L’État de nos connaissances sur la constitution intérieure du globe

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L’État de nos connaissances sur la constitution intérieure du globe
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 886-920).
LA CONSTITUTION INTÉRIEURE
DE LA TERRE

I. On the probable Condition of the Interior of the Earth, a lecture by sir George Airy, 1878. — II. Essai sur la constitution et l’origine du système solaire, par M. Ed. Roche, 1873. — III. Coup d’œil historique sur la géologie, leçons professées au Collège de France, par M. Charles Sainte-Claire Deville, 1878. — IV. Les Volcans et les Tremblemens de terre, par M. K. Fuchs (Bibl. scientifique internationale), 1876.

En voyant se multiplier de jour en jour les découvertes sur la composition et l’état physique des corps célestes les plus éloignés de nous, on est porté à se demander comment il se fait que nous soyons encore si mal informés de la constitution intime de la planète que le Créateur nous a assignée pour séjour. Les puits, les mines ont à peine entamé la croûte solide sous laquelle se cachent les mystères de l’abîme. Les notions incertaines et confuses que nous avons de la condition probable de l’intérieur du globe nous sont fournies par des analogies, par des inductions tirées de faits qui s’observent à la surface terrestre ou dans le ciel. Bien peu de lumière nous est venu, sur cette matière, de l’expérience directe. C’est que les entrailles de la terre ne sont pas d’un facile accès : quoi qu’en dise le poète, on ne descend pas si aisément aux enfers. Le domaine des astres nous est moins fermé. Depuis près de deux siècles, beaucoup d’argent a été dépensé pour la construction de télescopes gigantesques à l’aide desquels on a pu sonder l’espace; aucune tentative n’a été faite pour aborder directement, en vue d’une exploitation scientifique, les ténèbres du monde souterrain. Les mines qui ont été creusées sur tant de points n’avaient pour but que l’exploitation des richesses minérales, et les profondeurs qui ont été atteintes ne dépassent guère, et dans des cas très rares seulement, un millier de mètres. C’est à peine la six-millième partie du chemin qu’il faudrait faire pour aller jusqu’au centre de la terre : ce que seraient des piqûres d’un millimètre de profondeur sur une sphère de 13 mètres de diamètre, grosse comme une petite maison. Malgré cette pénurie de données positives, il ne sera peut-être pas sans intérêt de résumer l’état de nos connaissances sur cette obscure matière et de montrer par quels côtés la question devient accessible à la science.


I.

La forme extérieure, la figure des planètes peut, jusqu’à un certain point, témoigner de leur origine et de leur condition actuelle. Ces globes légèrement aplatis qui gravitent autour du soleil ont dû s’arrondir sous l’empire des mêmes lois qui façonnent les gouttes de pluie et les grains de plomb : on ne peut se défendre de penser que ce sont des spécimens, dans de plus vastes proportions, de ces « figures d’équilibre » que prennent les masses liquides abandonnées à elles-mêmes, par l’effet des forces intérieures qui assemblent et lient leurs molécules. Tous ces sphéroïdes ont été sans doute ou sont encore des gouttes liquides, et des gouttes aplaties par suite de leur mouvement de rotation. Newton avait deviné l’aplatissement de la terre en partant de cette idée qu’elle avait dû être primitivement liquide ; car la force centrifuge qui naît de la rotation tend à renfler l’équateur aux dépens des régions polaires.

Lorsqu’on fait tourner une fronde, la tension de la corde prouve que la pierre qui est au bout fait effort pour s’échapper ; elle s’envole dès que la corde défaite cesse de la retenir. De même il arrive parfois que des meules de grès que l’on fait tourner trop vite se brisent sous l’effort de la force centrifuge, et que les éclats soient lancés au loin. C’est ainsi que les particules d’une sphère qui tourne sur elle-même tendent à s’éloigner de l’axe de rotation, et cette tendance centrifuge croît depuis les pôles, où elle est nulle, jusqu’à l’équateur, où elle atteint son maximum. Sur la terre, elle a pour effet de diminuer la pesanteur : les corps semblent un peu moins lourds sous l’équateur que sous les cercles polaires. Concevons maintenant la terre entièrement liquide ; les masses équatoriales, chassées par la force centrifuge, s’élèveront, tandis qu’une dépression se produira aux deux pôles. Pour le comprendre, il faut imaginer un siphon dont les deux branches, partant du centre, vont aboutir, l’une à l’un des pôles, et l’autre à un point de l’équateur ; les deux colonnes liquides ne pourront être en équilibre que si la colonne équatoriale, qui contient des molécules plus légères grâce à la force centrifuge, est plus longue que la colonne polaire, où se trouvent des molécules qui n’ont rien perdu de leur poids, La sphère devient un sphéroïde aplati. On peut observer cette déformation en faisant tourner rapidement autour d’un axe vertical une sphère d’argile ou des cercles d’acier flexibles; c’est une expérience qui se fait dans les cours de physique. L’aplatissement du sphéroïde se conserve lorsque la masse liquide se solidifie d’une manière plus ou moins complète. En rapprochant du centre les deux pôles tandis qu’il en éloigne les points de l’équateur, cet aplatissement augmente encore l’écart entre l’intensité de la pesanteur à l’équateur et aux pôles. On pourrait constater cet écart en mesurant, par la tension d’un ressort, le poids apparent d’un même kilogramme sous les différentes latitudes; mais un moyen plus sûr d’apprécier les variations de la pesanteur est fourni par les oscillations du pendule, qui sont d’autant plus lentes que l’attraction terrestre est plus faible. L’astronome Richer, ayant été envoyé à Cayenne en 1672 pour y observer la planète Mars, avait remarqué qu’un pendule réglé à Paris retardait à Cayenne de deux minutes et demie par jour. C’est cette observation, d’abord inexpliquée, qui fit soupçonner à Newton que la terre devait être un sphéroïde aplati.

On comprend maintenant que la connaissance exacte de la figure de la terre ait une grande importance au point de vue des hypothèses qu’on peut faire sur la constitution intérieure de notre planète. La géodésie, — cet arpentage en grand, qui prend ses points de repère à la fois sur la terre et dans le ciel, — n’a pas encore terminé son œuvre. Depuis l’abbé Picard, à qui nous devons la première mesure d’un degré du méridien, et les célèbres voyages de Bouguer et La Condamine au Pérou, de Maupertuis en Laponie, qui confirmèrent l’aplatissement du globe, de grands travaux du même ordre ont été exécutes dans presque toutes les parties du monde; l’association géodésique internationale, constituée depuis quelques années, s’occupe de les relier entre eux, de les compléter et d’en tirer un résultat — provisoirement — définitif. Nous savons, avec certitude, que la figure de la terre ne s’éloigne pas beaucoup d’une sphère parfaite, car l’aplatissement qui résulte des mesures géodésiques est, en nombre rond, égal à 1/300, d’où il suit que le rayon équatorial ne surpasse le rayon polaire que de 22 kilomètres. Ce nombre, qui représente l’épaisseur du renflement équatorial, égale deux fois et demie la hauteur du Gaurisankar, quatre fois et demie celle du Mont-Blanc; mais il faut toujours avoir présent à l’esprit que, sur une boule de 13 mètres de diamètre, les 22 kilomètres en question ne produiraient qu’une inégalité de 2 centimètres, qui serait tout à fait imperceptible pour nos yeux. De même, le relief naturel du sol ne donne lieu qu’à des irrégularités insignifiantes : les Alpes ou l’Himalaya seraient figurés, sur la boule de 13 mètres, par des saillies de quelques millimètres seulement, et les plus grandes profondeurs océaniques n’y dépasseraient pas 1 centimètre.

Si petites que soient toutes ces inégalités relativement aux dimensions de la terre, elles ne peuvent échapper à l’observation, puisqu’elles nous apparaissent sous la forme de montagnes et de vallées. Néanmoins la recherche de la véritable figure de la terre est un des problèmes les plus épineux qui soient, dès qu’il s’agit de sortir des approximations dont on peut se contenter dans un traité de géographie. Depuis Newton, on avait toujours admis que la terre était un ellipsoïde de révolution, en d’autres termes que les méridiens étaient des ellipses, l’équateur et tous les parallèles des cercles; on cherchait seulement à déterminer, une fois pour toutes, l’ellipticité propre à ces méridiens, et supposée partout la même. Il y a vingt ans, les calculs du capitaine Clarke, fondés sur l’ensemble des grandes triangulations qui avaient été exécutées jusqu’alors dans les différentes parties du monde, conduisirent à cette conclusion que l’équateur lui-même avait une forme elliptique, que les méridiens, par conséquent, étaient des ellipses inégalement aplaties. D’après Clarke, l’aplatissement de l’équateur était de 1/3270, c’est-à-dire environ dix fois plus petit que l’aplatissement moyen des méridiens; il représentait donc une dépression de 2 kilomètres, et cette dépression existait sous le méridien qui passe, à l’est, par l’archipel de la Sonde et à l’ouest par l’isthme de Panama, tandis que le renflement se trouvait sous le méridien de Vienne, qui traverse l’Europe centrale et l’Afrique. La terre était, en définitive, un ellipsoïde à trois axes inégaux; et ce résultat pouvait à la rigueur se concilier avec l’hypothèse de la fluidité primitive de la terre, car la forme en question est comprise parmi les figures d’équilibre que peut prendre un liquide en rotation. Toutefois, en y regardant de près, on trouve que les calculs de Clarke ont pu être fortement influencés par des anomalies qui existent probablement dans quelques-uns des réseaux géodésiques employés, et il semble que la majorité de ceux qui ont quelque autorité en ces matières soit revenue à l’ellipsoïde de révolution.

Lorsqu’on dit : figure de la terre, on entend par ces mots la forme géométrique d’une surface idéale qui coïncide avec le niveau moyen de la mer libre, et qu’on prolonge par la pensée au-dessous des continens. En effet, les opérations géodésiques sont toujours réduites, par le calcul, « au niveau de la mer, » après que les altitudes des stations ont été déterminées par des nivellemens qui partent du littoral le plus proche. La grande difficulté, c’est de définir exactement ce niveau pour une station donnée. Longtemps on s’est contenté d’admettre qu’en un point quelconque du globe la surface idéale de la mer libre était une surface horizontale, en d’autres termes, qu’elle était parallèle au niveau des liquides au repos, et perpendiculaire à la direction du fil à plomb. Mais cette définition est insuffisante, comme il est facile de le montrer. La verticale apparente indiquée par le fil à plomb, ou déterminée au moyen du niveau d’eau, du bain de mercure, etc., n’est autre chose que la direction effective de la pesanteur, qui peut être notablement influencée par des attractions locales dues à une distribution irrégulière des masses dont le sol est formé; le voisinage d’une montagne peut faire fléchir le fil à plomb d’une manière très sensible, et une caverne souterraine peut causer une déviation en sens opposé. Concevons maintenant les continens découpés par un réseau de canaux qui relient toutes les mers et en fassent, pour ainsi dire, une nappe continue; faisons abstraction des oscillations périodiques auxquelles donnent lieu les marées ; cette nappe, supposée immobile, qui représente le niveau moyen de la mer libre, offrira des intumescences suivies de dépressions par lesquelles s’accuseront les influences locales qui produisent la déviation du fil à plomb. L’attraction des continens doit causer une surélévation notable du niveau de la mer le long des côtes et un abaissement proportionnel du même niveau au large. Cette influence des continens a été signalée en 1842 par M. Saigey, qui trouve 36 mètres pour l’exhaussement probable de la mer sur les côtes de l’Europe. Sept ans plus tard, un célèbre physicien anglais, M. Stokes, a repris cette question en y appliquant toutes les ressources de l’analyse mathématique[1], et Philipp Fischer, en 1868, a calculé que le dénivellement dû aux attractions des masses continentales peut aller jusqu’à 900 mètres. Le niveau moyen des mers libres est donc, selon toute probabilité, une surface irrégulièrement ondulée. La surface idéale ou géométrique de la terre sera le sphéroïde régulier qui s’écarte le moins possible de ce niveau moyen, dont il égalise en quelque sorte le relief accidentel.

Les triangulations au moyen desquelles on mesure les arcs terrestres font connaître les dimensions et la configuration de ce sphéroïde par la comparaison des distances mesurées sur le terrain avec les amplitudes angulaires correspondantes qui se déduisent des latitudes et des longitudes astronomiques des stations. La partie la plus délicate des opérations consiste à faire la part des attractions locales qui inclinent l’horizon en faussant la direction du fil à plomb. C’est surtout dans les triangulations de la Russie et de l’Inde que cette difficulté s’est fait sentir. Tandis que, dans le Caucase, le colonel Chodsko a constaté des déviations de 54 secondes, que Schweitzer a trouvé dans les environs de Moscou, en rase campagne, des déviations de 8 et de 9 secondes, la chaîne de l’Himalaya n’a paru exercer sur le fil à plomb qu’une action insignifiante au lieu de la forte déviation que faisait prévoir la théorie, — comme si ces montagnes étaient constituées par des roches plus légères que le sol de la plaine.

Les opérations dont il vient d’être question servent à déterminer la figure de la terre par les angles que font avec l’axe du monde les verticales d’une série de stations, c’est-à-dire les directions de la pesanteur. Un autre moyen consiste à mesurer, sur un grand nombre de points, l’intensité de la pesanteur, et par là la distance au centre de la terre, en comptant les oscillations d’un pendule : ces oscillations s’accélèrent quand l’attraction se manifeste avec plus d’énergie, quand, par conséquent, l’observateur se trouve plus près du centre. Nous avons déjà vu que Richer avait remarqué ces variations du pendule lors de son voyage à Cayenne, et que Newton en avait fourni l’explication. Au commencement de ce siècle, Biot, Sabine, Kater, Lütke, Foster et d’autres, ont fait de nombreuses déterminations de ce genre, qui ont fourni une précieuse vérification des résultats de la géodésie proprement dite. Mais il ne faut pas oublier que l’intensité de la pesanteur peut être troublée par les mêmes causes qui en altèrent la direction. Une accumulation locale de roches très denses peut augmenter l’attraction terrestre, des vides peuvent la diminuer. La dénivellation de l’Océan dont nous avons déjà parlé, qui relève le niveau des eaux dans le voisinage des grands continens et l’abaisse au large, a évidemment pour effet de rapprocher les îles du centre de la terre, puisqu’elles se trouvent ainsi situées dans une sorte de vallée océanique. Cette remarque fait comprendre pourquoi les oscillations du pendule paraissent éprouver dans beaucoup d’îles une accélération autrement inexplicable[2].

Les perturbations auxquelles sont ainsi soumises la direction aussi bien que l’intensité de pesanteur, ont du moins permis de déterminer la densité moyenne de la terre. Le principe de la méthode se comprend facilement. Supposons qu’on ait mesuré la déviation du fil à plomb dans le voisinage d’une montagne isolée dont il soit possible d’évaluer avec quelque précision le volume et le poids : la grandeur de la déviation permettra de calculer le rapport dans lequel la masse de la montagne est à la masse de la terre, et, les volumes des deux masses étant connus, on pourra en conclure le rapport de leurs densités. Un calcul analogue pourra être fait lorsqu’on aura compté les oscillations d’un pendule au sommet et au pied de la montagne. En transportant le pendule au sommet, on s’éloigne du centre de la terre et l’on doit perdre quelques oscillations par jour; mais l’attraction de la montagne compense en partie la diminution de pesanteur qui dépend de l’altitude, et l’on a ainsi le moyen de comparer sa masse à celle de la terre.

Bouguer, dans son voyage au Pérou, n’avait point négligé d’appliquer ces méthodes. Aidé de La Condamine, il avait observé la déviation du fil à plomb sous l’action du Chimborazo, et il avait étudié la marche de son pendule sur la montagne volcanique de Pichincha (dont l’altitude est égale à celle du Mont-Blanc) et au niveau de la mer. Malheureusement l’imperfection des instrumens, la rigueur du climat, la violence des vents, ne permirent pas aux deux astronomes français d’apporter à ces observations une grande précision ; les effets qu’ils s’étaient proposé de constater se trouvèrent beaucoup plus faibles qu’on ne s’y était attendu, et Bouguer crut devoir en conclure que les montagnes volcaniques du Pérou étaient creuses et ne représentaient que d’immenses ampoules vides à l’intérieur. En répétant ses expériences avec toutes les précautions que demandent des recherches d’une nature aussi délicate, on pourrait décider si l’insuffisance de ses résultats tient à des erreurs d’observation, ou s’il s’est trouvé réellement en présence d’un phénomène analogue à celui qu’a présenté la chaîne de l’Himalaya[3].

La méthode de Bouguer a été utilisée avec un plein succès, en 1774, par le célèbre astronome anglais Maskelyne. Ce dernier avait choisi, pour ses expériences, le mont Shéhallien en Écosse; c’est une montagne complètement isolée, dont la constitution géologique est connue et la forme peu compliquée, ce qui simplifie les calculs. Maskelyne détermina d’abord, par l’observation des étoiles qui passaient près de son zénith, les latitudes de deux stations, prises l’une au sud et l’autre au nord de la montagne, et dont la distance horizontale, mesurée par une triangulation, était de 1,330 mètres. La différence des deux latitudes astronomiques fut trouvée égale à 43 secondes, au lieu de 54",6, que donnait la distance mesurée; l’excès de 11", 6 représentait la somme des déviations exercées par le Shéhallien sur ses deux faces opposées. Il restait à relever le relief exact de la montagne, à en évaluer le volume, la densité, le poids total, et à calculer, à l’aide de ces élémens, la valeur théorique de l’attraction qu’elle devait exercer sur le fil à plomb aux deux stations. C’est le géologue Hutton qui se chargea de cette besogne : elle prit trois années. Le résultat de ses calculs fut que la déviation observée s’expliquait en supposant que la densité moyenne de la montagne était à celle de la terre comme 5 est à 9. Hutton adopta d’abord pour la densité du Shéhallien le nombre 2,5 (c’est à peu près la densité du grès quartzeux); dès lors la densité moyenne du globe était 4,5. Plus tard, il modifia ces chiffres en prenant 3,0 pour la densité de la montagne et 5,4 pour celle de la terre. L’étude géologique de cette montagne, entreprise dans la suite par Playfair et lord Webb Seymour, a donné pour la densité des roches qui la composent un chiffre intermédiaire entre ces deux évaluations, par lequel la densité de la terre devient 4,7.

On n’a pas songé à compléter ces expériences par l’observation du pendule; il est vrai que la faible élévation du Shéhallien (1,000 mètres) ne promettait pas un effet très marqué. Une observation de ce genre a été faite par l’astronome Carlini, en 1821, au sommet du Mont-Cenis ; elle a donné pour la densité du globe un nombre voisin de celui de Maskelyne.

En 1854, M. Airy a exécuté une expérience analogue au fond de la mine de houille de Harton; à une profondeur de 1,220 pieds, il fut constaté que le pendule à secondes avançait de 2 secondes ¼ par jour. On en conclut que la densité moyenne du globe est à celle de la surface dans le rapport de 2,63 à 1, et, en prenant la densité de la surface égale à 2,3, celle du globe devient 6,1.

M. Saigey a essayé d’obtenir la densité du globe par la déviation du fil à plomb due à tout un continent, en calculant la déviation théorique de la verticale pour Evaux, point central de la France et l’une des stations de la méridienne de Paris. D’après les calculs de Puissant, il existe entre la latitude astronomique et la latitude géodésique d’Evaux une différence de près de 7 secondes, qui semble indiquer que l’attraction de la portion méridionale de la France, qui est située au sud du parallèle d’Evaux, l’emporte sur l’attraction de la portion septentrionale. Or on peut, en s’aidant d’une bonne carte orographique, calculer les hauteurs moyennes du sol tout autour d’Evaux jusqu’aux Pyrénées, aux Alpes et aux mers adjacentes, puis, avec ces hauteurs moyennes, calculer la résultante de toutes les attractions partielles qui sollicitent le fil à plomb à Evaux. M. Saigey a trouvé que, pour rendre compte de l’écart constaté par Puissant (qui suppose que l’attraction du globe est environ trente mille fois plus grande que celle de toute la France sur Evaux), il faut que la densité moyenne de la terre soit à celle du sol de la France comme 1,7 est à l’unité. En prenant 2,5 pour la densité du sol (rapportée à celle de l’eau), cela donne 4,25 pour la densité du globe.

L’entreprise de Maskelyne peut être réduite aux proportions d’une expérience de cabinet : on peut donc peser la terre sans sortir de chez soi. C’est ce qu’a fait pour la première fois l’illustre Cavendish. Ce fils cadet du duc de Devonshire, qui sacrifiait ses espérances de fortune à son goût pour les sciences, avait commencé sa carrière pauvrement : « Ses parens, nous dit M. Biot, voyant qu’il n’était bon à rien, le traitèrent avec indifférence et s’éloignèrent peu à peu de lui. « Il s’en dédommagea en devenant un des premiers chimistes de son temps, et lorsqu’il fut célèbre, un de ses oncles, qui avait été général outre-mer, revint à point nommé pour lui laisser un héritage de 300,000 livres de rente. Il laissa lui-même, lorsqu’il mourut âgé de soixante-dix-sept ans, une fortune de 30 millions. Cavendish était ainsi « le plus riche de tous les savans, et probablement aussi le plus savant de tous les riches. »

Cavendish avait reçu de Hyde Wollaston un appareil que ce dernier tenait lui-même, par voie d’héritage, de John Michell, et qui était destiné à mesurer le poids de la terre par l’attraction que deux grosses boules de plomb exerçaient sur deux petites boules suspendues aux deux extrémités d’un levier mobile. Il y avait certainement quelque chose d’inattendu, de bizarre, dans cette idée de vouloir observer l’attraction d’une boule de plomb, qu’on est habitué à regarder comme une masse inerte, — de vouloir constater de visu la part infinitésimale qu’elle prend à l’œuvre de la gravitation universelle. On y réussit pourtant. Cavendish perfectionna l’appareil de Michell en y appliquant le principe de la fameuse balance de torsion de Coulomb, — la torsion d’un fil opposée comme force modératrice à l’attraction qui agit sur un levier porté par ce fil.

Ses expériences furent communiquées à la Société royale de Londres en 1798. Voici, en deux mots, comment se faisaient les observations. Un levier horizontal de sapin était suspendu à un fil métallique fixé au plafond d’une chambre fermée ; à ses deux extrémités, il portait deux petites balles et deux lames d’ivoire sur lesquelles étaient tracées des divisions ; deux lunettes, enchâssées dans les murs de la chambre et dirigées sur ces divisions, permettaient de suivre du dehors tous les mouvemens du levier. Enfin deux grosses boules de plomb, pesant chacune 158 kilogrammes et soutenues par une règle tournante, pouvaient à volonté être éloignées ou rapprochées des deux balles par un mécanisme que l’on manœuvrait encore de l’extérieur. Or toutes les fois qu’on les rapprochait des petites balles, on voyait celles-ci obéir à l’attraction des masses de plomb ; elles se déplaçaient, puis oscillaient autour d’une nouvelle position d’équilibre où la réaction de torsion du fil balançait l’attraction des grosses boules. En soumettant au calcul les résultats de ces expériences, on a pu estimer la force d’attraction des boules par rapport à la pesanteur; de là il est facile de déduire le rapport dans lequel la masse des boules est à celle de la terre, et par suite la densité de la terre comparée à celle du plomb. En définitive, Cavendish trouva 5,48 pour la densité de la terre, celle de l’eau étant prise comme unité[4].

Les expériences de Cavendish ont été répétées par F. Reich, à Freiberg, à deux reprises, en 1837 et en 1849, puis à Londres, en 1842, par Francis Baily, sous les auspices de la Société astronomique. Reich trouva des nombres peu différens de celui de Maskelyne (5,44 et 5,58); le résultat de Baily fut un peu plus fort (5,67). Baily avait perfectionné l’appareil de Cavendish sous plusieurs rapports, il avait varié le diamètre et la nature des petites balles en faisant usage de balles de platine, de plomb, de laiton, de zinc, de verre et d’ivoire. Le nombre auquel il s’était arrêté était la moyenne de plus de deux mille expériences; néanmoins il ne mérite pas une grande confiance, car les résultats sont affectés d’erreurs systématiques dont la cause est restée longtemps inexpliquée.

Il valait la peine de reprendre la question avec toutes les ressources de la science moderne. C’est ce qu’ont fait récemment deux physiciens français, MM. A. Cornu et J. Baille. Leurs expériences, commencées en 1870, ont déjà fait l’objet de plusieurs communications intéressantes à l’Académie des sciences. Les appareils sont installés dans une des caves de l’Ecole polytechnique; ils sont beaucoup plus petits que ceux de Cavendish et de Baily, car, d’après une heureuse remarque de MM. Cornu et Baille, on a tout avantage, au point de vue de la déviation qu’on veut obtenir, à réduire les dimensions des appareils. On a donc pu réduire à 12 kilogrammes la masse attirante, qui est formée par du mercure contenu dans deux sphères creuses de fonte de 0m, 12 de diamètre; par aspiration, on fait passer le mercure de l’une des sphères dans l’autre, de manière à doubler l’effet de l’attraction, et ce déplacement s’obtient sans choc ni trépidations[5]. Le levier de la balance de torsion est un petit tube d’aluminium de 0m,50 de longueur, qui porte à ses deux extrémités deux boules de cuivre pesant chacune 109 grammes; un miroir plan fixé en son milieu permet d’observer avec une lunette l’image d’une échelle horizontale placée à une distance de 5 ou 6 mètres. Le moindre mouvement du levier est ainsi révélé par un déplacement des divisions de l’échelle. Le temps d’une oscillation double du levier est d’environ 7 minutes. Les phases de ces oscillations sont enregistrées électriquement.

Le mérite principal de ce travail consiste dans une étude approfondie de toutes les causes de perturbation qui pourraient introduire des erreurs dans les expériences de cette nature; aussi le résultat définitif pourra-t-il être accepté avec confiance. Le chiffre trouvé jusqu’ici est 5,56. Ajoutons que MM. Cornu et Baille ont découvert la cause d’erreur qui a fait trouver à Baily des nombres trop grands; en corrigeant l’erreur systématique de ses expériences, il est probable qu’on trouvera un nombre peu différent de 5,55.

En résumé, la densité moyenne de la terre paraît donc être cinq fois et demie celle de l’eau; elle est double de la densité à la surface, qui ne diffère pas beaucoup de 2,5. Il s’ensuit qu’il doit y avoir, dans l’intérieur de la terre, des masses très lourdes dont l’excès de densité compense le défaut de densité des roches superficielles. Cela n’a rien de surprenant, car les fortes pressions que supportent les couches profondes doivent nécessairement en augmenter la densité naturelle. Mais quelle est la loi suivant laquelle la densité augmente de la surface au centre? Legendre avait imaginé une loi assez simple, adoptée aussi par Laplace, d’après laquelle on aurait pour la densité à la surface 2,5, au milieu du rayon 8,5 et au centre 11,3, en supposant la densité moyenne égale à 5,5. Une loi différente, à laquelle M. Ed. Roche est parvenu en partant de considérations théoriques, donnerait pour la densité à la surface 2,1, au milieu du rayon 8,5, et au centre 10,6[6]. Cette concordance de résultats déduits d’hypothèses très différentes montre que l’indétermination du problème est assez limitée ; en adoptant les résultats de M. Roche comme les plus vraisemblables, nous pouvons dire que la densité moyenne du globe est à peu près double de la densité à la surface, et la densité au centre double de la densité moyenne. Les couches centrales ont une densité voisine de celle du plomb.

II.

L’existence d’une température élevée dans les couches profondes de la terre est un fait dont il n’est plus permis de douter, bien que la loi suivant laquelle la chaleur augmente à mesure qu’on descend au-dessous de la surface soit encore loin d’être exactement connue. Le père Kircher, au XVIIe siècle, parle déjà de la chaleur souterraine, qui se fait sentir au fond des mines[7]. Boerhave et Boyle mentionnent également des observations concernant la chaleur qui règne dans les profondeurs du sol. Cependant c’est seulement en 1740, — près d’un siècle et demi après l’invention du thermomètre, — qu’une tentative sérieuse est faite pour mesurer cette chaleur; elle est due à Gensanne, directeur des mines de plomb de Giromagny (Vosges), qui descend un thermomètre dans des profondeurs dépassant 400 mètres et constate que la température s’élève en moyenne de 1 degré pour 19 mètres. Vers la fin du siècle, Horace de Saussure, voulant vérifier si la chaleur propre du globe peut contribuer à la fusion des glaciers, fait une expérience du même genre dans les salines de Bex, où il trouve une augmentation de 1 degré pour 37 mètres. Depuis cette époque, les expériences se sont multipliées ; il suffira d’en citer les plus importantes.

Cordier, dans son célèbre Essai sur la température de l’intérieur de la terre, qu’il lut à l’Académie des sciences dans le courant de l’année 1827, a réuni les travaux de ses devanciers et les résultats qu’il avait obtenus lui-même dans quelques mines. Il avait trouvé, dans les mines de Carmaux (Tarn), une augmentation de 1 degré pour 36 mètres, pour 19 mètres dans les mines de Littry (Calvados), pour 15 mètres à Decize (Nièvre). Le chiffre moyen auquel il s’arrête est de 1 degré pour 25 mètres. Il conclut de ces observations qu’à une profondeur de quelques centaines de kilomètres, on rencontrerait une chaleur de 100 degrés du pyromètre de Wedgwood, qui suffit à faire fondre toutes les laves.

Pour arriver à des résultats dignes de confiance, il ne faut pas se contenter d’observer la température de l’air au fond de la mine, ou celle des eaux qui pénètrent dans les galeries, il faut enfoncer les thermomètres dans des cavités percées dans la roche vive, et les y laisser un temps suffisant pour qu’ils prennent la température du milieu ambiant. En effet, les courans d’air qui s’établissent dans les mines en abaissent d’ordinaire la température, surtout lorsqu’ils produisent une évaporation active de l’humidité des parois; c’est ainsi qu’il arrive que, dans quelques mines, la température de l’air reste inférieure à la température moyenne qui règne à la surface (comme dans les carrières de Maestricht). L’échauffement dû, à la présence des ouvriers peut compenser cet effet dans une certaine mesure : on a calculé que dix ouvriers, munis chacun d’une lampe, pourraient échauffer de 1 degré l’air contenu dans une galerie de 4,650 mètres de longueur, ayant 2 mètres de haut sur 1 mètre de large. Quant aux eaux que l’on trouve dans les galeries, il est clair qu’elles ne peuvent en faire connaître la véritable température que si elles y ont séjourné quelque temps, car les eaux d’infiltration qui arrivent de la surface ou les eaux de source qui montent d’une certaine profondeur peuvent être ou plus chaudes ou plus froides que les roches qui leur livrent passage. Le plus sûr est donc de déposer les thermomètres dans des excavations pratiquées dans les parois de la mine; encore faut-il se placer dans l’angle du front de taille, c’est-à-dire choisir la roche fraîchement entamée, qui n’a pas encore eu le temps de se refroidir au contact de l’air. Cordier perçait des trous de 0m,65 ; Reich, qui organisa dans les mines de l’Erzgebirge un vaste ensemble d’observations, faisait forer la roche jusqu’à un mètre de profondeur; il se servait de thermomètres construits spécialement pour cet usage, dont la tige très longue dépassait l’orifice du trou, qu’on bouchait avec du sable. Ces expériences ont été poursuivies, de 1830 à 1832, dans vingt mines différentes, représentant une surface de plusieurs lieues carrées. Les thermomètres étaient échelonnés, autant que possible, sur une même ligne verticale, à des profondeurs variant de 20 à 350 mètres ; on en relevait les indications deux ou trois fois par semaine. La discussion de ces observations a donné 412 mètres pour la profondeur qui correspond à une augmentation de 1 degré centigrade[8]. Dans les mines de l’Oural, en Sibérie, Kupffer constata une augmentation bien plus rapide (1 degré pour 20 mètres), tandis que les observations faites dans les mines de la Prusse donnent un accroissement moyen beaucoup plus lent (1 degré pour 57 mètres, d’après Gerhard). Les résultats isolés présentent des divergences encore bien plus fortes. Il semble d’ailleurs prouvé que la chaleur s’accroît plus vite dans les houillères que dans les gisemens de métaux, dans les filons de cuivre plus que dans l’étain, dans les roches métallifères en général plus que dans les schistes, et dans ces derniers plus que dans le granit. Ces différences tiennent sans doute à la facilité plus ou moins grande avec laquelle ces terrains conduisent la chaleur, peut-être aussi à des phénomènes chimiques dont ils sont encore le siège.

Il faut dire aussi que, dans beaucoup de cas, le taux de la progression, loin d’être uniforme, semble se ralentir à mesure qu’on arrive à des profondeurs plus grandes. C’est ainsi que, d’après Fox, l’ensemble des observations recueillies dans les mines de Cornouailles et du Devonshire donnerait une différence de 1 degré centigrade pour 15 mètres à une profondeur d’environ 100 mètres, et pour 41 mètres lorsqu’on arrive à 350 mètres. Ce ralentissement est aussi très sensible dans le fameux puits de Tcherguine, à Yakoutsk, lequel a été creusé dans un terrain entièrement gelé. Commencé en 1828, aux frais d’un négociant nommé Fédor Tcherguine, qui espérait qu’on rencontrerait l’eau à une profondeur de 10 mètres, ce puits avait été en trois ans poussé à 35 mètres sans qu’on fût sorti de la terre glacée, et on allait renoncer à continuer les travaux si, fort heureusement pour la science, l’amiral Wrangel, de passage à Yakoutsk, n’eût fait comprendre au propriétaire l’intérêt que pouvait présenter cette entreprise au point de vue de la physique du globe. On continua donc à creuser pendant six années encore, et l’on atteignit ainsi la profondeur de 116 mètres ; la terre y était toujours gelée, et les travaux furent définitivement arrêtés en 1837 ; on se contenta de couvrir le puits avec soin. En 1844, Middendorf eut l’occasion de le visiter et d’y faire une série d’observations thermométriques, d’après lesquelles la température moyenne est de — 11°, 2 à une profondeur de 2 mètres ; de — 4°,8 à 60 mètres ; de — 3°,0 au fond du puits (à 116 mètres). On voit qu’elle augmente d’abord de 6°,4, puis de 1°,8 seulement pour 60 mètres.

Les observations qu’on a pu faire dans les puits artésiens ont donné des résultats analogues, c’est-à-dire tout aussi discordans quant au taux de la progression. Le chiffre moyen fourni par vingt-sept puits artésiens de Vienne serait, d’après Spasky, de 1 degré pour 20 mètres. Les expériences très précises que le physicien Magnus a instituées en 1831, à Rüdersdorf, près de Berlin, à l’occasion du forage d’un puits artésien, ont donné le même résultat. Mais à Pregny, près de Genève, MM. de la Rive et Marcet ont trouvé 32 mètres pour la profondeur qui correspond à une augmentation de 1 degré centigrade (le puits a été poussé jusqu’à 220 mètres).

Ce chiffre représente assez exactement le taux moyen de l’accroissement de la température, tel qu’il résulte des sondages thermométriques exécutés dans les puits artésiens : en effet, Walferdin a trouvé un accroissement de 1 degré pour chaque 31 mètres dans le puits artésien de l’École-Militaire à Paris, dans celui de Saint-André (Eure), dans le puits de Grenelle, et beaucoup d’autres puits ont donné des chiffres compris entre 30 et 35 mètres pour la différence de niveau qui correspond à une augmentation de 1 degré. Il suffit d’ailleurs de constater que l’eau qui s’échappe des puits de Grenelle (548 mètres) et de Passy (570 mètres) est à la température d’environ 28 degrés, tandis que la température moyenne de Paris est de 10°, 6, pour en conclure que cette eau emprunte aux couches profondes du sol un peu plus de 17 degrés, ce qui fait à peu près 1 degré pour 32 mètres. Les forages beaucoup plus profonds de Neusalzwerk, près Minden, en Prusse (700 mètres), et de Mondorf, dans le grand-duché de Luxembourg (730 mètres), ont donné aussi une différence de 1 degré pour 30 ou 31 mètres.

La comparaison des températures notées par Walferdin, près du Creuzot, au fond d’un trou de sonde de 816 mètres de profondeur et dans un puits voisin, de 554 mètres (38°, 3 et 27%2), pourrait faire croire qu’à ces profondeurs l’accroissement est plus rapide que près de la surface du sol, puisque la différence observée est de 11 degrés pour 262 mètres, ce qui donne 1 degré pour 23m,6. Mais il ne faut pas oublier que des puits très voisins peuvent donner des résultats notablement différens : à Naples, d’après M. Mallet, deux puits artésiens très profonds, creusés à 1,600 mètres de distance l’un de l’autre, donnent respectivement 45 et 109 mètres pour la profondeur qui correspond à 1 degré de chaleur supplémentaire. Enfin les expériences thermométriques qui ont été faites en 1876 par M. Mohr, dans un puits de 4,000 pieds de profondeur, percé à travers un roc de sel à Speremberg, près de Berlin, ont conduit ce physicien à admettre que le taux de la progression se ralentit sensiblement à mesure qu’on descend au-dessous de la surface, conclusion conforme à celle que Fox avait déduite des observations faites dans les houillères anglaises. M. Mohr a cru remarquer que, depuis 700 pieds, où le thermomètre marquait 19°,6 cent., jusqu’à 3,300 pieds, où il marquait 46°,0, la différence de température correspondant à une différence de 100 pieds diminuait d’une manière régulière, de telle sorte qu’en continuant le sondage, on n’aurait plus trouvé, au delà de 5,000 pieds, qu’un accroissement à peine sensible. Mais M. A. Boue, qui a vivement contesté les conclusions de M. Mohr, a fait observer avec raison que les eaux d’infiltration ont pu abaisser considérablement la température des couches profondes, ce qui suffirait pour expliquer le ralentissement constaté par M. Mohr.

On emploie pour ces sortes de recherches les thermomètres à déversement, dont le réservoir se vide en débordant à mesure que la température s’élève ; le mercure resté dans la boule fait connaître le maximum qui a été atteint. C’est là le principe du thermomètre à maxima de Walferdin, du géothermomètre de Magnus, etc. Des thermomètres à minima, d’une construction différente, servent à déterminer la température des profondeurs océaniques, qui sont généralement plus froides que la surface. Les nombreux sondages qui ont été exécutés depuis quelques années par les expéditions scientifiques anglaises ont mis hors de doute ce fait, que le fond de la mer est partout à une température peu différente de zéro, et ce phénomène s’explique en admettant que les eaux froides sont entraînées au fond par leur poids spécifique, tandis que les eaux réchauffées par le soleil, et dilatées par la chaleur, restent à la surface. En faisant abstraction du trouble que les courans d’eaux chaudes tels que le Gulfstream apportent dans la distribution normale des températures, on peut donc dire que le lit de l’Océan est recouvert d’une eau glacée. Le fond des lacs d’eau douce est moins froid, parce que l’eau douce a un maximum de densité à 4 degrés : il en résulte que les masses liquides qui possèdent cette température sont entraînées au fond, tandis que les eaux plus chaudes ou plus froides montent vers la surface. En résumé, la partie de l’écorce terrestre qui est couverte par les eaux demeure à une température relativement basse par suite de la stratification que les variations de densité établissent au sein des liquides ; mais s’il était possible de pratiquer des sondages dans le lit des mers, on y trouverait sans doute le même accroissement de température qu’on a constaté dans le sol congelé de la Sibérie.

En moyenne, on admet généralement que l’augmentation est de 1 degré pour 30 mètres. Si cette progression se continuait indéfiniment, il est clair qu’à une profondeur de 2,700 mètres on devrait rencontrer la température de l’eau bouillante, et qu’au delà de 50 kilomètres la chaleur dépasserait 1,600 degrés, température à laquelle fondent le fer et la plupart des roches. C’est là l’argument principal de ceux qui soutiennent que l’écorce solide du globe n’a qu’une épaisseur de 40 ou 50 kilomètres, qui lui donne, par rapport au noyau liquide, l’importance de la coquille d’un œuf. Il est certain que l’accroissement de la température avec la profondeur, constaté par tant d’observateurs, fait invinciblement naître l’idée d’un foyer souterrain qui possède une énorme chaleur. Mais à quelle distance de la surface faut-il en chercher le siège ?

Les profondeurs que les sondages thermométriques ont explorées jusqu’à ce jour sont insuffisantes pour décider la question. Parmi les mines dont les travaux ont atteint une grande profondeur, on cite celles de Kitzbuhl, dans le Tyrol (900 mètres), de Kuttemberg, en Bohême (1,200 mètres) ; parmi les forages les plus profonds, ceux de Mondorf (730 mètres), de Mouille-Longe (920 mètres), de Speremberg (1,260 mètres), etc. Pourquoi n’essaierait-on pas de pratiquer un forage au fond de quelque mine, afin de pénétrer encore plus avant dans les entrailles de la terre?

Il serait à désirer aussi que les cavités naturelles qui existent dans certaines parties du globe fussent utilisées pour des explorations scientifiques. Les renseignemens que l’on trouve à cet égard dans les vieux livres sont malheureusement entachés d’exagération, et l’absence de témoignages récens nous empêche d’y démêler la part de vérité qu’ils renferment peut-être. Pontoppidan, dans son Histoire naturelle de la Norvège, parle d’un trou qui existe dans le voisinage de Frederikshall, et dans lequel la chute d’une pierre parait durer deux minutes. « Si l’on pouvait supposer, dit Arago, que cette chute s’opère tout d’un trait, que la pierre ne ricoche pas, qu’elle ne s’arrête jamais tantôt sur une saillie des parois du trou et tantôt sur une autre, les deux minutes en question donneraient, pour la profondeur totale du trou de Frederikshall, au delà de 4,000 mètres, c’est-à-dire 800 mètres de plus que la hauteur de la plus haute cime des Pyrénées. » Mais il paraît bien qu’il s’agit ici du bruit continu d’une pierre qui roule et ricoche, et d’ailleurs les voyageurs modernes ne parlent plus du fameux trou de Frederikshall. Je n’ai pu éclaircir davantage ce qu’il peut y avoir de vrai dans les récits concernant la légendaire caverne de Dolsteen, dans l’île Herroe (Norvège), qui, suivant une croyance répandue parmi les habitans, s’étendrait jusqu’au-dessous de l’Ecosse. En 1750, dit-on, deux ecclésiastiques s’y étaient aventurés assez loin et avaient entendu au-dessus d’eux gronder la mer; arrivés au bord d’un précipice, ils y avaient jeté une grosse pierre dont le bruit était encore perçu au bout d’une minute.

Sans attacher aucune importance à ces renseignemens puisés à des sources peu sûres, on peut cependant admettre qu’il doit exister des cavités naturelles qui pourraient être utilisées pour l’exploration des couches profondes de l’écorce terrestre. M. Babinet, qui caressait le rêve d’une société par actions pour le creusement d’un trou très profond, pensait qu’on ne devait pas négliger le côté industriel de l’affaire. « Nous ne sommes plus, dit-il quelque part, au temps où Voltaire raillait si amèrement Maupertuis, qu’il accusait d’avoir voulu percer la terre de part en part, en sorte que nous aurions vu nos antipodes en nous penchant sur le bord du puits de cet antagoniste de l’irascible roi de la littérature. Personne ne niera aujourd’hui qu’il ne soit possible de faire descendre des galeries démines à des profondeurs de plusieurs kilomètres, quand on a à sa disposition le choix du terrain, des dimensions convenables et le temps surtout!.. Eh bien, arrivons à 4 kilomètres seulement sous terre et déblayons-y un local suffisant. Si les hommes n’en peuvent supporter la chaleur, les machines ne seront pas si délicates. Nous voici en possession d’un vaste local dont les parois sont à la chaleur de nos fours et de nos étuves. Amenons-y un ruisseau, une petite rivière ; elle en ressortira plus chaude que l’eau bouillante et sera une vraie mine de chaleur, comme les précieuses couches de charbon de terre de l’Angleterre et de la Belgique. » On sait que la chaleur des sources de Chaudes-Aigues, dont la température atteint 80 degrés, est utilisée par les habitans pour préparer leurs alimens, nettoyer leur linge et chauffer leurs maisons. « Des conduits en bois, établis dans toutes les rues de la ville, alimentent, au rez-de-chaussée de chaque maison, un réservoir servant de calorifère pendant les journées froides, et dispensant ainsi de foyers et de cheminées. En été, de petites écluses, placées à l’entrée de chaque tuyau d’amenée, arrêtent les eaux chaudes et les rejettent dans le ruisseau qui coule au bas de la ville. Un chimiste, M. Berthier, a calculé que la chaleur fournie journellement par les sources égale celle que produirait la combustion de plus de quatre tonnes et demie de houille ; c’est assez pour donner une température confortable à l’intérieur des maisons et pour chauffer les rues elles-mêmes[9]. »

Depuis que l’épuisement progressif des houillères oblige l’industrie à chercher le précieux combustible à des profondeurs de plus en plus grandes, on s’est occupé de savoir quelle serait la limite extrême des profondeurs accessibles. Le rapport de la commission d’enquête anglaise contient à ce sujet des renseignemens très complets[10]. La seule cause, dit le rapport, qui puisse pratiquement limiter la profondeur des mines, c’est l’élévation de la température. En Angleterre, on rencontre une température sensiblement constante (10 degrés centigrades) jusqu’à 15 mètres environ ; à partir de là, la température augmente en moyenne de 1 degré par 37 mètres, de sorte qu’à 1 kilomètre de profondeur elle atteint la chaleur du sang (37 degrés). Cette chaleur terrestre gêne les exploitations en échauffant l’air que l’on fait circuler à travers la mine ; à une grande distance des puits, cette ventilation artificielle ne procure plus qu’un abaissement insignifiant de la chaleur des galeries. Il faut donc se demander quelle est la plus haute température de l’air où l’homme puisse encore travailler sans danger pour sa santé. Les témoignages recueillis par l’enquête mentionnent des températures vraiment extraordinaires qui auraient été impunément supportées dans certains cas ; mais celles de ces assertions qui ont pu être vérifiées ont été trouvées exagérées. Somme toute, les médecins qu’on a entendus se sont accordés pour soutenir qu’un travail régulier était impossible dans l’air humide, à une température approchant de 37 degrés. Dans un air sec, la chaleur est mieux supportée. Or, les mines les plus profondes étant en général les plus sèches, cette circonstance jointe aux puissans moyens de ventilation dont on dispose aujourd’hui permettra probablement de pousser les exploitations à des profondeurs d’au moins 1,200 mètres. Peut-être même ira-t-on plus loin, grâce au système des « puits atmosphériques » qu’un ingénieur français, M. Z. Blanchet, a récemment inauguré à Épinac ; dans ces puits, l’extraction s’opère au moyen d’un tube pneumatique qui fonctionne par le vide et aspire les chariots tout en procurant une énergique ventilation. En perfectionnant ce système d’extraction, on pourra sans doute atteindre les gisemens les plus profonds.


III.

En dehors des renseignemens que nous fournissent sur la chaleur de l’abîme les excavations artificielles, les puits et les mines, nous en avons un témoignage irrécusable dans les sources thermales et dans l’ensemble des phénomènes volcaniques. La température de certaines sources approche de 100 degrés : celles de Chaudes-Aigues marquent 80 degrés, la fontaine des Trincheras, au Venezuela, 97 degrés ; l’eau des geysers de l’Islande marque 85 degrés à la surface et 127 degrés à 20 mètres de profondeur. Mais il est facile de voir que la température des sources chaudes ne représente pas nécessairement celle de la profondeur d’où elles viennent. Si l’on fait abstraction des phénomènes chimiques qui pourraient contribuer à échauffer l’eau dans sa course souterraine, il est une autre cause purement physique qui peut en accroître la température dans une forte mesure. Lorsqu’on songe aux immenses cavernes de la Carniole et de l’Istrie, on n’aura pas de peine à admettre qu’il peut exister dans l’intérieur de l’écorce terrestre des fissures qui descendent jusqu’à 10 ou 20 kilomètres de profondeur et qui sont remplies d’eau comme le gouffre qui vomit et absorbe périodiquement le lac de Zirknitz. Aune profondeur de 2 ou 3 kilomètres, cette eau possède déjà une température de 100 degrés ; mais la pression de 200 ou 300 atmosphères qu’elle supporte empêche l’ébullition, car à 100 degrés la vapeur ne peut acquérir qu’une tension égale à une atmosphère, et elle ne se forme que si la pression ne dépasse pas cette limite. Sous des pressions plus fortes, l’ébullition exige une température plus élevée (le point d’ébullition est la température à laquelle la tension de la vapeur égale la pression qui pèse sur le liquide). Ainsi l’eau bout à 180 degrés sous une pression de 10 atmosphères, à 225 degrés sous 25 atmosphères, etc.; au delà de ces limites, la loi qui règle le phénomène de l’ébullition n’est pas exactement connue, mais on sait que la tension de la vapeur augmente beaucoup plus vite que la température, et l’on peut admettre qu’elle approche de 1,200 atmosphères vers 600 degrés, de 5,000 atmosphères vers 1,000 degrés, etc. Dès lors il est clair qu’il y aura une profondeur où la tension de la vapeur deviendra égale à la pression, où par conséquent l’eau pourra entrer en ébullition. En admettant que la température du sol augmente de 1 degré par 20 mètres, on aurait déjà 600 degrés à 12 kilomètres, et ce serait à cette profondeur que la tension de la vapeur égalerait la pression (il faudrait descendre plus bas si l’on adoptait une progression moins rapide des températures). Or, si l’eau commence à bouillir au-dessous d’un certain niveau, les vapeurs monteront à travers la masse et s’y condenseront de nouveau comme dans un réfrigérant, en lui cédant une partie de leur chaleur; grâce à cet apport incessant, les couches supérieures du liquide pourront s’échauffer peu à peu bien au delà du degré de chaleur qui règne au même niveau dans le sol. L’ébullition peut même se propager jusqu’à la surface, comme cela se voit dans les geysers de l’Islande.

En admettant de même que, dans les régions volcaniques, la température de 1,000 degrés existe à environ 20 kilomètres au-dessous de la surface, la vapeur qui se forme à cette profondeur peut acquérir une tension supérieure à 5,000 atmosphères, et qui suffirait à soutenir le poids d’une colonne de lave de 20 kilomètres de hauteur. Une température de 1,300 degrés comporterait probablement une tension de 10,000 atmosphères, — c’est à peu près le maximum de l’effort que les gaz de la poudre produisent dans l’âme d’un canon de gros calibre, — et l’on voit qu’il y aurait là une force plus que suffisante pour expliquer les effets mécaniques dont les volcans nous offrent le terrifiant spectacle.

En tous cas, les volcans sont des témoins irrécusables de l’existence d’un foyer souterrain : ils semblent vraiment les mille portes de l’enfer où couve le feu éternel. Le nombre des volcans connus s’accroît sans cesse avec les progrès de la géographie, parce que parmi les contrées les moins explorées se rencontrent des régions éminemment volcaniques. A. de Humboldt en énumère 407, parmi lesquels 225 encore actifs; on en connaît aujourd’hui plusieurs milliers, et d’après M. Fuchs le nombre des volcans actifs peut être porté à 323. Il est d’ailleurs difficile d’établir la ligne de démarcation entre les volcans actifs et les volcans éteints, car la plupart des volcans offrent des périodes de repos qui peuvent être de plus d’un siècle. On sait que le Vésuve était considéré par les anciens comme une montagne parfaitement inoffensive jusqu’à la grande éruption de l’an 79, qui ensevelit Herculanum et Pompéi, et qu’il est resté comme endormi pendant trois siècles (1306-1631).

Lorsqu’on jette les yeux sur une carte où les volcans sont marqués par des points rouges, ce qui frappe tout d’abord, c’est qu’ils sont presque tous situés à proximité des grands amas d’eau. Le plus grand nombre se trouve dans des îles, et, à peu d’exceptions près, les autres sont alignés sur les rivages de la mer ou des bassins lacustres. Autour du Pacifique, une série de montagnes ignivomes dessine un vaste cercle de feu qui comprend les côtes occidentales de l’Amérique, les îles Aléoutiennes, le Kamtchatka, les Kouriles, les îles du Japon, les Philippines, les Moluques jusqu’aux îles de la Sonde et à la Nouvelle-Zélande. En dehors de cette immense ceinture, on ne rencontre plus que des groupes isolés, mais toujours disposés près des bords de la mer ou voisins de quelque autre grande nappe d’eau. Comment ne pas conclure de cette distribution géographique qu’il existe une liaison intime entre les phénomènes volcaniques et le voisinage de l’eau? Ne dirait-on pas que l’infiltration des eaux est une condition nécessaire des éruptions, et que la force qui soulève les torrens de lave doit être la tension de la vapeur?

Cette opinion est confirmée par tout ce que nous ont appris de récentes découvertes sur la composition chimique des gaz vomis par les volcans. D’après M. Charles Sainte-Claire Deville, la fumée des volcans consiste principalement en vapeur d’eau. M. Fouqué a estimé à plus de 2 millions de mètres cubes la quantité d’eau qui est sortie de l’Etna sous forme gazeuse pendant l’éruption de 1865. Les nuages de vapeurs sortis d’un cratère d’éruption se condensent souvent et retombent en pluies diluviennes qui, en délayant les cendres volcaniques, produisent des torrens de boue. Les coulées de lave sont d’ailleurs elles-mêmes imprégnées de vapeurs qui donnent à ces masses incomplètement fondues une remarquable fluidité, et qui se dégagent rapidement pendant la descente de la coulée. Parfois même ces vapeurs emprisonnées occasionnent, en s’échappant brusquement, des éruptions en miniature au milieu d’un torrent de lave qui commence à se figer. Le sel marin et les autres élémens de l’eau de mer se retrouvent également dans les produits gazeux des éruptions comme dans les dépôts des fumerolles, et les recherches de M. Fouqué sur la composition chimique des émanations du Vésuve, de l’Etna, du volcan de Santorin, ont montré que ces émanations proviennent en partie de la décomposition de l’eau marine.

Tant de preuves accumulées ne permettent plus de douter de l’intervention habituelle de l’eau dans la production des phénomènes volcaniques. Évidemment les eaux de la mer s’infiltrent dans des réservoirs souterrains par des fissures, ou par transsudation sous l’influence de l’énorme pression qu’elles supportent ; arrivées au contact des laves incandescentes qui existent à de grandes profondeurs, elles sont vaporisées, et la tension croissante des vapeurs violemment chauffées amène de temps à autre une explosion de ces chaudières souterraines. La chaleur des coulées se dissipe rapidement au contact de l’air, mais au fond des cratères la température de la lave incandescente peut être estimée à 2,000 degrés, car on a vu des métaux réfractaires se fondre au voisinage d’un courant de lave. Ne fût-elle que de 1,200 degrés, la tension de la vapeur qui se développe au contact de matières aussi chaudes suffit amplement à rendre compte de la force explosive qui produit les éruptions. Il n’est même pas nécessaire de placer le siège de cette force à une profondeur aussi considérable que 20 kilomètres pour expliquer la présence des matières en fusion, car rien n’empêche de supposer que, dans les régions volcaniques, l’écorce du globe offre une épaisseur plus faible qu’ailleurs. Il est fort possible que la surface interne de cette écorce soit creusée de longs sillons et fendillée par des crevasses, surtout le long des lignes où les contours des continens marquent les soudures des plaques d’inégale densité qui constituent la terre ferme et le lit de l’Océan.

La quantité de matière qu’un volcan peut rejeter dans une seule éruption dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Le volume de la coulée de lave qui, lors de la grande éruption de 1840, sortit du cratère de Kilauea, a été évalué à 5 milliards et 1/2 de mètres cubes ; une masse encore plus considérable fut vomie en 1855 par le cratère qui existe au sommet de la montagne de Mauna-Loa, dont le Kilauea représente l’évent inférieur. Mais ces éruptions sont bien peu de chose à côté de celle qui, en 1783, fit sortir du volcan islandais de Skaptar-Jokul une quantité de lave comparable au volume du Mont-Blanc, car on estime qu’elle n’a pas été inférieure à 500 milliards de mètres cubes ! D’après l’évaluation, probablement exagérée, de Zollinger, le volume total des scories et des cendres lancées en 1815 par un volcan de l’île Sumbava, le Timboro, à des distances de 500 kilomètres, égalerait deux fois celui du Mont-Blanc. On a des données plus précises sur l’explosion du Coseguina, petit volcan de l’Amérique centrale, qui, en 1835, fit pleuvoir la pierre ponce sur les campagnes et sur la mer dans un rayon de 1,500 kilomètres et amena certainement au jour une masse de 50 milliards de mètres cubes.

Lorsqu’on réfléchit à l’effort épouvantable nécessaire pour soulever et pour projeter au loin de telles masses, il est bien difficile d’admettre que les foyers souterrains qui alimentent les volcans, et dont l’activité se manifeste depuis les époques les plus reculées, puissent n’être que des accumulations locales de matières en fusion ; on conçoit encore moins que la chaleur de ces foyers puisse être le résultat d’actions chimiques qui s’accomplissent au sein de la terre. On ne peut échapper à la nécessité de chercher la cause prochaine des phénomènes volcaniques dans l’existence d’une nappe incandescente continue au-dessous d’une croûte solide d’une faible épaisseur qui peut d’ailleurs varier de 20 à 100 kilomètres. L’objection tirée de la non-coïncidence des éruptions de volcans situés dans une même région disparait, lorsqu’on explique le mécanisme des éruptions par l’intervention plus ou moins fortuite des eaux d’infiltration.

La question se réduit alors à décider si le noyau central sur lequel repose la nappa des laves est lui-même liquide, ou s’il est solide. C’est là un point très controversé, et beaucoup de sagacité a été dépensée pour trancher la question dans l’un ou l’autre sens. L’hypothèse du noyau liquide est celle qui a longtemps prévalu, et elle a toujours beaucoup de partisans. On a objecté qu’un noyau liquide éprouverait des marées qui briseraient à chaque instant sa mince enveloppe et produiraient d’épouvantables cataclysmes. Ampère notamment ne voyait pas comment concilier ces marées avec le calme qui règne à la surface terrestre. « Ceux qui admettent la liquidité du noyau intérieur de la terre, disait-il, paraissent ne pas avoir songé à l’action qu’exercerait la lune sur cette énorme masse liquide, d’où résulteraient des marées analogues à celles de nos mers, mais bien autrement terribles tant par leur étendue que par la densité du liquide. Il est difficile de concevoir comment l’enveloppe de la terre pourrait résister, étant incessamment battue par une espèce de levier hydraulique de 1,400 lieues de longueur. » Aussi s’en tenait-il, avec Davy, à l’hypothèse d’un noyau non oxydé qui devient une source chimique intarissable de chaleur par le contact avec la croûte déjà oxydée. Dans cette manière de voir, un volcan n’est autre chose qu’une fissure permanente, une correspondance continuelle du noyau non oxydé avec les liquides qui surmontent la couche oxydée; toutes les fois qu’a lieu cette pénétration des liquides jusqu’au noyau, il se produit des élévations des terrains par suite de l’augmentation de volume qui résulte de l’oxydation. La chaleur engendrée par ces actions chimiques se propage à la fois vers l’extérieur et vers l’intérieur du globe, et à mesure que l’oxydation de la croûte va plus avant, la région des actions chimiques s’abaisse au-dessous de la surface. — Cette théorie, difficile à soutenir, n’a plus de partisans aujourd’hui. On peut d’ailleurs répondre à l’objection tirée des marées, qu’en y regardant de près elles ne produiraient sans doute qu’une flexion tout à fait insensible de la croûte solide et qui serait loin d’entraîner aucune dislocation. Enfin, il s’agit de savoir si les phénomènes séismiques ne révèlent pas l’existence de marées souterraines.

Cette question fait l’objet des recherches que M. Alexis Perrey, professeur à la faculté des sciences de Dijon, poursuit depuis plus de trente ans. M. Perrey s’est appliqué à réunir toutes les observations concernant des tremblemens de terre qui ont été faites depuis le milieu du siècle dernier jusqu’à nos jours, et en groupant convenablement les faits recueillis dans cet intervalle de cent vingt-cinq ans, il a pu mettre en évidence les rapports qui existent entre la fréquence des tremblemens et l’âge de la lune. En premier lieu, si les phénomènes sont rapportés au mois lunaire, on constate l’existence de deux maxima aux époques des syzygies (nouvelle lune et pleine lune), tandis que deux minima correspondent aux quadratures (premier et dernier quartier). Le tableau suivant résume les résultats obtenus pour trois périodes différentes, en groupant les jours de tremblemens par semaines correspondant aux phases de la lune, et en réunissant d’une part les groupes correspondant à la nouvelle et à la pleine lune, et de l’autre ceux qui appartiennent au premier et au dernier quartier.

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1751-1800 1801-1850 1843-1872
Total 3,655 6,595 17,249
Aux syzygies 1,901 3,434 8,838
Aux quadratures 1,754 3,161 8,411
Différence 147 273 427


La différence est toujours en faveur des syzygies : il semble donc que ces sortes d’accès de fièvre dont la terre est saisie d’une manière intermittente se produisent avec le plus de facilité aux époques où le soleil et la lune peuvent combiner leur action sur les parties liquides de l’intérieur du globe.

M. Perrey a encore examiné l’influence des positions de la lune dans son orbite, en comparant les nombres qui correspondent aux époques du périgée et de l’apogée, c’est-à-dire aux époques où la lune est le plus près et le plus loin de la terre. Voici les résultats de cette comparaison, si l’on réunit, pour chaque époque, les faits notés pendant les périodes de cinq jours au milieu desquelles tombe un périgée ou un apogée de la lune.

1751—1801 1801—1850 1843-1872
Au périgée 526 1,223 3,290
A l’apogée 465 1,113 3,015
Différence 61 110 275


Une troisième manière d’apprécier l’influence de notre satellite sur les phénomènes séismiques consiste à grouper ces derniers selon les heures du jour lunaire. On constate alors deux maxima de fréquence qui accompagnent les passages de la lune au méridien supérieur et au méridien inférieur, ou ce qu’on pourrait appeler le midi et le minuit lunaires ; les minima tombent vers le milieu des intervalles. M. Perrey a discuté, sous ce point de vue, 824 secousses ressenties à Arequipa de 1810 à 1845, puis les journaux tenus par quatre observateurs à Monteleone, à Messine, à Catanzaro et à Scilla, pendant les années 1783, 1784, 1785, qui ont été marquées par de grandes éruptions du Vésuve, enfin le journal de M. S. Arcovito, tenu à Reggio, de 1836 à 1853. Dans toutes ces observations se manifeste, avec plus ou moins de netteté, la prépondérance des heures voisines du passage de la lune au méridien.

Cette majorité constante en faveur des époques où les marées sont les plus fortes prouverait, ce semble, que l’action des causes qui les produisent s’étend au-dessous de l’écorce terrestre. Sans doute cette majorité est en général assez faible ; mais on la retrouve, de quelque manière que l’on groupe les faits. Il ne faut pas, d’un autre côté, oublier les perturbations locales auxquelles peuvent donner lieu les irrégularités de la surface intérieure de la pellicule solide. Comme le fait remarquer M. Perrey, l’envers de cette écorce doit présenter des anfractuosités et des courbes, des montagnes dont les sommets plongent dans le fluide central comme de gigantesques stalactites, et des vallées dont le thalweg, creusé par les courans volcaniques, se rapproche de la surface du sol. Ce système orographique interne doit modifier la marche et la propagation des ondes souterraines. L’onde se resserrera et gagnera en vitesse entre deux montagnes qui obstruent son passage, ainsi que cela s’observe dans les fleuves qui offrent des rapides; elle s’épanouira et perdra de sa vitesse dans une plaine ou dans une vallée dont la direction lui permet de se développer librement. Elle ira battre contre les flancs, sur les pentes et dans les anfractuosités qu’elle rencontre sur son passage; de là des compressions d’une nouvelle espèce, des chocs et des ébranlemens moléculaires qui offriront un caractère ondulatoire, enfin des éboulemens partiels et des fissures dans la voûte intérieure, dont les effets seront ressentis à la surface du sol comme des secousses ou comme des vibrations. Toutes ces circonstances font des tremblemens de terre un phénomène très complexe.

Le niveau des laves, dans les volcans actifs, devrait laisser voir aussi une sorte de marée, mais les observations manquent à cet égard. Le seul fait de ce genre que l’on connaisse a été noté par MM. Scacchi et Palmieri, au mois de mai 1855, pendant l’éruption du Vésuve. Ces physiciens ont remarqué une recrudescence des laves, deux fois par jour, à des intervalles de douze heures environ, et avec un retard d’un peu moins d’une heure, d’un jour à l’autre, comme on le constate pour les marées de l’Océan. L’éruption avait commencé le 1er mai, et l’intumescence périodique de la coulée a été observée depuis le 5 jusqu’au 19. Des observations régulières de cette nature seraient peut-être faciles à instituer dans l’île d’Havaii, sur les bords du lac de laves de Kilauea.

Il ne faut pas d’ailleurs perdre de vue que ces marées souterraines ne prouveraient nullement la liquidité du noyau, mais seulement l’existence d’une nappe liquide d’une certaine épaisseur. Nous verrons comment les phénomènes astronomiques peuvent fournir des données pour la solution de la question ; mais il convient de nous arrêter d’abord aux considérations purement physiques qui ont été invoquées pour la trancher.

M. James Thomson a fait voir le premier que la compression devait abaisser le point de fusion et par suite retarder la congélation des liquides qui se dilatent en se solidifiant; c’est ce qui a été vérifié pour l’eau, et ce qu’on observerait sans doute aussi pour la fonte de fer, qui est dans le même cas. Au contraire, pour les substances, beaucoup plus nombreuses, qui se contractent en se solidifiant, la compression est un moyen de faciliter la congélation par refroidissement; elle doit donc élever le point de fusion, et c’est ce qu’on a pu vérifier pour beaucoup de corps. Ainsi, le point de fusion du soufre, qui éprouve un retrait sensible en devenant solide, s’élève de 107 degrés à 140 degrés sous une pression de 800 atmosphères. Or, d’après les expériences de Bischof, la plupart des roches sont dilatées par la fusion et se contractent en se solidifiant; le granit, les schistes, le trachyte, perdent un cinquième de leur volume en redevenant solides. Ceci posé, il devient probable, dit sir W. Thomson, que le noyau de la terre est depuis longtemps solidifié.

En effet, concevons la terre d’abord entièrement liquide; il s’établira dans la masse une sorte d’équilibre des températures où une température déterminée correspond à une pression donnée. Cette masse venant à se refroidir, la solidification pourra, en thèse générale, commencer soit au centre, soit à la surface; la question est très complexe et ne peut être résolue que si l’on connaît certaines propriétés du liquide considéré. Mais en admettant que la solidification commence à la surface, il se formera d’abord une mince pellicule, et cette pellicule étant, par hypothèse, plus lourde que le liquide qui la porte (puisque ce dernier se contracte en se solidifiant), il est certain qu’elle se brisera et que les morceaux iront au fond, où ils finiront par constituer un noyau solide. Ainsi, de toute manière, la masse devra se solidifier à partir du centre. La surface commence à se recouvrir définitivement d’une carapace solide quand toute la masse est arrivée à une température voisine du point de solidification, et sous cette croûte il pourra exister encore çà et là des amas de liquide.

Ce raisonnement est toutefois contestable à bien des égards. En premier lieu, les expériences de M. Mallet sur les scories des hauts fourneaux montrent que certains silicates se contractent beaucoup moins (de 6 pour 100 seulement). Ensuite le célèbre ingénieur Werner Siemens oppose à sir W. Thomson les observations qu’il a pu faire à Dresde dans la verrerie de son frère Fr. Siemens. Quand la masse vitreuse, parfaitement fondue, commence à se refroidir, elle se contracte d’abord rapidement, puis de moins en moins à mesure qu’elle prend une consistance pâteuse; au moment de la solidification, il semble même qu’il y ait une faible dilatation. M. Siemens en conclut que la contraction qui accompagne la solidification des silicates fondus arrive pendant le passage de l’état liquide à l’état pâteux, de sorte que le raisonnement de sir W. Thomson prouverait tout au plus que les parties centrales du globe ont déjà pris une consistance pâteuse[11].

En admettant que la croûte solide n’a qu’une faible épaisseur et qu’elle enveloppe une nappe liquide reposant sur un noyau pâteux, on facilite l’explication d’une foule de phénomènes, et notamment l’ascension des laves dans les cheminées volcaniques, qui serait due en partie à la pression hydrostatique développée par le poids des masses rocheuses. Cette pression pourrait même avoir contribué au soulèvement des montagnes, en faisant émerger les masses solides les plus légères au-dessus du niveau d’une mer de lave plus lourde. Enfin les oscillations lentes du sol, qui se traduisent par l’exhaussement ou la dépression de certaines côtes, semblent trahir encore une certaine mobilité de vastes portions de l’écorce solide qui éprouveraient des mouvemens de bascule par suite d’un déplacement séculaire de leur centre de gravité, et ce déplacement pourrait résulter des modifications de la surface extérieure sous l’action des eaux et de la surface intérieure sous l’effort des laves. Les tremblemens de terre, — dont la cause doit être cherchée aussi bien dans les éboulemens que peut occasionner le tassement des roches ou l’action des eaux souterraines que dans les phénomènes volcaniques proprement dits, — ne nous avertissent-ils pas tous les jours que de grands changemens s’accomplissent dans les profondeurs du sol ?

Sir George Airy lui-même est venu prêter l’appui de sa grande autorité aux partisans de l’hypothèse du noyau liquide dans l’intéressante conférence qu’il a faite récemment à Cockermouth, devant un public de mineurs et de gens du monde. Pour l’illustre astronome royal, l’écorce terrestre est formée de roches plus ou moins compactes qui flottent sur une masse de lave fluide ou semi-fluide : les roches les plus lourdes forment le lit des mers ; les roches plus légères forment les continens, et les parties montagneuses sont en même temps celles qui enfoncent le plus dans la lave, exactement comme un grand navire a plus de tirant d’eau qu’un petit. Il s’ensuit que, sous les montagnes, un volume considérable de lave relativement dense est déplacé par des masses plus légères, ce qui explique le peu d’effet que certaines chaînes (l’Himalaya par exemple) exercent sur le fil à plomb.

C’est encore sur l’hypothèse du feu central que repose la théorie du soulèvement des montagnes, telle que l’a formulée M. Elie de Beaumont. L’écorce terrestre, en se refroidissant, éprouve un retrait, puis des ruptures qui se produisent suivant des arcs de grands cercles ; la lave, comprimée par la croûte solide qui s’est resserrée, monte à travers ces fissures, dont elle plisse et relève les bords, et forme, en se solidifiant, de longs bourrelets qui constituent les chaînes de montagnes. Les eaux dont l’ancien lit a été soulevé cherchent alors d’autres bassins et, à mesure que le calme se rétablit, elles déposent les matières dont elles s’étaient chargées pendant la période de trouble : c’est ainsi que se forment des terrains de sédiment recouvrant des dislocations plus anciennes. Le relief actuel du globe serait ainsi le résultat d’une série de soulèvemens séparés par de longs intervalles de calme, dont M. Élie de Beaumont a tenté d’établir la chronologie à l’aide de lois géométriques en vertu desquelles les chaînes contemporaines affectent des directions parallèles. La théorie des soulèvemens a ses côtés faibles, surtout la partie relative au synchronisme des formations ; elle a été vivement combattue par l’école de sir Charles Lyell, qui veut ramener tous les changemens de la surface du globe aux actions lentes des forces qui sont encore à l’œuvre sous nos yeux. En considérant les effets prodigieux des éruptions volcaniques et des tremblemens de terre, les oscillations séculaires du sol, les changemens que l’action de la mer et celle des rivières opèrent encore de nos jours à la surface du globe, les partisans de l’uniformité des causes en géologie rejettent l’idée des révolutions brusques qui sont invoquées dans le camp opposé. On ne peut cependant nier que la terre a vieilli et que ses activités ont dû changer. Sir W. Thomson fait à cet égard une remarque judicieuse : « Il serait surprenant, mais, à la rigueur, admissible, que l’activité volcanique n’eût jamais été, au total, plus intense qu’à l’époque actuelle. Cependant il n’est pas moins certain que la terre renferme aujourd’hui une provision d’énergie volcanique moindre qu’il y a mille ans ; exactement comme un navire de guerre, après avoir entretenu un feu nourri durant cinq heures sans renouveler ses munitions, contient alors moins de poudre dans ses soutes qu’avant le combat. » M. Charles Sainte-Claire Deville, dans ses leçons du Collège de France, invoquait encore, contre l’école de l’uniformité, des considérations empruntées à une étude de M. J. Bertrand sur la similitude en mécanique, d’où il résulte qu’il n’est pas permis, pour obtenir un déplacement d’une grandeur donnée, de suppléer à un déficit dans la force par une longueur indéfinie du temps employé. Les argumens physiques ne feraient donc pas défaut pour soutenir l’hypothèse des révolutions géologiques attribuées à la réaction du noyau liquide. Mais nous allons examiner ceux que nous fournit l’astronomie.


IV.

Emmanuel Swedenborg n’a laissé que le souvenir d’un théosophe et d’un thaumaturge; c’était pourtant un ingénieur distingué, et, avant de devenir le chef d’une secte d’illuminés, l’assesseur du Collège des mines de Stockholm a publié des travaux qui ne sont point sans valeur. Dans son grand ouvrage de 1734 (Principia rerum naturalium), sur lequel M. Nyrén vient de rappeler l’attention du monde savant, on trouve exposée pour la première fois une théorie de l’univers qui ressemble beaucoup à la célèbre hypothèse cosmogonique de Laplace. Swedenborg, en effet, imagine un tourbillon solaire d’où peu à peu se détache un anneau dont la dislocation donnera naissance à des globes planétaires accompagnés de satellites[12]. Vingt ans plus tard, des idées analogues sont soutenues par Emm. Kant, qui au reste n’a fait, paraît-il, que commenter et développer les vues de Thomas Wright[13] ; dans ce système, les planètes naissent directement de la condensation de la matière nébuleuse, sans formation préalable d’anneaux. Ces tentatives sont curieuses au point de vue de l’histoire de la science ; il en est de même de celle de Buffon, qui suppose qu’une comète, en choquant le soleil, en a fait sortir un torrent de matière qui s’est condensée pour former les planètes. Mais c’est Laplace qui le premier a entrepris d’expliquer l’origine du système solaire par une théorie fondée sur des principes rigoureux et conforme aux données de la mécanique céleste ; ce qui distingue les conceptions de son génie, c’est que les découvertes modernes, loin d’en ébranler la base, semblent au contraire leur donner chaque jour une force nouvelle.

Laplace conçoit tous les astres formés par la condensation graduelle d’une nébulosité diffuse dans l’espace et qui devient lumineuse à mesure qu’elle est concentrée par l’effet de la gravitation. Le soleil lui-même était d’abord une nébulosité à noyau brillant. En supposant le système doué d’un mouvement de rotation, — et c’est là un postulat qu’on ne peut éviter, — l’atmosphère solaire prend d’abord une figure d’équilibre sphéroïdale, fortement aplatie et limitée dans ses dimensions par la zone où la force centrifuge balance la pesanteur. Les molécules situées au delà de cette limite cessent d’appartenir à l’atmosphère proprement dite, et circulent librement autour de l’astre central comme des masses planétaires. Or un principe de mécanique nous apprend qu’à mesure que le refroidissement resserre l’atmosphère et condense à la surface du noyau les molécules qui en sont voisines, la vitesse de rotation augmente ; la force centrifuge devenant ainsi plus grande, le point où la pesanteur lui est égale, ou la limite de l’atmosphère, se trouve plus près du centre, et les molécules reléguées dans la nouvelle banlieue deviennent planètes. En se contractant peu à peu, l’atmosphère solaire a donc dû abandonner des zones de vapeurs dans le plan de son équateur. Ces vapeurs abandonnées, — laisses de l’océan solaire, — ont dû former d’abord des anneaux concentriques circulant autour du soleil, comparables à l’anneau de Saturne ; ces anneaux n’ont pas tardé à se rompre en plusieurs masses qui, bientôt conglobées elles-mêmes, ont pris la forme sphéroïdale, avec un mouvement de rotation dirigé dans le sens de leur révolution. C’est ainsi, que sont nées les planètes, qui à leur tour ont donné naissance, en se refroidissant, aux satellites qui les accompagnent aujourd’hui. « Ainsi, dit Laplace, les phénomènes singuliers du peu d’excentricité des orbes des planètes et des satellites, du peu d’inclinaison de ces orbes à l’équateur solaire, et de l’identité du sens des mouvemens de rotation et de révolution de tous ces corps avec celui de la rotation du soleil, découlent de l’hypothèse que nous proposons et lui donnent une grande vraisemblance. » Elle explique encore pourquoi la durée de la rotation du soleil (vingt-cinq jours) est moindre que celles de la révolution des diverses planètes ; enfin le triple anneau de Saturne est en quelque sorte un témoignage visible de l’extension primitive de l’atmosphère de cette planète et de ses retraites successives. Tant de preuves accumulées donnent certainement à l’hypothèse cosmogonique de Laplace un très haut degré de probabilité.

Une dernière confirmation est fournie par les récentes découvertes dont nous sommes redevables à l’analyse spectrale. L’étude du spectre des nébuleuses a fait reconnaître que, si un grand nombre d’entre elles ne sont que des amas d’étoiles, d’autres sont réellement encore à l’état gazeux, — véritables échantillons du chaos, — et répondent parfaitement à l’idée que Kant, Laplace et W. Herschel se faisaient de la première phase des mondes sortis de la main du Créateur. Parmi ces nébuleuses, il y en a deux qui semblent composées d’un globe entouré d’un anneau, comme Saturne, et dans beaucoup d’autres on croit deviner les traces d’un mouvement gyratoire dont les tourbillons enfanteront des systèmes planétaires.

Parmi les travaux modernes qui ont affermi les bases et développé les conséquences de la théorie de Laplace, il faut placer au premier rang les belles recherches de M. Edouard Roche sur la figure des corps célestes, que l’auteur a récemment complétées par un Essai sur la constitution et l’origine du système solaire M. Roche montre d’abord qu’en vertu de la forme particulière de la « surface libre » qui termine l’atmosphère, — surface qui offre une arête saillante tout le long de l’équateur, — lors de la contraction de la nébuleuse, une couche fluide doit couler des pôles vers l’équateur et s’échapper par l’arête saillante comme par une ouverture : c’est ainsi que se forme une zone équatoriale, indépendante de l’astre central, qui constitue un anneau extérieur. Mais la théorie fait voir qu’en outre une partie du fluide descendu des régions polaires doit former des anneaux intérieurs, et c’est là l’origine des deux anneaux de Saturne dont le rayon est moindre que deux fois le rayon de la planète ; car, la limite équatoriale de l’atmosphère de Saturne étant aujourd’hui égale à 2, il n’y a pas pu avoir d’anneau délaissé en deçà de cette distance. La théorie de Laplace, qui n’admet que des anneaux extérieurs, ne rend compte que de la formation du plus grand des trois anneaux. M. Roche pense que la lune, elle aussi, est née d’un anneau intérieur et qu’elle s’est progressivement développée au sein même de l’atmosphère terrestre, jusqu’à ce que celle-ci, se retirant peu à peu, ait abandonné son satellite.

Toutes les considérations qui militent en faveur de la conception de Laplace rendent évidemment très plausible l’hypothèse de la fluidité primitive de la terre; mais elles ne décident pas la question de savoir si le noyau est encore liquide. Voici comment on a essayé d’élucider cette obscure question.

Ce bourrelet équatorial, qui change si peu la forme générale de la terre, a cependant une influence très sensible sur le mouvement de rotation du globe autour de son centre. Si la terre était exactement sphérique et homogène, ou si elle était formée de couches sphériques, homogènes et concentriques, l’attraction du soleil n’aurait aucune prise sur ce mouvement de rotation : l’axe de la terre resterait toujours parallèle à lui-même, il irait toujours percer la voûte céleste en un même point; mais l’action du soleil sur le renflement équatorial détermine peu à peu un changement de direction de l’axe de rotation de la terre, et la lune produit un effet analogue. L’ensemble de ces perturbations se traduit par cette oscillation lente et complexe de l’axe terrestre qui constitue les phénomènes astronomiques de la précession et de la nutation, et en vertu de laquelle le pôle céleste se déplace progressivement parmi les étoiles.

C’est de la considération de ces phénomènes que M. Hopkins a tiré une grave objection contre la fluidité intérieure de la terre[14]. En déterminant l’effet dû à l’action du soleil et de la lune sur le renflement équatorial, dit M. Hopkins, on regarde la terre comme un corps solide dont toutes les parties sont invariablement liées les unes aux autres, et qui doit participer tout entier à l’effet de ces actions perturbatrices. Mais si la terre est une masse liquide recouverte d’une croûte solide, ces actions ne se transmettront qu’à la partie solide, qui glissera en quelque sorte sur le noyau liquide. Les forces perturbatrices agissant dès lors sur une masse totale beaucoup moindre que si elles entraînaient le globe entier, les changemens qui en résultent dans le mouvement de rotation de la croûte solide doivent être beaucoup plus grands que ceux qu’on a obtenus en regardant la terre comme une seule masse solide, et ils seront d’autant plus grands que la croûte sera supposée plus mince. Pour mettre d’accord l’effet possible de l’action luni-solaire sur le bourrelet équatorial avec la grandeur connue de la précession et de la nutation, M. Hopkins estime qu’il faut attribuer à l’écorce solide du globe une épaisseur d’au moins 1,300 ou 1,600 kilomètres, qui représente ½ ou 1/4 du rayon terrestre.

Les calculs de M. Hopkins ont été repris vingt ans plus tard par sir William Thomson, dans son mémoire sur la Rigidité de la Terre[15], où l’illustre physicien apporte aux vues de M. Hopkins tout le poids de son autorité. « Quelque objection que l’on fasse à la partie mathématique du travail de M. Hopkins, dit-il, je n’ai pu arriver à trouver aucune force dans les argumens par lesquels sa conclusion a été attaquée, et je suis heureux de voir mon opinion à ce sujet confirmée par une autorité aussi éminente que celle de l’archidiacre Pratt. Il m’a toujours semblé, en vérité, que M. Hopkins eût pu pousser plus loin son argumentation et conclure qu’aucune masse liquide continue, approchant des dimensions d’un sphéroïde de 6,000 milles (9,600 kilomètres) de diamètre, ne peut exister dans l’intérieur de la terre sans rendre les phénomènes de la précession et de la nutation très sensiblement différens de ce qu’ils sont. »

Ces conclusions commençaient à être acceptées par les géologues, et l’hypothèse du noyau liquide passait peu à peu à l’état de préjugé suranné, quand le regretté M. Delaunay entreprit de battre en brèche l’argument principal et déclara qu’à son avis l’objection de M. Hopkins ne reposait sur aucun fondement réel[16]. « Prenons, pour fixer les idées, dit M. Delaunay, un ballon de verre rempli d’eau. Si nous admettons que ce liquide soit doué d’une fluidité absolue, il est clair qu’en imprimant brusquement au ballon un mouvement de rotation autour d’un axe vertical, il devra tourner seul, sans entraîner le liquide. C’est ce qu’on vérifie facilement en donnant au ballon un mouvement de rotation plus ou moins rapide; des corps légers, en suspension dans l’eau, paraîtront ne pas bouger de place malgré la rotation du ballon. Mais en sera-t-il toujours de même, quelle que soit la vitesse du mouvement? Si l’on fait tourner le ballon avec une extrême lenteur, verra-t-on encore le liquide rester indifférent à ce mouvement de l’enveloppe ? En admettant la fluidité absolue du liquide, on fait abstraction de sa viscosité. Or cette viscosité, bien que très faible, n’est pas nulle, et il en résulte que, si la rotation est suffisamment lente, le liquide sera entraîné par le ballon, de sorte que le tout tournera tout d’une pièce, absolument comme un corps solide. » Cet entraînement du liquide a d’ailleurs été constaté par M. Champagneur dans une série d’expériences entreprises, à la demande de M. Delaunay, au laboratoire de recherches de la Sorbonne.

Pour appliquer ce raisonnement au globe terrestre, admettons qu’il est formé d’une masse liquide recouverte d’une pellicule solide; il est tout d’abord évident que, sans les perturbations dues à la présence du renflement équatorial, la masse entière tournerait tout d’une pièce autour de l’axe polaire ; si une différence quelconque avait pu exister entre le mouvement de l’enveloppe et celui du noyau liquide, les frottemens n’auraient pas tardé à la détruire. Les actions perturbatrices de la précession et de la nutation impriment à l’enveloppe solide un mouvement de rotation extrêmement lent qui se combine avec celui qu’elle possède déjà; la question est de savoir si le liquide intérieur participera à ce mouvement additionnel, ou si la croûte seule en sera affectée. « Pour moi, dit M. Delaunay, il n’y a pas lieu au moindre doute. Le mouvement additionnel dû aux causes indiquées est d’une telle lenteur que la masse fluide qui constitue l’intérieur du globe doit suivre la croûte qui l’enveloppe absolument comme si le tout formait une seule masse solide. Les pressions auxquelles sont soumises les diverses parties de la masse liquide sont si énormes que nous ne pouvons pas nous faire une idée de l’influence que ces pressions peuvent avoir sur le degré de viscosité du fluide dont il s’agit. Mais ce fluide fût-il dans des conditions identiques à celles des liquides que nous voyons autour de nous, cela suffirait pour que les choses eussent lieu comme nous venons de le dire. » M. Delaunay conclut en affirmant qu’à son avis les phénomènes de la précession et de la nutation ne peuvent fournir aucune donnée sur le plus ou moins d’épaisseur de la croûte solide du globe.

Sir William Thomson considère encore la question sous un autre point de vue. Lorsqu’on cherche à déterminer par la théorie la hauteur des marées, on suppose généralement que les eaux seules cèdent à l’attraction luni-solaire, tandis que l’enveloppe solide de la terre n’éprouve aucune déformation sous l’influence des forces qui soulèvent l’Océan. Or il est évident qu’une sphère même entièrement solide se déformerait toujours un peu par l’effet de ces forces, et que la déformation sera plus sensible encore pour une masse en partie liquide. Supposons d’abord que la masse entière du globe puisse céder aux forces qui la sollicitent, aussi facilement que si elle était liquide ; dans ce cas, les eaux et l’écorce solide se soulèveront tout d’une pièce, la surface de la mer restera donc toujours à la même distance du fond : il n’y aura pas de marée visible. En admettant que la masse du globe offre une rigidité moyenne comparable à celle du verre, on trouve qu’elle devra encore subir une déformation égale aux 0,6 de celle qu’elle subirait si elle était liquide, et, ce soulèvement étant retranché de celui de la nappe océanique, la hauteur de la marée n’est plus que les 0,4 de ce qu’elle serait sur une enveloppe invariable. En attribuant à la masse terrestre la rigidité de l’acier, sir W. Thomson trouve qu’elle éprouverait encore une déformation égale au tiers de celle d’une sphère liquide, et les marées apparentes se trouvent par là réduites aux 1/3 de ce qu’elles seraient sur une terre d’une rigidité absolue. Même en tenant compte de l’incertitude dont reste encore affectée la détermination théorique de la hauteur des marées, sir W. Thomson ne croit pas qu’on puisse admettre que la hauteur réelle ne soit que les 0,4 de la hauteur calculée dans l’hypothèse d’une rigidité absolue ; il en conclut que la terre doit avoir une rigidité moyenne supérieure à celle du verre, et peut-être à celle de l’acier. Quant à l’influence que l’élasticité du globe peut exercer sur les phénomènes de la précession et de la nutation, les calculs fondés sur l’hypothèse de la rigidité absolue sont d’accord avec l’observation, et ce résultat semblerait confirmer la conclusion tirée de la considération des marées. Il est vrai que, si la déformation élastique tend à diminuer directement la précession, il existe un effet indirect de cette déformation qui tend à l’augmenter, de sorte que peut-être ces deux effets contraires se balancent à très peu près.

Tout bien considéré, il ne paraît pas d’ailleurs impossible de concilier ces résultats avec l’existence d’une chaleur excessive dans les couches centrales du globe. Il ne faut pas oublier, en effet, que ces couches sont soumises à une pression d’autant plus forte qu’elles sont plus rapprochées du centre. En faisant le calcul avec la loi des densités proposées par M. Roche, on trouve que la pression au centre dépasse 3 millions de kilogrammes par centimètre carré (3 millions d’atmosphères). Nous n’avons aucune idée de ce que peut être l’état physique des corps soumis à de telles pressions. Les expériences sur la résistance des matériaux nous ont appris que de petits cubes de granit s’écrasent sous un poids de 700 atmosphères, le basalte et le porphyre sous des poids de 2,000 et 2,500 atmosphères; quand la pression atteint ces limites, les roches se désagrègent, se pulvérisent intérieurement. Le cuivre, l’acier, la fonte de fer, résistent à des pressions doubles ou triples; mais que deviennent les métaux sous une pression cent fois, mille fois plus forte? Quel est le jeu des forces moléculaires dans un solide ou dans un liquide soumis à une pression de plusieurs millions d’atmosphères en même temps qu’à une température de quelques milliers de degrés? Qu’est-ce que l’état solide ou l’état liquide quand on se place dans ces conditions? Les données nous manquent absolument pour répondre à ces questions, et tout ce qu’on pourrait avancer à cet égard serait purement hypothétique. « On peut comparer les mathématiques, a dit spirituellement M. Huxley, à un moulin d’un travail admirable, capable de moudre à tous les degrés de finesse ; mais ce qu’on en tire dépend ce qu’on y a mis, et comme le plus parfait moulin du monde-ne peut donner de la farine de froment si on n’y met que des cosses de pois, de même des pages de formules ne tireront pas un résultat certain d’une donnée incertaine. »


R. RADAU.

  1. On the Variation of gravity at the surface of the Earth (Cambr. Philos. Trans., 1849). Borenius émet des idées analogues dans un mémoire public en 1843. Tout récemment, M. Benazet a trouvé 137 mètres pour la valeur probable de l’exhaussement de la mer dans le voisinage des côtes du Pérou.
  2. A. Fischer, die Gestalt der Erde und die Pendelmessungen, 1876. Voir aussi Saigey, Petite Physique du globe, Paris 1842, t. II, p. 138.
  3. M. Saigey a montré qu’en choisissant parmi les observations de Bouguer celles qui paraissent avoir été faites dans de bonnes conditions et en évaluant les attractions d’une manière plus exacte, on trouve pour la densité de la terre un nombre qui s’accorde avec celui de Maskelyne.
  4. L’écart assez considérable qui existe entre ce nombre et celui fourni par les observations de Maskelyne engagea Hutton, alors fort avancé en âge, à refaire en entier le calcul des expériences de Cavendish. « Je ne pouvais, dit-il, avoir confiance dans ces résultats sans répéter tout le calcul. Cependant, après une longue vie dépensée en recherches abstraites de tous les jours depuis l’âge de dix ans, ayant maintenant quatre-vingt-quatre ans et me trouvant accablé d’infirmités, je pensais qu’on m’excuserait de reculer devant ce travail. Mais je n’eus pas de repos que je ne me fusse moi-même attelé à la besogne. » Hutton découvrit une foule de petites erreurs de calcul, et il trouva 5,31 pour la densité cherchée.
  5. Dans les dernières expériences, le nombre des sphères a été doublé.
  6. Le rapport de la densité moyenne du globe à la densité de la surface est, dans l’hypothèse de Legendre, 2,2, et dans l’hypothèse de M. Roche, 2,6; l’expérience de M. Airy, citée plus haut, a donné 2,63.
  7. Mundus subterraneus, 1664, t. II.
  8. On ne compare que les observations faites à partir d’une certaine profondeur (20 mètres) où la température ne varie plus avec les saisons.
  9. El. Reclus, la Terre, t. I, p. 239.
  10. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1876, l’étude sur la Production houillère Angleterre et en France.
  11. Physikalisch-mechanische Betrachtungen (Monatsbericht der Akad. der Wiss. zu Berlin, 1878).
  12. Le chapitre est intitulé : de Chao universali solis et planetarum, deque separatione ejus in planetas et satellites.
  13. An Original Theory or new Hypothesis of the Universe; Londres, 1750.
  14. Transactions philos. de la Société royale de Londres, 1839-1842.
  15. Trans. philos., 1863.
  16. Comptes rendus de l’Académie des sciences, juillet 1868.