L’État juif/CHAPITRE III

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Texte établi par Baruch Hagani, Lipschutz (p. 189-226).
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CHAPITRE III


LA « SOCIETY OF JEWS »
ET L’ÉTAT JUIF




« NEGOTIORUM GESTIO »


Cet écrit n’est pas destiné aux jurisconsultes de profession. C’est pourquoi je ne puis qu’indiquer, comme je l’ai fait pour tant d’autres choses, ma théorie de la base légale de l’État.

Cependant, je dois ajouter quelque importance à ma nouvelle théorie, qui se peut sans doute soutenir même dans une discussion savante sur le droit.

La conception déjà vieille de Rousseau donnait comme base à l’État un contrat social. Rousseau dit : « Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout tacitement admises et reconnues… »

La réfutation logique et historique de la théorie de Rousseau n’était pas difficile et continue à ne pas l’être, quelle qu’ait été d’ailleurs son action terrible et féconde. Pour les États constitutionnels modernes, la question de savoir si, avant la constitution, a déjà existé un contrat social avec des clauses « non formellement énoncées, mais immuables », est sans intérêt pratique. En tous les cas, la relation légale entre le gouvernement et les citoyens est réglée maintenant.

Mais avant l’établissement d’une constitution et à l’origine d’un nouvel État, ces principes ont aussi une importance pratique. Que de nouveaux États puissent se former, c’est ce que nous ne saurions ignorer. Des colonies se détachent de la mère patrie, des vassaux s’arrachent à leur suzerain, des territoires nouvellement ouverts se constituent aussitôt en États libres. L’État juif est conçu à la vérité comme une formation nouvelle toute particulière sur un territoire encore indéterminé ; mais ce ne sont pas les étendues territoriales qui constituent l’État. Ce sont les hommes réunis par une souveraineté.

Le peuple est la base personnelle de l’État ; le pays, la base matérielle. Et de ces deux bases, la base personnelle est la plus importante. Il y a, par exemple, une souveraineté sans base matérielle, et elle est la plus respectée : c’est la souveraineté du pape. Dans la science politique domine actuellement la théorie de la nécessité de raison. Cette théorie suffit à justifier la fondation de l’État et ne peut pas être réfutée historiquement comme la théorie du contrat. En tant qu’il s’agit de la fondation de l’État juif, je me trouve sur le terrain de la théorie, de la nécessité de raison. Mais celle-ci évite la base légale de l’État. La théorie de la fondation divine et celle de la puissance supérieure, ainsi que la théorie patriarcale, patrimoniale et contractuelle ne répondent point à l’idée moderne. La base légale de l’État est tantôt trop cherchée dans l’homme (théorie patriarcale, patrimoniale et contractuelle), tantôt purement au-dessus de l’homme (fondation divine), tantôt au-dessous de l’homme (théorie patrimoniale matérielle). La nécessité de raison laisse commodément ou prudemment la question sans réponse. Cependant, une question dont se sont si profondément occupés les philosophes de tous les temps, ne peut être tout à fait oiseuse. En réalité, il y a dans l’État un mélange d’humain et de surhumain. En vue de la situation, parfois difficile, où se trouvent les gouvernés par rapport aux gouvernants, une base légale est indispensable. Je crois qu’elle peut être trouvée dans la negotiorum gestio, par laquelle il faut se représenter l’ensemble des citoyens comme le dominus negotiorum, et le gouvernement comme le gestor.

L’admirable sentiment du droit qu’avaient les Romains a créé dans la negotiorum gestio un noble chef-d’œuvre. Si le bien d’une personne empêchée est en danger, chacun a le droit d’intervenir pour le sauver. C’est le gestor, celui qui prend en main les affaires d’autrui. Il n’a pas mandat à cet effet, tout au moins il n’a pas mandat humain. Son mandat lui a été donné par une nécessité supérieure. Cette nécessité supérieure peut, pour l’État, être formulée de diverses façons, et elle est aussi formulée différemment aux divers degrés de civilisation, suivant l’entendement général de chacun. La gestio est dirigée en vue du bien du dominus, c’est-à-dire le peuple, auquel appartient naturellement aussi le gestor lui-même. Le gestor administre un bien dont il est le copropriétaire. Dans les conditions de copropriété, il puise sans doute la connaissance de la situation critique qui exige l’intervention, le commandement, en temps de guerre et en temps de paix. Mais il ne se donne nullement, en sa qualité de copropriétaire même, un mandat valable. Tout au plus peut-il supposer comme acquis l’assentiment des autres innombrables copropriétaires.

L’État prend naissance dans la lutte d’un peuple pour l’existence. Au cours de cette lutte, il est impossible d’aller tout d’abord d’une façon cérémonieuse demander un mandat en bonne et due forme. Toute entreprise pour la communauté échouerait d’avance, même si l’on voulait obtenir au préalable un vote régulier. Les divisions intérieures rendraient le peuple impuissant contre le péril extérieur. On ne peut pas mettre toutes les têtes sous un même chapeau, comme on dit vulgairement. Voilà pourquoi le gestor met simplement son chapeau à lui, et va de l’avant.

Le gestor de l’État est suffisamment légitimé lorsque la chose publique est en danger et que le dominus est empêché, par l’incapacité de volonté ou pour une autre raison, de se tirer d’embarras.

Mais, par son intervention, le gestor s’oblige à l’égard du dominus comme par un traité. Quasi ex contractu. C’est la position légale préexistante ou, de façon plus exacte : la position légale qui se forme concomitamment dans l’État.

Le gestor doit alors répondre de toute négligence, ainsi que de la non-exécution coupable des affaires dont il s’est chargé et de l’omission de ce qui s’y rattache de manière essentielle, etc. Je ne poursuivrai pas plus loin le développement de la negotiorum gestio en l’appliquant à l’État. Cela nous écarterait trop du sujet proprement dit. Je ne veux ajouter que ceci : Par l’approbation, la gestion des affaires pour le maître devient aussi efficace que si elle avait eu lieu tout d’abord en conformité de son ordre.

Et que signifie tout ceci dans notre cas ?

Le peuple juif est actuellement empêché, par l’éparpillement, de s’occuper lui-même de ses affaires politiques. En outre, il se trouve sur différents points dans une situation plus ou moins difficile. Il a besoin avant tout d’un gestor.

Ce gestor ne peut, cela va sans dire, être un seul individu. Un pareil gestor serait ridicule ou — parce qu’il pourrait paraître n’avoir en vue que son propre avantage — méprisable.

Le gestor des Juifs doit être, dans toute l’acception du mot, une personne morale.

Et c’est la Society of Jews.


LE « GESTOR » DES JUIFS


Cet organe du mouvement national dont à présent seulement nous examinons la nature et la tâche, se formera, en effet, avant tout autre. Sa formation sera on ne peut plus simple. C’est dans la sphère des vaillants Juifs anglais, auxquels j’ai communiqué le projet, à Londres, que naîtra cette personne morale.

La Society of Jews est le point central du mouvement juif à son début.

La Société a à remplir une mission scientifique et politique. La fondation de l’État juif, telle que je l’imagine, implique l’existence préalable d’un état de choses scientifique moderne. Si aujourd’hui nous émigrions de Mizraïm, cela ne pourrait pas avoir lieu de la façon naïve du temps jadis. Nous nous rendrions d’abord autrement compte de notre nombre et de notre force. La Society of Jews est le nouveau Moïse des Juifs. L’entreprise du grand vieux gestor des Juifs est à la nôtre ce qu’est un superbe vieil opéra à un drame lyrique moderne. Nous jouons la même mélodie avec infiniment plus de violons, de flûtes, de harpes, de violes de gambe et de basses, de lumière électrique, de décorations, de chœurs, de magnifiques ornements, et avec les premiers chanteurs.

Cet écrit doit ouvrir la discussion générale de la question juive. Amis et ennemis y prendront part, et, je l’espère, non plus dans la forme habituelle de défense sentimentale et d’insultes basses. La discussion doit être approfondie, positive, sérieuse et politique.

La Society of Jews réunira toutes les manifestations des hommes d’État, des parlements, des communautés juives, des associations, qui se produiront par la parole et par la plume, à la tribune, dans les journaux et dans les livres.

De la sorte, la Société apprendra pour la première fois et constatera si les Juifs veulent déjà et doivent émigrer dans la Terre promise. La Société recevra des communautés juives du monde entier les matériaux pour une vaste statistique des Juifs.

Les tâches ultérieures, les études savantes sur le nouveau pays, sur ses ressources naturelles, le plan uniforme de la migration et de l’établissement, les travaux préliminaires, la législation et l’administration, tout cela devra être approprié au but.

A l’extérieur, la Société doit, ainsi que je l’ai dit au commencement, dans la partie générale, essayer d’être reconnue comme puissance politique constituante. Dans la libre adhésion de beaucoup de Juifs, elle peut puiser l’autorité dont elle a besoin vis-à-vis des gouvernements.

A l’intérieur, c’est-à-dire à l’égard des Juifs, la Société crée l’organisation sommaire indispensable pour les premiers temps, la cellule primordiale, pour employer un terme d’histoire naturelle, d’où doit sortir plus tard l’organisme public de l’État juif.

Le premier but est, ainsi qu’il a déjà été dit, la souveraineté, assurée sur la base du droit international, d’une étendue de territoire suffisante à nos légitimes besoins. Après cela, qu’est-ce qui doit être fait ?


LA PRISE DE POSSESSION


Lorsque les peuples émigraient, dans les temps historiques, ils se laissaient porter, pousser, jeter par le hasard. Comme des essaims de sauterelles, ils allaient, dans leur migration inconsciente, s’arrêter n’importe où. Car, aux temps historiques, on ne connaissait pas la terre.

La nouvelle migration juive doit s’effectuer suivant des principes scientifiques. Il y a environ quarante ans, les mines d’or étaient encore exploitées d’une façon étonnamment naïve. Que d’étranges choses se sont passées en Californie ! Sur un simple bruit, les desperados accouraient de toutes les parties du monde, dérobaient la terre, se volaient l’or réciproquement et le jouaient ensuite tout aussi rapacement.

Et aujourd’hui ! Qu’on regarde l’exploitation des mines du Transvaal, Plus de vagabonds romantiques. Des géologues et des ingénieurs réfléchis y dirigent l’industrie de l’or. Des machines ingénieuses détachent l’or de ce qui est reconnu comme pierre. Peu de chose est abandonné au hasard.

De même, le nouvel État juif doit être exploré et occupé à l’aide de tous les moyens modernes.

Aussitôt que le pays nous sera assuré, le vaisseau de prise de possession appareillera pour s’y rendre.

Sur le vaisseau se trouvent les représentants de la Société et de la Compagnie et des groupes locaux.

Les premiers occupants ont trois tâches à remplir : 1° l’étude exacte de toutes les ressources naturelles du pays ; 2° l’organisation d’une administration rigoureusement centralisée ; 3° le partage des terres. Ces tâches se confondent et veulent être remplies d’une manière qui réponde au but déjà suffisamment connu.

Une seule chose n’a pas encore été éclaircie : à savoir comment la prise de possession pourra s’effectuer, en ce qui concerne les groupes locaux ?

En Amérique, lorsqu’on ouvre un nouveau territoire, on procède à son occupation de façon encore bien primitive. Les occupants se rassemblent à la frontière et, à l’heure précise, ils se précipitent tous violemment dessus en même temps.

Ce n’est pas ainsi qu’il faudra procéder dans le nouveau pays juif. Les territoires des provinces et des villes seront vendus aux enchères, non pas pour de l’argent, mais pour des travaux à faire. Il aura été établi, d’après le plan général, quels sont les routes, les ponts, les rectifications de rivières nécessaires aux communications. On réunira cela par provinces. A l’intérieur des provinces, les emplacements des villes seront vendus aux enchères de la même façon. Les groupes locaux contracteront l’obligation d’exécuter le tout convenablement. Ils feront face aux dépenses par des impôts autonomes. La Société sera d’ailleurs en situation de savoir si les groupes locaux n’assument pas de trop lourdes charges. Les collectivités importantes obtiendront de vastes champs d’activité. Les grands sacrifices seront récompensés par certaines faveurs : des universités, des écoles professionnelles, des hautes écoles, des laboratoires, etc. Ceux des établissements de l’État qui ne pourront pas être dans la capitale, seront disséminés à travers le pays.

Le propre intérêt de l’acquéreur, et, au besoin, les impôts locaux, répondront des engagements contractés. Car, de même que nous ne voulons ni ne pouvons supprimer la différence entre les divers individus, de même nous conserverons celle qui existe entre les groupes locaux. Tout s’enchaîne naturellement. Tous les droits acquis seront protégés, tout nouveau développement obtiendra l’espace qui lui permettra de s’effectuer librement.

Nos gens connaîtront exactement toutes ces choses. Ne voulant surprendre ni tromper personne, nous ne voulons pas non plus nous tromper nous-mêmes.

Tout sera établi d’avance d’une façon méthodique. Nos plus vives intelligences prendront part à l’élaboration de ce projet, que je ne puis qu’ébaucher. Toutes les acquisitions sociologiques et techniques du temps où nous vivons, et du temps de plus en plus avancé où écherra la lente réalisation du projet, devront être employées dans ce but. Toutes les découvertes heureuses, celles qui existent déjà et celles qui viendront encore seront à utiliser. De sorte qu’il peut s’agir là d’une prise de possession de pays et d’une formation d’État sans exemple dans l’histoire, et avec des chances de succès comme il n’en a jamais existé.


LA CONSTITUTION


Une des grandes commissions devant être établies par la Société sera le Conseil des jurisconsultes politiques. Ceux-ci devront parvenir à rédiger une constitution moderne aussi bonne que faire se pourra. Je crois qu’une bonne constitution doit être d’une élasticité modérée. Dans un autre ouvrage, j’ai expliqué quelle est la forme d’État qui me paraît la meilleure. Je considère la monarchie démocratique et la république aristocratique comme les plus belles institutions politiques. La forme de l’État et le principe de gouvernement doivent se trouver dans une opposition médiatrice. Je suis un ami convaincu des institutions monarchiques, parce qu’elles rendent possible une politique permanente et représentent l’intérêt, lié à la conservation de l’État, d’une famille historiquement illustre, née et élevée pour régner. Cependant, notre histoire a été si longtemps interrompue, que nous ne pouvons plus songer à renouer la chaîne de l’institution. La seule tentative s’effondrerait sous le ridicule.

La démocratie, sans l’utile contrepoids d’un monarque, est sans mesure dans l’approbation comme dans l’improbation, conduit au bavardage parlementaire et à la vilaine catégorie des politiciens professionnels. Et puis, les peuples actuels ne se prêtent pas à la démocratie absolue, et je crois que, dans l’avenir, ils s’y prêteront de moins en moins. La pure démocratie suppose notamment des mœurs très simples, et nos mœurs se compliquent de plus en plus avec le développement des communications et la marche du progrès. « Le ressort d’une démocratie est la vertu » a dit le sage Montesquieu. Et où trouve-t-on cette vertu, je parle de la vertu politique ? Je ne crois pas à notre vertu politique, parce que nous ne sommes pas autrement que les autres hommes modernes, et parce que, dans la liberté, nous ne tarderions pas à lever la crête, comme on dit vulgairement. Je considère le referendum comme absurde, car, en politique, il n’y a pas de questions simples, qu’on puisse résoudre par un oui ou par un non. D’ailleurs, les masses sont encore pires que les parlements, accessibles à toutes les croyances erronées et toujours bien disposées à l’égard de tous les braillards. Devant un peuple assemblé, on ne peut faire ni politique extérieure, ni politique intérieure.

La politique doit être faite d’en haut. Mais, à cet effet, personne ne doit être tyrannisé. Car chaque Juif peut monter, et chacun voudra monter. De la sorte, il se formera, au sein de notre peuple, un puissant courant ascendant. Chacun en particulier croira seulement s’élever lui-même, et par là sera élevée la collectivité. L’ascension doit être assujettie à une forme morale, utile à l’État et propre à servir l’idée nationale.

Voilà pourquoi je songe à une République aristocratique. Cela répond aussi à la disposition ambitieuse de notre peuple, laquelle, maintenant, a dégénéré en folle vanité. Plus d’une ancienne institution de Venise est présente à mes yeux. Mais tout ce par quoi Venise a péri doit être évité. Nous nous instruirons aux fautes historiques des autres comme à nos propres fautes. Car nous sommes un peuple moderne, et voulons devenir le plus moderne. Notre peuple, auquel la Société apportera le nouveau pays, acceptera aussi avec reconnaissance la constitution qu’elle lui donnera. Mais là où des résistances se produiront, la Société les brisera. Elle ne peut se laisser distraire de son œuvre par des individus bornés ou mal intentionnés.


LA LANGUE


Quelqu’un pensera peut-être qu’il y aura une difficulté dans ce fait que nous n’avons plus de langue commune. Nous ne pouvons cependant pas parler hébreu entre nous. Qui de nous sait assez d’hébreu pour demander en cette langue un billet de chemin de fer ? Cela n’existe pas. Et cependant la chose est très simple. Chacun garde sa langue, qui est la chère patrie de sa pensée. En ce qui concerne la possibilité du fédéralisme de langues, la Suisse nous offre un exemple décisif. Nous resterons aussi là-bas ce que nous sommes à présent, et nous ne cesserons jamais d’aimer avec une douce mélancolie nos patries, d’où nous avons été écartés.

Les jargons rabougris et corrompus dont nous nous servons présentement, ces langues de ghetto, nous nous en déshabituerons. C’étaient les langues clandestines des prisonniers. Nos instituteurs consacreront à cela leur attention. La langue la plus utile à la circulation générale s’établira sans contrainte comme langue principale. Notre communauté ethnique est particulière, unique ; à vrai dire, nous ne nous reconnaissons comme appartenant à la même race qu’à la foi de nos pères.


THÉOCRATIE


Aurons-nous donc à la fin une théocratie ? Non ! Si la foi nous maintient unis, la science nous rend libres. Par conséquent, nous ne laisserons point prendre racine aux velléités théocratiques de nos ecclésiastiques. Nous saurons les maintenir dans leurs temples, de même que nous maintiendrons dans leurs casernes nos soldats professionnels. L’armée et le clergé doivent être aussi hautement honorés que leurs belles fonctions l’exigent et le méritent. Dans l’État qui les distingue, ils n’ont rien à dire, car autrement ils provoqueraient des difficultés extérieures et intérieures.

Chacun est aussi complètement libre dans sa foi ou dans son incrédulité que dans sa nationalité. Et s’il arrive que des fidèles d’une autre confession, des membres d’une autre nationalité habitent aussi chez nous, nous leur accorderons une protection honorable et l’égalité des droits.

Nous avons appris la tolérance en Europe. Je ne dis même pas cela par ironie. L’actuel antisémitisme ne peut passer que dans quelques lieux isolés pour de la vieille intolérance religieuse. C’est le plus souvent, chez les peuples civilisés, un mouvement par lequel ils voudraient chasser le spectre de leur propre passé.


LES LOIS


Lorsqu’approchera la réalisation de l’idée de l’État, la Society of Jews fera faire, par une commission de jurisconsuites, des travaux préliminaires de législation. Pour la période de transition, on peut admettre le principe que chacun des Juifs immigrés devra être jugé d’après les lois de son ancien pays. Bientôt, il faudra tendre à l’unité de législation. Ce doivent être des lois modernes, et là aussi il faut employer partout ce qu’il y a de meilleur, ce qui peut donner une codification modèle, pénétrée de toutes les justes exigences sociales du temps présent.


L’ARMÉE


L’État juif est conçu comme État neutre. Il n’a besoin que d’une armée composée de professionnels — pourvue, à la vérité, de tous les moyens modernes de la guerre — pour le maintien de l’ordre à l’intérieur comme à l’extérieur.


LE DRAPEAU


Nous n’avons pas de drapeau. Il nous en faut un. Quand on veut conduire beaucoup d’hommes, il faut élever un symbole au-dessus de leurs têtes. J’imagine un drapeau blanc avec sept étoiles d’or. Le champ blanc signifie la vie nouvelle et pure ; les sept étoiles sont les sept heures d’or de notre journée de travail. Car c’est sous le signe du travail que les Juifs s’en vont dans le nouveau pays.


TRAITÉS DE RÉCIPROCITÉ ET D’EXTRADITION


Le nouvel État juif doit être fondé honnêtement, car nous songeons à notre honneur futur dans le monde. C’est pourquoi toutes les obligations contractées dans les anciens lieux d’habitation doivent être loyalement remplies.

La Society oj Jews et la Jewish Company n’accorderont de voyage à bon marché et des faveurs relatives à l’établissement là-bas qu’à ceux qui apporteront à leurs autorités un certificat disant : « Parti en bon ordre ».

Toutes les demandes de droit privé qui datent encore des pays abandonnés peuvent être plus facilement introduites devant les tribunaux de l’État juif que partout ailleurs. Nous n’attendrons point de réciprocité. Nous ne ferons cela que par égard pour notre honneur. De la sorte, nos demandes trouveront aussi les tribunaux mieux disposés qu’ils ne le sont peut-être parfois actuellement.

Il va de soi, d’après ce qui a été dit jusqu’ici, que nous livrerons plus facilement les criminels juifs que tout autre État, jusqu’au moment où nous exercerons le pouvoir judiciaire d’après les mêmes principes que les autres peuples civilisés. Une période de transition est donc supposée pendant laquelle nous n’admettrons nos criminels qu’après qu’ils auront subi la peine. Mais, dès le moment qu’ils l’auront subie, nous les admettrons sans restriction.

Même pour les criminels, une vie nouvelle doit commencer parmi nous.

C’est ainsi que, pour beaucoup de Juifs, l’émigration peut être considérée comme la terminaison heureuse d’une crise. Les mauvaises conditions extérieures, au sein desquelles plus d’un caractère s’est corrompu, seront améliorées et des hommes perdus pourront être sauvés. Je voudrais raconter ici succinctement une histoire que j’ai trouvée dans un rapport sur les mines d’or de Witwatersrand. Un jour, un homme arriva au Rand, s’y établit, essaya différentes affaires, sans s’occuper toutefois de la recherche de l’or. Enfin, il fonda une fabrique de glace qui prospéra, et il gagna bientôt, par son honnêteté, l’estime générale. Alors, après des années, il fut subitement arrêté. Il avait commis à Francfort, comme banquier, des tromperies, s’était enfui, et il avait recommencé au delà des mers, sous un faux nom, une nouvelle existence. Mais lorsqu’on l’emmena prisonnier, les hommes les plus considérables vinrent à la gare, lui dirent cordialement adieu et au revoir ! Car il reviendra. Cette histoire est on ne peut plus instructive ! Une nouvelle existence peut améliorer même les criminels. Et pourtant nous avons relativement très peu de criminels parmi nous. Qu’on lise à cet effet une intéressante statistique : « La Criminalité des Juifs en Allemagne », par le docteur P. Nathan, de Berlin, — statistique qui a été établie à la demande du Comité pour la défense contre les attaques antisémites — sur des documents officiels. Mais il est vrai que ce travail bourré de chiffres part, comme maintes autres « défenses », de l’erreur qui consiste à croire que l’antisémitisme peut être réfuté à l’aide de la raison. Car on nous hait vraisemblablement autant à cause de nos qualités que de nos défauts.


LES AVANTAGES DE L’ÉMIGRATION JUIVE


J’imagine que les gouvernements, volontairement ou sous la pression des antisémites, accorderont quelque attention à cet écrit, et peut-être même, par-ci par-là, accueillera-t-on, dès le commencement, le projet avec sympathie et en donnera-t-on aussi des preuves à la Society of Jews.

Car, par l’émigration des Juifs, que j’ai en vue, on n’a à redouter aucune crise économique. De pareilles crises qui devraient fatalement se produire à la suite des persécutions contre les Juifs, seraient, au contraire, empêchées par la réalisation de ce projet. Une grande période de prospérité commencerait dans les pays actuellement antisémites. Ainsi que je l’ai déjà dit souvent, une migration intérieure des citoyens chrétiens aura lieu dans les positions des Juifs, lentement et méthodiquement abandonnées. Si non seulement on nous laisse faire, mais si encore on nous aide, le mouvement sera partout fécond en bons résultats. C’est aussi une idée étroite, dont il faut se débarrasser, que celle qui veut que le départ de beaucoup de Juifs ait pour conséquence l’appauvrissement des pays abandonnés. Un départ par suite de persécutions où, à la vérité, des biens sont détruits, tout comme dans le désordre d’une guerre, et la retraite paisible et volontaire de colons, dans laquelle tout peut se passer au grand jour, franchement et ouvertement, avec le respect des droits acquis et en pleine légalité, sous les yeux des autorités et sous le contrôle de l’opinion publique, sont deux choses bien différentes. L’émigration de prolétaires chrétiens dans d’autres parties du monde serait arrêtée par le mouvement juif.

Les États auraient en outre l’avantage que leur commerce d’exportation s’accroîtrait puissamment, car, pour longtemps encore, les Juifs émigrés là-bas en seraient réduits aux produits européens, et devraient nécessairement se les procurer. Par les groupes locaux, un système de compensation équitable serait créé, et, pendant de longues années, il faudrait encore pourvoir aux besoins ordinaires dans les endroits habituels.

L’un des plus grands avantages serait sans doute l’allègement social. Le mécontentement social pourrait être apaisé pour un temps qui durerait peut-être vingt ans, peut-être plus longtemps, mais qui, en tous les cas, se maintiendrait pendant toute la durée de la migration juive.

Le développement, ou, pour mieux dire, la solution de la question sociale, ne dépend que du progrès des moyens techniques. La vapeur a rassemblé les hommes dans les fabriques, autour des machines, où ils sont pressés les uns contre les autres et rendus malheureux les uns par les autres. La production est énorme, sans choix, sans méthode, conduisant à chaque instant à de graves crises, dans lesquelles, avec les patrons, succombent aussi les ouvriers. La vapeur a comprimé les hommes les uns contre les autres. L’application de l’électricité les dispersera vraisemblablement à nouveau, et, peut-être, les placera dans des conditions de travail plus heureuses. En tous les cas, les inventeurs techniques, qui sont les vrais bienfaiteurs de l’humanité, continueront à travailler, après comme avant le commencement de la migration des Juifs, et, il faut l’espérer, à trouver des choses aussi merveilleuses que jusqu’à présent, voire même de plus en plus merveilleuses.

Déjà le mot « impossible » semble avoir disparu de la langue de la technique. Si un homme du siècle dernier revenait, il trouverait toute notre vie remplie d’inexplicables enchantements. Partout où nous apparaissons, nous autres hommes modernes, avec nos moyens d’action, nous transformons le désert en un jardin. Pour la création des villes, des années nous suffisent là où, aux époques antérieures de l’histoire, il fallait des siècles ; l’Amérique nous en fournit des exemples nombreux. Les distances ont cesse d’être un obstacle. Le trésor de l’esprit moderne contient déjà des richesses inappréciables, que chaque jour augmente. Cent mille cerveaux méditent, cherchent sur tous les points de la terre, et ce que l’un a découvert appartient l’instant d’après à tout le monde.

Nous-mêmes, nous voudrions, dans le pays des Juifs, utiliser, continuer toutes les nouvelles expériences. Et comme, par la journée de sept heures, nous en faisons une en vue du bien général des hommes, nous entendons prendre les devants pour tout ce qui concerne les intérêts humains, et représenter, comme pays neuf, un pays d’expérimentation, un pays modèle.

Après le départ des Juifs, les établissements créés par eux resteront où ils étaient. Et jusqu’à l’esprit d’entreprise des Juifs lui-même sera présent là où il est bien vu. Le capital juif mobile cherchera, également dans l’avenir, son placement là ou la situation est bien connue de ses possesseurs. Et, tandis qu’à présent, à cause de la persécution, l’argent juif va joindre à l’étranger les entreprises les plus lointaines, il contribuera alors, grâce à cette solution pacifique, à l’essor ultérieur des pays qui ont été jusqu’ici les lieux d’habitation des Juifs.