mode, que la prononciation de l’usage et, partant, que l’écriture. Tant de façons d’écrire un même et seul mot représenteront donc autant d’époques de la langue, autant de phases, pour parler comme les linguistes, de l’évolution d’un idiome, autant de dates de l’histoire d’un mot. Que si d’ailleurs, après cela, quelques formes continuent de faire double emploi, nous devrons y voir les témoignages mourans du patriotisme local qui résiste à l’unification de la langue, les débris des anciens patois qui luttent et qui défendent un reste d’existence contre le français envahissant de l’Ile-de-France. On pourrait discuter l’explication ; admettons-la cependant ; aux causes qu’on signale ajoutons même les fautes du copiste et ses fantaisies d’orthographe : expliquer n’est pas justifier, et le fait reste là. La langue est dure, dure à l’oreille, dure à la gorge, et jusqu’aux plus belles pensées du monde, elle les marque de son caractère de barbarie :

Frappe de ta lance, Olivier, et moi de Durendal,
La bonne épée que me donna le roi.
Et si je meurs, qui l’aura pourra dire :
C’était l’épée d’un brave.


Quand le cri de Roland serait plus fier, plus généreux encore, qui ne conviendra qu’il perd toute sa beauté dans l’étrange cacophonie de l’original :

Se jo i moerc, dire poet ki l’avrat
Que ele fut à nobilie vassal.


Et que l’on ne dise pas que nous avons la partie belle, à juger ainsi d’une oreille moderne une langue dont nous ne connaissons pas ni ne pouvons connaître l’exacte prononciation. Prononçons-nous donc le latin comme à Rome, ou mettons-nous sur les mots du grec l’accent des fruitières d’Athènes ? Je défie cependant qu’une oreille, même inexercée, méconnaisse le nombre d’une période cicéronienne ou l’harmonie de vingt vers d’Homère.

En second lieu, rien de plus monotone que la versification de ces interminables poèmes et rien de traînant comme ces couplets « assonances, » comme ces « laisses » inégales où le rythme s’en va cahotant, où les consonnes se heurtent et s’entrechoquent avec un bruit de mauvais allemand, où le nombre même des vers ne semble avoir d’autre limite que la longueur d’haleine du jongleur. Je ne sais si l’on peut, avec les docteurs germaniques, tout fiers de leur ïambe de cinq pieds non rimé, considérer comme un « malheur national » pour les Français que leur langue poétique n’ait jamais pu réussir à se débarrasser de l’alexandrin. Jamais du moins l’hexamètre classique, l’alexandrin monotone, avec son double hémistiche et sa double césure, l’alexandrin avec sa rime, l’alexandrin de Campistron lui-même, n’exaspéra l’oreille par une plus impitoyable uniformité que le décasyllabe de l’épopée du moyen âge.

Dex, dit Guillaumes, biau père esperital,
Qui en la Virge préistes votre ostal,
De li nasquistes au saint jor del Noual…..
Si come c’est voirs, si aidiés vo vasal,
K’encore voie Guiborc au cuer loial,
Et Loéis, l’enperéor roial,
Et Aimmeri, mon chier père carnal,
Et Ermengart, la france natural
Et mes chiers frères ki sent enperial…


Il continuerait encore, si nous n’arrêtions ici la citation. Nous l’empruntons à cette chanson d’Aliscans, que l’on a proclamée « de toutes nos chansons la plus importante et la plus belle après la Chanson de Roland. » Il est vrai que ce sont paroles d’éditeur. La musique du moins, dont le jongleur accompagnait sa déclamation, soulageait-elle la patience de l’auditoire en plein vent, et les soupirs de la « rote » ou de la « viole » enchantaient-ils une attention que le poème était certainement incapable de retenir ? Il faut le croire : autrement, parmi tant de témoignages que l’histoire nous a légués de la longanimité de nos pères, celui-là ne serait pas le moindre, ni le moins digne à coup sûr d’une respectueuse admiration de leurs fils. « Que notre poète ait été dominé par le souci du style, par la préoccupation littéraire, c’est ce que nous ne croirons jamais, » s’est écrié quelque part le plus remuant des admirateurs de la Chanson de Roland. Il a raison. Et nous non plus, non, par ceux qui sont morts dans les gorges de Roncevaux ou dans les plaines d’Aliscans, nous ne le croirons jamais.

Encore si le fond de toute cette littérature valait la peine qu’il faut se donner et l’ennui qu’il faut surmonter pour l’entendre. Sans doute, rien ne vit et rien ne dure que par la perfection de la forme ; si précieuse que soit une matière, le temps ne respecte en elle que ce que l’art y ajoute. Mais enfin, dans un âge de curiosité comme le nôtre, les nobles inspirations, les sentimens généreux pourraient encore du fond d’une littérature crier contre un injuste oubli. Ce qu’on admire, dit-on, c’est souvent qu’on l’ignore, il n’est guère moins fréquent qu’on dédaigne aussi parce qu’on ignore. Si les chansons de geste nous enlevaient donc au présent pour nous reporter vers un âge vraiment héroïque de l’histoire nationale ; — si les fabliaux ou les chansons d’amour étaient vraiment les chefs-d’œuvre de cette urbanité dans la plaisanterie ou de cette fraîcheur dans le sentiment que l’on vante comme les qualités primesautières de l’esprit gaulois ; — si les mystères enfin contenaient en germe ce drame chrétien dont on a si beau jeu pour célébrer les splendeurs possibles, attendu qu’il n’existe nulle part, — il faudrait pardonner quelque chose à l’enfance de la langue, ou plutôt je ne sais si cette absence même de toute étude, si cette naïveté de l’expression, si cette hésitation enfin d’une parole qui semble douter de soi ne prêterait pas à tous ces vieux poèmes un charme de plus, le charme de toutes les choses qui commencent. Peut-on dire qu’il en soit ainsi ? Il serait facile ici de répondre en invoquant des raisons générales. On montrerait d’abord que, si la langue est encore hésitante, c’est précisément que le travail de la pensée, que la discipline de la méditation ne l’ont pas encore assouplie, domptée, asservie. Si la langue est pauvre, c’est que la pensée manque de hardiesse et de fécondité ; si la langue est rude, c’est que la sensibilité manque de délicatesse et de grâce ; enfin si la langue est difficile à manier, c’est que l’esprit ne sait pas encore distinguer, démêler, analyser les nuances. On montrerait ensuite que cette impuissance de l’esprit et que cette stérilité de la pensée n’ont pas d’autre cause que la constitution même de la société du moyen âge… mais il vaut mieux interroger les œuvres.

Nous connaissons aujourd’hui une centaine de chansons de geste environ. Toutes n’ont pas encore été mises au jour, toutes ont été du moins analysées. Presque toutes ont subi l’injure du temps. Ni l’Iliade, ni l’Odyssée n’ont souffert plus de mutilations, d’interpolations, de remaniemens : à peine en est-il deux ou trois dont on puisse admettre, jusqu’à preuve du contraire, que nous possédions le texte original. Toutes ont d’étroites ressemblances entre elles : marquées des mêmes caractères généraux, elles commencent toutes sur le mode épique pour finir sur le mode romanesque, par un laborieux enchaînement d’aventures invraisemblables ; construites sur le modèle de la même formule, elles contiennent toutes un certain nombre d’épisodes obligés, morceaux d’éclat, airs de bravoure ; composées pour le même auditoire, elles semblent toutes partir d’une même main et procéder d’une seule inspiration. Je laisse donc de côté les autres, et, quoique l’on parle avec éloges d’Aliscans, comme on l’a vu, de la Chanson d’Antioche encore, ou de Raoul de Cambrai ; quoiqu’au fond de nos campagnes Renaud de Montauban, l’aîné des quatre fils Aymon, travesti dans la prose de la Bibliothèque bleue, conserve jusque de nos jours un reste de popularité, je viens à cette Chanson de Roland, où les admirateurs du moyen âge, d’abord qu’on fait mine de vouloir modérer l’excès de leur admiration, se retranchent et s’embastillent comme derrière les remparts de quelque inexpugnable forteresse.

Tant qu’elle n’était pas encore traduite, cette Iliade carolingienne, l’illusion était possible. On en pouvait encore vanter quelques épisodes, on y pouvait admirer ce qui n’existe peut-être dans aucune autre littérature, la glorification chevaleresque du vaincu. Que ne l’a-t-on donc enfermée sous une triple serrure ? Car c’est un grand tort qu’on lui a fait que de la vouloir mettre à la portée de tout le monde. Et les érudits eux-mêmes le comprenaient bien, puisqu’on voit dans leurs traductions qu’il n’est artifices d’une rhétorique puérile auxquels ils ne recourent pour imprimer au vieux poème une allure vraiment épique. Exclamations, inversions, répétitions, prosopopées, ils corrigent le vieux texte avec une licence souveraine. L’ornent-ils ? C’est une question, mais à coup sûr ils l’altèrent. D’ailleurs ils ne réussissent pas à y insinuer ce qu’il ne contient pas en effet. En dépit de toutes les corrections, ce qui reste vrai, c’est que le poème est mal composé. La chanson n’a pas de commencement, car la trahison de Ganelon y est sans cause ; elle n’a pas de fin, car la victoire de Charlemagne y demeure quasi sans effet ; elle n’a pas de centre, car la mort de Roland n’y occupe pas plus de place que la bataille de Charlemagne contre les Sarrasins. C’est pourquoi tel de ses admirateurs y découvre un plan suivi qu’il distribue en cinq parties, et tel autre, en trois parties, un autre plan non moins suivi. Les personnages ne vivent pas : les Olivier et les Turpin de France n’y diffèrent que par le nom des Estorgant et des Estramarin d’Espagne. Les uns jurent par Mahum et Tervagan, les autres par « Diex l’espirital ; » c’est la seule caractéristique. Elle est de pure forme. Au fond, ils respirent tous la même férocité brutale, ils ont tous la même valeur insultante et bravache, ils déchargent tous les mêmes grands coups d’épée. Je cherche consciencieusement tout ce que les préfaces m’assuraient que je trouverais en eux, des soldats qui combattent pour les autels et les foyers de la patrie, des chrétiens qui meurent pour leur Dieu. Dans les « eschieles » de l’armée de « nostre emperere magnes, » comme aussi dans « l’ost des païens d’Arabie, » je ne trouve que de hardis aventuriers, violens et sanguinaires, qui ne croient qu’à deux choses au monde : la trempe d’un glaive enchanté, la vertu d’une bonne armure.

Mais rien d’humain ne bat sous cette bonne armure,


rien que l’intraitable et risible orgueil du barbare, et son arrogante confiance dans la vigueur de son bras. Quant à la vivifiante inspiration chrétienne, dans ces interminables récits de combats qui remplissent la meilleure partie du poème, c’est avoir de bons yeux que de l’y découvrir. Si Charlemagne adresse une prière au Dieu de Jonas et de Daniel, ou s’il fait solennellement baptiser dans Aix-la-Chapelle la reine païenne Bramimunde, on nous permettra de ne pas oublier que, pour le lancer contre les infidèles, il ne faut rien moins que l’intervention de Gabriel archange. Encore le premier mot du triste sire est-il pour s’écrier « que sa vie est peineuse, » comme son premier mouvement pour « pleurer des yeux » et s’arracher la barbe à poignées, sa belle barbe « fleurie ; » c’est même sur l’expression de ces nobles sentimens que finit la chanson :

Pluret des oilz, sa barbe blanche tiret.


Je ne crois pas que ce soit là le véritable esprit du christianisme. M. Paulin Paris avait cru jadis pouvoir noter « l’influence secondaire des sentimens religieux sur tous les hommes de fer du Xe et du XIe siècle. » Il avait bien vu ; sur ce point comme sur tant d’autres, il avait raison par avance contre les érudits de la génération, nouvelle.

C’est pourquoi je ne m’étonnerai ni surtout ne me lamenterai de ce que l’érudition germanique ait précédé l’érudition française dans la lecture et dans l’admiration déréglée de ces fastidieuses rapsodies. L’esprit en est tout germanique. Et si toutes ces grandes chansons de geste sont les flots pressés d’un grand fleuve épique, ce fleuve a sa source en Allemagne.

Non loin de lui coule un humble ruisseau dont le léger murmure est quelque temps couvert par le bruit impétueux du torrent. On dirait que l’esprit germanique n’a pu si complètement triompher de l’esprit gaulois qu’il n’en survécût quelque chose. Déjà, dans la chanson de geste elle-même, à quelques épisodes clairsemés, d’un goût douteux, d’un comique brutal, il semble qu’on puisse reconnaître une résistance de l’esprit gaulois et démocratique à l’esprit tout aristocratique et tout germain de l’épopée. Ce n’est là sans doute qu’une hypothèse, et les historiens disputent. Cependant trouvères qui composent, et jongleurs qui vont chantant par les villes, les uns et les autres sont peuple. Ce n’est pas sans quelque plaisir intime qu’ils livrent le traître Ganelon, dans la Chanson de Roland, à la brutale risée des cuisiniers de Charlemagne ; ce n’est pas sans quelque satisfaction d’amour-propre que, dans la chanson d’Aïol, ils donnent en proie le jeune seigneur aux « gaberies » du bon populaire de Poitiers. Il faut entendre toute la ville se gausser du cheval et du maître :

Molt le vont porsivant trestout a pié
Et serjant et borgois et escuier
Et dames et puceles et ces molliers ;
Ains mais n’entra tel joie dedens Poitiers.


Dans telle autre chanson, des symptômes plus graves commencent d’apparaître. Ainsi dans Renaud de Montauban, sous la rude plaisanterie d’un ogre en belle humeur, c’est la révolte contre le moine et contre l’église. « Quoi ! s’écrie le duc Aymon, parlant à ses fils qu’il a chassés du foyer de famille, et qu’un jour, il retrouve assis à la table de leur mère ; quoi ! si vous mouriez de faim, ne pouviez-vous chercher une autre table ! ou que ne tâtiez-vous de quelques gens de religion,

Qui sont blancs sor les cotes et ont blanc le guitron…
Et si ont les chars tendres, si ont gras le roignon,
Mioldres sont à manger que cisne ne paon…
Miodre est moines en rost que n’est car de mouton.


Le passage est deux fois caractéristique : par l’accent, il décèle chez le baron féodal l’impatience du joug de l’église ; dans le détail et dans le fond, c’est le thème qui va devenir pour le fabliau le plus ordinaire, le plus riche en variations, le plus agréable évidemment aux oreilles populaires.

Il n’est pas douteux qu’on ne puisse un jour multiplier ces sortes d’exemples. Dès à présent, on signalerait même tel poème qui, comme Beaudoin de Sebourc, est une véritable parodie de la grande épopée, quelque chose comme une première et grossière ébauche du genre au développement duquel la littérature italienne devra plus tard son Roland furieux, et l’espagnole son Don Quichotte. Le fabliau vient-il de là ? Ces intermèdes comiques ont-ils fait partie, dès l’origine, de ces grandes compositions où nous les retrouvons incorporés ? Et le fabliau s’est-il détaché de la chanson de geste comme nous savons que la farce, par exemple, s’est détachée du mystère ? Les érudits décideront. La question est de leur domaine. Il n’importait ici que de montrer, dans les vastes eaux de l’épopée, le courant gaulois qui se mêle au courant germanique.

On a longtemps désigné sous le nom de fabliaux, sans y regarder de très près, des récits de genres très divers, et quantité de compositions qui n’avaient de commun entre elles que d’être d’assez courte haleine. Plus sévères aujourd’hui, nos érudits ne réunissent plus sous ce nom que le conte et la nouvelle en vers. « Le fabliau, dit un nouvel éditeur, est le récit, plutôt comique, d’une aventure réelle ou possible, même avec des exagérations, qui se passe dans les données de la vie humaine moyenne. » On pourrait se proposer, comme un exercice utile, de traduire cette définition savante. La langue des fabliaux en général est plus claire, plus souple surtout que la langue des chansons de geste. Elle a souvent des rencontres heureuses et des trouvailles d’expression. La gloire lui revient d’avoir frappé nombre de proverbes dont on use encore aujourd’hui dans le style bas et dans la liberté de la conversation démocratique. Elle ne manque d’ailleurs ni d’une certaine bonhomie narquoise ni parfois, sous l’enveloppe grossière, d’une certaine finesse. Cependant, comme la langue des chansons de geste, elle nous est encore une langue étrangère, et pour les mêmes raisons, je veux dire parce qu’elle n’a nulle part atteint la perfection de son genre.

Ce n’était pas que le genre fût bien relevé. La mode, il est vrai, s’est établie, comme de vanter dans les chansons de geste je ne sais quoi de plus grand même que l’Iliade, nescio quid majus Iliade, de célébrer aussi dans nos fabliaux je ne sais quels prétendus chefs-d’œuvre d’ingénieuse malice et d’observation satirique. Il y a des grâces d’état. En fait, nos conteurs du moyen âge n’ont connu ni cet art de railler avec politesse, qui seul donne du prix à la médisance, ni ces indignations vigoureuses qui sont l’âme de toute satire digne de ce nom. Il n’y a de satire littéraire que celle qui procède, comme la satire de Boileau, d’une haine irréconciliable des sots livres, et la satire sociale n’a de valeur, comme la satire d’Aristophane, qu’autant qu’elle trahit chez le poète une constante préoccupation de la dignité de l’homme. Les fabliaux sont presque tous indécens : quelques-uns sont orduriers. La liberté n’y consiste pas à nommer les choses par leur nom, mais à choisir entre tous les noms d’une même chose le plus bas et le plus digne du vocabulaire des halles. Ce n’est donc pas assez de remarquer que Boccace et La Fontaine n’ont puisé nulle part plus abondamment qu’à cette source. On peut lire du moins La Fontaine et Boccace. S’il y a une poésie de l’indécence et de la gravelure, ils l’ont trouvée ; mais la plupart de nos fabliaux sont littéralement illisibles. Il serait difficile d’en exposer le sujet, impossible d’en transcrire seulement les titres. Je crains pour l’honneur de notre littérature que dans aucune langue peut-être il n’y ait rien de plus obscène et que jamais on n’ait pris un tel plaisir à promener la pensée sur de plus sales et de plus répugnantes images. Et l’on se demande, en les parcourant, quel intérêt il pouvait y avoir, non pas même pour l’histoire littéraire, mais pour l’histoire de la langue, à tirer de l’obscurité qui nous les cachait jusqu’ici ces hideux modèles de la brutalité dans les mœurs, de la grossièreté dans la plaisanterie, de la naïveté dans l’impudeur.

J’ai tort d’écrire naïveté. Rien de tout cela n’est naïf. Les fabliaux ne sont pas l’œuvre d’une corruption qui s’ignore. Le trouvère sait ce qu’il fait. Il se complaît dans ses inventions et son auditoire s’y délecte avec lui. Son impudence n’a d’égale que sa lâcheté. Car il ne faut pas l’oublier : le fabliau c’est une satire, mais une satire qui n’a de courage que contre les faibles et les désarmés. Les traits de sa raillerie, le fabliau ne les a jamais ou presque jamais dirigés contre les puissances, contre le seigneur ou contre le prélat ; il n’a même attaqué le moine qu’en de bien rares occasions et fort tard. C’est qu’au xiie, c’est qu’au xiiie siècle la hiérarchie féodale est encore debout dans sa force ; c’est que les ordres religieux, prêcheurs et mendians, sont alors dans le plus beau temps de leur splendeur et de leur omnipotence. Plus tard on les attaquera, non pas quand ils auront dégénéré de la vertu de leur institution primitive, mais quand on sentira qu’on peut les attaquer sans danger. En attendant c’est le prêtre séculier, c’est l’humble clerc de village qu’on met en scène et qu’on bafoue : « c’est tout ce monde du clergé inférieur qui vivait dispersé, isolé au milieu du peuple, et sous son regard, qui n’avait ni l’éclat de la richesse pour imposer, ni l’appui des grandes communautés pour se soutenir, ni les armes du pouvoir pour effrayer[1]. » C’est aussi la femme qu’on insulte, la femme qui dans le monde bourgeois du moyen âge semble avoir courbé la tête aussi bas qu’en aucun temps et qu’en aucun lieu de la terre sous la loi de la force et de la brutalité. Je n’en citerai qu’un seul exemple, et c’est au célèbre fabliau du Vilain Mire que je l’emprunterai. La comédie de Molière, — le Médecin malgré lui, — a immortalisé le sujet. Comme Sganarelle bat Martine, le vilain du fabliau bat sa femme, qui se venge comme Martine. Mais savez-vous pourquoi le vilain bat sa femme ? Ce n’est pas qu’elle le trompe, ce n’est pas qu’il soit ivre, c’est qu’il a peur qu’elle le trompe. Et chaque jour que Dieu fait, il la roue de coups pour qu’elle passe à pleurer le temps qu’il va passer aux champs. En sortant de table, quand il s’est largement repu :

De la paume qu’ot grant et lée
Fiert si sa fame lez la face
Que des doiz y parut la trace.


Peut-être ne l’a-t-on pas assez remarqué. En effet, dans les fabliaux du moyen âge la femme est fertile en ruses et les maris trompés abondent ; mais il ne faut pas s’arrêter à la surface. On ne fait pas attention qu’amans ou maris ne traitent la femme que comme une créature inférieure, ou plutôt comme un instrument de plaisir, et pour un bon tour qu’elle leur joue, qu’il n’est d’ailleurs propos insultans et grossières injures dont ils ne débordent contre elle. Il semble qu’on ne lui connaisse aucune vertu, qu’elle ne soit capable que du mal, et que paillardise et perfidie soient son tout. Ni la mère, ni la sœur, ni l’épouse, n’ont de place dans cette sorte d’épopée populacière. Une telle conception de la femme est, si je puis dire, le déshonneur d’une littérature, et je comprends sans peine l’indignation qu’éprouvent à la lecture des fabliaux tous ceux qui ne voudraient retrouver dans cette littérature du moyen âge que les productions de la « muse chrétienne. »

En effet, à côté de ce double courant germanique et gaulois, l’un qui porte l’épopée, l’autre le fabliau, il faut signaler « ce flot plus pur qui jaillit du pied de la croix » : l’expression est de Michelet. Malheureusement la littérature n’y a puisé que bien peu de chose, et tandis que partout ailleurs, dans les sommes de la scolastique aussi bien que dans les chefs-d’œuvre de l’architecture on reconnaît l’influence de l’église, c’est ici précisément qu’on a beau faire, on ne réussit pas à la retrouver.

Il y a déjà de cela quarante ans, Montalembert, dans l’introduction de sa Sainte Elisabeth, conseillait aux catholiques d’aller « chercher quelques-unes des plus charmantes productions de la muse chrétienne » dans les chansonniers du XIIe et du XIIIe siècle. J’aime à croire qu’il n’avait alors des chansons et jeux partis de ce temps-là qu’une connaissance un peu superficielle. On ne voit pas très clairement ce que la muse chrétienne pouvait avoir de commun avec de telles questions : « Lequel des deux est le plus à blâmer de l’homme qui trompe sa maîtresse ou de la femme qui trahit son amant ? » Un certain abbé Certain s’est même posé quelque part cette question peu canonique : « Laquelle des deux vaut-il mieux avoir pour maîtresse, une religieuse ou une dévote, une nonnain ou une béguine ? » D’un abbé, le propos est leste. Faute de chansons, on s’est depuis rabattu sur les mystères, et dans cette fastidieuse littérature on croit avoir enfin reconnu les germes d’une littérature chrétienne.

On sait à peu près aujourd’hui d’où viennent les mystères. Ils sont nés chez nous, comme le drame chez les Grecs, à l’ombre de l’autel et, pour ainsi dire, sur le parvis du temple. L’église n’avait pas trouvé de meilleur moyen d’assujettir à la longueur de ses offices les grands enfans barbares qu’elle avait entrepris de guider vers la civilisation. Aux jours solennels, il se faisait donc une interruption de l’office divin, et le drame liturgique s’essayait entre deux hymnes. Moïse, Aaron, les prophètes, Isaïe, Jérémie, Daniel, Habacuc, « très vieux et boiteux, ayant dans une besace des racines et de longues palmes dont il faisait semblant de manger, tenant un fouet pour en frapper les nations, » Balaam « bien vêtu, monté sur son âne, et portant des éperons à ses souliers, » Elisabeth, habillée tout de blanc et paraissant enceinte « quasi prœgnans, » s’avançaient à travers la nef, dans un bel ordre, en longue procession, traduisant aux yeux des fidèles tantôt l’Ancien et tantôt le Nouveau Testament. Peu à peu, le drame sortit du sanctuaire, et la langue vulgaire commença d’envahir sur le latin d’église. Alors des scènes entières de l’Évangile, la Passion, la Résurrection, se déroulèrent avec un attirail pompeux d’attributs, de décors, de costumes, jusqu’à ce qu’enfin l’esprit laïque, s’emparant du genre et mêlant librement à cette paraphrase dramatique d’un texte sacré des intermèdes empruntés à la vie quotidienne, vînt donner à ces vastes compositions l’ampleur que l’on admire et que nous déplorons dans ces mystères de soixante à quatre-vingt mille vers, où défilent jusqu’à six cents personnages et dont la représentation a duré quelquefois quarante jours.

Il va sans dire que, non plus que les fabliaux et les chansons de geste, ces mystères ne supportent la lecture. Peut-être même la langue en est-elle d’un degré plus barbare :

Vir prophota Dei, Daniel, vien al roi
Veni, desiderat rex parler à toi
Pavet et turbatur, Daniel, vien al roi
Vellet quod nos latet savoir par toi.


Ces sortes de couplets abondent, et l’on conviendra que jamais le latin finissant et le français qui commence ne se sont enchevêtrés l’un dans l’autre d’une façon plus bizarre que dans ces « farcitures. » Faut-il ajouter la faiblesse ou le ridicule des inventions ? l’âne de Balaam prenant sa part du dialogue ? ou Darius, roi des Perses, annonçant ses volontés en ces termes :

Ego mando
Et remando
Ne sit spretum
Hoc decretum
Ohé !


la grossièreté du dialogue, l’irrévérence des scènes comiques intercalées dans le drame sacré, quelques-unes poussées jusqu’à la dérision sacrilège ? A quoi veut-on dans tout cela que notre curiosité, que notre sympathie se prennent ? Évidemment ce sont encore les spectacles d’un peuple enfant, que l’on surprend par la brutalité naïve des émotions, que l’on soulève par le gros rire, que l’on enchante par l’éblouissement des yeux et par les splendeurs de la mise en scène. Car, comme il n’est pas inutile de le remarquer, cette partie matérielle de l’art dramatique a reçu de bonne heure en France le plus curieux développement. Le luxe gothique s’y donne pleine carrière. Dans les Actes des apôtres ce sont jusqu’aux portefaix, mendians, voleurs et autres « beslistres » que l’on habille tout de velours. Il y a même déjà des machines. Dans le Mystère d’Adam on établissait le paradis sur un échafaud tout entouré de « courtines et de tentures de soie. » Il était tout rempli d’arbres chargés de fruits « de plusieurs espèces, comme cerises, poires, pommes, figues, raisins et telles choses artificiellement faites. » Au milieu, pour l’ébahissement du populaire accouru, le serpent « artificiose compositus, » — ingénieusement fabriqué, : — s’enroulait autour de l’arbre de la science du bien et du mal. Je ne m’étonne pas que de vingt et trente lieues à la ronde la foule se portât à de semblables spectacles. Elle y trouvait ce que la foule de nos jours va demander aux scènes du boulevard, — de quoi frissonner et pleurer comme à nos mélodrames ; — de quoi rire, comme aux grosses plaisanteries du vaudeville et de l’opérette ; — mais surtout, comme aux féeries, la vision passagère de ces splendeurs fantastiques et de ces aventures prodigieusement invraisemblables dont les rêves du pauvre sont toujours et partout hantés.

N’insistons pas inutilement. On ne défend pas ou du moins on ne s’est pas avisé jusqu’ici de défendre sérieusement la valeur littéraire des mystères. Les hommes de bonne volonté semblent eux-mêmes y avoir, pour le moment, renoncé. Sans doute ils continuent de publier des textes ; ils reconnaissent du moins « que l’art est surtout ce qui a manqué à nos mystères, — qu’ils sont grotesques de la pire façon, c’est-à-dire sans le savoir, — que c’est un sérieux qui veut être touchant et qui fait rire[2]. » Par malheur ils ne jugent pas que des considérans aussi sévères motivent une condamnation. Ils en appellent eux-mêmes de leur propre jugement, et là-dessus de se lamenter que la renaissance païenne soit venue brusquement comme écraser dans l’œuf le drame, le drame national et chrétien, qui ne demandait qu’à naître. Mais il reste permis de croire que les premiers mystères datant du XIIe siècle et les derniers du XVIe, s’il n’en est rien sorti, c’est qu’il n’en pouvait rien sortir. Quand la fortune d’un style et d’un genre a duré quelque quatre cents ans, s’il ne survit de ce genre qu’un souvenir avec un nom dans l’histoire, et pas une œuvre, on peut dire hardiment que ce genre portait en soi quelque germe, non pas de fécondité, mais de corruption et de mort. C’est ici qu’il faut élever plus haut la question. Car parmi toutes les erreurs qui depuis quelques années aspirent à sortir de cette glorification du moyen âge, de cette admiration volontairement aveugle de sa littérature et de son art, si les unes sont moins graves et qu’on puisse après tout s’en remettre au temps d’en faire bonne justice, les autres n’iraient à rien moins, sous prétexte de littérature et d’art, qu’à la falsification de l’histoire, si l’on n’essayait de se mettre en travers de la propagande.


III

Nous ne sommes pas de ceux qui calomnierons le moyen âge. Son histoire est une grande histoire. Il ne nous coûte nullement de convenir que jamais peut-être de plus rares dévoûmens, de plus entiers sacrifices, de plus glorieuses folies enfin n’ont honoré l’homme que d’ans ces mêmes siècles qu’encore aujourd’hui quelques historiens et quelques publicistes voudraient en vain nous représenter comme les âges triomphans de la sottise et de la barbarie. Il n’est pas vrai que la nuit se soit faite subitement dans le monde quand s’effondra l’énorme édifice de l’empire romain. Les hommes du XVIIIe siècle, qui faisaient arme de tout, ont inventé cette légende : ce sera l’honneur de l’érudition contemporaine que de l’avoir mise en morceaux. Il n’est pas vrai que l’homme, après avoir passé près de mille ans dans les ténèbres à se chercher, comme à tâtons, sans réussir à se retrouver, n’ait enfin revu la lumière du jour qu’avec le lever de la grande aurore de la renaissance italienne. Allons plus loin : homme pour homme, les plus illustres de l’antiquité païenne, ces politiques subtils et raffinés de la Grèce classique ou ces durs héros de l’insensibilité romaine, sont petits quand on les compare à ces rois, à ces chevaliers, à ces moines du moyen âge que soulève au-dessus de terre la folie de la Croix. Et nous-mêmes nous sommes petits en face de tant d’exemples d’abnégation simplement, naïvement donnés, par tant de saints héroïques, tant de saintes adorables, par les rois sur leur trône, comme par les pauvres écoliers dans leurs taudis de la montagne Sainte-Geneviève ou par tant de milliers encore de nos humbles ancêtres sur les chemins poudreux qui menaient vers Jérusalem. Et nous ne craignons pas de répéter avec Michelet, le Michelet d’avant 1840, celui que l’on rencontre partout où il y avait à exprimer une pensée vraie sur le moyen âge : « Nous pouvons nous enorgueillir à bon droit de tant de progrès accomplis, et cependant le cœur se serre quand on voit que dans ce progrès de toutes choses, la force morale n’a point augmenté. » Pourquoi faut-il seulement que cette « force morale » ne se soit déployée que dans le domaine de l’action et que rien, comme on l’a pu voir, n’en ait passé dans la littérature ?

Mais, aux yeux mêmes de l’historien, les regrets ne sauraient faire que quand la renaissance parut, le moyen âge ne fût mort et bien mort. Il avait accompli son destin. La renaissance n’a rien détruit. Comme toute chose de ce monde périssable, où la vie naît de la mort, elle a été engendrée de la corruption même de l’âge auquel elle succédait. Elle ne s’est établie que sur des ruines. Le grand siècle du moyen âge, celui que nous pouvons en nommer le siècle classique, c’est le xiie ; avec le xiiie siècle finissant, la décadence commence ; au xive siècle, c’est la dissolution. En religion, c’est la forte discipline des âges précédens qui se relâche et se brise, tandis qu’au loin grossit l’orage d’où sortira l’effroyable tempête de la réforme ; en politique, c’est l’édifice féodal vermoulu qui craque de toutes parts sous les coups redoublés d’une royauté jalouse enfin de régner ; en philosophie, c’est la gloire des plus illustres docteurs qui commence à pâlir et la superstition de leur infaillibilité qui chancelle ; jusque dans l’art enfin, c’est le style gothique, ce merveilleux contre-sens architectural, qui dépérit et qui marche à la ruine prochaine, victime du « principe de mort »[3] qu’il avait apporté en naissant. En effet, ce n’est pas d’une mort imprévue que meurt le moyen âge. Depuis longtemps déjà malade, tout ici succombe sous l’excès de son propre principe : l’église, pour avoir oublié, dans son avidité de domination, que si l’homme n’est pas capable de toute la liberté, cependant il n’est pas capable non plus de toute la servitude ; la féodalité, pour avoir, dans son amour déréglé de l’indépendance, rompu le lien social en posant le droit de l’individu comme une barrière insurmontable au progrès ; la scolastique, pour avoir, dans sa manie raisonnante, asservi l’esprit humain à la toute-puissance du mot et pour avoir voulu duper l’intelligence en lui persuadant qu’elle n’était jamais plus libre que quand elle soumettait la liberté de ses recherches aux injonctions de la théologie ; l’art, pour avoir voulu, dans l’enivrement de sa puissance, défier les conditions du travail mortel, sacrifié la beauté, outré l’expression, violemment importé dans son domaine des intentions de morale et d’édification et presque mérité l’anathème célèbre jeté par Vasari contre ces maudits édifices, — questa maledizione di fabbriche, — dont le moindre défaut est de mentir à leur destination et de paraître plutôt découpés dans le carton que taillés dans la pierre ou le marbre.

Et l’on voudrait qu’à cette universelle décadence la poésie, — et quelle poésie ! — la poésie des chansons de geste, des fabliaux et des mystères eût elle seule échappé ? qu’au milieu des ruines qui s’amoncelaient de toutes parts elle fût seule restée debout ? ou plutôt que tout se renouvelât autour d’elle et qu’elle seule, comme étrangère à tout ce qui se passait, eût vécu sur le fonds épuisé d’autrefois ? Cette remarque pourrait suffire : il est aisé de la justifier et, dans tous les genres poétiques, de noter les symptômes de l’irrémédiable décadence. Ici, dans la chanson de geste, c’est l’invraisemblance des aventures, la multiplication des épisodes, la stérile abondance des mots s’évertuant à qui mieux pour dissimuler la nullité de l’inspiration. Je n’invoquerai pas le témoignage, qui serait suspect, de quelque littérateur de profession, de quelque professeur d’éloquence : je renverrai le lecteur à l’analyse de Tristan de Nanteuil, telle que l’a donnée M. Paulin Paris dans l’un des derniers volumes parus de l’Histoire littéraire. Il verra là dans quel fatras de « contradictions » et de « redites, » de « fantaisies désordonnées et confuses, » on peut noyer quelques détails originaux et quelques inventions presque heureuses. Ailleurs, dans le fabliau, c’est la satire non plus seulement irrespectueuse, mais, si je puis dire, déjà révolutionnaire, jetant le mépris et l’injure précisément sur tout ce que le vrai moyen âge avait cru, respecté, aimé, adoré. Comme dans la miniature que l’on voit à la dernière page d’un manuscrit du Roman de Renart[4], c’est « foi, » c’est « loyauté, » c’est « humilité, » c’est « charité » qui tombent au plus bas de la roue de fortune, et c’est Renart glorifié, c’est la ruse et le mensonge portés au pinacle. Ailleurs encore, dans la chanson d’amour, c’est le raffinement d’allégorie, c’est le tour de force du versificateur remplaçant l’expression naïve du sentiment vrai. Et rien ne manque à cette poésie du XIIIe et du XIVe siècle de ce qui caractérise une décadence littéraire, pas même la préoccupation de la forme, ni la recherche des rythmes bizarres, du jeu de mots, de l’allitération puérile. Ce sont les ballades, par exemple, que l’on distingue en « léonines, sonnantes, équivoques, rétrogrades, » ou les rimes en rimes « batelées, brisées, enchaînées, à double queue. » Sous ce rapport, on peut dire que ce n’est pas au XVIe siècle, comme elle a failli le croire, que l’école française de 1830 est remontée, c’est jusqu’au XIVe et jusqu’au XIIIe siècle. Telle pièce fameuse du maître :

En chasse, le maître en personne
Sonne.
Fuyez, voici les paladins
Daims,


n’est qu’un descort de tel chansonnier du XIIIe siècle :

Icelle est la très mignote
Note
Qu’amors fet savoir.
Avoir
Qui puet bele amie
Mie
Nel doit refuser.


On pourrait multiplier les exemples. La décadence grecque et la décadence latine, elles aussi, connurent ces jeux enfantins du désœuvrement poétique. Mais surtout, dans tous les genres, c’est cette déplorable fécondité, sans loi, sans règle, sans mesure, ce débordement de la manie d’écrire et partout cette triomphante invasion de la formule et du procédé. Nous qui souffrons aujourd’hui du même mal, et qui pouvons évaluer par notre propre expérience ce que coûte à l’originalité des œuvres cette confusion de l’art et du métier, nous pouvons mieux que personne reconnaître à ce signe une littérature qui finit. On s’est demandé « pourquoi la muse française, déjà si pure et si bien inspirée dans la première moitié du XIIIe siècle, a fait de si faibles progrès, ou même a tant rétrogradé, durant deux cents ans. » Il nous semble que maintenant la réponse est facile : c’est que les conditions mêmes dans lesquelles elle était née, c’est que l’imperfection de l’instrument dont elle avait dû se servir, c’est que les mœurs enfin qui l’avaient inspirée l’empêchaient de s’élever plus haut ; — c’est qu’il fallait que la langue, les sources de l’inspiration, la société même, se renouvelassent dans leur fond, pour que de nouvelles destinées s’ouvrissent à la poésie nationale. Ce fut là vraiment le grand service que la renaissance rendit à la littérature, et c’est par là que la réforme de Ronsard et de la pléiade n’a pas complètement avorté. Quand il voulut refondre le vocabulaire, il échoua ; quand il prétendit reconstruire la syntaxe à l’image du latin et du grec, il échoua ; mais quand il voulut « pétrarquiser » et « pindariser, » il ouvrit les voies à Malherbe, son ennemi, mais son héritier cependant, et par Malherbe à la grande poésie du XVIIe siècle. Il releva la poésie des trouvères de ce fonds de vulgarité dans lequel elle avait fini par s’embourber et se salir. Il apprit aux lettres françaises la décence, la dignité, la noblesse. Il crut que la langue était capable d’aborder les grands sujets, capable de chanter autre chose que le gai savoir et le martyre d’amour, autre chose que les mésaventures d’un bourgeois qui trompe sa femme ou les joies d’une commère qui goberge son amant, autre chose enfin que les Braies du Cordelier ou le Dit de la Vieille Truande. Et si Boileau dans son Art poétique s’est montré sévère, j’oserais presque dire injuste, pour quelqu’un, ce n’est pas pour les prédécesseurs de Villon, c’est pour Ronsard et son école. Ils ont failli peut-être ou gauchi dans l’exécution : la leçon du moins n’a pas été perdue. C’est toujours pour une littérature un pas difficile à franchir que de s’élever en poésie d’une plate imitation de la vie journalière à la peinture de la vie universelle, comme de s’élever en prose de la constatation du fait et de l’expression des vérités d’expérience vulgaire à la traduction des idées générales, si difficile en vérité, qu’on ne voit pas qu’aucune littérature, sauf la grecque, ait pu le faire d’elle-même, par ses propres forces, sans le secours d’un modèle. Le modèle qui manquait à la littérature du moyen âge, la renaissance le retrouva. Mieux encore, elle réussit, selon la belle expression de Du Bellay, à l’imiter si bien « que de le convertir en sang et nourriture ; n et c’est pourquoi, comme.la prose française ne date que de Rabelais, d’Amyot et de Montaigne, ainsi la poésie ne compte que de Ronsard et de ses disciples.


IV

Est-ce à dire que, si quelques débris de la littérature du moyen âge méritaient encore d’être sauvés de la ruine et de survivre ou plutôt de renaître sous une forme nouvelle, un coupable dédain du XVIe et du XVIIe siècle les aient ensevelis dans l’ombre et condamnés à l’éternel oubli ? Ce serait une trop grande erreur que de le croire : c’est une criante injustice que de le répéter. Ni le xvie ni le xviie siècle n’ont approfondi l’histoire de cette littérature qui les précéda : cependant ils la connaissaient plus et mieux qu’on ne croit d’ordinaire. Je n’ai pas ouï dire que le président Fauchet fût un élève de Jacob Grimm, ni que le comte de Caylus sortît de l’École des chartes. Ni le siècle des Du Cange, dans l’érudition laïque, des Mabillon et des Montfaucon, dans les couvens bénédictins ; ni le siècle des La Curne de Sainte-Palaye, des dom Rivet et des dom Bouquet n’ont vécu dans cette ignorance des siècles qui les avaient précédés. Tous ces grands travaux dont l’érudition contemporaine s’honore, à juste titre, toutes ces grandes collections que l’Académie des inscriptions poursuit avec autant de patience que de zèle, c’est le xviie, c’est le xviiie siècle qui les ont commencées, ou celles mêmes qu’il ne leur a pas été donné de commencer, ils les ont au moins ébauchées. Un érudit, dont le nom seul fait autorité, n’écrivait-il pas en 1867 « que depuis vingt-cinq ans l’histoire du moyen âge avait été étudiée en France, d’après les documens authentiques, avec une ardeur et un succès qui rappelaient les plus belles époques du xviie et du xviiie siècle[5] ? » Telle est bien la vérité vraie. La tâche n’a guère consisté pour nous qu’à remplir des programmes et des cadres. Si donc le xviiie et le xviie siècle n’ont pas fait plus qu’ils n’ont fait pour cette littérature du moyen âge, c’est qu’ils ont estimé qu’il n’y avait pas plus à faire. Tout changement n’est pas un progrès. Nous ne voyons pas cette littérature du même œil que la voyaient nos pères ; est-ce à dire que nous la voyions mieux ? Nous l’admirons, eux la jugeaient. Et parce qu’ils la jugeaient, ils savaient précisément y reconnaître et y reprendre leur bien. Qu’y a-t-il dans les fabliaux que nous ne retrouvions dans Rabelais, dans La Fontaine et dans Molière ? quelle bonne humeur d’invention ? quelle gaîté communicative ? quelle abondance de verve ? ou quelle puissance de satire ? mais tout cela, chez ces grands hommes, véritablement transformé par la profondeur de l’observation, plié aux règles de la composition, soumis enfin aux lois du style. Il s’est fait comme un triage de ces imaginations tantôt, mais rarement heureuses, plus souvent burlesques, ou honteuses, de la satire au moyen âge. Les imitations étrangères, l’imitation italienne surtout, ont passé comme au crible cette première moisson du génie français. La paille s’est envolée, le grain est resté. Quand vous voudrez savoir ce qu’il y eut de littéraire dans cette littérature du moyen âge, ne prenez donc ni le temps ni la peine d’en apprendre la langue, ouvrez Rabelais, lisez La Fontaine et relisez Molière. Tout de même, je cherche en vain dans la littérature des mystères quelque chose de grand et de vraiment chrétien qui ne se retrouve pas dans le drame religieux du XVIIe siècle, dans le Saint Genest de Rotrou, dans le Polyeucte de Corneille, dans l’Esther et dans l’Athalie de Racine, — que Dangeau dans son Journal a si bien nommées, d’un nom que l’on entend si mal, des comédies de dévotion, — jusque dans la Zaïre enfin et dans le Tancrède de Voltaire. Ne suffirait-il pas d’ailleurs, pour prouver d’un seul mot le danger qu’il y avait à pousser plus loin l’imitation, de rappeler la Théodore de Corneille ? C’était là précisément l’une de ces données hardies qui n’eussent pas effrayé les faiseurs du moyen âge : — une vierge chrétienne enfermée par son séducteur éconduit dans un lieu banal de prostitution, — mais les spectateurs du XVIIe siècle n’en purent supporter l’indécence, et nous-mêmes, à quelque degré de mauvais goût que nous soyons descendus, quelques scènes d’une vigueur et d’une beauté cornéliennes ne réussissent qu’à peine à nous en faire soutenir la lecture. Aussi bien n’est-il pas jusqu’aux sujets païens de notre théâtre tragique, on en a fait la remarque, et plus d’une fois, qui ne soient traversés de ce souffle chrétien qui jadis, de très loin en très loin, avait ennobli les mystères. La fille même de Minos et de Pasiphaé, la Phèdre d’Euripide, le génie de Racine l’a si bien transfigurée qu’aux accens de sa passion et de ses remords nous répondons involontairement par le vers d’un autre poète :

Elle a trop de vertus pour n’être pas chrétienne.


D’ailleurs pouvait-on de la littérature des mystères tirer quelque autre chose ? Pouvait-on en dégager le drame chrétien, dans le sens qu’il plaît aux érudits de donner à ce mot, chrétien dans le choix du sujet, chrétien dans le nom des personnages, chrétien, si je puis dire, jusque dans le décor et dans le costume ? Non, et sur les fantaisies de l’érudition, c’est encore une fois la revanche du ferme bon sens de Boileau :

De la foi des chrétiens les mystères terribles
D’ornemens égayés ne sont pas susceptibles.


Quant à savoir d’autre part s’il n’y aurait pas lieu de regretter du théâtre du moyen âge cette souveraine liberté d’allures avec laquelle il disposait du temps et de l’espace, ce sans-façon avec lequel il accouplait aux scènes les plus sublimes de la légende pieuse les plus vulgaires détails de la vie quotidienne, ce n’est pas une question que l’on puisse trancher en passant. Pourtant nous ne craindrons pas d’avancer que dans les règles du théâtre français classique, il n’y a rien d’arbitraire, en ce sens qu’elles lui ont été imposées, non pas, comme on le va répétant, au nom d’une théorie d’Aristote mal comprise, abusivement interprétée, mais par les lois mêmes du génie français.

Reste la chanson de geste. Il faut considérer d’abord que la chanson de geste n’est proprement qu’une matière épique, l’étoffe, en quelque sorte, de l’épopée possible, mais nulle part, on l’a vu, non pas même dans le Roland, l’épopée réalisée. Dans l’histoire de notre littérature, comme dans l’histoire de la littérature latine ou grecque, la chanson de geste est moins une poésie qu’un acheminement vers la prose, et non pas tant un genre capable de se suffire à soi-même qu’un long et laborieux apprentissage de la manière d’écrire l’histoire. De même à Rome les premiers historiens furent des poètes et la primitive histoire s’y constitua d’une sorte d’agrégation des fragmens dispersés de l’épopée populaire. En Grèce aussi, ces « logographes » qui furent les prédécesseurs immédiats d’Hérodote racontaient encore en vers. La prose naissante les fit tomber dans l’oubli. Tout de même dans notre moyen âge, à mesure que l’on avance et que l’on approche des temps modernes, on constate la déchéance de la chanson de geste. On peut en citer ce bien curieux exemple : Froissart avait composé d’abord en vers le premier livre de ses Chroniques. Toutefois, si la forme périt, le fond subsiste. Les Français du xive et du xve siècle lisent encore avec plaisir, dévorent même avec avidité les remaniemens des vieilles chansons : mais il les leur faut dans la prose de la Bibliothèque bleue. C’est que le charme de l’aventure et le prestige du merveilleux ne perdent jamais leur empire sur l’esprit de l’homme. Le prodigieux et le surnaturel sont l’univers idéal des déshérités de ce monde ; les plus cultivés eux-mêmes ne dédaignent pas quelquefois de laisser leur imagination s’égarer dans le domaine de la fantaisie. Mais pourquoi gâteraient-ils leur plaisir, quand ils peuvent le puiser à la source voisine en allant bénévolement le demander aux sources plus lointaines, dont les eaux sont moins pures et l’abord moins facile ?

C’est une loi de nature qu’il n’est pas permis aux poètes d’être médiocres. On est inexcusable « d’assonancer » comme de rimer sans génie. Là fut le crime de nos trouvères, et là le secret du dédain dans lequel ils sont justement tombés. Pour les déposséder de leur popularité, ce fut assez que la prose apparût. Leur poésie n’avait de la poésie que le dehors ; la versification et le rythme. Le rythme, inégal, arbitraire ne donnait pas même à l’oreille l’impression d’une prose cadencée. Dans ces interminables rapsodies, l’introduction de la prose vint faire circuler l’air et la lumière. Ainsi le plus grand service que les chansons rendirent à la littérature nationale, ce fut de disparaître et de céder à la prose la place qu’en son absence elles avaient cru pouvoir occuper. Elles avaient d’ailleurs amusé l’esprit français dans le temps qu’incapable encore de tout divertissement littéraire, il lui fallait cependant un moyen de remplir le vide de ses loisirs. Elles avaient longtemps flatté l’orgueil d’une féodalité chevaleresque et d’une aristocratie militaire, qui se plaisait à reconnaître dans ces récits épiques l’image de sa vie, l’écho de ses passions, le retentissement sonore de ses grands coups d’épée, son armorial enfin, les héros éponymes de sa race, et ses glorieuses généalogies. Elles avaient encore entretenu ce patriotisme local dont l’humeur indépendante a persisté dans nos provinces jusqu’à la veille même de la révolution française. Mais, comme elles n’avaient rien en elles de ce qui conserve les œuvres, de ce qui les défend et les soutient contre les révolutions des mœurs, de la langue et du goût, de ce qui les sauve du naufrage de toute une civilisation, — ni l’originalité de l’invention, ni la délicatesse ou la profondeur du sentiment, ni la perfection de la forme, — quand vint le moment de périr, elles ne pouvaient manquer de périr comme d’un coup et tout entières. Il n’y eut même point à combattre : elles s’enfoncèrent naturellement dans l’oubli. Nous n’avons rien à en regretter. Le bon sens national avait fait bonne justice. N’en appelons pas de son arrêt. N’allons pas prendre pour l’harmonie d’un concert le bruit discordant et le tumulte cacophonique d’un orchestre qui cherche l’unisson. Et réservons notre enthousiasme pour les œuvres deux fois consacrées, par le jugement de leurs contemporains et par celui de la postérité.


V.

Nous ne demandons pas d’ailleurs que l’on proscrive en masse toute cette littérature et que l’on fasse sur elle à jamais la paix du silence. L’étude en est utile, pour peu qu’on sache la diriger, intéressante, si seulement on la prend comme elle doit être prise. Nous ne méconnaissons aucun des services qu’elle peut rendre, qu’elle a déjà rendus à la linguistique, à la critique, à l’histoire. Elle a permis aux philologues de débrouiller et de formuler déjà quelques lois très curieuses de la dérivation et, si je puis dire, de la transmutation des langues : ce ne sont pas là des résultats dont nous voulions nier l’importance. Elle a permis encore à la critique, éclairée par l’histoire de la naissance des chansons de geste ou des mystères, de tracer par analogie la théorie générale de la formation des épopées populaires ou de l’origine du drame d’Eschyle et de Sophocle : ce ne sont pas là des recherches dont l’intérêt soit médiocre.

Quand d’ailleurs on ne considérerait ni le profit qu’on en tire ainsi, comme par occasion et subsidiairement, pour la connaissance des lois générales du langage ou pour l’histoire des littératures comparées, elle n’est pas seulement utile, on peut dire qu’elle est indispensable à l’étude approfondie de l’histoire nationale même, à la condition pourtant, ici comme toujours, que l’on ne dépasse pas la mesure.

Il est curieux à coup sûr de suivre à travers l’histoire les variations d’un même mot, par exemple, puisque les mots ont leur fortune, et que chaque génération qui passe les marque au coin de ses idées, de ses besoins, de ses passions. Reconnaître et classer toutes les significations d’un mot, les préciser, les distinguer, les rapporter chacune à sa date certaine, c’est véritablement établir la chronologie d’une langue tout de même que la numismatique, en classant ses monnaies, établit la chronologie de l’histoire officielle. Il est bien évident que les monumens de l’histoire littéraire sont la matière même d’une étude et d’une classification de ce genre. Il convient seulement de faire observer qu’étude et classifications ne sont et ne peuvent être véritablement instructives qu’autant que la langue est, comme on dit, fixée. Si nous ne parlons plus la même langue tout à fait qu’au temps de Racine et de Bossuet, il m’intéresse vivement de savoir, dans l’espace de ces deux cents ans, quels changemens ont eu lieu. Le vocabulaire s’est-il enrichi ? s’est-il au contraire appauvri ? par quelles voies ? sous l’influence de quelles causes la syntaxe s’est-elle modifiée ? dans quel sens ? et pourquoi ? Toutes ces questions méritent qu’on les pose et qu’on les discute, parce qu’on est assuré d’avance que les nécessités de la réponse entraîneront l’examen des plus grandes questions historiques. C’est que précisément, une fois fixées, les langues, jusqu’à ce qu’elles périssent, ne se modifient plus qu’à mesure des modifications mêmes de la pensée. Ce n’est plus un principe interne de progrès ou de décadence qui gouverne leur évolution, elles subissent la dépendance, la tyrannie de la société qui les parle et des écrivains qui s’en servent. Mais si la langue au contraire n’est pas encore fixée, de pareilles questions deviennent, je ne veux pas dire oiseuses, du moins bien spéciales et d’un intérêt bien technique.

Il est certain encore que la connaissance de cette littérature du moyen âge rend d’inappréciables services à l’histoire des coutumes et des mœurs. En effet, dans les chansons, fabliaux, ou mystères, les détails de mœurs abondent. On peut dire que sous ce rapport les littératures qui commencent ressemblent aux littératures qui finissent. Les unes et les autres, encore ou désormais inhabiles à l’observation du dedans, s’arrêtent et se complaisent à l’observation du dehors. Incapables de pénétrer jusqu’à l’homme intérieur, elles notent avec une insatiable curiosité, quelquefois avec un rare bonheur d’expression, le détail matériel, visible et tangible. Avec ce qui survivra, dans quelques siècles d’ici, des romans de Balzac et de ses imitateurs on pourra reconstituer, si l’on juge du moins que la chose en vaille la peine, une vie du xixe siècle ; au moyen des chansons et des fabliaux, c’est plaisir de reconstituer une vie bourgeoise ou féodale du xiie ou du xiiie siècle. Voulez-vous connaître le menu d’un gala du temps de saint Louis ou de Philippe le Bel : ouvrez quelque chanson de geste. Aimez-vous mieux assister à la toilette de quelque « folle pécheresse ? » Parcourez les fabliaux ou lisez quelque mystère : vous y trouverez tous les « amignonnemens pour tenir le cuir bel et frais. » Joignez-y quelque passage d’un prédicateur tonnant contre le siècle, — quelque compte d’un argentier, — quelque livre de ménage ou même de cuisine, — il n’en manque pas et d’assez détaillés, contenant « enseignemens qui enseignent à aparelier toutes manières de viandes, » comme « chivez de lièvres » ou « pastés qui aient savor de formage ; » — confondez ou plutôt ordonnez dans l’unité d’un même récit et l’harmonie d’un même tableau tous les détails épars, et vous aurez de l’histoire du passé cette connaissance intime, vivante, pour ainsi dire, que ni la chronologie ni les documens d’archives accumulés ne donnent. Rien de mieux : quoique les détails du même genre ne manquent pas ailleurs, voire dans les chroniques latines ; quoique d’autre part, en de pareilles « restitutions, » la conjecture tienne toujours plus de place que la certitude, quoiqu’on puisse avec cette méthode écrire des livres parfaitement ennuyeux, témoin Alexis Monteil et son Histoire des Français des divers états ; quoique enfin on se demande par l’effet de quelle illusion de perspective et de quelle aberration de curiosité nous affectons de prendre un intérêt historique si vif à ces sortes de détails, sur lesquels, autour de nous et dans notre temps, nous daignons à peine jeter les yeux.

Il n’importe : et tant que nos érudits respecteront les bornes des genres tant qu’ils ne chercheront dans l’étude assidue de cette littérature du moyen âge que des matériaux pour l’histoire, loin de nous la criminelle pensée de vouloir troubler leurs innocens plaisirs ou refroidir leurs savantes ardeurs. Puisque la veine de l’invention semble tarie chez eux, qu’ils fouillent donc ce passé : rien de mieux. Peut-être vaut-il mieux encore éditer un texte mérovingien que d’écrire des romans naturalistes : d’accord. Et c’est rendre service à l’histoire que de ramener au jour les amas de documens ensevelis dans nos archives : à merveille. Et cependant qu’ils prennent garde que le mal qu’ils ont déjà fait est plus grand qu’ils ne l’imaginent. En usant leurs yeux sur la lettre gothique, c’est leur goût aussi qu’ils ont usé dans l’admiration des fabliaux et des chansons de geste. Redevenus en quelque sorte barbares à mesure qu’ils enfonçaient plus avant dans le moyen âge, c’est vers la barbarie qu’ils nous tirent insensiblement. Combien de bons esprits, que leurs qualités naturelles destinaient à quelque chose de mieux, l’exemple de leurs succès faciles a-t-il déjà séduits ? Ici, comme ailleurs, je ne sais quel vent d’imitation a soufflé sur l’esprit français et l’a dirigé dans des voies qui jamais n’avaient été les siennes. On a publiquement abjuré, avec un pédantisme solennel, ce vif sentiment de l’art, de la proportion, de la mesure qui jadis caractérisait le génie national. Encore quelque temps, et pour quelques éloges venus d’outre-Rhin, on aura sacrifié le meilleur de l’héritage que nous avaient légué nos pères, pour un plat de lentilles, ce droit d’aristocratique suprématie littéraire que l’autre jour encore, avec raison, un rare écrivain revendiquait en pleine Académie française. Mais si nous avons ce glorieux héritage à cœur, si nous ne voulons pas le laisser dépérir, si nous considérons enfin comme un devoir de probité intellectuelle de le transmettre à notre tour tel que nous l’avons reçu, revenons à nos traditions, ne nous flattons pas d’acquérir ces qualités qui caractérisent l’esprit allemand, à pareil jeu nous ne pourrions que perdre les nôtres, et si nous pouvions hésiter un instant, souvenons-nous que nous suivons le conseil du plus grand et du plus illustre prosateur de la langue, « en résistant à cette critique importune qui, faisant la docte et la curieuse par de bizarres raffinemens, ne laisserait à la fin aucun lieu à l’art et nous ferait retomber dans la barbarie. »

Nous n’ajouterons plus qu’un mot, en fermant ici l’excellent livre qui nous a servi de guide. Si nous avons emprunté beaucoup à l’Histoire de la langue et de la littérature françaises au moyen âge et que chemin faisant nous ayons omis de le dire, c’est que nous avons peut-être dépassé, sur plus d’un point, ou dans l’expression, ou dans la pensée, ce que nous nous permettrons d’appeler parfois la timidité de l’auteur. Il n’eût pas été juste de faire partager à M. Aubertin la pleine responsabilité de toutes nos opinions ; il ne serait pas juste cependant de manquer à dire une fois tout ce que nous lui devons et à l’en remercier.

Ferdinand Brunetière.


  1. Ch. Aubertin, t. II.
  2. J’emprunte ces paroles au petit livre déjà cité sur le Drame chrétien au moyen âge. C’est ainsi que l’on parle en effet dans les livres que l’on destine au grand public, pour le séduire par une apparence de critique et d’impartialité littéraire. Mais ailleurs, dans les livres spéciaux, on continue d’admirer les « splendeurs naïves » du drame gothique et l’on nous invite à admirer « dans notre vieille Gaule, comme dans les riantes campagnes de l’Attique, au temps de Thespis, cette aimable simplicité d’un monde naissant. »
  3. E. Renan, Histoire littéraire, t. XXIV.
  4. Lenient. La Satire en France au moyen âge.
  5. Léopold Delisle. Rapport sur les études relatives au moyen âge, 1867.