L’État de la poésie en Allemagne, 1843

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DE
L’ÉTAT DE LA POÉSIE
EN ALLEMAGNE.

I. Lenau’s Gedichte (Poésies de Lenau.)
II. Waldfraülein (La demoiselle de la Forêt), par M. Zedlitz.
III. Freiligrath’s Gedichte (Poésies de Freiligrath).
IV. Atta-Troll, par M. Henri Heine.

Après la grande période littéraire de l’Allemagne, après le riche épanouissement de l’imagination sous le règne de Goethe, de Schiller, de Herder, l’art ne disparut pas tout à coup ; long-temps encore il fut noblement représenté par une école ouverte à tous les instincts affectueux, à toutes les sympathies nationales, par Uhland, Rückert et leurs amis. La poésie refleurissait sur sa tige épuisée déjà ; dernier produit de l’année, dernière fleur de l’automne, ce fut là peut-être une partie de son charme, et la muse germanique aima ces heureux poètes comme une mère aime les derniers venus de ses enfans, ceux qui ont béni et consolé sa vieillesse. Mais depuis ce mouvement inattendu, depuis cette floraison inespérée, un vent glacial a soufflé sur la pensée poétique ; toutes sortes d’influences sont venues contrarier le développement des germes qu’elle avait semés : d’abord le dégoût du spiritualisme, puis une imitation fâcheuse du plus mauvais journalisme parisien et de ses habitudes sans dignité, enfin les grandes prétentions politiques et l’abaissement de l’art, devenu un instrument banal aux mains des partis. Uhland et ses disciples aimaient à se rattacher à leurs ancêtres de la Souabe et de la Franconie, aux maîtres chanteurs du XIIIe siècle ; est-ce qu’ils sont destinés au même sort que leurs aïeux ? est-ce qu’ils seront raillés par leurs héritiers ? Rappelez-vous ce qui est arrivé à ces pieux trouvères : au moment où finissaient les religieuses époques de Wolfram et les luttes de la Wartbourg, une poésie laide et grimaçante succéda aux sérieuses inspirations, et il fallut deux cents ans au génie de l’Allemagne pour se retrouver lui-même.

L’école de Souabe avait donné tous ses fruits, et elle cessait déjà de se renouveler, quand on vit paraître un humoriste bien spirituel et bien hardi, qui, tout en se plaçant loin des partis et des écoles, et sans prétendre à aucun rôle sérieux, exerça pourtant une influence singulière sur l’imagination allemande, et la détourna pour longtemps des voies sereines et pacifiques. C’était M. Henri Heine. Sous la folle et fantasque légèreté de ses paroles, il y eut souvent, à son insu, quelque chose de très grave, et qu’on ne peut passer sous silence. Avec une intelligence vive et fine, facilement émue, mais point du tout dupe de son émotion, il comprenait tout, il touchait toutes les idées, il voyait toutes les contradictions des systèmes, tout le néant des espérances de son pays, et comme il souffrait et riait à la fois, il en vint bientôt à ce mélange bizarre où, la sensibilité et l’ironie se succédant, le résultat de tout ce qu’il écrivait n’était plus qu’une railleuse indifférence. Il semble que son ambition ait été de révéler à sa patrie mille douleurs, mille ennuis qu’elle voulait se cacher à elle-même ; au lieu de calmer et d’élever les ames, comme c’est le devoir du poète, il irrita la plaie de sa nation. Après cet homme impitoyable, il n’était plus possible à la poésie de l’Allemagne de retrouver pendant long-temps la chaste candeur, la sérénité inaltérable de ses débuts. Assurément, Goethe avait été le plus sceptique et le plus indifférent des maîtres de génie ; cependant cet amour de l’art qui avait été la cause de son scepticisme lui en avait épargné les excès. Que de précautions, quelle habileté incomparable pour cacher ce qu’il y avait de périlleux dans la pensée ! Quelle diplomatie employée à sauver les apparences ! Avec Goethe, cela est bien certain, la poésie allemande avait mangé le fruit de l’arbre du bien et du mal, mais beaucoup l’ignoraient encore, et la muse germanique n’avait pas dû quitter le paradis de ses jeunes années ; avec M. Heine, la muse n’a pas essayé de cacher sa faute : plus franche, elle publia elle-même ses misères, et, moitié pleurant, moitié souriant, elle s’enfuit de son Éden.

Il y aurait ici une remarque curieuse à faire ; les secousses politiques que le monde a ressenties depuis la révolution française, et les agitations morales qui en sont la suite, ont produit dans les pays sceptiques, une poésie grandiose et toujours religieuse ou spiritualiste, au milieu même de ses plus libres audaces. Après le scepticisme de Voltaire et de Bolingbroke, l’Angleterre et la France, dans l’ébranlement universel, ont trouvé des plaintes d’une sublime beauté. Quelle énergique noblesse dans Child-Harold, malgré les révoltes de la pensée ! et dans René, quelle grandeur morale, au milieu de ses vagues douleurs et des troubles inguérissables de son ame ! L’Allemagne était demeurée le pays de l’idéalisme, et quand ces secousses l’atteignirent, elle commença de rire et de chanter ; il n’y eut ni René, ni Child-Harold. Point de ces grands lutteurs de la pensée, nobles, sérieux, austères ; il y eut une ironie sans pitié et une joyeuse effervescence.

L’Allemagne eut bien de la peine d’abord à accepter cette poésie ; M. Henri Heine fut distingué sans doute à cause de la vivacité de son esprit, à cause de la grace de son style, à cause de la fraîcheur, de la délicatesse, de la passion contenue de ses premiers vers ; mais on attendait, on comptait sur un progrès sérieux du jeune écrivain ; on espérait que, la première fougue passée, du milieu des intempérances et des hasards de son ironie sortirait une œuvre belle et qu’on pût admirer sans réserve. Il y avait en lui assez de ressources pour cela. M. Heine pouvait répondre à ces espérances ; malheureusement, il me semble que la première raillerie du jeune esprit blessé, que les premiers emportemens de sa verve moqueuse ont un peu perdu cette naïveté, cette sincérité, cette franchise, qui faisaient pardonner tout. Qu’y a-t-il de plus fugitif que les bizarres légèretés de la fantaisie, de l’humour ? Ces vivacités de la pensée ne sont-elles pas mille fois plus capricieuses que les inspirations de la poésie ? Or, si on abuse de la poésie, si on veut forcer l’inspiration trop tardive, ou contrefaire froidement son émotion de la veille, c’est déjà une faute ; que sera-ce donc si vous voulez fixer ou diriger à volonté ce qu’il y a au monde de plus rapide, de plus bizarre, de plus insaisissable, un éclair, un souffle, une apparence le plus souvent, une saillie de l’imagination ? Dans ce travail impossible, chaque chose perd bientôt son caractère propre ; ce qui était naturel devient pénible et laborieux ; je ne sais quoi de dur et de contraint se substitue au gracieux laisser-aller de la pensée ; la légère et inoffensive moquerie se change en aigreur, et l’esprit en paradoxe. Est-il nécessaire de signaler ce danger à l’ingénieux auteur des Reisebilder ?

M. Heine avait beaucoup de finesse sans doute ; mais, quand je lis ses écrits les plus récens, il me semble toujours qu’il s’était dit, en arrivant en France : « J’aurai plus d’esprit qu’ils n’en ont tous. Je vais les éblouir, les étourdir. Ma plume sera plus acérée que celle de Voltaire, et Duclos aurait envié ma verve et mes saillies. » M. Heine le sait mieux que personne, l’esprit n’est pas quelque chose de si ambitieux, de si prémédité ; il y faut plus de simplicité et de grace ; l’esprit sans la grace, est-ce bien de l’esprit ? Quand M. Heine vint ici, il ne trouva pas immédiatement ce qu’il espérait ; ce bon sens, cette promptitude de l’intelligence, cette délicatesse de la pensée, toutes ces choses qui sont ce qui s’appelle l’esprit ne lui suffisaient pas. Il ne retrouvait pas là l’idéal qu’il s’était formé, et le peuple français lui parut volontiers, faut-il le dire ? ennuyeux et inepte. Il écrivait dans un livre sur la France : « Les Français, aujourd’hui, s’occupent de philosophie, d’histoire, de choses sérieuses ; vraiment, nous valons mieux. » Je crois que M. Heine s’est trahi dans ce mot-là, je crois que je le surprends en flagrant délit. Ne reconnaissez-vous pas le caractère véritable de l’Allemand, malgré tant de prétentions contraires, malgré tant d’efforts pour dissimuler ce qu’on est ? N’est-ce pas bien l’écrivain d’Allemagne, qui ne comprend pas que l’on montre maintes qualités fines, promptes, vives, dans les études sérieuses, et que l’aisance, la facilité, le mouvement de la pensée, c’est-à-dire l’esprit, brillent dans les travaux les plus sévères ? Pour avoir de l’esprit, faut-il laisser là l’étude commencée et se couvrir d’un masque ? Est-ce chose qui se prenne et se dépose à volonté ? M. Heine me pardonnera de lui soumettre ces réflexions, car il les comprendra sans peine : je ne veux pas dire que chez lui l’esprit, l’ironie, soient un rôle, un effort, un parti pris, mais il y a eu peut-être, surtout dans ce qu’on a appelé son école, quelque chose de cela ; et si j’insiste sur ce défaut essentiel, c’est que cette sorte d’imitation a introduit en Allemagne bien des désordres que M. Heine déplore et condamne certainement.

Il y a deux hommes chez M. Henri Heine, il y a le poète du Livre des chants et des Reisebilder, plein de sincérité dans ses railleries, et l’écrivain de chaque jour, qui a trop souvent abusé de ces dons charmans de l’esprit. Il faut bien le dire, c’est depuis que M. Heine écrit à Paris, qu’on l’a vu arrêter le développement régulier de son talent. Dans nos premières relations avec l’Allemagne, il est arrivé souvent que nos écrivains ne nous ont rapporté que ce qu’il y avait de moins bon dans ce pays ; au lieu d’aller au-delà du Rhin, comme les Grecs en Égypte, pour apprendre les secrets des sages, pour recueillir les enseignemens du sanctuaire et transformer toutes ces idées avec la vive clarté de l’esprit athénien, au lieu de nous approprier, à la manière de Platon, les symboles de l’Orient, au lieu de délier, ainsi que Dédale, les pieds des statues égyptiennes, nous n’avons bien souvent rapporté de la Germanie que les ombres et les chimères. L’Allemagne, aujourd’hui, fera-t-elle de même avec nous ? J’espère que non. Certes, il doit y avoir d’utiles échanges entre les peuples, et si nous pouvons emprunter à l’Allemagne ce religieux enthousiasme, cette honnêteté laborieuse, cette ardeur idéaliste, qui la recommandaient autrefois, les écrivains allemands peuvent apprendre chez nous ce bon sens, cette ferme pensée, cette droiture de l’intelligence, qui distinguent l’esprit français. N’est-ce pas à cela que Goethe s’est appliqué toute sa vie ? n’est-ce pas par ses relations avec la France, par son étude attentive de nos écrivains du XVIIIe siècle, qu’il s’est formé une langue admirablement limpide et belle ? n’est-ce pas la prose si vive, si nette, si rapide, de Voltaire et de Montesquieu, qui, transportée en Allemagne et mise au service d’un grand poète, est devenue cet idiome que Goethe seul a parlé au-delà du Rhin ? Voilà un glorieux exemple de ces communications fécondes entre les peuples. M. Heine lui-même avait demandé à la France cette netteté qui manque à son pays, il lui avait emprunté aussi une certaine veine satirique, une vivacité comique, qui auraient pu être une nouveauté pour l’Allemagne, et ouvrir à la poésie des routes fécondes ; mais le journaliste n’a-t-il pas quelquefois gâté ce que le poète avait heureusement découvert ? et le livre de M. Heine sur Louis Boerne ne fait-il pas regretter le spirituel auteur des Bains de Lucques et des Nuits florentines ?

Rien n’est jamais désespéré avec les hommes d’esprit, et je désire que M. Heine puisse voir dans nos avertissemens, dans nos remontrances, un peu rigoureuses peut-être, la plus sincère sympathie pour son talent. C’est surtout en étudiant l’Allemagne que je suis porté à être sévère pour M. Heine. Je n’ai aucune estime, je l’avoue, pour ses imitateurs, pour ce journalisme prétentieux, pour ces affectations de frivolité. Ce n’est pas là précisément l’esprit qu’il convenait de nous emprunter. Faut-il que nous rencontrions au-delà du Rhin ce que nous combattons tous les jours ici ? Nous ne cessons de réclamer contre cette infatuation qui est devenue une des plus sérieuses maladies de notre époque, contre cet incurable orgueil des écrivains qu’un certain succès a enivrés ; eh bien ! je n’aime pas que M. Heine écrive sans rire : « Mes travaux sont des monumens que j’ai implantés dans la littérature de l’Europe, à l’éternelle gloire de l’esprit germanique ! » Il y a, pour un esprit si fin, une grande imprudence dans ces paroles. L’Allemagne en effet, a-t-elle souscrit à ces éloges ? Il s’en faut bien. Tandis que M. Heine travaillait à nous faire connaître sa patrie, elle se plaignait d’avoir été blessée par lui, comme dit Montesquieu, aux endroits les plus tendres. Sans regarder ces plaintes comme tout-à-fait légitimes, sans accuser M. Heine des troubles de l’esprit littéraire au-delà du Rhin, on peut lui reprocher de n’avoir pas fait tout le bien qu’il aurait pu ; ce sont ceux qui se disaient ses disciples ou ses amis qui ont porté le désordre dans la littérature. L’Allemagne avait beau protester contre les influences funestes de cette frivolité d’emprunt, elle les subissait à son insu ; les choses sérieuses étaient peu à peu décréditées ; le goût calme et désintéressé de l’étude disparaissait, et la poésie, qui s’inspirait autrefois des grandes idées, la poésie, qui demandait des enseignemens à la pensée immortelle, transplantée loin de ce terrain fécond, se flétrit de jour en jour. Les écrivains même qui voulaient faire renaître cette fleur languissante y employaient vainement leurs honnêtes efforts. Certes, parmi les poètes qui sont venus après M. Henri Heine, tous n’ont pas chanté le doute, mais je ne sais quel esprit frivole les sépare désormais des traditions du dernier siècle ; ils sont poussés chaque jour vers une poésie extérieure, vers un art matériel, et il faudra bien du temps pour qu’ils puissent retrouver, sous tant de ronces et d’épines, le chemin de leur paradis perdu.

Pendant que la fantaisie moqueuse de M. Heine avait tant de peine à se faire accepter de l’Allemagne, et que la poésie semblait s’éteindre, on entendit tout à coup vanter deux jeunes poètes qui promettaient, dit-on, de devenir des maîtres. C’étaient M. Nicolas Lenau et M. Ferdinand Freiligrath. Depuis que Uhland se taisait, depuis que Rückert ne faisait plus que redire trop long-temps son chant monotone sans vouloir le renouveler, on s’était bien éloigné de cette poésie sérieuse qui d’abord avait été saluée avec tant d’amour par l’Allemagne, et M. Heine, je l’ai dit, représentait parfaitement l’état de la pensée poétique dans ce pays. Était-il réservé à ces deux écrivains de retrouver, comme l’école souabe, ces inspirations si fraîches, si bien appropriées au génie allemand, ce rare mélange de grace et de profondeur ? Je ne le pense pas, et ce qui prouve combien l’Allemagne était déjà loin de la poésie de l’école de Souabe, c’est l’accueil bien différent et assez singulier qui fut fait à ces deux poètes. Sans le dire expressément, beaucoup d’esprits aimaient dans Nicolas Lenau une continuation de l’école d’Uhland. On le soutenait pour cette raison surtout ; c’était l’admiration d’un parti plutôt que cet assentiment naturel que commande le talent. Pourquoi cela ? Pourquoi était-il si nécessaire de protéger ainsi un poète de mérite sans doute, mais qui se serait placé dans l’école de Souabe bien loin de M. Gustave Schwab ? Le génie particulier à cette école était-il donc menacé, pour qu’il fallût courir au-devant des nouveaux venus qui semblaient le continuer ? C’était là en effet ce qui était arrivé. Non-seulement les imitateurs de M. Heine avaient porté le trouble dans les lettres, mais cette poésie politique qui occupe aujourd’hui toute seule l’attention des esprits s’annonçait déjà de loin. Mille plumes l’appelaient et la provoquaient. Sous le nom de romantisme, l’école de Souabe était envahie et attaquée de toutes parts, et lorsque M. Nicolas Lenau publia ses premières poésies, on crut que la phalange d’Uhland allait compter un auxiliaire utile dans le jeune poète autrichien. Quant à M. Freiligrath, il fut vanté au contraire dès l’origine par les adversaires de l’école dite romantique, et les Annales de Halle s’efforcèrent de l’opposer à la direction que Uhland et Kerner avaient donnée à la poésie. On voit que l’accueil fait à ces écrivains signalait déjà des changemens considérables survenus dans l’opinion, et, pour donner à ce fait toute son importance, il faut ajouter que M. Lenau et M. Freiligrath, malgré de certains mérites, n’auraient obtenu en tout autre temps qu’une attention médiocre. Ainsi, chose bizarre ! ce qui fait pour nous l’intérêt de ces deux écrivains, c’est presque leur insuffisance, c’est ce contraste entre la valeur contestable de leurs œuvres et l’enthousiasme qu’elles ont excité ; il y a là, en effet, de curieuses révélations sur les différens mouvemens d’idées qui se sont déclarés récemment en Allemagne et qui font éclater en ce moment même de bruyantes émeutes dans le domaine de l’art.

M. Nicolas Lenau se rattache sans doute à l’imitation d’Uhland, mais il n’a pas ce qui donne aux chanteurs de Souabe une originalité si heureuse, une distinction si haute ; il n’a pas cette profondeur vivace du sentiment, cette franche inspiration qui jaillit, du fond du cœur. Il imite Uhland, Gustave Schwab, Charles Mayer : il préfère les sujets qu’ils ont traités, il chante comme eux le printemps, la nature ; seulement il voit toutes ces choses sous un aspect moins original, et sa pensée, facile et gracieuse, n’a point cette force, cette vigueur naturelle qui subjugue chez Uhland. Il y a un mot charmant de M. Villemain sur la poésie des troubadours, si agile, si légère, si prête à toute occasion, où l’on chercherait en vain toutefois l’énergique sentiment des trouvères : poésie tout à fleur d’ame, dit-il. L’inspiration de M. Lenau est aussi tout à fleur d’ame ; mais pourquoi n’y trouve-t-on pas ce qui nous dédommage chez les poètes méridionaux ? Pourquoi l’absence d’un sentiment profond n’est-elle pas cachée dans ses vers, comme dans les chansons et les villanelles du Midi, par l’élégance délicate et les vives nuances ? Au contraire, ce qui manque le plus chez M. Lenau, c’est le style ; on lui a souvent reproché des négligences singulières et surtout une certaine grossièreté d’expression qui vient trop souvent faire tache dans une page heureuse. M. Lenau occupe pourtant dans la poésie de son pays une place qui n’est pas sans honneur. Ses amis admirent chez lui une douceur mélancolique, une tristesse qui ne manque pas de charme. Parmi ses poésies lyriques, il y en a quelques-unes réellement belles : ce sont celles que lui a inspirées l’Amérique. Dans ses Atlantiques, dans ses Feuilles de Voyage, il y a plus d’une inspiration véritable, plus d’un accent qui ne s’oublie pas. Ainsi le chant des Filles de la mer, les vers brillans dont il a salué la cataracte du Niagara, la belle pièce intitulée la Forêt vierge, et ces mélancoliques méditations au bord d’un gouffre, dans la forêt dépouillée :

« Où sont les fleurs qui couvraient les branches de la forêt ? où sont les oiseaux qui y chantaient si gaiement ? Les fleurs et les oiseaux sont depuis long-temps partis. La forêt maintenant est abandonnée et dépouillée. Ainsi bientôt, peut-être, se seront fanées aussi les belles fleurs de pressentiment qui fleurissent dans mon ame ; et quand la sève de la vie se sera desséchée en moi, alors mes oiseaux aussi, mes chansons, prendront leur vol. Je serai silencieux et mort comme cet arbre. Le printemps de mon ame aura été comme le sien, un rêve. Lorsque cet arbre, dont le feuillage est aujourd’hui dans la poussière, s’élançait vers la lumière adorée, lorsqu’il lui tendait ses bras, lorsque chacune de ses feuilles tremblait vers le ciel, lorsqu’au printemps il répandait dans les airs ses doux et vivifians parfums, sa belle existence ne paraissait-elle pas digne de durée, et maintenant qu’il est mort, mérite-t-il moins de regrets que ma pensée, qui se croit éternelle, ou que mon ame, pleine d’aspirations vers Dieu ? — Ainsi je pensais, courbé sur l’abîme, l’ame durement oppressée, et plus près de la mort que je n’avais jamais pu l’être. Tout à coup j’entendis le frémissement des feuilles sèches et le bruit des pas de mon cheval ; il s’avançait vers moi comme pour m’avertir que la nuit était venue, et qu’il fallait reprendre notre route. Mais je lui criai : — Est-ce bien aussi la peine, ô mon cheval, que je remonte sur toi ? Il me regarda et son regard, où il y avait le calme bonheur de l’existence, me pénétrant et me réchauffant le cœur, y porta le repos avec une puissance magique. »

Plus loin encore, on aime ce Mythe de la tempête, comme il l’appelle, ces vents qui accourent du fond de l’horizon, et, voyant la mer calme, s’imaginent qu’elle est morte. « Es-tu morte, ô mère, ô vieille aïeule ? » Alors ils se penchent sur elle et pleurent de douleur. Non, elle vit, elle se réveille, elle s’élance hors de son lit, la mère et les enfans s’embrassent et se chantent leur amour dans le chœur de la tempête. Il y a assurément une certaine grandeur bizarre dans ces images ; la tristesse qui est empreinte à chaque page du livre n’est pas toujours monotone. Cette tristesse était une nouveauté pour l’Allemagne, et n’a pas médiocrement contribué au succès du poète. Je disais tout à l’heure que la poésie sombre et souffrante, provoquée en France et en Angleterre par les secousses morales du monde moderne, n’avait pas été représentée en Allemagne, et que les troubles de la pensée religieuse n’y avaient produit que la spirituelle raillerie de M. Heine ; c’est peut-être pour l’opposer à un railleur si cruel qu’on a placé très haut ce poète quelquefois triste et grave, et qui prenait au sérieux toutes les douleurs dont l’autre s’amusait follement. Je m’assure toutefois qu’il y avait bien plus de sincérité dans le doute ironique de M. Heine que dans la molle et banale tristesse de M. Lenau. Quoiqu’il ait foulé la terre de René, dont le souvenir le préoccupe évidemment, combien il y a loin de cette mélancolie vulgaire à la vivante douleur du frère d’Amélie ! C’est là décidément le défaut de M. Nicolas Lenau, une poésie superficielle, et qui, affectant certaines formes déjà consacrées par les maîtres, ne produit guère qu’un contraste fâcheux entre l’ambition du cadre et l’insuffisance de l’œuvre. Quand M. Lenau imite Uhland, il n’a pas cette profondeur émue, cette sérénité naturelle, cette franchise de cœur qui est le signe distinctif de cette école ; quand il chante la mélancolie, il ne la justifie point par l’étude des souffrances morales ; quand il a erré enfin, comme René, sur les terres lointaines de l’Amérique, il ne rapporte du Nouveau-Monde que des couleurs pour ses paysages.

Ce défaut de M. Lenau paraît surtout d’une manière bien frappante dans les poèmes de longue haleine où il s’est essayé récemment, dans Faust et Savonarole. Comment oser toucher à Faust ? Répondra-t-on que c’est là une forme commune, un type qui n’appartient à personne, un masque peut-être sous lequel, comme sous le masque antique, chacun peut paraître à son tour et jouer son drame ? Ce serait presque une hérésie littéraire. Vers la fin du moyen-âge, tous les poètes écrivaient un Faust, et on en trouve par centaines dans les bibliothèques ; mais, depuis qu’un maître s’est emparé du sujet, il y a plus que de l’imprudence à vouloir le reprendre. Je veux cependant que vous ayez raison, et je vous accorde votre cadre ; n’est-il pas nécessaire au moins que vous apportiez à ce type consacré une pensée nouvelle ? Le Faust de M. Nicolas Lenau, loin de rien ajouter à la grande figure que nous connaissons, ne fait que reproduire en les affaiblissant les principales scènes du drame mystique de Goethe. Quand M. Lenau ne copie pas Goethe, c’est à Byron qu’il emprunte ses tableaux ; Faust devient Manfred ; le poète va de l’un à l’autre sans pouvoir se décider ; son imagination irrésolue hésite continuellement entre le Brocken et la Jungfrau. La seule chose que M. Lenau n’ait pas empruntée à ses deux maîtres, c’est le sens sublime de leur création, c’est l’étude de cette curiosité infinie, de ce désir insatiable, de cette ambition effrénée de l’humaine pensée, et on ne sait, en vérité, comment qualifier une œuvre où l’auteur, dans son imitation maladroite, s’est composé un héros de pièces et de morceaux dérobés, et n’a oublié que l’ame.

On peut en juger : le drame commence par une petite pièce, en forme de prologue, intitulée : le Papillon. Le papillon volait dans les prairies en fleurs, mais la terre ne lui suffit pas ; il s’élance au-dessus de la mer, il vole, il vole, et bientôt, ne sachant plus où se poser, il meurt dans ce désert. Ce papillon, c’est Faust qui s’est enfui sur la mer des esprits, et qui, ballotté de toutes part, jeté hors de sa route, meurt enfin, tandis que les génies célestes qui voguent sur cette mer divine le regardent avec un sourire mêlé de compassion, sans pouvoir cependant le secourir. Quel est le sens de cette introduction ? L’auteur a-t-il voulu dire que le repos de l’ame vaut mieux que le travail ? Défend-il à la pensée de se hasarder sur la mer des esprits ? Cette morale vulgaire n’est peut-être pas aussi sage qu’elle le paraît, on avouera qu’il y a quelque chose de plus dans Faust et dans Manfred. Serait-ce là vraiment toute l’idée du livre ? Continuons, nous verrons bien : la première scène de ce poème, écrit tantôt en dialogue, tantôt dans la forme du récit, nous montre Faust errant sur une haute montagne ; il veut découvrir le secret de la création : il interroge la vie partout où elle est dans la nature, il la cherche dans la pierre, dans la plante, dans l’insecte ; mais le poète lui crie de ne pas s’acharner à cette poursuite insensée :

« Que veux-tu, Faust, sur les cimes de ces monts ? Espères-tu échapper aux nuages et aux doutes ? Le nuage de l’abîme s’attachera à tes pas, et là aussi le doute viendra heurter ton front. Laisse-toi charmer par le pur éclat du soleil, par cette plante silencieuse qui est sa fille, par l’alouette des Alpes qui s’élève, solitaire, dans les airs, par ces sommets de neige dont les pointes percent les cieux. Permets aux souffles de la montagne de pénétrer ton cœur : ils dissiperont ton illégitime tristesse ; mais, ne laisse point brûler dans ton ame ce désir enflammé d’arracher son secret à la création. »

Faust continue ses recherches, et tout à coup le son des cloches s’élève du fond de la vallée. Il se rappelle alors les jours de son enfance, la foi pure et paisible de ses jeunes années ; il la compare à son agitation présente, et, ce contraste le poussant au désespoir, il va se jeter dans un gouffre de la montagne, quand une main vigoureuse le retient. C’est un chasseur noir qui lui a sauvé la vie et qui disparaît à l’angle des rochers. — Rappelez-vous Manfred sur la Jungfrau, rappelez-vous le chasseur de chamois qui l’empêche de se précipiter dans l’abîme ; rappelez-vous aussi le Faust de Goethe, le vrai Faust, dans son laboratoire, écoutant les cloches de Pâques et le chant matinal des anges. Y a-t-il un nom particulier en Allemagne pour désigner de tels emprunts ? Poursuivons toujours ; peut-être trouverons-nous quelque chose qui appartienne à M. Lenau. Voici Faust et Wagner, à l’amphithéâtre d’anatomie, occupés tous deux à disséquer un cadavre. Faust est comme toujours impatient, inquiet, mécontent de lui-même et de la science ; Wagner, insouciant dans sa médiocrité vulgaire, est très heureux du peu qu’il lui est donné de savoir. Tout le monde a admiré cette scène dans l’œuvre de Goethe. La scène suivante nous transporte dans une forêt où Faust recommence ces éternelles questions : Qu’est-ce que la vie ? qu’est-ce que la mort ? Arbres vivaces qui tenez si solidement au cœur de cette terre féconde où résident tous ces secrets sans nombre, pourquoi ne nous apprenez-vous rien de ces mystères ? Survient Méphistophélès, et le contrat s’engage. Nous allons voir maintenant la caverne d’Auerbach, où Goethe a conduit Faust tout dégoûté de la grossièreté repoussante des chanteurs ivres. Le Faust de M. Lenau se mêle à une danse de village, et, au lieu de se sentir soulever le cœur par les grossiers plaisirs que décrit le poète, il s’y jette ardemment. Toute cette scène est écrite avec une crudité vraiment brutale ; le pis est qu’on n’en voit pas le sens. Que dire aussi du tableau suivant, intitulé le Pauvre petit Abbé ? Dans la taverne où continue la danse, entre un passant, tenant une belle fille sous le bras. Ils prennent place et boivent joyeusement ; mais le chien de Faust, depuis leur entrée, n’a cessé de japper et de tourner avec inquiétude autour des nouveaux venus. Tout à coup il saute d’un seul bond sur la table et enlève à notre homme sa perruque frisée : qu’aperçoit-on ? une tonsure de prêtre. Voilà la première invention qui appartienne à M. Lenau ; je doute qu’on la trouve très heureuse. Que signifient ces grossières descriptions où sa plume se complaît ? Quel est le sens de ce conte voltairien jeté au milieu du drame ? quel est cet abbé ? d’où vient-il ? pourquoi l’auteur l’amène-t-il dans cette ignoble taverne ? quel est son rapport avec l’histoire de Faust ? Toutes ces questions demeurent sans réponse, et M. Lenau ne se soucie pas d’éclairer sa pensée, si pensée il y a. L’auteur imagine ensuite d’introduire Faust avec Méphistophélès dans les jardins du roi ; Méphistophélès engage le ministre à ne tenir aucun compte des droits et des besoins du peuple ; Faust promet un hymne où il chantera le mariage du prince qui sera célébré le lendemain, et devant toute la cour il récite deux couplets médiocres où le roi est tourné en ridicule. Mais que fais-je ? et pourquoi analyser cette œuvre stérile, où tout ce qui n’est pas emprunté sans discrétion est misérablement inventé ? Faust arrive chez des forgerons dans la forêt ; tandis qu’il veut séduire son hôtesse, une mendiante frappe à la porte, son enfant dans ses bras. Cette femme, c’est Faust qui l’a perdue, et cet enfant, c’est le sien. Faust devient pâle ; il jette sa bourse à cette femme, monte à cheval, et s’enfuit au galop. Comme il court à travers les bois, il approche d’un cloître ; c’est la nuit de la Saint-Jean : une procession d’enfans, de jeunes filles, de vieillards, traverse lentement et religieusement la forêt. L’éclat paisible des cierges, les sons pénétrans de la psalmodie émeuvent Faust jusqu’au fond des entrailles ; il laisse tomber sa tête dans ses mains et éclate en sanglots. Bientôt le voilà à la cour de la princesse Marie, fiancée au duc Hubert ; il séduit la princesse. Un peu plus loin, nous le rencontrons dans un bois, où il s’enivre avec son noir compagnon, et va criant à tous les échos : Je me suis donné au diable ! Enfin, lassé de la terre, il veut naviguer sur l’Océan pour s’arracher à ses souvenirs ; il part avec Méphistophélès, mais le vaisseau est brisé par l’orage, et nos voyageurs, qui ont pu regagner le bord, entrent dans un cabaret rempli de matelots et de filles perdues ; Faust leur demande s’ils croient en Dieu, puis il les quitte et va se tuer sur un rocher. Méphistophélès arrive, qui emporte son ame. Voilà ce poème, où l’auteur n’a montré que les efforts impuissans d’une imagination aux abois. Quant au sens du livre, je le répète, c’est une énigme indéchiffrable ; comprenne qui pourra ces imitations incohérentes, je ne me charge pas de les expliquer. J’ai beau chercher, j’ai beau interroger l’ensemble et les détails ; je ne puis découvrir les secrètes intentions du poète, j’ignore ce qu’il a voulu. Est-ce simplement le Faust de Goethe refait et corrigé ? Une pareille entreprise se juge d’elle-même. Est-ce une contre-partie, une réfutation ? Il ne paraît pas. Qu’est-ce enfin que ce Faust qui cède si aisément aux conseils de la débauche, et qui n’a ni les entraînemens de don Juan ni l’exaltation spirituelle de Manfred ? Mais j’ai tort vraiment d’y vouloir trouver une signification sérieuse, et je suis forcé de croire que l’auteur n’a désiré qu’une occasion pour des tirades sonores et des tableaux éclatans. Le seul mérite, en effet, qu’on puisse louer dans son œuvre, c’est une certaine vigueur de style, bien qu’elle s’abaisse trop souvent à la grossièreté.

M. Nicolas Lenau n’a pas été beaucoup plus heureux dans son Savonarole. S’il fallait, pour renouveler la légende de Faust, pour faire lire sans impatience une œuvre dont le seul nom évoque devant nos souvenirs les plus énergiques inventions de l’art moderne, s’il fallait une imagination vraiment originale, la tâche nouvelle que s’imposait M. Lenau en voulant consacrer par la poésie un des plus grands sujets de l’histoire du moyen-âge exigeait aussi une puissance qui décidément ne lui appartient pas. Ressusciter pour nous l’Italie du XVe siècle, reconstruire l’ancienne Florence, nous transporter au sein de l’église déjà affaiblie et corrompue, puis de la corruption universelle faire sortir ce moine énergique, cet ardent dominicain, le jeter au milieu des désordres qu’il veut faire disparaître, des misères morales qu’il veut châtier, de l’église enfin, à qui il espère rendre la sévère beauté qu’elle a perdue : c’était là un programme magnifique, mais difficile à remplir, une éclatante et périlleuse occasion. Une pareille tâche eût pu tenter le génie de Shakspeare, et l’histoire entre ses mains, reproduite avec une vigueur égale à la réalité même, aurait atteint à une beauté merveilleuse. Le poème de M. Lenau a trop le caractère d’une légende : ces vers courts, ces strophes toujours égales et d’un ton uniforme, l’accent naïf et paisible du style, pouvaient convenir à quelque douce histoire de sainte, à quelque pieux et mystique récit ; mais la grandeur, l’énergie du sujet y disparaissent trop souvent. Dans le commencement, rien de mieux ; que le livre s’ouvre comme une légende, je l’accorde sans peine ; que le poète, avant de conduire son héros sur cette scène agitée où il périra, nous le montre sous le toit paternel se préparant par la prière, par les visions d’une foi jeune et déjà inspirée, à toutes les saintes passions, à toutes les ardeurs véhémentes d’un réformateur de l’église et d’un chef de parti ; que Jérôme entre au cloître, qu’on le suive au monastère, que M. Lenau raconte avec grace le noviciat du jeune dominicain, qu’il le montre s’oubliant à la prière du soir dans des contemplations sans fin, et les autres novices, malgré la sévérité de la règle qui les rappelle, n’osant troubler ses profondes extases, il y a beaucoup de bonheur et vraiment une certaine beauté dans ce début. Ces détails, ces circonstances présentées habilement, ces peintures familières, sont une charmante introduction aux récits plus dramatiques qui vont suivre, et que nous attendons. Un certain éclat, d’ailleurs, ne manque pas à ces tableaux ; ainsi, dans une prédication de Savonarole :

« Les degrés de l’autel, les niches, la sacristie, l’échafaudage des galeries contre la muraille, tout est rempli par la foule, et le peuple se presse encore.

« Jérôme est monté dans la chaire ; il s’agenouille avec une silencieuse dévotion ; il demande à Dieu sa force pour les paroles qu’il va prononcer.

« Puis le saint homme se lève ; son regard plein de bénédictions se repose sur le peuple, son noble visage est illuminé par la puissance de l’amour et le courage du combat.

« Quand les oiseaux commencent à chanter, quand se lève une belle matinée de printemps, on voit s’éclairer d’abord les cimes de la montagne qui s’élève majestueuse et voisine du ciel.

« Puis, peu à peu, du haut des sommets, descend jusqu’au fond le rayon matinal, jusqu’à ce que la vallée tout entière resplendisse, pleine de clarté et de bonheur dans la lumière du soleil.

« Ainsi, du visage du saint homme, quand il parle tout inspiré à la foule, ainsi descend le pur rayon de lumière qui va briller sur chaque front. »

Ces images sont belles, et on se rappelle que saint Augustin comparait aussi à des montagnes les hommes que Dieu illumine de sa grace, les grands esprits qui transmettent la lumière aux humbles et aux faibles. Les paroles que le poète met dans la bouche de Savonarole sont reproduites avec habileté d’après les sermons italiens que nous a laissés le fougueux prédicateur. Nous y voyons, dès les premiers mots, toute l’Italie du XVe siècle, et cette église devenue païenne, que le pieux dominicain veut ramener dans le chemin de l’Évangile. M. Lenau a quelquefois répété non sans hardiesse les libres paroles avec lesquelles le courageux moine châtiait les papes dissolus, les prêtres athées, les cardinaux sacriléges ; mais quand l’auteur parle en son nom, quand il raconte, quand il place en face de Savonarole les ennemis qui vont engager la lutte avec lui, Alexandre Borgia et les Médicis, son poème n’est plus qu’une froide chronique, sans vie, sans couleur, sans mouvement. Il ne suffit pas de dire en quelques vers très faibles : Savonarole est dangereux pour les Médicis et pour le pape, parce qu’il a signalé leurs péchés ; — il fallait montrer le rôle politique de Savonarole et le parti des pénitens, dont il était le chef, devenu tout-puissant à Florence. La mort de Lorenzo de Médicis a fourni à M. Lenau une scène assez belle ; cette lutte entre le prince mourant et le prêtre qui veut obtenir de lui la liberté de sa patrie a inspiré au poète quelques vers éloquens. Bientôt cependant les évènemens se multiplient, les Français arrivent, Charles VIII est aux portes de Florence, et les Médicis sont abattus : M. Lenau tombe alors au-dessous de son sujet, et toute cette partie est de la dernière médiocrité. Dans la description de la cour effrontée du pape Alexandre VI, dans les détails sur Lucrèce Borgia et ses deux frères, M. Lenau n’a pas su éviter ces grossièretés que je blâmais tout-à-l’heure dans son Faust. Au chant qui suit, l’assassinat du prince de Gandia rappelle un peu trop un récit semblable dans le drame de M. Hugo. Puis, voici la peste, le fléau de Dieu que Savonarole annonçait à l’Italie avec de si menaçantes paroles ; voici Alexandre VI qui se décide à punir le moine de ses courageuses remontrances ; Jérôme est jeté dans une prison et mis à la torture. Là encore, je regrette les vivantes émotions du récit que nous a transmis l’histoire, et je m’impatiente contre cette languissante chronique rimée. Un peu plus loin, la légende reparaît, et M. Lenau se retrouve sur son terrain. Le moine, brisé par la torture, est étendu sur la paille de son cachot ; il rêve qu’il marche avec son père et sa mère, le long d’un bois, dans une prairie divinement éclairée qui est le chemin du paradis ; il entend les chœurs des anges ; ils chantent si doucement, si doucement, que les anciens souvenirs de sa jeunesse, ses joies disparues, ses espérances éteintes, se réveillent et revivent en lui. Savonarole aperçoit les patriarches, les prophètes, les pères de l’église, qui viennent au-devant de lui par les belles avenues du ciel. Des oiseaux chantent sur les arbres ; des gazelles toutes blanches, des daims, des cerfs, boivent l’eau des sources sur la lisière des bois. Un ange explique à Savonarole le sens de tout ce qui frappe ses yeux : ces blanches gazelles, ces daims qui courent sans effroi dans la prairie c’est l’humanité telle qu’elle sera un jour, purifiée, heureuse, vivant sans crime et sans douleur dans les vallées de la terre ; les oiseaux qui chantent sur les branches, ce sont les penseurs, les esprits avides de la divinité qui s’élèvent vers elle en la cherchant sur les cimes de l’intelligence. Jean le bien aimé vient ensuite et bénit tout le pays ; les fleurs se colorent du sang du Christ ; cette merveilleuse vallée, à mesure qu’on avance ; devient plus belle, plus divine ; là-bas, voici le trône de Dieu, et déjà ce n’est plus de l’air qu’on respire, c’est le souffle embaumé des prières. Il y a une gracieuse poésie dans ce songe du pauvre moine. Je trouve aussi dans la scène du martyre une invention qui n’est pas sans beauté : tandis que Savonarole meurt sur le bûcher, tandis que cette foule mobile qui l’aimait autrefois vocifère autour de lui, un juif qui l’avait toujours poursuivi de sa haine, arrivé là pour l’insulter une dernière fois, rencontre son regard illuminé d’une clarté toute divine ; frappé par cette lumière, et atteint jusqu’au fond de l’ame, il éclate en sanglots, il s’agenouille au pied du bûcher, et crie à Savonarole : Baptise-moi, baptise-moi, je suis chrétien ! Je te baptise avec tes larmes, lui répond le mourant. Et quand ses cendres sont jetées dans le fleuve, le vieux juif suit le flot qui emporte ces restes sacrés, il marche, il marche le long de l’Arno, il va jour et nuit sans se reposer, jusqu’à ce qu’il tombe et meure d’épuisement.

On a pu remarquer que M. Lenau rachetait quelquefois par le mérite de certains détails tout ce qu’il y a de faible et d’insuffisant dans l’ensemble de son œuvre. Assurément, ce poème ne se lit pas sans plaisir ; mais dans cette série de petits chants, de courtes romances, où retrouver la vive physionomie de cette dure époque ? où sont tant de passions aux prises ? où est cette énergie si sainte du moine florentin, son éloquence si hardie, et tout ce drame enfin, plein d’émotion et de mouvement ? M. Nicolas Lenau, il faut bien le dire, a été vaincu par l’histoire, comme dans son Faust il a été vaincu par le souvenir des chefs-d’œuvre qu’il imitait.

Un poète qui appartient à la même école que M. Lenau, à l’école autrichienne, et qui, comme lui, s’était annoncé avec éclat dans ses débuts, l’auteur de la Couronne des Morts, M. Zedlitz, vient de montrer aussi que son talent a décliné et mal répondu aux espérances premières. On ne peut reprocher à l’auteur de s’être attaqué à des sujets trop élevés : ce n’est ni un poème philosophique ni un drame emprunté aux pages les plus vivantes de l’histoire que M. Zedlitz nous donne ; c’est simplement une histoire de bonne femme. On voit cependant qu’il attache une grande importance à son œuvre, et les proportions étendues, les allures quelquefois épiques du récit, le soin qu’il a apporté au style, tout dit assez que le poète ne refuse pas d’être jugé sur son conte de fée. La fable, on va le voir, est bien peu de chose. Un enfant vient de naître dans une forêt, sa mère est morte en lui donnant le jour ; une fée arrive qui recueille la pauvre petite créature et la transporte dans un château merveilleux, au milieu des prairies embaumées et des clairières des bois. Son nom sera Waldfraülein, la demoiselle de la forêt. La blonde enfant grandit ; elle devient une belle jeune fille. Voilà son cœur qui s’ouvre au printemps, comme ces fleurs délicates qu’elle voit partout sous ses pas ; elle chante, elle pleure, je ne sais quoi d’inquiet s’agite en elle, un amour inconnu frémit dans son ame. Encore un an, lui dit la fée, et tu seras mariée au plus beau des chevaliers. Bientôt, sous les ombrages de la forêt, Waldfraülein rencontre un beau chasseur, noble, brillant, le seigneur de Mospelbrunn ; elle le reconnaît, c’est le fiancé de ses rêves. À peine sont-ils tombés dans les bras l’un de l’autre, que la fée courroucée paraît. La jeune fille éperdue s’enfuit, et son amant la rappelle en vain. Elle court vers le château, mais elle ne peut le retrouver ; le palais, les jardins, tout a disparu ; c’est là sa punition, et sa bonne fée l’abandonne. Que faire ? Waldfraülein, après avoir erré le jour et la nuit, épuisée de fatigue et de faim, entre au service de la vieille charbonnière Nothburga, et le charbonnier Caprus la veut prendre pour femme. Cependant le jeune seigneur de Mospelbrunn cherche partout sa fiancée, celle qui lui est apparue un instant pareille à une créature céleste, et qui s’est enfuie comme un songe. Enfin, après de longues recherches et de longues aventures, les deux amans se retrouvent, et les hirondelles viennent chanter sur leur toit. Il n’y a pas, comme on voit, beaucoup d’imagination dans cette histoire, et il est clair que l’auteur n’a désiré qu’un cadre pour mille petits détails de description. La poésie de M. Zedlitz n’est pas autre chose en effet. Jamais la muse, en Allemagne, n’est résignée ainsi à se priver des idées ; il semble qu’elle veuille faire pénitence pour en avoir abusé peut-être autrefois et, abandonnant le domaine de la pensée, elle va se repentir dans le désert. M. Tieck a bien souvent choisi des sujets pareils à celui-ci, mais comme il les transformait ! Que de fines intentions dans les pages légères ! Chez M. Zedlitz, il n’y a rien qui rachète la faiblesse de l’invention. Le style même, n’étant pas soutenu par la pensée, ne gagne rien aux soins particuliers qu’on lui donne ; au contraire, il devient tourmenté, précieux. L’écrivain, pour relever l’insuffisance du fond, est forcé de prêter à la forme toute sorte d’ornemens inutiles, de la parer, de l’ajuster sans cesse, de la ciseler, comme on dit ; rien ne fatigue plus que cette minutieuse coquetterie de tous les instans.

L’affectation et la manière, c’est là ce qu’on doit surtout blâmer dans l’école autrichienne. M. Anastasius Grün, le plus distingué assurément de tous ces jeunes poètes de l’Autriche, n’est pas tout-à-fait exempt de ce défaut. Le style cependant, chez lui, est animé par les idées, par les convictions qu’il exprime avec noblesse, car M. Grün appartient à ce mouvement nouveau qui fait tant de bruit au-delà du Rhin, et nous le retrouverons bientôt dans les rangs de la poésie politique. M. Nicolas Lenau, nous l’avons vu, manque trop souvent aussi de naturel. Pour éviter ce péril, il faut que les poètes se préoccupent davantage de la pensée, il faut qu’ils l’aiment et qu’ils lui soient dévoués. C’est elle qui leur enseignera une langue belle et simple. Il faut aussi mesurer ses forces. Ni trop haut, ni trop bas. Que M. Zedlitz s’efforce de s’élever et de retrouver les inspirations sérieuses qui ont recommandé ses débuts. Pour M. Lenau, au contraire, qu’il renonce à une ambition qui l’a mal conseillé ; son talent n’est pas fait pour les grands sujets. Qu’il revienne aux premiers chants de la muse lyrique, à ces paysages, à ces tableaux des terres lointaines, aux descriptions mélancoliques de la mer et des cieux ; il retrouvera une place qu’il peut rendre honorable encore.

De M. Nicolas Lenau à M. Freiligrath, la transition est naturelle. M. Freiligrath a plus d’un rapport de parenté avec l’auteur de Savonarole ; il lui ressemble par certaines qualités, par l’habileté poétique, par la science de la couleur. Seulement, il a porté plus loin l’aveugle amour de la forme, et avec lui la poésie allemande achève de quitter tout-à-fait ses anciennes traditions. Séparé par M. Heine des pures inspirations de l’école de Souabe, cette poésie marche de plus en plus vers un art tout extérieur, jusqu’à ce qu’elle aille tomber dans le domaine du journalisme, et qu’elle ne soit plus qu’une arme banale pour les luttes de chaque jour. M. Freiligrath, dont le talent d’ailleurs est incontestable, a peu de goût pour la pensée ; son genre, c’est la ballade, brillante, étincelante ; ce sont de vives peintures chaudement colorées, c’est la reproduction d’une nature pleine de lumière, de la nature d’Orient et d’Afrique, avec une audace de couleurs étranges qui ne messied pas. M. Lenau avait été loué pour sa pensée, pour sa mélancolie ; mais il vient de montrer qu’on avait trop compté sur les ressources de sa muse. M. Freiligrath, au contraire, a été salué dès le commencement par ceux qui voulaient que la poésie abandonnât le terrain d’un romantisme idéaliste ; il est surtout un coloriste bizarre et hardi.

Lorsque l’Allemagne s’était occupée de l’Orient, elle y avait toujours cherché un aliment aux ardeurs religieuses de son génie. La muse allemande se reconnaissait dans les contemplations profondes de la poésie indienne, dans le gracieux mysticisme de l’école persane. Non-seulement Herder, Goethe, Novalis, Rückert, mais au-dessous d’eux tous les poètes, tous les écrivains qui les avaient suivis sur les bords du Gange, n’avaient eu qu’une seule pensée : c’était de satisfaire, chacun à sa manière et selon la direction particulière de son esprit, cet amour des mystiques profondeurs. M. Freiligrath est entré d’une tout autre façon dans le monde asiatique ; personne n’est moins mystique que lui, personne ne se soucie moins des richesses invisibles amassées là depuis des siècles, de ces trésors de contemplations et de rêverie que recèlent les prodigieux systèmes de l’Inde. Il a pénétré cavalièrement dans ces sanctuaires où les maîtres n’entraient jamais qu’avec émotion et respect. C’est là l’originalité de M. Freiligrath, et la cause de la surprise qui a accueilli ses vers, il y a quelques années. Rien n’était plus nouveau, plus inattendu, plus irrespectueux peut-être, et plus piquant. L’auteur n’aimait l’Orient que pour lui ravir ses vives couleurs, pour composer des groupes étincelans, ou pour peindre, non sans vigueur, quelque tableau du désert. L’imitation, du reste, y avait bien sa part, et il n’était pas difficile de reconnaître dans maintes pièces l’étude attentive de M. Hugo. Figurez-vous la folle apparition des Orientales avec leurs splendeurs, leurs pavillons victorieux, toutes leurs richesses déployées, au milieu de ces sages à barbe blanche qui commentent silencieusement les Védas !

M. Freiligrath ressemble surtout à son modèle dans les pièces où il a peint la nature toute seule et cherché la grandeur, l’effet inattendu, la bizarrerie, sans enfermer une idée sous les formes brillantes de sa poésie. Il a lutté quelquefois avec bonheur contre l’éclat des vers de M. Hugo. Ainsi dans la Course du Lion. — À l’heure où le Hottentot dort dans sa butte, à l’heure où la gazelle et la girafe vont boire aux eaux du fleuve, le roi du désert, couché dans les roseaux, s’élance en rugissant sur la girafe tremblante. Étrange et formidable cavalier ! Il enfonce ses ongles dans les flancs de sa royale monture, et sur son col incliné il laisse flotter sa jaune crinière. La girafe pousse un cri de douleur, et s’enfuit plus rapide que le vent. Elle emporte avec elle une colonne de sable qui la suit comme un esprit du désert. Le vautour, la hyène, la panthère, lui font un sombre cortége, et sa trace est marquée des gouttes de son sang. Elle tombe enfin épuisée après avoir couru toute la nuit ; elle a franchi le désert tout entier, et là-bas le soleil se lève sur Madagascar. Voilà, dit le poète, comment le lion traverse son empire.

Il y a dans bien des peintures pareilles à celle-là une certaine énergie de pinceau. J’aime mieux pourtant M. Freiligrath dans d’autres pièces empreintes d’un caractère plus particulier, et où l’auteur cesse de rappeler trop directement M. Victor Hugo. Il a écrit une dizaine de ballades où sa manière se révèle plus vivement. J’entendais un jour un écrivain allemand, d’un esprit très ingénieux, comparer M. Freiligrath à celui de nos peintres qui sait si bien les couleurs de l’Asie, à M. Decamps. Ce rapprochement n’est pas tout-à-fait juste ; il y a sans doute chez M. Freiligrath bien des pages qui rappellent l’auteur de la Patrouille turque ; comme lui, M. Freiligrath connaît dans les rues de Smyrne ou d’Alep l’effet des ombres sur les murs blancs, et les couchers de soleil dans la solitude ; il connaît les intérieurs de la vie orientale et les immenses lignes jaunes du désert. Tous les animaux des zones brûlantes, dromadaires, girafes, crocodiles, sont à l’aise dans ses vers et s’y jouent volontiers : il me semble les voir sous cet ardent soleil, au milieu de cette puissante nature que M. Decamps reproduit sur sa toile ; mais où est l’esprit, la fine pensée du peintre français ? C’est le coloriste, et non l’observateur, que rappelle M. Freiligrath. Je citerai une de ces ballades :

LE PRINCE MAURE.

« Son armée se pressait dans la vallée des Palmiers ; autour de sa chevelure était roulé son châle de pourpre ; il portait sur ses épaules une peau de lion, et les frémissantes cymbales sonnaient la guerre.

« Ses bandes sauvages ondulaient comme une mer. Il entourait sa bien-aimée de son bras noir, de son bras tout chargé d’or : « Orne-toi, jeune fille, pour la fête de la victoire ! »

« Vois : je t’apporte des perles brillantes ; elles pareront ta chevelure noire et crépue. Là où les flots du golfe Persique cachent des bancs de corail, de hardis plongeurs les ont pêchées.

« Vois : des plumes d’autruche ! Qu’elles parent ton front et s’inclinent, toutes blanches, sur ton visage noir ! Orne la tente, apprête le festin, remplis et couronne la coupe du vainqueur. »

« Du fond de sa tente blanche et brillante sort le prince maure armé pour le combat ; ainsi, du seuil des nuées étincelantes, sort la lune, sombre, obscurcie.

« Comme il est salué par les cris joyeux de ses troupes, par les trépignemens de ses chevaux ! C’est à lui le sang fidèle du nègre, c’est pour lui que le Niger roule ses eaux mystérieuses.

« Mène-nous à la victoire ! mène-nous à la bataille ! » Ils combattirent depuis le matin jusqu’au milieu de la nuit. La dent creusée de l’éléphant, avec son bruit sauvage, enflammait les guerriers.

« Les lions, les serpens s’enfuient effrayés au bruit du tambour, garni de crânes. Dans les airs flotte la bannière qui annonce la mort ; le jaune désert se teint en rouge.

« Ainsi s’agite la bataille dans la vallée des Palmiers ! Elle, cependant, prépare le festin. Elle remplit la coupe avec le jus des dates, et couvre de fleurs le pieu qui soutient la tente.

« Avec les perles que les flots de la Perse ont produites, elle pare sa chevelure noire et crépue ; elle orne son front avec les plumes ondoyantes, elle couvre de coquillages étincelans son cou et ses bras.

« Elle se tient devant la tente du bien-aimé ; elle écoute comment sonne au loin la trompette de la guerre. Il est midi, le soleil brûle ; ses couronnes de fleurs se fanent, mais elle ne le voit pas.

« Le soleil descend, le soir vient. Voici la rosée de la nuit qui frissonne, voici le ver luisant qui paraît. Du sein des eaux tièdes, le crocodile lève sa tête, comme pour jouir de la fraîcheur.

« Le lion se dresse et rugit tout affamé. Des troupes d’éléphans s’agitent dans la forêt ; la girafe cherche un gîte pour se reposer ; les yeux et les fleurs se ferment.

« La poitrine de la jeune fille se gonfle d’inquiétude ; tout à coup vient un Maure, fugitif, couvert de sang : « Plus d’espérance ! La bataille est perdue ! Ton amant est pris et conduit vers l’orient.

« Là-bas, vers la mer ! vendu aux hommes blancs ! » Alors elle se roule à terre, elle s’arrache les cheveux, elle brise ses perles d’une main frémissante, elle cache ses joues brûlantes dans le sable brûlant. »

Dans la seconde partie de la ballade, nous voyons le marché, les cavaliers, la foule, les femmes étalées aux regards des acheteurs, et, dans un coin du tableau, le prince maure, devenu esclave, qui bat du tambour, qui regarde sa peau de lion, et songe au Niger et à la bien-aimée qui a orné de perles ses cheveux noirs. Cette pièce indique assez bien quel est le talent de M. Freiligrath. Malgré la crudité des tons, et une fois le genre admis, c’est là, dans l’allemand, un petit tableau plein de couleur et de mouvement.

Toutefois, je le répète, que M. Freiligrath égale parfois le coloris de M. Hugo, qu’il rappelle dans certaines ballades le riche pinceau de M. Decamps, ce n’est pas là qu’il me satisfait le plus. Il s’élève davantage quand il introduit dans ces petites scènes, habilement disposées et éclairées de tant de lumière, une idée, un sentiment, une émotion, dont la poésie ne saurait se passer. Il peut le faire, il l’a essayé trop rarement. Il aime, par exemple, à représenter les hommes de l’Orient loin de leur pays, il les conduit dans les climats du Nord, pour nous les montrer ensuite les yeux tournés vers l’endroit où le soleil se lève et pleurant la terre natale. Il rapproche ainsi ces deux mondes, et, en même temps qu’il rencontre dans ce procédé ces effets de couleur qui l’attirent, il éveille quelquefois une émotion grave et forte. S’il aperçoit, dans quelque fête d’Allemagne, sur la place du marché, la jeune Grecque qui est venue vendre les essences d’Orient achetées à Smyrne, s’il la voit pensive et réfléchie, il rêve comme elle, il s’enfuit vers ces pays du soleil, il la reconduit au milieu des bazars d’Alep et de Bagdad. Ailleurs, c’est le nègre qui pense au Nil bien-aimé, ou, par un contraste nouveau, c’est le poète qui a quitté l’Allemagne et qui habite chez les sauvages ; il leur récite des vers en pleurant ; les Indiens écoutent cette langue inconnue qui les charme, et, quand le poète meurt, ils lui creusent sa tombe à l’endroit qu’il aimait. Vous reconnaissez René et le vieux Sachem. Plus loin, c’est la baleine, fille des mers du Nord, qui vient périr sur les rivages du Midi, sous le harpon des pêcheurs. La pièce est assez éloquente. L’auteur l’a intitulée Léviathan, et il a pris pour épigraphe ce verset d’un psaume : « Tu divises la mer par ta puissance, et tu brises la tête des dragons dans l’eau, tu brises la tête des baleines, et tu les donnes à manger aux peuples du désert. »

« Un jour, l’automne, j’allais sur le bord de la mer, la tête nue, le regard baissé, tenant à la main les psaumes de David. La mer montait, la vague se gonflait, le vent soufflait d’ouest, et à l’horizon, avec sa blanche voilure s’avançait un vaisseau.

« Et lorsque dans les psaumes du roi d’Israël, tantôt regardant autour de moi, tantôt feuilletant mon livre, j’en vins à l’endroit que vous lisez en tête de ce chant, près du rivage désert, ayant replié leurs voiles grises, s’avançaient trois bateaux pêcheurs, bien équipés.

« Et derrière eux, gris et noir au milieu de la blanche écume des flot plongeait et nageait grand comme un géant, un animal monstrueux. Ils le traînaient avec un cordage. Les falaises grondent ; le mât craque avec fracas ; le harponneur jette l’ancre. Sur le bord reposent les bateaux pêcheurs avec la baleine.

« Et maintenant, au cri des frères et des époux, arrive par bandes le peuple du désert ; joyeux, ils sortent des huttes et courent vers le rivage. Ils voient la fille de l’Océan, le corps éventré par le fer ; ils voient sa tête fracassée, d’où l’eau ne jaillira plus…

« Et les pêcheurs dansaient et chantaient autour de leur proie sanglante. Alors il me sembla qu’elle roulait son œil à demi fermé, avec mépris, sur cette foule grossière. Il me sembla que son sang rouge ruisselait de sa plaie, fumant de colère, et qu’en râlant elle murmurait dans la tempête : Ô misérable race des hommes !

« Ô nains qui avez vaincu le géant par la ruse ! Lâches habitans de la terre qui devriez craindre mon empire ! Ô faibles créatures qui ne pouvez traverser la mer que dans un vaisseau creux, pareils à ces honteux animaux qui ne sortent jamais de leurs coquilles !

« Ô rivage aride et dépouillé ! Et sur ce rivage, quelle vie aride et dépouillée aussi ! Peuple affamé ! Comme ils se sont agités, quand ils ont vu que j’étais là ! Que leur village est tristement situé sur la dune avec ces sombres huttes ! — Et toi, vaux-tu mieux qu’eux, toi qui me regardes mourir, ô poète ?……… »

Ce même sentiment est exprimé parfois avec une certaine grace légère et moqueuse, comme dans la pièce où les hirondelles, arrivées des climats brûlans, rasent de l’aile l’eau tranquille des étangs, pour converser avec la reine des sylphes dans son palais de cristal ; elles lui racontent qu’elles ont vu les Arabes, les Maures, les manteaux blancs des Bédouins, et que le crocodile du Nil la fait saluer. Le plus souvent toutefois, c’est l’effet des contrastes que le poète recherche, et les plus heureuses pages qu’il ait écrites dans ce genre où il confronte avec beaucoup d’art deux natures différentes, ce sont assurément deux ou trois peintures des armées françaises dans le désert. Il y a encore là, je le sais, un souvenir des inspirations de M. Victor Hugo ; après les continuels caprices et les excursions lointaines, M. Freiligrath, comme l’auteur des Orientales, revient toujours vers la grande figure de l’empereur, et, comme lui, il l’a placée au milieu de son œuvre :

In medio mihi Cæsar erit templumque tenebit.

Mais il a su renouveler ce qu’il imitait, il a su porter dans ces tableaux éclatans une certaine émotion qui lui est propre, soit qu’après 1830, au moment où le drapeau de la France nouvelle flotte sur les murs d’Alger, le vieux scheik du Sinaï se fasse porter devant sa tente pour interroger la caravane et savoir si Napoléon est revenu, soit que Bonaparte s’endorme au bivouac, et que, tandis qu’il repose, des gardes silencieux viennent veiller à ses côtés. Murat, Kléber, dormez ! voici des sentinelles, auprès du jeune général. Qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? Celui-ci est mort, au milieu du désert, dans l’armée de Cambyse, celui-là sous Alexandre, cet autre sous César. Les héros du monde antique envoient leurs morts au nouveau maître du monde pour qu’ils le gardent pendant son sommeil. Est-ce un avertissement sinistre ? est-ce un témoignage de gloire ? L’auteur ne le dit pas, et cette incertitude ajoute encore à ce qu’il y a de mystérieux dans le tableau qu’il a tracé.

On ne peut nier que M. Freiligrath n’atteigne souvent à une verve remarquable dans ses scènes du désert ; quand il ne se contente pas de peindre, de rassembler de vives couleurs, quand il veut, sous ces formes brillantes, mettre une intention, une pensée, son imagination, contenue et guidée, est toujours plus heureuse. Der Wecker in der Wüste (littéralement le réveilleur dans le désert) est une de ces pièces qui ont signalé le jeune poète à l’attention de la critique. Au bord du Nil, le lion royal a rugi, et son rugissement a retenti jusqu’au bout du désert. La panthère, le chameau, le crocodile, ont tremblé, et du fond d’une pyramide une momie de roi se réveille. Il se rappelle le temps où il régnait sur cet empire, le temps où devant lui se courbaient les enfans de l’Égypte, où le Nil était son sujet fidèle. À ces mots, le lion devient muet, et dès qu’il s’est tu, le vieux roi se rendort. Ces vives images, ces apparitions bizarres au milieu de l’infinie solitude, ces relations secrètes entre le rugissement souverain du lion et le vieux roi des siècles écoulés, voilà, d’après un seul exemple, quelles sont les principales ressources de la poésie de M. Freiligrath, et l’espèce d’impression qu’il sait produire. Quelquefois, mais rarement, cette poésie prend un caractère plus personnel et il lui arrive de laisser échapper un cri de l’ame. J’aime la petite pièce intitulée le Fugitif. C’est un cavalier poursuivi par de nombreux ennemis ; seul contre eux, il se défend en fuyant et les perce de ses flèches. Quand ils sont tous renversés, alors il ôte ses gants de fer, mais en même temps il est pris de je ne sais quel ennui profond ; ce repos lui pèse, il crie à ses ennemis de se relever et de recommencer la bataille. Ainsi ai-je dit souvent, s’écrie le poète : Ô mes douleurs ! revenez et combattons ! Dans une pièce sur Roland, il y a aussi plus d’un accent énergique et fier :

« C’était dans un bois ; nous marchions à travers ces ravins où va se cacher la biche blessée, où la lumière ne pénètre qu’à travers les feuilles, où le bruit de la cognée répond au son du cor.

« Autour de nous un profond silence ; on n’entend que la colombe sauvage qui gémit là-haut dans la feuillée, on n’entend que la source qui se brise en murmurant dans les bruyères, et les vieux arbres qui se bercent en rêvant.

« Le hêtre retentit ; le chêne s’agite doucement ; voici le murmure lointain d’une forge et le bruit de mon bâton qui frappe le dur rocher. Tel est le langage des forêts sur la montagne.

« Je l’écoutais avec un frisson intérieur ; dans ma joie se glissa une douce tristesse. Cette voix des rochers, des chênes et des pins faisait vibrer les cordes les plus profondes de mon ame.

« Je pensai à Roland et aux Pyrénées. Oh ! si j’avais été élu pour une destinée pareille ! Une vie de combats, la fuite des Sarrasins, et le cor qui appelle du fond du ravin de la mort !

« Le voici, le combat ! Hardiment je me tiens auprès de mon drapeau. Ma durandal, tirée depuis long-temps hors du fourreau, brille dans ma main. L’ennemi m’assiége matin et soir ; mon cor se tait, ma poésie sommeille !

« Grave, mon cor sommeille et rêve à mes côtés. Il repose et songe tandis que je combats. Seulement, d’instans en instans, pour animer la lutte, sa colère éclate en un cri sauvage.

« Tous mes chants ne sont rien, en vérité, que des fanfares pour m’enhardir et me tenir en haleine. Ce sont des cris sanglans, de sauvages mélodies qui s’échappent avec le souffle de ma poitrine.

« Comment un guerrier penserait-il à autre chose ? L’épée à la main, si tu veux gagner la bataille ! C’est dans tes armes qu’il faut souffler ta colère. Laisse à ta ceinture ton cor d’argent !

« Que celui qui a déjà vaincu entonne le chant de victoire ; toi, fais retentir le fer sur le fer. Des fanfares ? soit ! mais rien qu’un court et hardi signal à jeter dans la vallée !

« Tu ne feras retentir des sons pleins et puissans que lorsque tu auras abattu le sauvage Sarrasin, quand tu auras écrasé ton fier ennemi, là, sur le sol, sous le poids de sa cuirasse.

« Dans un ravin comme Roncevaux ou celui-ci, le géant gît mort à tes pieds ; mais toi-même tu es blessé mortellement. Alors, oh ! ton cor, mets ton cor à tes lèvres !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ah ! quel cri ! Tout à l’entour les rochers en ont résonné ; les veines bleues de ton cou se rompent. Du fond de la vallée, tes compagnons l’entendent ; ils l’entendent en tremblant, et dirigent vers toi leurs chevaux.

« L’empereur s’approche, les paladins aussi. Ô Dieu ! ton sang ruisselle sous tes armes. Ils se tiennent en silence autour de toi. Ton œil se ferme. Ton cor est muet.

« Une sombre parole retentit alors dans la prairie : C’est la vie, hélas ! qui est un furieux géant ! Honorez le noble lutteur qui l’a combattue sans crainte ! Couchez-le dans le tombeau, son cor à la main ! »

Parmi les rares ballades dans lesquelles l’auteur a abandonné la nature de l’Orient ou de l’équateur sans renoncer toutefois au genre d’imagination particulier aux poètes de l’Asie, je voudrais citer la petite pièce intitulée : Trois strophes. Un chérubin contemple le grand tout et adore silencieusement le soleil. Comme un fidèle qui dit ses prières, il tient dans ses mains un chapelet de planètes, et les mondes passent tour à tour dans ses doigts lumineux, attachés à leur fil de diamant. Voilà des siècles qu’il a commencé son oraison ; quand elle sera finie, il jettera loin de lui son chapelet, qui ira tomber dans l’espace sans limites. N’y a-t-il pas là dedans un mélange de l’imagination persane et de la poésie du moyen-âge ? Un maître chanteur inspiré de quelque poète arabe n’aurait-il pas écrit ces vers ? Ces deux influences se retrouvent peut-être encore dans la Vengeance des fleurs. La jeune fille dort dans sa couche aux blancs rideaux. Dans une corbeille de joncs sont des fleurs fraîchement cueillies. Une chaleur étouffante se répand dans la petite chambre, car les fenêtres sont fermées. Tout se tait : cependant un bruit léger frémit dans les fleurs. De la corbeille s’élèvent, en flottant, des images vaporeuses pareilles à des esprits ; elles ont pour vêtemens des nuages délicats. De la rose sort une dame aux formes effilées ; du narcisse, un bel adolescent. Tous ils volent et tournent autour du lit, et chantent à l’endormie : « Jeune fille, jeune fille, tu nous as tirés de la terre, nous allons nous faner et mourir dans ta corbeille. Que nous reposions heureusement au sein de notre mère ! Que la rosée était douce ! Maintenant nous allons nous flétrir, mais, avant de mourir, nous nous vengerons sur toi. » Ils s’approchent de la jeune fille : ah ! comme ils lui soufflent au visage ! comme ses joues sont brûlantes ! Le premier rayon du soleil éclaire la chambre ; dans le lit repose le plus doux des cadavres ; comme une fleur fanée elle-même, les joues encore légèrement colorées, elle repose près de ses sœurs fanées, dont les esprits l’ont tuée.

On a dû le voir par quelques-unes de nos citations, l’Orient tel que M. Freiligrath aime à le peindre, ce n’est pas seulement celui que M. Victor Hugo a chanté. Celui-là est trop classique pour lui, il veut l’Orient dans ses détails, et si sa muse n’y peut trouver assez de curiosités singulières, assez de rimes bizarres, elle ira dans la Nouvelle-Hollande, à Java et à Sumatra ; elle s’enfoncera dans les plaines du centre de l’Afrique, de Tombouctou à Madagascar. Les dromadaires, les girafes, les crocodiles, des troupeaux d’éléphans et de panthères, seront partout sur son chemin. Elle recherchera les contrastes, les singularités. À côté des scènes du désert, vous trouverez quelque intérieur bizarre et volontiers burlesque ; vous quitterez les sombres solitudes pour des musées japonais ou chinois. Le piquant se mêlera à toutes les fantaisies du poète, et, comme dernier trait essentiel, ce qu’il peut y avoir de sérieux dans certaines pièces n’arrivera jamais que pour mieux aiguiser la coquetterie de l’ensemble.

Le recueil des poésies de M. Freiligrath se termine par des traductions de poètes anglais et français, et en même temps qu’il trahit par là les préférences d’une imagination assez peu allemande, il nous indique aussi le jeu qui plaît à sa muse. Quand nous voyons sa plume tentée par ce qu’il y a de plus difficile, quand il lutte de précision et de finesse avec les poètes qu’il traduit, avec les plus sveltes pièces de M. de Musset, avec quelques poèmes de Coleridge, de Charles Lamb et de Robert Southey, il nous découvre lui-même le côté le plus vrai de son talent, cette dextérité dans la forme, cette souplesse, cette habileté avec laquelle il sait maîtriser la langue et la façonner comme il veut.

Toutefois, ces éloges, que j’ai accordés presque uniquement à l’habileté infinie du style, contiennent une condamnation de cette poésie trop extérieure. Ce monde des formes et des couleurs est bien vite épuisé ; il n’y a que l’ame et la pensée, il n’y a que le domaine des esprits qui se renouvelle éternellement. M. Freiligrath a été accueilli dans son pays avec beaucoup d’empressement et de sympathie ; mais je l’ai dit déjà, il y avait plus de surprise que de véritable admiration dans le succès de ses vers. Saura-t-il s’élever à une poésie plus haute ? Comme M. Victor Hugo, dont il a suivi les premières traces saura-t-il trouver des richesses nouvelles dans des émotions plus profondes ? Écrira-t-il ses Feuilles d’Automne ? M. Freiligrath semble avoir été frappé de cette idée ; il paraît chercher à sortir du cercle brillant, mais borné, où s’enfermait sa muse. Il a renoncé aux lions du désert, aux girafes du Nil, aux huttes des Cafres et des Hottentots ; il chante aujourd’hui sa patrie avec beaucoup de vivacité et d’amour. Si M. Grün et M. Lenau sont les écrivains les plus distingués de l’école autrichienne, M. Freiligrath est devenu le chef de ce qu’on a appelé l’école du Rhin. Plusieurs poètes qui donnent des espérances, M. Mazerath, M. Simrock, M. Schucking, se sont unis à lui, et ils s’efforcent de renouveler aujourd’hui dans leurs contrées natales ce qu’Uhland et ses disciples ont fait pour la Franconie et la Souabe. Dans un recueil, les Annales du Rhin, qu’il publie avec ses collaborateurs, M. Freiligrath essaie de consacrer par de nobles chants les souvenirs des ruines féodales et les traditions de l’esprit germanique. M. Mazerath, qui le suit dans cette direction, a été plusieurs fois inspiré assez heureusement, et l’habile traducteur du Parceval et du Titurel, M. Simrock, apporte à ses amis le secours d’une érudition très bien informée. Tout récemment enfin, M. Freiligrath a fait paraître un recueil de vers et de fragmens consacrés à la mémoire d’un poète vraiment distingué, Charles Immermann, que l’Allemagne a perdu il y a quelques années à peine. Charles Immermann, à qui une étude particulière serait bien due, continuait avec originalité cette haute poésie qui a honoré l’Allemagne à l’époque de Goethe et de Schiller. Hardi et énergique dans la Tragédie du Tyrol, il avait montré dans son poème de Merlin une élévation souvent obscure, mais pleine d’éclairs sublimes. La piété reconnaissante que M. Freiligrath vient de lui témoigner, le religieux empressement de ses hommages, semblent révéler chez le jeune poète des tentatives plus sévères et la légitime ambition d’atteindre à un sommet plus élevé de son art. Certes, ce n’est pas nous qui l’en détournerons : nos vœux le suivent dans cette route nouvelle ; mais qu’il y prenne garde, que ce développement chez lui soit naturel, qu’il se défie de sa facilité trop grande à imiter, qu’il attende et se prépare à profiter de l’inspiration sans lui faire violence en l’appelant trop tôt. Il vaudrait mieux pour lui demeurer ce qu’il a été, un ciseleur très habile, un coloriste éclatant, que de succomber, comme M. Lenau, sous des prétentions qui ne seraient pas justifiées. Il y a, chez M. Freiligrath, à côté des coquetteries et des caprices, quelques promesses de poésie sérieuse, souvent même une inspiration élevée qui, en se développant, lui peut ouvrir des horizons plus nobles. C’est à cela qu’il doit s’appliquer et à éviter l’imitation par une étude réfléchie de ses propres forces.

L’imitation, l’absence d’études profondes, voilà ce qui fait tomber aujourd’hui la poésie allemande de ce haut rang qu’elle avait conquis d’abord dans la grande période littéraire que domine le nom de Goethe, et récemment encore dans le mouvement original d’Uhland et de ses amis. En l’absence d’une direction supérieure, d’un esprit souverain qui gouvernent les jeunes talens, au milieu de ces désirs nouveaux, inquiets, turbulens, qui agitent ce pays et lui font oublier son idéalisme, comment la poésie ne s’égarerait-elle pas ? Il y aurait une action utile à exercer sur l’Allemagne de la part de quelque poète heureusement doué. Tandis que l’art se séparait des nobles habitudes de la muse germanique, tandis qu’il se plaisait dans le monde extérieur et négligeait les conseils de la pensée, on a vu se former une littérature politique, une poésie socialiste, comme on dit, sans inspiration, sans beauté, sans noblesse, et qui asservirait la Muse, si elle devait triompher. N’est-ce pas un avertissement pour les vrais poètes, pour ceux qui ont conservé le culte désintéressé du beau ? N’est-il pas temps qu’ils songent à se régler, à se fortifier, à produire enfin des œuvres qui puissent défendre l’imagination contre l’envahissement des théories prosaïques’? Il y a là, je le répète, une belle place à prendre, et elle me semble faite pour tenter l’écrivain dont je parlais en commençant, le plus original assurément des poètes de l’Allemagne actuelle, M. Heine lui-même.

Je faisais surtout cette réflexion en lisant le dernier poème que M. Heine a publié, Atta-Troll. Cette franche veine comique, cette fine et excellente satire qui s’y montre de temps en temps, me donnaient des espérances que je voudrais voir réalisées. Je disais plus haut que M. Heine avait un peu contribué à troubler l’esprit littéraire de son pays : eh bien ! je voudrais qu’aujourd’hui, le mal étant devenu grave, le spirituel écrivain se fît le censeur redoutable des lettres allemandes. Lorsque Goethe, en écrivant Werther, eut ouvert à la foule des imitateurs une route périlleuse où ils se jetèrent éperdument, il s’en alla dans le camp opposé et tira sur eux. Ce rôle est assez piquant pour séduire M. Heine, et, de plus, il serait utile. Je voudrais, en un mot, que M. Heine eût l’ambition d’être ce chef, ce guide que je regrette aujourd’hui pour la poésie de l’Allemagne.

Atta-Troll est un poème divisé en vingt chants ; ne vous effrayez pas, ce poème n’a point de sujet. Atta-Troll est un ours, un ours savant, qui a dansé dans les villages des Pyrénées, dans quelques bains en renom, devant les oisifs et sous les balcons des châteaux. Un jour, à Cauterets, sur la place du marché, Atta-Troll rompt sa chaîne et s’enfuit. Plus tard, il est relancé dans son antre par les chiens des chasseurs et meurt frappé d’une balle. Tout cela, on le voit, n’est qu’un cadre où la fantaisie de l’auteur puisse se jouer librement ; c’est un récit sans importance que le poète prend et reprend selon son humeur, un prétexte pour les mille saillies de sa verve. Ce n’est pas là précisément ce que je louerai dans le poème de M. Heine. L’auteur n’a pas évité le défaut que je lui signalais en commençant ; son caprice n’a pas toujours la légèreté, la grace naturelle dont cette sorte d’inspiration ne peut se passer ; sa fantaisie est quelquefois du bavardage, et trop souvent un détail de mauvais goût vient arrêter le sourire et offenser la rêverie. Il y a cependant certains chapitres où la veine comique se déploie avec une franchise charmante, et quand le poète est bien inspiré, quand la satire porte juste, on aime cette raillerie, mise au service du bon sens, et qui va châtier les prétentions des journalistes devenus poètes. Seulement M. Heine ne s’arrête pas toujours à temps, et il mêle un peu trop au hasard les allusions et les noms propres. Ainsi, dans un chant où il se moque des rimeurs politiques, il lance tout à coup à M. Freiligrath une vive apostrophe qui eût été mieux placée ailleurs. Atta-Troll est dans son antre ; il fait de mélancoliques réflexions sur son sort, sur la destinée des animaux ; il se plaint de l’injustice et de la barbarie des hommes ; il se demande si les bêtes, et les ours en particulier, n’ont pas autant de droits que l’humanité à l’honneur du rang suprême : est-il un architecte plus habile que le castor ? n’y a-t-il pas des chiens savans et des chevaux qui savent compter ? enfin, est-ce qu’il n’y a pas des ours, des girafes, des dromadaires, qui chantent et font des ballades ? est-ce que Freiligrath n’est pas un poète ? ist Freitigrath kein Dichter ? Le mot est vif et d’un comique un peu trop franc peut-être. C’est une allusion à cette poésie toute naturelle que nous avons blâmée chez M. Freiligrath ; c’est une satire de ces tableaux chargés d’éblouissantes couleurs, de ces scènes africaines, où l’on n’aperçoit que des animaux bizarres, et où l’homme disparaît à un tel point, que M. Heine et Atta-Troll ont pu s’y tromper. L’aiguillon est resté dans la piqûre. Tout ce qui suit, pour être moins vif, n’est pas moins spirituel ; les poètes politiques y sont finement raillés, et tout ce chant a révélé chez M. Heine une aptitude à la comédie un goût de bonne satire qui peut trouver son emploi. Parmi les pages les plus heureuses, et du milieu de digressions souvent insignifiantes, je voudrais extraire et mettre en relief la description de la chasse, si poétique, si étincelante, avec ses joyeuses fanfares et ses fraîches odeurs de mousse et de fleurs des forêts. M. Heine, après la satire, revient à l’inspiration lyrique, car, il l’a dit lui-même, son poème n’a pas de but :

« Mon poème est un songe d’une nuit d’été ; il est fantasque et sans but, oui, sans but, comme la vie, comme l’amour. N’y cherchez pas de tendances.

« Atta-Troll n’est pas un symbole de la nationalité germanique à la peau si épaisse, et il ne fourre pas sa patte dans les questions du jour.

« Mon héros n’est pas même un ours allemand. Les ours allemands, dit-on, ne veulent plus danser, mais ils ne brisent pas leurs chaînes.

Malgré le ton léger qui domine cette causerie bizarrement interrompue et reprise, il y a donc aussi çà et là une poésie fraîche et charmante comme dans le Songe de Shakspeare ; à côté des allusions dont l’auteur se défend en vain, à côté de cette épitaphe d’Atta-Troll supprimée par la censure, parce qu’elle parodiait trop plaisamment le style du roi de Bavière, il y a des élans lyriques où l’on reconnaît l’accent du poète. M. Heine finit même par déclarer qu’il est le dernier des chanteurs de l’Allemagne, et que ses vers sont la dernière chanson libre et printanière de la poésie romantique, das letzte freie Waldlied der Romantik. Ce dernier mot est une confession importante, qui vaut la peine d’être relevée. M. Heine en effet avait débuté en déclarant la guerre à ce que les Allemands appellent l’art romantique, à cette poésie à la fois sereine et mélancolique, et qui demande au christianisme une certaine intelligence mystique de la nature, à cette inspiration enfin dont Novalis nous donne l’idée la plus complète ; il y revient aujourd’hui et demande à être salué comme le dernier de ces doux et libres chanteurs. Pourquoi cela ? parce qu’il a vu l’art abandonné et menacé, parce qu’il a compris le mal que produit la disparition de l’idéalisme. Voilà pourquoi je voudrais que M. Heine s’attachât sérieusement à ce rôle que j’entrevois et que je lui signale. Il y trouverait des occasions heureuses pour son talent, et ne courrait pas le risque de l’affaiblir et de le perdre dans les petites choses, comme on a pu le lui reprocher. Qu’il mette donc de plus en plus son esprit, sa verve, au service du bon sens et de la vérité. Il a attaqué la poésie trop extérieure de M. Freiligrath ; il s’est moqué de tous les tribuns qui ajustent des rimes à leurs dissertations médiocres ; qu’il aiguise encore sa fine raillerie, et surtout qu’il l’emploie utilement. Qu’il soit un guide redouté, un censeur armé de cette netteté française qu’il a apprise chez nous ; qu’il donne aussi des exemples, car il a une double tâche à remplir, et que ce dernier chanteur de la vraie poésie, comme il s’appelle, tâche de se créer des successeurs.

Ce qui résulte, en effet, de notre étude, c’est que la poésie allemande est privée aujourd’hui de maîtres qui la gouvernent. Les écrivains qu’on vante le plus ont renoncé au vrai génie de la muse germanique. Un art frivole, insouciant des idées et séduit par l’éclat extérieur, a succédé aux nobles efforts de la pensée et de l’imagination. En outre, tous ces poètes, si peu sûrs d’eux-mêmes, sont obligés d’emprunter partout ; oui, c’est l’imitation que l’on rencontre sans cesse dans les œuvres de la poésie actuelle en Allemagne. M. Lenau affaiblit les énergiques créations de Goethe et de Byron, et M. Zedlitz les gracieux contes de Tieck, tandis que M. Freiligrath imite et reproduit, sans se les approprier suffisamment, les couleurs des Orientales. Si l’art se laissait entraîner dans ces voies dangereuses, si M. Heine ne songeait pas à exercer efficacement sa verve originale, la poésie serait envahie par une école plus funeste encore, par cette littérature socialiste qui s’organise bruyamment aujourd’hui, et elle y perdrait sa beauté. Quoi donc ! l’imagination, ce qu’il doit y avoir de plus libre, de plus vivant, de plus épanoui en tous sens, l’enfermer dans les formules d’une école, et d’une école dont le programme n’est pas très éloigné du matérialisme ! Mais je n’ai voulu qu’indiquer en terminant ce mouvement de la poésie politique ; il faudra revenir là-dessus avec plus de détails, il faudra assister à cette émeute qui s’agite au-delà du Rhin. Dans cette direction de plus en plus marquée, il y a un fait curieux et important qui demande une étude attentive. Je sais bien que ce serait une erreur de confondre un pays entier avec un parti ; on dirait cependant que toute l’Allemagne se porte vers ces idées, et, à moins que les sincères amans de la Muse ne combattent pour la cause sacrée, il semble que toute la poésie de ce pays, si grande, si religieuse dans ses contemplations, si charmante dans ses églogues des bois, la poésie de Goethe, de Schiller, de Novalis, d’Uhland, va aboutir à ces déclamations où je ne sais quel esprit bourgeois réclame vulgairement contre la noblesse de l’intelligence.


Saint-René Taillandier.