À valider

L’État moral et politique de l’Espagne en 1880

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche

L'ETAT MORAL ET POLITIQUE
DE L'ESPAGNE[1]

Feudalismo y Democracia, por el Sr Marqués de Riscal ; Madrid, 1880.

Il vient de paraître à Madrid une étude très intéressante et très complète sur la situation actuelle de l’Espagne et qui ne saurait manquer d’attirer l’attention même en deçà des Pyrénées. Elle est l’œuvre de M. le marquis de Riscal, et par un hommage flatteur pour notre pays, elle est dédiée à la mémoire de M. Léonce de Lavergne, l’homme honnête et savant dont nous avons tous gardé le respectueux souvenir. Ce n’est malheureusement un mystère pour personne que l’état de désordre et de désorganisation où l’Espagne s’épuise depuis tant d’années ; il n’en sera que plus instructif de suivre l’auteur dans son étude, de se rendre compte avec lui des maux dont souffre le peuple voisin, de remonter aux causes et aux auteurs de ces maux, d’en chercher enfin le remède. Bien qu’il se soit jusqu’ici tenu à l’écart de la politique, — se prêtant mal à cette nécessité désagréable qui veut qu’en Espagne tout député accepte sa nomination des mains du ministre de l’intérieur, — par sa connaissance approfondie de la doctrine constitutionnelle, par l’attention soutenue qu’il a prêtée depuis plus de vingt ans à la marche des événemens et des idées en Europe, par l’expérience des choses que lui ont acquise ses grands travaux d’agriculture, M. de Riscal, mieux que tout autre, était préparé à cette tâche difficile et délicate. En quelques pages, il a su tracer des misères et des besoins de l’Espagne un tableau saisissant où l’abondance et la précision des détails, la sûreté des jugemens, n’ont d’égal que l’accent de sincérité dont il est écrit. Les faits y sont racontés simplement et toujours appuyés sur des preuves, les hommes et leurs actes impartialement jugés, sans violence comme sans faiblesse. Rien qui dénote les préoccupations d’un homme de parti : point de passion ni de rancune ; mais, tout au contraire, la conviction sincère d’une âme honnête et d’un esprit droit qui met le bien de la patrie au-dessus des intérêts privés de tous les partis.

Tout d’abord l’auteur tient à justifier son titre, Féodalité et Démocratie, et, dans un court préambule, il explique ce qu’il entend par le rapprochement de ces deux mots opposés. A ne considérer que les apparences, l’Espagne serait un état régulièrement constitué à la moderne, constitutionnel, parlementaire ; mais pour peu d’attention qu’on y prête, on est tout surpris de voir que, sous cet aspect trompeur, se cache une réalité renouvelée du moyen âge. Sans doute, il y a des différences : ainsi les grands feudataires se perpétuaient alors par droit héréditaire, et aujourd’hui les chefs de parti s’improvisent. Le territoire était alors divisé, tandis qu’aujourd’hui la division se pratique sous forme de possession successive d’un pouvoir centralisé. Cela vient de ce que la nouvelle oligarchie se trouve greffée sur une démocratie, et l’on réunit ainsi les inconvéniens des deux pires formes de gouvernement. Les intérêts généraux sont sacrifiés à l’ambition et à l’orgueil de quelques-uns : couronne et peuple sont annulés. Les gouvernans ne se croient point les serviteurs du pays, mais ses maîtres ; ils ne reçoivent pas le pouvoir de la volonté de la nation, mais de la force : idées et pratiques purement féodales. Leurs luttes ne sont pas moins fréquentes ni moins acharnées. Aujourd’hui, comme dans Ces temps lointains, ils désolent et déchirent le pays.

Grâce au despotisme inauguré par le cardinal Ximenez et l’empereur Charles-Quint, et qui, érigé plus tard par Philippe II en système complet de gouvernement, — le plus ingénieux et le plus dur qui ait jamais étouffé la liberté et la conscience humaines, — devait, une fois établi, durer plus de deux siècles encore, les politiques du jour ont trouvé le terrain admirablement préparé pour jouir à leur aise du pouvoir dont ils héritaient. De là leur domination incontestée, qui, du plus grand au plus petit, s’étend à tous les individus de la hiérarchie administrative. De même qu’au moyen âge, le moindre soudard au service d’un petit vassal protégé par un grand méprisait et violentait le vilain, ainsi le dernier employé ou manipulateur d’élections méprise et opprime quiconque n’occupe pas un poste dans un parti politique.


I

La sécurité des personnes et des biens, cette condition première de toute société à peine organisée, existentielle en Espagne ? Il est permis d’en douter. D’un bout à l’autre de l’Andalousie, les bandits abondent et exercent ouvertement leur métier. Tel jour, un vieillard, don José Orellana, est arraché de sa maison de ville par les brigands déguisés en gendarmes et ne recouvre sa liberté qu’au bout d’un mois de souffrances, après avoir payé une forte rançon. Une autre fois, deux Anglais, MM. Bonnell, sont arrêtés en vue de Gibraltar ; tandis que l’un d’eux va négocier la somme exigée, 150,000 francs, l’autre est retenu en otage, puis relâché dans les rues d’une grande ville, Jerez, après que la rançon a été perçue tranquillement par les bandits en plein Cadix, ville forte et plus considérable encore. Du reste, à Madrid même, on n’est pas à l’abri d’une pareille aventure ; dans la rue la plus belle et la plus fréquentée de la ville, un membre du sénat fut, au commencement de 1878, séquestré dans sa chambre à coucher et menacé de mort ; il dut payer, lui aussi, une somme importante. Qu’on ajoute encore les soulèvemens de bandes si fréquens en Catalogne, les exploits des braconniers des montagnes de Tolède, les diligences et les trains mêmes arrêtés et pillés dans la Manche et ailleurs, cela suffit pour donner une idée juste de la sécurité des personnes. Quant à la sécurité des biens, pour peu qu’on se rappelle la proportion habituelle en tout pays entre les vols et les attentats contre les personnes, il est facile de juger par analogie de la tranquillité dont jouissent les gens qui possèdent. D’ailleurs, en dehors des moyens violens, la falsification est largement exploitée à tous les degrés et dans toutes les branches.

Comment pourrait-il en être autrement quand les délits demeurent presque toujours impunis ? La police est insuffisante ; d’autre part, les agens, remplacés à chaque changement de ministère, outre l’inexpérience du métier, n’ont pas intérêt à l’exercer en conscience. On ne compte pas moins de trois corps de police à Madrid : police municipale, police du gouverneur et garde civile ou gendarmerie, se gênant l’une l’autre. La garde civile est excellente et admirablement composée ; par malheur, au moindre trouble, on la concentre pour défendre le gouvernement, et les campagnes demeurent livrées aux malfaiteurs. On la concentre aussi pendant les courses de taureaux, et il n’y a ville de quelque importance qui n’ait chaque année trois jours consécutifs de ces fêtes. La conséquence toute naturelle, c’est qu’après un délit commis les coupables ne sont pas aussitôt arrêtés ; rarement le sont-ils dans la suite.

Fussent-ils pris, il s’agirait de les juger. Or la justice criminelle a conservé religieusement la procédure du moyen âge ; l’instruction est secrète, tout s’y passe par écrit. A l’occasion de l’assassinat du général Prim, commis en pleine rue en 1870, toute une montagne de papier timbré a été entassée, mais le procès attend encore sa solution. Qu’on juge par là du mystère qui règne dans les causes où un aussi grave intérêt public n’est pas engagé. L’instruction est également trop lente : lorsque la sentence arrive, le crime est déjà oublié. D’autres fois, la répression se fait aussi effrayante que le crime même parce qu’elle dénote, non le calme justicier de la société qui se défend, mais la passion d’un agent aveugle entraîné par la colère. Il y a quelques années, on fusillait sans forme de procès, pendant les marches d’une ville à l’autre, les bandits prisonniers de la Manche et de l’Andalousie, sous le prétexte qu’ils tentaient de s’échapper.

La magistrature étant mal rétribuée, l’importance du pouvoir judiciaire presque nulle, et l’inamovibilité n’existant que de nom, les hommes de talent se consacrent de préférence au barreau ou à la politique. Ce n’est pas à dire que, dans tous les rangs de la magistrature, ne se trouvent des hommes intelligens, honnêtes, sous tous les rapports respectables ; mais ils sont comme les autres enchaînés par les vices de la procédure, et dans les affaires de première instance, la justice est souvent à la merci de plusieurs sortes d’influences, politiques surtout. D’ailleurs les magistrats ont à lutter contre une difficulté insurmontable : la complicité du pays. Un homme est-il poursuivi par la justice, chacun lui offre un asile. Est-il arrêté et mis en jugement, tout le monde refuse de témoigner contre lui. Entre une vengeance certaine de la part des bandits ou de leurs complices et l’impunité assurée pour un faux témoignage, on opte pour celui-ci. Voilà pourquoi le jury établi par la révolution de 1868, a dû être aboli ; les jurés eussent été intimidés par des menaces qui certainement ne seraient jamais restées vaines. Admettons cependant que le criminel soit enfin incarcéré, — ce qui arrive encore quelquefois. — Comme la promiscuité la plus complète règne dans les prisons, s’il est novice, le détenu mis en contact avec les pires voudra les égaler ou sera enrôlé de force ; un endurci trouvera toutes facilités pour préparer de nouveaux crimes. C’est des prisons, on ne peut le nier, que partent les falsifications les plus ingénieuses, les chantages les plus scandaleux. En fin de compte, l’évasion semble être à toute heure à la discrétion des prisonniers ; les plus dangereux n’attendent, dirait-on, pour prendre le large que d’avoir combiné le plan de quelque bon coup. Si, par aventure, les issues sont bien gardées et que l’évasion soit impossible, outre la protection décidée que le bandolerisme rencontre chez certains personnages politiques et qu’on ne saurait plus mettre en doute, l’indulgence universelle, dans un pays où l’on est peu habitué à la justice rigoureuse, vient en aide aux détenus et leur obtient, tel jour, une diminution de peine, tel autre, leur grâce entière. C’est ainsi que même les qualités du caractère espagnol, cette charité ardente qui anime tous les cœurs, se manifestent au préjudice de l’intérêt public. Rien en effet n’émousse le sens moral comme l’aumône inépuisable qui encourage l’oisiveté, comme l’intérêt qu’inspire un malfaiteur et qui ne serait pas moins vif s’il s’adressait au malheur immérité d’un honnête homme. Ainsi les salutaires distinctions entre le bien et le mal arrivent à s’effacer.

La procédure civile n’est pas moins vicieuse : tout s’y passe également par écrit ; rien d’oral et de public que la plaidoirie et le prononcé du jugement. Enfin il est permis d’introduire des incidens étrangers au fond du procès qui font perdre celui-ci de vue et ajournent indéfiniment la sentence. Ainsi conçoit-on que la Gazette officielle de Madrid ait publié une citation d’un juge d’Azpeitia, datée du 19 août 1879, appelant un témoin à comparaître au sujet d’un choc de chemin de fer survenu le 3 octobre 1864 ? L’administration économique de Malaga recherche en ce moment les conseillers municipaux de 1838 pour les faire témoigner en justice à propos d’une falsification de titres d’un emprunt de 200 millions de réaux émis à cette époque. La propriété des fameuses mines de chaux de Logrosan est en litige depuis quarante ans, et la contrée attend en vain la prospérité qu’amènerait l’exploitation. Sans atteindre à ces proportions épiques, la durée des procès en moyenne n’est pas inférieure à quatre ou cinq ans. Du reste, les procès pullulent, parce que bon nombre d’avocats et d’hommes de loi sans ouvrage en avancent les frais, cherchant partout des cliens qu’ils poussent à intenter des affaires, sous le premier prétexte venu, pour en arriver avec la partie adverse, par la fatigue et l’ennui, à une transaction pécuniaire. Ajoutez à cela que, dans les procès civils, les influences de toutes sortes sont généralement plus actives et plus puissantes que dans les causes criminelles. Ajoutez aussi l’absence totale de publicité. Tandis qu’en France et en Angleterre, outre le compte-rendu journalier des débats en matière civile ou criminelle, la presse, après un procès important, publie des articles qui, tout en respectant la chose jugée, discutent en vue de l’avenir telle ou telle disposition du code, en Espagne deux lignes constatent sèchement la décision du tribunal. L’indifférence de la presse dénote le découragement du public.

Depuis les bancs du collège, où le nombre excessif des distinctions accordées prive de leur dû ceux qui réellement les méritent, jusqu’aux positions suprêmes dans l’état, souvent obtenues par l’insurrection qui a valu à tant d’autres quatre balles dans la tête, le peuple espagnol a constamment devant les yeux de tels abus de pouvoir qu’il ne croit pas, qu’il ne peut croire à la justice. Rien d’ailleurs dans son histoire ne lui en représente la majesté. Une grande institution se personnifie toujours : en Angleterre vivent les noms de plusieurs illustres chanceliers ; en France ceux de quelques grandes dynasties parlementaires, les l’Hospital, les Lamoignon, les d’Aguesseau, incarnation de ce que la justice a de plus auguste. En Espagne, pas même un nom à mettre en parallèle. La justice était autrefois mêlée à l’administration, et le mot alcaldada, synonyme d’arbitraire, prouve comment agissaient les alcades ou maires, juges en même temps. Quelques explosions passionnées de Pèdre le Cruel, un commencement d’organisation de police et de magistrature par la grande Isabelle, qui eut en même temps le malheur d’affermir l’inquisition, quelques efforts isolés sous Charles III, voilà tout ce qui dans le passé de l’Espagne rappelle l’idée de justice, cette idée qui tient une si grande place dans l’histoire des nations plus heureuses. Le nom de Justicia, donné au magistrat qui, dans la constitution de l’Aragon, était le gardien des droits du peuple, ne doit pas faire prendre le change ; sa mission fut bientôt dénaturée, elle devint politique, et ne peut dès lors avoir la signification qu’on aimerait à lui reconnaître.

Rien d’essentiels la vie d’un peuple comme la foi en la justice, en la rigoureuse application de la loi : cette foi perdue, il n’est plus qu’un peuple d’esclaves. Que la dignité de la nation espagnole ait survécu, qu’elle se soit conservée intacte dans les masses, cela prouve qu’elle était profondément entrée dans son caractère ; mais toutes ses qualités ne pouvaient résister à une pareille épreuve, et l’ancienne énergie a succombé. Cette apathie qu’on lui reproche souvent n’a pas d’autre origine. Elle ne se souvient que des excès de pouvoir des rois et de leurs favoris, des horreurs de l’inquisition ; elle ne voit que le même arbitraire exercé sans retenue par les puissans du jour et leurs satellites dans les derniers recoins du pays. Chacun n’aspire qu’à demeurer caché, ignoré chez lui, à se faire le plus petit possible. Mais si l’apathie est aujourd’hui l’état normal, de temps à autre, les injures accumulées amènent de terribles explosions. Allez donc persuader à un peuple en masse que le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif sont distincts ; il n’en croit rien et son indignation se satisfait sur l’exécutif, à la recherche d’une justice que l’opposition, démocratique ou conservatrice, sachant le pouvoir magique de ce mot, lui promet toujours et ne lui donne jamais.

Telle est la justice, telle doit être l’administration de l’état. Tout d’abord, la défiance à l’égard des employés éternise la résolution des affaires et accroît les frais du trésor ; qu’il faille trois signatures, pour retirer, par exemple, une caisse de la douane, on en exigera douze : le nombre des employés est évidemment quadruplé. Il est vrai que ces précautions sont rendues illusoires par le manque de responsabilité de ces mêmes employés à tous les degrés. Quand un grand scandale se découvre, on s’empresse, selon le vieil adage, de jeter de la terre sur les faits. Enfin, dans les bureaux, la moindre opération, qu’il s’agisse de toucher ou même de verser quelque argent, se complique de tant de formalités ingénieuses, qu’il faut souvent plus d’un jour pour y arriver. L’une des principales causes de la mauvaise administration est la confusion législative. Lorsqu’un parti arrive au pouvoir, il y apporte ce qu’il appelle ses principes et ne saurait gouverner avec ceux de ses prédécesseurs : aussi refait-il de fond en comble toutes les lois administratives. Par malheur, cette œuvre hâtive est pleine de contradictions, et les lacunes y abondent. Grand embarras des employés, qui ne savent comment appliquer cet ensemble incohérent et qui s’adressent au ministre, lequel leur répond par un simple décret ou une circulaire, ne se gênant pas, quand cela lui convient, pour résoudre ce que les tribunaux seuls peuvent décider. Il est aisé de comprendre combien ces procédés arbitraires aggravent les difficultés. On pourrait citer telle direction générale où sont retenus plus de 40,000 dossiers, attendant sans doute, dans leurs casiers respectifs, la trompette du jugement dernier.

L’autre cause de désordre, c’est l’instabilité des employés. Bien assurés en effet d’être destitués au premier changement politique, se considérant comme de passage, mesquinement appointés, la tentation est pour eux trop forte. C’est d’abord une petite gratification qu’on accepte pour activer une affaire, et l’on en arrive graduellement à expédier avec tous les documens voulus, falsifiés sans doute dans les bureaux mêmes, des marchandises qui n’ont pas payé les droits. Le fait s’est passé tout récemment dans un grand port de la Méditerranée, et, selon l’usage, personne n’a été puni. De plus, comme il y a un trop grand nombre de partis, si bien que pour un qui jouit du pouvoir, trois ou quatre sont dans l’opposition ; comme chacun d’eux a son personnel exclusif ; comme enfin tout ancien employé ne veut plus entendre parler de travail pour gagner sa vie, il en résulte que chaque place de l’administration espagnole, — et elles sont nombreuses, — représente quatre mécontens qui mettraient, chacun de leur côté, le feu aux quatre coins de la Péninsule pour récupérer leurs emplois. C’est là, toute prête, l’armée civile de la révolution ou de la réaction, doublement redoutable et par le nombre et par la faim.

Jetons maintenant un regard sur les finances, cette partie si importante de l’administration, le spectacle n’est pas plus consolant. Le 21 juillet 1879, la commission inspectrice de la dette, nommée par les deux chambres, déclarait, dans son rapport, n’avoir pu découvrir où étaient déposés des titres du 3 pour 100 pour une valeur de 2,904,449,500 francs. On se représente l’émotion du public. Trois jours après, 2,500,000,000 francs se retrouvaient à la banque comme garantie subsidiaire des obligations de la banque et du trésor. Quant au reste de la somme, on n’en parlait pas ; il s’est aussi retrouvé depuis. Que s’était-il donc passé ? Le directeur du trésor avait refusé les renseignemens nécessaires. Le ministre avait-il autorisé cette liberté de son subalterne ? Les membres de la commission ne savaient-ils rien eux-mêmes des 2 milliards et demi déposés à la banque en vertu d’une loi récente ? C’est ce que l’on n’a jamais éclairci. A la même époque, la dite commission avait à s’occuper d’une autre affaire non moins curieuse. Quelques factures de coupons présentées avaient été trouvées fausses ; un malheureux créancier de l’état, innocent en sommé, fut aussitôt incarcéré. Mais lorsque la banque d’Espagne présenta aussi des factures contrefaites, le gouverneur ne pouvant être soupçonné, on dut aller aux informations, d’où il résulta que les falsifications se commettaient à la direction même de la dette. Interpellé à la chambre, le 19 juillet 1879, le ministre des finances, dont personne ne met en doute la parfaite honnêteté, répondit par ces mémorables paroles : « Dans un pays où la monnaie, les billets de banque, les documens particuliers même sont falsifiés, il n’est pas étonnant qu’on falsifie les valeurs publiques. »

Le trésor avait dans la vente des biens nationaux provenant de la confiscation des propriétés du clergé, un moyen facile et prompt de payer ses dettes et de relever son crédit. Ces biens ont été vendus aux enchères par quantités énormes, et le produit ainsi obtenu doit avoir atteint, entre les années 1856 et 1878, le chiffre de 2 à 3 milliards de francs, peut-être davantage. Or il n’existe de ces sommes ni estimation totale ni compte détaillé et à jour. Le fait avéré, c’est que quelques personnages puissans ou protégés des puissans n’ont pas payé leurs achats et n’en continuent pas moins à jouir des propriétés.

Si l’on recherche les causes de cette désorganisation, on voit que le ministre des finances a toujours occupé, sauf au temps de M. Bravo Murillo, une position inférieure dans le cabinet, quand il devrait être, au contraire, le président du conseil. De là l’obligation pour lui de céder sur tous les points aux exigences de ses collègues, dont la tendance naturelle est de dépenser le plus possible, chacun dans son département. Généralement très embarrassé, soit par ses conditions particulières, soit par les difficultés de la situation, le ministre ne se hâte pas de porter le budget devant les chambres et la session se passe en récriminations personnelles. Cependant le 1er juillet approche ; — c’est l’époque où commence en Espagne l’exercice nouveau, — recettes et dépenses sont réglées à la hâte par une autorisation fort large. C’est ce qui est arrivé pour le budget de 1879-1880, et sous la révolution, de 1863 à 1874, trois budgets seulement sur six furent discutés. A défaut de renseignemens statistiques certains sur le mouvement des forces productives, les ministres procèdent par intuition et cherchent avant tout à dissimuler ce qui pourrait déplaire aux yeux. Aussi presque tous les budgets sont-ils présentés en équilibre, lorsque tout le monde prévoit un déficit, sans plus s’en émouvoir, il est vrai.

D’ailleurs, qu’importe au ministre ? Il se sait irresponsable. Grâce à l’étrange habitude de faire entrer dans le budget de l’exercice auquel ils correspondent les paiemens arriérés de plusieurs années par les lenteurs de l’administration, — si bien qu’un compte ne peut être clos qu’après liquidation des arrérages, — la cour des comptes tarde en moyenne dix ou douze ans à les apurer. Sûr ainsi d’un long délai et de l’indulgence universelle, quel ministre pressé par ses collègues se privera de la faculté, aussitôt abolie que rétablie, d’augmenter par un simple décret les crédits votés par les chambres ? Bref, la distinction entre le budget ordinaire et le budget extraordinaire aidant à la confusion, le pays ignorera toujours le résultat définitif de chaque exercice. Il ne sait pas encore ce que lui ont coûté les guerres d’Afrique et de Saint-Domingue, données assez instructives, si elles étaient connues, pour que l’opinion publique se prononçât contre le retour de pareilles aventures ; enfin il ignore le déficit véritable, qui ne doit pas être inférieur à 80 millions de francs en moyenne par an, malgré le non-paiement d’une grande partie des intérêts de la dette.

Une administration plus habile augmenterait le rendement brut de la plupart des impôts en diminuant les frais de perception. De plus, il serait bon, en temps de guerre civile ou d’insurrection, de concentrer pour la défense du gouvernement d’autres troupes que les douaniers, ce qui laisse pendant des mois entiers le champ libre à la contrebande. Mais, au lieu de s’en tenir aux moyens rationnels, on préfère, pour parer au déficit chronique, recourir à des expériences désastreuses et même à des manques de foi éclatans, comme envers les dépositaires de la caisse des dépôts. En dehors de là, on ne connaît que trois ressources, non moins déplorables : l’augmentation de la contribution territoriale, le retard dans le paiement des obligations de l’état et l’accroissement clandestin de la dette flottante, suivi de consolidation quand elle a atteint un gros chiffre.

En premier lieu, la contribution territoriale n’est pas en proportion de la richesse agricole. Alors que le produit brut est en France grevé de 7 pour 100, il le serait de près de 9 en Espagne, où la production est trois fois moindre. Tandis qu’en France l’impôt s’est maintenu depuis un siècle environ sans autre variation que quelques dégrèvemens, en Espagne, contre tous les enseignemens de la théorie et de l’expérience, qui conseillent la fixité de cette contribution, elle a subi en un tiers de siècle, depuis 1845 où on l’établit, une augmentation de 121 pour 100. En France, il y avait naguère une foule de landes et autres terres incultes qui, converties aujourd’hui en terres productives, paient toujours la même cote très basse. En Espagne, dès qu’un propriétaire introduit une amélioration, il est sûr que, l’année suivante, sa contribution sera accrue. Le goût du travail, déjà rare, est puni et découragé et le capital employé rendu improductif au grand détriment de la richesse publique.

Un autre défaut plus capital encore, c’est la mauvaise assiette de l’impôt. Des 50 millions d’hectares environ que contient l’Espagne avec les Baléares et les Canaries, 23 millions sont exempts ; la charge retombe sur les vingt-sept autres. Le cadastre parcellaire ne semble pas près de se faire « et ne se fera peut-être jamais. Or, ces injustices contribuent efficacement au maintien du bandolerisme. L’homme qui, s’entendant avec les bandits, terrorise une contrée, déclare 10 hectares quand il en possède 1,000, et malheur à qui le dénoncerait ! Du reste, l’énormité des charges territoriales est trop prouvée par ce fait que, sur toute l’étendue du territoire, l’état saisit et vend nombre de propriétés rurales dont les possesseurs ne peuvent payer l’impôt ; le chiffre s’élève déjà à 175,000 parcelles ; dans quelques provinces, ces ventes prennent les proportions d’une calamité publique ; elles déterminent une émigration nombreuse au préjudice d’un pays déjà peu peuplé ; elles diminuent la classe des petits propriétaires, cet élément d’ordre social, et, en certaines conditions, de bonne culture, elles augmentent d’autant la classe des prolétaires en y jetant un violent ferment de haine contre le gouvernement qui les dépouille et les particuliers qui profitent de la situation pour exercer l’usure, à raison de 6 pour 100 par mois. Laisser vivre de pareils abus, c’est faire preuve d’un étrange aveuglement, car l’histoire démontre que le mécontentement agraire est l’origine la plus certaine de troubles profonds.

Quant à l’accroissement clandestin de la dette, autre ressource contre le déficit, le procédé le plus fréquemment employé est celui de l’emprunt sur gage, consistant en titres de la rente consolidée. Souvent émis sans autorisation, ces titres étaient engagés pour des opérations de crédit non autorisées non plus, à courte échéance et avec un intérêt exorbitant. Pendant la période révolutionnaire, la pénurie fut telle qu’en présence des exigences péremptoires de la guerre civile, le trésor en arriva à payer pour des prêts temporaires un intérêt de 100 pour 100 par an : amère ironie des faite, quand on se rappelle la fameuse phrase du général Prim, promettant « de l’argent qui ne coûterait pas d’argent. » Les démocrates, qui se vantaient d’une compétence spéciale en matière de finances, imaginèrent un système d’emprunts avec garanties spéciales y affectées. Les emprunts de ce genre sont relativement avantageux, car ils se font avec un intérêt modique, mais ils établissent un précédent. Les bons du trésor applicables au paiement des biens nationaux ont trouvé depuis leurs analogues dans les obligations sur la contribution. directe, sur les produits des douanes et dans la ferme des droits du timbre. Or si l’état engage ainsi de plus en plus ses revenus, avec quoi pourra-t-il entretenir l’administration ?

Pour être impartial envers les gouvernans, peut-être convient-il de se demander s’ils sont seuls responsables de leur insuffisance. Sans doute ils ont eu le tort de se croire à la hauteur d’une pareille mission, mais en somme, il faut l’avouer, ils sont bien de leur temps et de leur pays. Celui-ci en général ne connaît rien aux affaires, et il ne saurait en être autrement en l’absence de grands intérêts actifs et puissans. Dans certaines contrées, telles que les provinces basques, la huerta de Valence, celle de Murcie, quelques parties du littoral méditerranéen, l’agriculture est très avancée, mais ces contrées ne représentent qu’une superficie insignifiante relativement à la totalité du territoire. Partout ailleurs, dans les travaux agricoles, on s’en tient à des habitudes mesquines et routinières ; le laboureur, fermier ou petit propriétaire, est ignorant ; le grand propriétaire est indifférent, a très peu de rapports avec ses fermiers, se borne à recevoir ses rentes ou à les remettre dans les années mauvaises. Nulle part ne se voit l’agriculture industrielle avec initiative et capital. L’industrie proprement dite est dans un état analogue ; concentrée dans quelques districts isolés, sans relations les uns avec les autres et comptant pour vivre, bien plus que sur ses propres forces, sur des tarifs élevés, unique mesure qu’elle réclame du gouvernement. Le commerce est faible : à l’intérieur, il suit ses anciens erremens, sans autre progrès que celui que devaient fatalement amener les lignes ferrées, et c’est peu de chose, privées qu’elles sont de routes qui y aboutissent ; à l’extérieur, pour ce qui touche à l’exportation, il ne s’est guère accru qu’en fait de vins et de minéraux ; quant à l’importation, elle consiste surtout en denrées coloniales et en objets de luxe pour les classes riches, dont la consommation est forcément limitée. Comme l’industrie et l’agriculture, le commerce se trouve localisé, sans initiative et sans cohésion. La banque même est encore dans l’enfance ; qu’il suffise de dire que, sauf pour un petit nombre de villes, il est difficile d’escompter une lettre de change ; au lieu d’être, comme dans les nations commerciales, une sorte de papier-monnaie économisant la monnaie métallique et les billets, en Espagne c’est une transaction limitée en quelque sorte entre le tireur et le tiré, et par conséquent de très mince importance. Enfin, sans parler des loteries particulières autorisées, la loterie nationale enlève tous les ans à l’épargne une somme supérieure aujourd’hui à 57 millions de francs, qui, accumulée lentement, aurait suffi à fonder le pouvoir financier de la nation. En revanche, les caisses d’épargne n’existent qu’à Madrid et dans les grands centres de population. D’ailleurs, les économies, fussent-elles effectives, ne trouveraient pas à s’employer d’une manière sûre et profitable, à cause du peu de confiance que méritent la plupart des sociétés de crédit.

Après le capital, ce qui fait le plus défaut à l’Espagne, ce sont les bonnes routes. Il est bien simple pourtant de calculer le nombre de kilomètres qu’une marchandise de moyenne valeur, le blé par exemple, peut parcourir sur une route donnée sans être trop surchargée dans son prix de revient ; si la route est mauvaise ou même n’existe pas, à n’en pas douter, les frais de transport monteront très haut. D’autre part, le manque de communications annule entièrement des richesses existantes, parfois considérables, comme les forêts, dont on ne tire aucun parti, faute de débouchés, ou certaines terres, naturellement fertiles, qu’on ne peut mettre en culture. Aussi les campagnes sont-elles souvent désolées par la famine, et, fait plus significatif encore, juste au même temps, dans des localités qui partout ailleurs pourraient passer pour voisines, le blé se vendra bas prix. Au mois de juillet 1879, il a valu en certains endroits 13 francs, en d’autres 39 francs l’hectolitre.

De tout cela ressort que le travail économique, — production, circulation, échange, — est réduit en Espagne à des proportions mesquines, et la connaissance pratique des affaires y est comme nulle. En 1846 et 1860, on a tenté d’organiser de grandes sociétés financières ou industrielles, et à deux reprises, par suite d’impéritie ou de mauvaise foi, ces tentatives ont complètement échoué. La banque d’Espagne, qui se trouve en ce moment dans une situation florissante, ne le doit qu’au monopole, aux bénéfices que lui procurent ses opérations avec le gouvernement, et parfois à l’infraction de ses statuts, avec connivence des autorités. Aussi, malgré les fortes subventions données par l’état aux chemins de fer, pas une seule compagnie espagnole ne s’est formée pour la construction des lignes principales, à l’exception de celles de Bilbao à Tudela et de Malpartida. Ce sont également des étrangers qui construisent les canaux d’irrigation. Les incomparables mines de mercure d’Almaden sont hypothéquées à une grande maison étrangère, les plombs de Linarès donnent une large part de bénéfices à l’étranger, qui est seul maître des vastes gisemens de cuivre de Rio-Tinto. Il n’y a qu’à jeter les yeux sur le cours officiel de la bourse de Madrid : les valeurs espagnoles industrielles et financières y sont citées, mais comme il ne se fait pas une seule opération, la plupart ne sont jamais cotées. On objectera peut-être que de grosses fortunes ont été réalisées à Madrid dans ces derniers temps, il semblerait donc que la science des affaires n’y est pas inconnue ; mais ces fortunes procèdent pour la plupart de prêts au trésor ou de contrats avec le gouvernement. Aucune ne suppose ni travail intellectuel, ni utile invention, ni surtout création d’une richesse nouvelle qui se partage entre l’homme d’initiative, ses collaborateurs et le pays. Dans ces conditions, doit-on s’étonner que le portefeuille des finances ait été souvent confié à des hommes au-dessous de leur tâche ?

II.

Dans un pays ou les conditions élémentaires sont depuis longtemps satisfaites, où les questions à résoudre sont complexes et délicates, il peut être difficile de déterminer la marche du gouvernement. En Espagne, comme le disait récemment M. Waddington pour l’Égypte, un gouvernement très capable n’est pas nécessaire : les nécessités sont tellement évidentes, tellement primitives, que tout le monde doit les voir, tellement considérables qu’en de longues années on ne saurait y satisfaire. Dans un gouvernement constitutionnel et parlementaire, le principal rouage ce sont les chambres. Malheureusement, la chambre haute est impuissante là où elle n’a pas une origine distincte, indépendante, comme en Angleterre, là où il n’existe pas un grand respect de la loi, comme aux États-Unis. En Espagne, le sénat ne peut s’opposer à l’autorité ministérielle ; il ne l’a jamais tenté. Quant à la chambre basse, elle aussi en est arrivée à l’effacement absolu devant le ministre de l’intérieur. Tel est le ministre, tels seront les députés, socialistes aujourd’hui, carlistes demain ; l’opinion publique ne compte pas. L’absence de justice, l’arbitraire administratif, la centralisation extrême, l’habitude de la résignation dans le peuple, donnent au gouvernement des pouvoirs plus étendus qu’en aucun autre pays. A l’approche des élections, il peut changer à son gré préfets, juges, employés de toutes sortes, jusqu’aux municipalités et aux conseils généraux, accélérer ou retarder à plaisir la solution des recours administratifs, la rendre favorable ou contraire, fermer les yeux sur les contributions arriérées ou les exiger avec la dernière rigueur, accorder ou refuser les ressources nécessaires pour tous travaux d’utilité publique. Au besoin il aura recours à l’intimidation, à la violence, à la falsification du scrutin.

D’ailleurs, tous les partis sont également coupables de ces méfaits, les conservateurs comme les libéraux. On ne se souvient pas que jamais une opposition l’ait emporté aux élections ; constamment la majorité a été acquise aux ministres. Ceux-ci ont commis parfois la maladresse d’amener des chambres unanimes ; mais, plus avisés aujourd’hui ; ils veillent eux-mêmes à ce que les autres opinions y soient représentées. Les membres de l’opposition acceptent ainsi la complicité des actes de leurs adversaires ; partant, toutes leurs protestations contre les scandales commis aux élections manquent absolument de valeur, les leurs étant entachées du même vice d’origine. Cette chambre, élue par les ministres, est, comme de juste, impuissante contre eux. Dans les plus graves questions, si, par hasard, un député demande que la lumière se fasse, le ministre refuse de répondre, la minorité s’indigne à grand bruit ; mais pour elle en somme il s’agit bien plus de faire parade d’éloquence que d’obtenir des explications qu’une fois au pouvoir, elle refusera à son tour. Chacun songe avant tout à ses intérêts privés : des places pour les parens, les amis ou les électeurs influens, des passe-droits dans l’expédition des affaires, des honneurs, voilà ce qu’on ambitionne, et le ministre par sa libéralité conserve une majorité obéissante. Ce n’est que par exception, lorsque la défaveur publique, le discrédit complet viennent à la longue châtier un ministère, que la chambre devient hostile. On la voit alors, à la suite d’un changement de cabinet amené par la violence ou l’intrigue, passer du jour au lendemain des conservateurs aux libéraux, ou inversement. Cela eut lieu notamment en 1865, lorsque le cabinet d’O’Donnell remplaça celui de Narvaez, et rien ne prouve mieux que les partis n’ont pas d’existence réelle.

Non contens de la falsification du suffrage, pour se perpétuer au pouvoir, les hommes en place ont établi des doctrines et des pratiques singulières. Telle est celle qui consiste à refaire si souvent et en entier la constitution. En effet, comment un parti pourrait-il gouverner avec la constitution antérieure, quand il prétend qu’il a besoin de changer même les autres lois ? Au moins, ces lois restent-elles en vigueur jusqu’à leur remplacement, tandis que la constitution est considérée comme légalement abolie, dès que deux ou trois caballeros se sont emparés par un coup de force du. gouvernement. Cette loi fondamentale, qui garantit les droits les plus importans des citoyens et que les partis libéraux font profession de regarder comme la plus auguste de toutes, est par eux la moins respectée ; et tout cela, pour aboutir, après de longs discours, à une constitution identique aux précédentes, — le sujet n’admettant guère de variété — sauf un ou deux articles qu’il eût été plus court de modifier. On n’oublie pas seulement que la meilleure constitution n’est pas la plus philosophiquement rédigée, mais la mieux observée de tous. On oublie encore que la meilleure est la plus ancienne, semblable en cela à un vêtement rendu commode par l’usage.

On ne soupçonne pas non plus les graves inconvéniens d’une constitution écrite. Dans toutes celles de l’Espagne se lisent ces mots : Le roi nomme et destitue librement ses ministres. La constitution anglaise étant toujours le canevas sur lequel ils brodent, les rédacteurs espagnols ont adopté une phrase souvent répétée en Angleterre, sans voir que c’est là simplement une de ces expressions qu’on conserve en Angleterre comme tout ce qui est marque extérieure de respect au trône, mais que la réalité est bien différente. Avec un peu plus d’attention, ils auraient pu lire dans lord Russell que la désignation des ministres appartient à la chambre basse, et en vérité il ne saurait en être autrement. Que la couronne fît en ce pays usagé de son droit et instituât des ministres que n’admettrait pas la chambre, celle-ci leur infligerait un vote de censure qui en tout pays constitutionnel entraîne leur démission ou des élections nouvelles, si l’on pense que l’opinion publique doit donner raison à la couronne. Après ces élections, la chambre est l’unique arbitre de l’existence du cabinet. Un gouvernement régulier est impossible un seul jour contre la volonté de cette chambre ; en dehors d’elle, il n’y a que les coups d’état.

En Espagne, par suite des vices de l’élection et de l’absence de prestige, la chambre a perdu, entre beaucoup d’autres, cette attribution de désigner les ministres. La succession pacifique et légale des partis au pouvoir devient impossible, parce que le cabinet, maître de la chambre, ne peut qu’exceptionnellement être renversé par elle. Il ne reste aux partis que deux moyens. pour se substituer à celui qui occupe le pouvoir : l’agitation et la force ouverte ou l’appel à la couronne. Le premier, ils en ont usé jusqu’au scandale pendant le pénible règne d’Isabelle II, et le second ne vaut pas mieux. En effet, pour peu que le souverain use de la prérogative que la constitution lui attribue de la façon la plus explicite et veuille distribuer le pouvoir si ardemment ambitionné, si passionnément regretté par tous les partis, il s’expose par cela même aux plus cruels ressentimens. De tous les Espagnols le seul responsable est celui qui, d’après la constitution, ne doit pas l’être, le roi. De là est sortie la révolution de 1868 ; de là viendraient les dangers de l’avenir. Au mois de mars 1879, lorsque le roi fut mis en demeure de nommer un nouveau ministère, toute la responsabilité fut rejetée sur lui sans aucun ménagement.

L’opposition soutenait que les chambres élues sous le régime de la constitution de 1869, qui fixait à trois ans la durée des cortès, ne pouvaient durer davantage. M. Canovas prétendait qu’on devait régler ce point par la constitution de 1876, postérieure à leur élection ; son opinion l’emporta. Il n’en décida pas moins de suspendre, puis de dissoudre les chambres et de présenter sa démission. Mais auparavant il eut soin de préparer le terrain électoral, à tel point que les modérés, qui comptaient pourtant sur la bienveillance de son successeur, se déclaraient vaincus d’avance et n’obtinrent en effet qu’un très petit nombre de sièges. De toute façon, soit que la crise ait eu pour cause un grand besoin de repos chez M. Canovas, prétexte qu’il a allégué lui-même et qui paraît vraisemblable, car sa fatigue était évidente, soit qu’elle ait été l’effet d’un manque de courage pour résoudre la question cubaine en présence de l’attitude du général Martinez Campos, explication qui n’a pas été donnée, mais qui avec la précédente constitue probablement la vérité tout entière, le fait grave, c’est la position dans laquelle on a placé le roi. En effet, M. Canovas conseilla au roi, — et malheureusement le conseil a été écouté, — non pas de lui donner un successeur dans son propre parti, mais d’appeler en audience particulière les chefs des partis libéraux dynastiques ; le ministre se dérobait ainsi à la responsabilité de la situation qu’il avait créée. Dans ces circonstances, un appel aux libéraux devait évidemment exciter chez eux l’espérance d’arriver au pouvoir dont ils sont exclus depuis la restauration, et du moment où il fut avéré que le roi déciderait seul cette grave question, il devenait inévitable que le ressentiment du parti retombât sur lui, d’autant plus amer que les espérances avaient été plus vives. Il ne faut donc pas s’étonner que, dans l’irritation du premier moment, les amis de M. Sagasta aient prononcé le mot de mystification et repris l’ancienne attitude qui eut pour résultat avant 1868 l’impopularité, puis l’exil de la famille royale. Il y a quelques mois, le président du conseil des ministres d’Italie, M. Cairoli, ancien républicain, se jette au-devant du poignard de Passanante et fait au roi Humbert un rempart de son corps. M. Canovas, autrefois modèle des monarchistes fidèles dans le malheur, laisse son roi découvert devant les haines antidynastiques.

Il convient de dire ici quelques mots des différens chefs de parti, en commençant par celui qui a été le plus en vue dans ces derniers temps, M. Canovas. Littérateur remarquable, historien de mérite, orateur de premier ordre, il possède une grande qualité d’homme d’état, le caractère, mais peut-être le pousse-t-il jusqu’à l’absolutisme. Il laisse à ses collègues peu de chose à faire, et se perd lui-même dans le détail. Depuis les événemens de 1868 jusqu’à 1874, il fut le chef du parti alphonsiste, rôle où il déploya beaucoup de zèle et d’activité, mais il eut le tort de se prêter au soulèvement de Sagonte, qui lui valut pour sa part cinq ans de dictature. Toute insurrection militaire est une chose grave ; à plus forte raison quand elle, a lieu en face d’un ennemi redoutable comme l’étaient alors les carlistes. D’ailleurs la restauration moralement était déjà faite, et les révolutionnaires eux-mêmes sentaient qu’elle s’imposait à eux ; elle pouvait donc s’accomplir légalement. Si maintenant on passe à l’œuvre gouvernementale de M. Canovas, on le voit remanier, en commençant par la constitution, toute la législation administrative ; on ne voit pas qu’il ait profité de sa toute-puissance pour réformer le moindre abus ou réaliser le moindre progrès. Il est vrai que son entrée au pouvoir n’a été suivie d’aucune persécution ; mais quelles injures avait-il à venger, lui qui n’avait reçu de la révolution que des complimens ? On lui a fait aussi un mérite d’avoir mis fin à deux guerres civiles ; mais il faut tenir compte de la fatigue des insurgés et des efforts des gouvernemens antérieurs qui, dès l’automne de 1873, avaient réuni des forces considérables. Quoi qu’il en soit, il ne paraît pas que les révoltés de Cuba ni même les carlistes des provinces basques soient bien définitivement domptés ; la faute en est à la façon dont ces deux insurrections ont été désarmées : on a négocié, alors qu’on avait en main une force plus que suffisante pour vaincre.

M. Canovas n’a pas été plus heureux dans le choix de son entourage : lui qui écarte avec tant de soin, dit-on, toute personne qui pourrait lui porter ombrage, il a précisément accueilli et abrité un rival, son propre ministre de l’intérieur. M. Romero Robledo procède de la révolution de 1868, ce qui ne l’empêche pas de figurer dans un parti conservateur et réactionnaire ; du reste, possédant la qualité suprême qu’on recherche dans un ministre de l’intérieur, une main vigoureuse pour les élections. C’est à M. Canovas qu’il doit tout, mais il n’a pas le scrupule de la reconnaissance et il lève un drapeau en face du sien. Affable pour tout le monde, il sait gagner et s’attacher ceux que rebute la hauteur du président du conseil. Bon chef de guérillas dans un parlement de facile composition, il n’a, malgré tout, aucune des qualités d’un chef de parti et l’on perdrait au change.

Laissons de côté les absolutistes et les modérés, les premiers retirés dans leur abstention, les seconds presque mourans, et arrivons aux constitutionnels, le parti qui représente le mieux les traditions des anciens progressistes. Son chef est M. Sagasta, sous la tolérance toutefois du général Serrano qui, sûr de reprendre au moment opportun la première place, se tient aujourd’hui à l’écart. Cachant une ambition inquiète sous les dehors les plus séduisans, aimant la pompe, les honneurs, le premier rang, le général cède volontiers la réalité du pouvoir avec ses responsabilités et ses ennuis, différent en cela de M. Canovas, qui accepte le travail, mais veut en même temps l’apparence et la réalité, et de M. Martos, qui veut la réalité seule et dédaigne l’apparence et le faste extérieur. M. Sagasta, que le général Serrano annulera dès qu’il le jugera convenable, s’efface aussi, paraît-il, devant les impatiences du gros de ses partisans. Conspirateur émérite, il a fini par comprendre que la légalité est de tout point préférable ; mais aura-t-il assez d’énergie pour maintenir dans ces principes le parti libéral qui se figure, comme tous les partis du reste, que le pays est avec lui ? Deux chemins sont ouverts aux libéraux pour arriver au pouvoir : ou exaspérer leurs adversaires et les pousser à commettre des fautes qui leur fourniront à eux-mêmes prétextes à insurrections, ou se montrer plus amis de la loi et de l’ordre que les conservateurs, inspirant ainsi, comme les libéraux anglais, une égale confiance au pays. Le choix ne serait pas douteux, si les mauvaises habitudes pouvaient se perdre en un jour.

À la suite des constitutionnels viennent les démocrates. Un exilé, un intransigeant, M. Ruiz Zorilla, les dirige. C’est un honnête homme, suppléant à ce qui peut lui manquer du côté de l’intelligence par la passion politique, la force de volonté, la persévérance de tous les instans : il n’en faut pas davantage pour faire un tribun adoré de la foule. Peut-être aussi qu’au moment où M. Martos n’était connu encore que d’un cercle d’intimes, c’est lui qui a mis en avant M. Zorilla, sûr de le manier comme cire. Nul en effet comme M. Martos n’a pénétré les secrets du cœur humain ; nul ne possède tant d’habileté pour mettre en jeu les faiblesses et les passions et dominer par elles. S’il ne lui manquait pas d’autres qualités de chef de parti, sa prépondérance dans la démocratie serait sans rivale. Dans ses discours, si corrects de forme, pas un mot oiseux ; tous portent et vont semer la division chez ses adversaires. De 1868 à 1873, il a tout conduit ; Prim était le seul qui résistât à son influence. En 1873, il s’éclipse pour reparaître un moment après le coup d’état du général Pavia, puis à la restauration s’éclipse de nouveau jusqu’au moment actuel. Comme homme de gouvernement, c’est principalement sur lui que pèse la responsabilité des maux dont l’Espagne a souffert pendant ces tristes années. L’existence du parti démocratique était à peine soupçonnée en 1868 ; il se révèle alors ; M. Rivero, mort depuis, l’organise et lui conquiert d’emblée une importance hors de proportion avec le nombre de ses adhérons. Toutes les exagérations de cette époque sont imputables aux démocrates avec les résistances et les désordres qu’elles soulevèrent : ainsi la liberté des cultes, qui se manifesta tout d’abord par d’effroyables outrages aux croyances de la majorité, souleva les passions religieuses et la guerre civile en Catalogne et dans le pays basque ; la liberté du commerce, quoique décrétée avec ménagement, valut à la révolution l’inimitié de tous ceux qui vivaient à l’ombre de la protection ; le suffrage universel enfin, tout à fait inutile, puisqu’il laissait les élections aux mains du gouvernement, alarma l’opinion publique. Comme une réaction en appelle toujours une autre, quand les conservateurs revinrent au pouvoir, on vit périr, enveloppée dans le discrédit qui frappait l’ensemble du programme démocratique, toute une partie de ce programme qui méritait d’être sauvée : les droits individuels et le libre échange.

Aujourd’hui M. Martos se pose franchement en adversaire de la dynastie. Chose plus fâcheuse encore, dans une discussion récente à la chambre, rappelant d’un ton amer à M. Canovas le soulèvement de Sagonte, il s’est prévalu de l’allusion pour donner à entendre que tous les partis ont le droit de recourir à la force. Longtemps on a dit que les démocrates étaient résolument monarchiques, qu’ils voulaient de nouveau faire connaître au pays les douceurs de la monarchie élective ; il ne leur manquait que le candidat. Aujourd’hui les doutes sont levés, ce parti est devenu ouvertement républicain. En résumé, M. Martos ne veut pas accepter, sous la dynastie légitime, un portefeuille, auquel son incontestable éloquence lui donnerait droit. Et c’est pour satisfaire ces aversions, en quelque sorte personnelles, que l’on exposerait de nouveau le pays aux épreuves passées, à la guerre civile ?

Des démocrates aux républicains il n’y a qu’un pas. M. Castelar est un homme de cœur ; il a eu l’énergie la plus méritoire chez un personnage politique, celle d’abjurer publiquement ses erreurs. Il renie, au contraire de M. Martos, le recours à la force, il renonce à la fédération ; il aspire donc à une république unitaire obtenue par des moyens légaux. C’est déjà un grand pas de fait, mais celui qui s’est ainsi trompé, quelle garantie peut-il offrir qu’il ne se trompera pas de nouveau ? Ce doute serait peu généreux, si l’on ne tenait compte de la principale cause des erreurs de M. Castelar. Il a eu le malheur de s’être fait un nom trop jeune. Enivré par sa mélodieuse parole, emporté par sa facilité d’improvisation, il a touché avant l’heure à toutes les questions ; s’il eût attendu l’âge mûr, il penserait peut-être d’une autre manière. Par dignité maintenant et contre ses pressentimens, contre son tempérament même, il gardera la plupart de ses opinions. Un des sujets qu’il traitait de préférence était la fédération européenne, un pas vers l’unité universelle, et pour l’Espagne il était fédéral : c’est-à-dire que, contre toutes les lois de la logique et de l’histoire, il voulait marcher en sens inverse vers le morcellement, erreur qui a coûté au pays l’insurrection de Carthagène. Ne serait-il pas à craindre qu’il se laissât égarer de nouveau par des analogies à rebours, comme dans la question fédérale ?

Du général Martinez Campos il y a peu à dire ; lorsqu’il monta au pouvoir au mois de mars 1879, il s’avouait le continuateur de la politique de M. Canovas et bien que toute l’habileté de celui-ci n’ait abouti qu’à une rupture qui a conduit le général dans les rangs des constitutionnels, on ne peut admettre que ces deux personnages aient jamais eu le droit de faire du parti conservateur deux fractions, l’une plus libérale, afin d’accaparer le pouvoir, en excluant de toute éventualité le parti constitutionnel. Du reste, on tirera difficilement du général un chef de parti.

Tels sont les hommes qui ont dans les mains les intérêts de l’Espagne. Pour achever de les faire connaître, il est essentiel de constater qu’ils sont, comme tous les Espagnols, absolutistes par tempérament. Un libéral véritable, qui respecte et fasse respecter l’opinion des autres au moyen de l’exécution des lois ne s’est pas encore rencontré. Si les conservateurs suppriment à coups d’autorité la moindre marque de désapprobation, les libéraux, y compris les plus avancés, sont les mêmes au fond ; la critique de leurs actes les irrite tout autant, mais gênés par leur profession de foi, ils exercent un despotisme indirect et effroyable en lâchant les foules et en leur assurant l’impunité. C’est ce qu’on a vu trop clairement lors de la révolution de 1868. Tous ces politiciens attendent leur tour des fautes de leurs adversaires plus que de leurs propres services. Combattre les mesures du gouvernement et le renverser légalement dans les chambres passerait pour purement chimérique, composées comme elles le sont. On ne poursuit qu’une chose, le pouvoir, afin de satisfaire ses amis et son parti et de leur livrer le pays comme une proie longtemps convoitée. L’Espagne n’est que trop fertile en politiques ; elle n’a pas eu encore, du moins dans l’époque moderne, un homme d’état.


III

Si cet homme ne se trouve pas, tout est-il donc perdu ? Loin de là ; il reste encore dans le peuple un fond solide de noblesse, d’honnêteté et d’énergie. Le pays n’a qu’à se défaire de l’excessive modestie qui lui a fait supposer, — on l’a aidé à le croire, — qu’il n’entend rien aux choses du gouvernement ; il doit avoir plus de confiance en ses propres lumières et se donner la peine de vouloir être bien gouverné. L’opinion a toujours été. la reine du monde ; sa force est absolument irrésistible. En Espagne elle ignore son pouvoir ; si elle le connaissait, elle aurait foi en elle-même et tout changerait d’aspect. Aujourd’hui on ne tente rien parce qu’on n’espère pas en l’avenir. Or en tous temps, en tous lieux, l’opinion impose des solutions qui des idées arrivent aux faits. La révolution de 1688 en Angleterre, celle de 1789 en France étaient d’avance accomplies dans les esprits ; l’Espagne même fournirait plusieurs exemples analogues. La masse est en général réfractaire au changement, on a pu l’observer en France. En Espagne, l’instinct est le même, mais l’apathie étant plus forte, les passions plus violentes et l’éducation politique moins avancée que dans d’autres pays, l’opinion se met parfois en contradiction avec cet instinct. Ainsi avant 1868, elle se laisse affoler et désire avec ardeur un changement radical dont elle attend de grands avantages, apprenant plus tard à ses dépens que les deux mots sont rarement synonymes ; puis, la leçon reçue, elle redevient conservatrice à rebours, c’est-à-dire se laisse égarer par les partis dits conservateurs, à ce moment-là véritables révolutionnaires, et finit par souhaiter passionnément la restauration. Ces erreurs de la masse ne détruisent pas cependant le fait principal, dominant, de son attitude conservatrice. C’est seulement lorsque les fautes des gouvernemens réguliers deviennent intolérables qu’elle se fait le soutien des idées subversives et convertit une insurrection en révolution. Ainsi s’explique la différence entre les mouvemens de 1854, 1856, 1866 et 1867, qui ne réussirent pas ou altérèrent à peine la surface, et la révolution de 1868, qui eut de si profondes conséquences. L’opinion, qui n’avait pas pris part aux premiers, sanctionna la dernière. Au lieu de ces longs intervalles de résignation pendant lesquels elle supporte tout, coupés de secousses spasmodiques où elle passe à l’extrême agitation, ce qu’il faudrait, c’est une action constante qui empêchât de nouveaux abus et détruisît graduellement les anciens. Par malheur, cette conduite ne semble pas du goût des populations impressionnables du Midi, qu’un effort violent n’effraie pas pourvu qu’il promette ensuite la jouissance d’un long repos ininterrompu. Ainsi les Basques, à qui la conscription et l’impôt dans une mesure modérée semblent intolérables, donnent avec plaisir au carlisme toutes leurs rentes et toute leur population valide et sacrifient en quatre ans plus que le gouvernement espagnol ne leur prendrait en un quart de siècle. Néanmoins, qu’elle soit ou non antipathique au pays, cette persévérance de tous les instans peut seule amener le salut.

A tout mouvement politique un point d’appui est nécessaire. Si l’Espagne doit inaugurer sa régénération, il est heureux pour elle d’être en monarchie. Sous une république le point d’appui pour résister aux hommes politiques manquerait de la fixité que donne le régime monarchique. Il faut que le pays s’allie étroitement au roi comme les communes de France s’allièrent à la couronne sous Louis VI pour vaincre la féodalité, dans cette longue lutte qui, commencée avec le XIIe siècle, ne se termine qu’au XVIIe avec Richelieu. La féodalité qu’il s’agit de vaincre aujourd’hui est pire que celle du moyen âge, parce qu’alors tout grand fief annexé à la couronne était un gain définitif pour la cause royale et populaire, tandis que la féodalité d’aujourd’hui se renouvelle sans cesse à une source inépuisable. Sans doute il en coûtera beaucoup de peine pour la détruire, la lutte sera longue, car, devant le péril commun, tous les partis se prêteront une aide mutuelle. Connaissant l’apathie habituelle du peuple et son inexpérience, ils s’attaqueront au roi et essaieront de le renverser ; mais en définitive la victoire est sûre, si le peuple sait, par son étroite adhésion au trône, le rendre plus fort que tous les partis. En effet, c’est là encore un point à considérer, qu’un président de république ne peut faire autrement que d’être affilié à un parti ; le roi, au contraire, n’appartient à aucun. Un autre avantage de la monarchie parlementaire sincèrement pratiquée, c’est, en conservant la succession héréditaire, d’éviter les dangers du pouvoir suprême électif et en même temps d’atténuer jusqu’à les détruire les inconvéniens de l’absence plus ou moins sensible de qualités personnelles chez le souverain. Qu’on interroge l’histoire d’Angleterre, qu’on se rappelle les quatre George et les défauts qui déparaient le caractère de plusieurs de ces monarques. En France ou en Espagne, on les aurait détrônés pour beaucoup moins et un si grand bouleversement aurait produit bien des maux, tandis que la lutte soutenue pour la conservation et l’affermissement des droits du peuple durant ces règnes difficiles n’a fait que consolider l’organisation politique de la Grande-Bretagne,

Le roi d’Espagne, don Alphonse XII, est un tout jeune homme, d’une intelligence remarquable. La conscience d’une grande mission à remplir le mûrirait vite. Par malheur, entre le peuple et lui s’interpose cette monstrueuse excroissance, la ligue des politiques ; il se voit en leurs mains, comme toléré par eux. C’est seulement dans l’affection du peuple qu’il trouvera ce qui lui manque : il n’aura pas de peine à l’obtenir. Personne ne conteste aujourd’hui la prépondérance que, tout en restant constitutionnel, ou, pour mieux dire, à condition de rester parfaitement constitutionnel, le roi acquiert par sa présence constante dans le conseil, tandis que celle de ses ministres souffre nécessairement des alternatives, par sa connaissance non interrompue des antécédens de chaque question, par la stabilité de sa position supérieure et désintéressée qui lui permet de garder le calme et la clarté de son jugement. C’est là une vérité que prouve l’examen des faits journaliers rapportés dans la Vie du prince Albert, publiée avec l’autorisation de la reine d’Angleterre, et d’où il résulte que le roi peut obliger ses conseillers à gouverner conformément aux exigences du bien public. D’autre part, le roi peut faire beaucoup même en dehors de la sphère politique. Sans parler de l’impulsion qu’il lui est facile de donner, aux sciences, aux lettres et aux arts, à toutes les manifestations de la culture intellectuelle, par le seul fait de montrer qu’il s’y intéresse, il peut aussi trouver dans cette économie rigide de tous les jours qui fit la force de la maison de Prusse assez de ressources pour accomplir des œuvres d’utilité nationale dont la grandeur frapperait les esprits et commanderait le respect.

Ce ne sont donc pas les moyens de s’acquérir une autorité et un prestige parfaitement constitutionnels qui font défaut au roi. Le véritable danger est en sens contraire. Les Espagnols n’ont brisé l’antique despotisme monarchique que pour tomber sous un autre pire, le despotisme ministériel. L’habitude de la soumission les empêcherait également d’apercevoir le retour du despotisme royal et ils n’auraient fait que changer de maître. Appuyer le roi et s’appuyer sur lui pour reconquérir la libre disposition de ses libertés, voilà le premier besoin de la nation ; mais dès qu’elle l’aura obtenue, il lui faut veiller constamment à ne plus s’en dessaisir. Il lui suffira de garder avec un soin jaloux les trois conquêtes dont nous allons parler, indispensables pour triompher de la féodalité des politiques : justice efficace, administration régulière, et pureté des élections au parlement.

La réforme de la justice consiste en premier lieu à placer le pouvoir judiciaire au-dessus du pouvoir exécutif, auquel il est aujourd’hui indûment soumis, à rendre aux tribunaux leurs légitimes attributions, à abréger la procédure qui, maintenant secrète, écrite, inquisitoriale, doit devenir publique, orale et respectueuse envers l’innocence présumée de l’accusé. L’unification du code rencontre, il est vrai, une grave opposition de la part de quelques provinces attachées à leurs usages traditionnels. Qu’on laisse aux Catalans et aux Basques ces coutumes locales qui importent peu au reste de la nation et qu’on limite la réforme à la simplification indiquée. Pour cela il faut un code complété, car quelques parties sont suffisantes, fait par une commission bien payée et non par une commission honorifique ; il faut de plus une magistrature beaucoup mieux rétribuée, inamovible, mais responsable devant les hauts pouvoirs de l’état ; une police bien organisée ; la garde civile augmentée, demeurant toujours à son poste, sans pouvoir être mêlée aux événemens politiques ; des prisons gardant leurs prisonniers, ne leur permettant pas de tramer commodément de nouveaux crimes, et les rendant, s’il est possible, moralises à la sortie. Ces améliorations, et tout particulièrement celles qui portent sur les affaires civiles, exciteront le travail et les entreprises ; elles créeront d’autres manières de vivre que la bureaucratie ; ce sera le réveil économique et moral du pays. Quelques sacrifices pécuniaires que cela entraîne, il n’y faut pas regarder, surtout quand on peut supprimer tant de dépenses inutiles.

La confection d’une loi d’employés a été tentée plus d’une fois, mais toujours en vue des intérêts du parti alors au pouvoir qui plaçait les siens et les déclarait inamovibles. Aussi étaient-ils tous balayés, les employés avec la loi, au premier changement politique. Ce qui est nécessaire à présent, c’est une mesure qui fasse abstraction des partis et puisse sans injustice être obligatoire pour tous, qui sanctionne les droits acquis, d’où qu’ils viennent, conformément à l’ancienneté. Une épuration est indispensable, mais elle doit être entourée de telles garanties que la faveur ou la haine n’y entrent pour rien. La liste une fois arrêtée, la loi assurerait aux employés l’inamovibilité à l’avenir, sauf en cas de délit. Lorsque les cadres actuels seraient épuisés, — ce qui demanderait quelque temps, à cause du nombre excessif des anciens employés, — l’admission n’aurait plus lieu qu’au concours et l’avancement serait soumis à des règles invariables. On réformerait en même temps les incroyables abus qui existent dans la distribution des pensions de retraite et des congés. On fixerait le nombre des employés, — une soixantaine au plus parmi les principaux, — qui pourraient être déplacés lors d’un changement de ministère. Quant aux subalternes, occupés seulement de détail, il n’est pas besoin d’y toucher, ce qui n’a pu se faire que par un inconcevable abus de pouvoir. Le danger à prévoir, c’est que tous les défauts des employés, leur morgue, leur paresse ne se développent à l’excès, dès qu’ils se sauront sûrs de leurs places. En ce cas, il faut imposer à l’état l’obligation et reconnaître aux particuliers le droit de traduire devant les tribunaux les employés de tous grades, même les ministres, chaque fois qu’ils manquent à leur devoir. Quand les bureaux seront organisés comme ils doivent l’être et les services simplifiés, il sera permis de réduire le nombre des fonctionnaires et de réaliser des économies compensant et au-delà les dépenses nécessitées par la réforme des tribunaux, de la police et des prisons.

Il faut enfin arriver à ce que les élections se fassent légalement, c’est-à-dire qu’elles soient faites par les électeurs eux-mêmes et non par le gouvernement. Il faut choisir des hommes jouissant d’une honorable notoriété, et non des personnages étrangers au pays, connus seulement par la recommandation du ministre. Pour modifier les relations actuelles entre ministres et députés, les employés, sauf de rares exceptions qu’il s’agirait de déterminer, seraient exclus des chambres parce que, s’ils y sont indépendans, ils portent l’insubordination dans les bureaux, et s’ils sont disciplinés dans les bureaux, à la chambre ils ne peuvent que voter au commandement. Dans l’intervalle des sessions, les électeurs auront à demander compte aux députés de leurs votes et de leurs opinions sur les questions pendantes ; ils ne toléreront plus les scandales qui se produisent dans les élections actuelles, ni l’indépendance absolue des députés, — envers eux s’entend, — dans leur conduite politique. En revanche, ils doivent leur épargner toutes ces demandes de faveurs, de titres et d’emplois qu’on n’obtient souvent qu’aux dépens de la justice.

Ces trois mesures se tiennent, se complètent, et veulent, autant que possible, être accomplies à la fois. Un programme plus restreint serait préférable ; mais comment obtenir, ce qui importe avant tout, que les élections soient libres, si l’ingérence administrative, qui se reproduira à coup sûr, ne peut être à l’instant châtiée ? Et comment cette prompte répression pourra-t-elle s’exercer sans une réforme sérieuse de tout le mécanisme judiciaire ? D’autre part, de quoi serviraient les élections complètement épurées, s’il restait au ministre, dans la libre distribution des emplois et dans l’expédition calculée des affaires civiles, le moyen de gagner les députés ? A tout prix, il faut établir le gouvernement parlementaire dans sa sincérité, c’est-à-dire un gouvernement où les électeurs soient les maîtres des ministres, exactement au rebours de ce qui existe aujourd’hui.

Il ne s’agit nullement de déposséder de leur position de chefs de partis les politiques actuels ; ce serait chimérique de le prétendre, vu qu’il n’y a personne à mettre à leur place. Diminuer le nombre des partis de façon qu’il n’en reste que deux ; diriger ensuite leur conduite dans le sens du bien général, tel est le but auquel le pays doit tendre. Une fois ces deux partis constitués qui représenteront forcément les deux tendances de toute société, progrès et conservation, le public dans les élections donnera le pouvoir à l’un ou à l’autre, selon qu’il se sentira porté, en raison des circonstances, au mouvement ou au repos. Il convient au pays comme au roi de n’accorder à aucun d’eux une prépondérance définitive, pour tant que son séjour au pouvoir puisse se prolonger comme en Angleterre, mais l’autre parti se maintiendra en face, modérant sans cesse la politique de l’adversaire et toujours prêt à prendre sa succession. Quant à la composition des cortès, le public est tenu de veiller à ce que toutes les forces morales et matérielles du pays, tous les intérêts aussi y soient représentés, de telle sorte qu’ils s’éclairent et se pondèrent les uns par les autres ; de même que les employés, et à plus forte raison, les personnes qui ont des contrats et des affaires avec le gouvernement ne doivent pas être éligibles, et si leurs relations d’affaires commencent après leur élection, elles renonceront à leur mandat. Enfin les frais d’élections doivent être considérablement réduits ; aujourd’hui, bien que ce soit l’exception, quelques-unes sont fort coûteuses et détournent des gens honorables de présenter leur candidature.

Mais, dira-t-on, après une abstention si prolongée, le public saura-t-il se donner l’organisation voulue ? Les moyens sont bien simples et même vulgaires. Créer des comités électoraux par provinces est une chose que tout le monde sait faire en Espagne. Il suffit d’imiter au profit du pays ce qui a été fait jusqu’à présent au profit des partis. La difficulté n’est pas là, mais dans l’accueil que le public fera à cette vérité que le salut ne peut venir que de lui-même ; s’il l’accepte, il se mettra à l’œuvre résolument ; s’il n’y croit pas, il ne fera rien, mais il peut être assuré alors que la décadence et les malheurs de l’Espagne iront toujours croissant, et qu’au lieu d’une vie digne et prospère, chaque Espagnol traînera une étroite existence à la merci d’égoïstes gouvernans. Ceux-ci goûtent au pouvoir les satisfactions sans bornes qu’il procure ; après leur chute, il leur reste la notoriété, l’auréole de la persécution les embellit, et quant à la position matérielle, ils touchent de grasses pensions de retraite auxquelles s’ajoutent leurs traitemens d’administrateurs ou conseillers de chemins de fer et autres compagnies, places qu’ils reprennent après leur sortie d’emploi et que ces sociétés ont soin de leur réserver pour se ménager leur protection à d’autres momens.

Par contre, le public est loin de jouir de compensations aussi substantielles pour les erreurs de ses maîtres. S’il est une vérité qui devrait être universellement reconnue, c’est que la gestion bonne ou mauvaise de la chose publique intéresse tout le monde ; les effets s’en font sentir aussi bien dans la plus pauvre chaumière par la privation de pain, l’abandon du foyer, la destruction de la famille, que dans la maison de l’homme aisé par la diminution de l’aisance, le sentiment de l’impuissance contre l’arbitraire et l’énervement de toute initiative. Qu’on dise après cela que l’action gouvernementale n’affecte pas profondément jusqu’au dernier des citoyens !

Si tous sont intéressés à la bonne administration, tous aussi peuvent y contribuer. Même avec le suffrage restreint, l’influence de ceux qui n’ont pas part au vote se fait encore sentir. Ce n’est pas trop que le concours du peuple entier pour déraciner des abus si invétérés, si commodes, si fructueux et que tous les partis s’efforceront de conserver en attirant l’attention publique sur d’autres questions. Telle sera la résistance, qu’il serait inutile de penser en triompher sans avoir au préalable cimenté l’union de la couronne et du peuple. D’ailleurs, les difficultés ne doivent pas faire douter du succès : qu’on n’oublie pas que l’opinion publique est irrésistible ; à une chambre élue par la couronne et l’aristocratie, elle a pu arracher en Angleterre la réforme de 1832, qui détruisit l’influence électorale de l’une et de l’autre. L’Espagne n’aurait pas plus de peine pour arracher à une chambre nommée par les ministres des mesures qui mettraient fin à leurs excès de pouvoir.

La presse aura aussi un rôle important à jouer dans cette œuvre de régénération : mais il faudrait qu’elle commençât par se réformer elle-même. À Madrid, le plus fort tirage est celui d’une fouille sans opinions, sans rédaction, ne publiant que des nouvelles et des faits divers, généralement mal écrite, insignifiante si elle ne faisait tant de mal par ses flatteries invariables envers tous les ministres. Le prix minime auquel se vendent les journaux, un sou pour la plupart, ne permet pas de les faire bons. À part quelques-uns qui ont un nombre suffisant d’annonces de commerce, ils ne peuvent vivre sans la subvention directe d’un parti ou d’un personnage et la subvention déguisée en insertions d’annonces de la banque, des compagnies de chemins de fer et autres sociétés. L’annonce industrielle existe à peine. Le principal caractère de ces journaux, c’est qu’à côté d’articles écrits avec l’esprit le plus acéré, mais toujours sur des questions personnelles, on note une insuffisance sensible dans les questions d’utilité publique. Quant à la politique, plusieurs la traitent avec beaucoup d’habileté et de talent, mais toujours généralisant, dogmatisant, s’étendant sur les grands principes sans toucher jamais aux points pratiques, moins brillans et plus difficiles. Aucun ne publie d’articles de bourse ; la plupart impriment le cours des valeurs avec la plus superbe insouciance de l’exactitude des chiffres. L’absence de renseignemens précis et véridiques en cette matière est un signe déplorable du défaut de toute activité commerciale. La presse sert surtout d’échelle à l’ambition personnelle : c’est un des moyens les plus sûrs pour faire rapidement une carrière politique. Chaque personnage marquant a une feuille au moins à sa dévotion, et quand il arrive au pouvoir, il fait pleuvoir sur les rédacteurs les faveurs de toute sorte : les plus importans partent pour les ambassades, les autres cumulent un emploi du gouvernement avec la continuation du journal. En un mot, la presse espagnole a été faite à l’image des partis qui s’en servent, avec tous leurs défauts et leurs vices. Le pays les a laissés, en ceci comme en tout le reste, travailler à leur guise et ne s’est point inquiété de ses propres intérêts. Aussi n’est-il point représenté dans la presse, pas plus qu’il ne l’est au parlement.

Le public doit avoir un journal à lui : ce journal, il l’aura dès qu’il le jugera nécessaire et aussi longtemps qu’il surveillera sa marche pour l’empêcher de dévier ; mais avant tout il l’assurera d’une forte vente, de souscriptions nombreuses, à des prix moins infimes que ceux d’aujourd’hui. Évidemment ce journal ne sera du goût d’aucun parti, puisqu’il les traitera tous impartialement, et la liberté de la presse n’existant pas, n’ayant jamais existé en Espagne, il aura mille traverses à subir de tous les gouvernans. Mais s’il est réellement soutenu par le public, la liberté de la presse ne peut qu’y gagner.

En effet, une campagne entreprise dans ce dessein, quand il s’agira de défendre un journal national, sera bien mieux définie et compréhensible à tous. Aujourd’hui les persécutions contre la presse n’intéressent que le parti persécuté ; le public demeure indifférent, parce qu’il les voit tous agir de même lorsqu’ils sont au pouvoir ; il ne saisit pas là dedans ce qui peut lui importer. Un journal qui serait sien lui démontrerait l’incomparable utilité d’une publicité constante, régulière, toujours en éveil, luttant sans relâche pour la justice et pour le droit ; il comprendrait la nécessité de mettre la presse pour l’avenir à l’abri des caprices autocratiques des divers gouvernemens. Ainsi les dangers de la presse nuisible et surtout de la presse clandestine seraient en partie annulés. L’appel à l’insurrection ne trouverait plus d’écho si la nation entière, étroitement unie avec la couronne, était éclairée par une feuille vraiment indépendante qui lui apprendrait que l’insurrection est un crime contre elle-même.

Il s’écoulera du temps avant que le public ait ce journal à lui et plus encore avant qu’il le reconnaisse pour tel. L’opinion ne doit pas attendre jusqu’alors, mais exiger dès maintenant les trois grandes réformes indiquées. Elle ne doit pas différer non plus de se prononcer pour une réforme immédiate dans l’administration des finances, en partant des données suivantes ; le budget vrai, la prohibition des crédits supplémentaires et des viremens, la publication immédiate des comptes, la responsabilité de tout le personnel. C’est l’unique moyen d’éviter que le gouffre où menacent de s’engloutir l’honneur et les restes de la prospérité du pays ne devienne encore plus profond. Il n’y a pas lieu de donner ici tout au long l’exposé des mesures financières. Signalons du moins ce principe important qu’il ne faut pas mépriser les réformes de détail et s’obstiner à les considérer comme un ensemble philosophique et indivisible ; il en est au contraire une foule qui pourront être introduites à l’instant sans étude préalable et qui, loin d’amener aucun trouble, produiront un bien sans mélange.

Il ne convient pas cependant que les détails fassent un seul moment perdre de vue la chose principale, les trois parties essentielles du programme. Dès que le pays s’en sera assuré, les réformes financières se feront tout naturellement par la force des choses, et non-seulement celles-là, mais toutes les autres qui doivent rendre à l’Espagne son rang dans le monde. Alors sera possible une politique extérieure que lui défendent aujourd’hui sa pauvreté et son épuisement, politique qui comprend en première ligne le rétablissement de relations fraternelles avec ses anciennes colonies d’Amérique, où son bon exemple serait imité comme l’est aujourd’hui le triste modèle qu’elle donne avec ses insurrections militaires, le despotisme des partis et le mépris habituel de la légalité. En résumé, si les gouvernans de l’Espagne, égarés par de stériles discussions d’école, occupés uniquement à se vaincre les uns les autres et à pousser à bout les conséquences de la victoire, n’ont pas toujours suivi les inspirations du patriotisme, c’est que ce sentiment ne peut vivre où il n’y a pas de patrie, et la nation a pris un tel soin de s’effacer dans sa résignation modeste, qu’on a fini par ne plus savoir qu’elle existe. A elle de le prouver.

Tel est, brièvement résumé, ce livre, le plus sincère peut-être qu’on ait écrit sur l’Espagne et qui nous donne, dans sa forme précise, l’analyse la plus exacte du caractère et des mœurs politiques du peuple voisin. La situation est en ce moment des plus graves : la crise de mars 1879 et la conduite de M. Canovas à cette époque ont laissé la position du roi à découvert ; avec cette situation coïncide un symptôme alarmant, l’atonie complète de l’opinion publique, qui n’a jamais été plus évidente. Bientôt vont commencer les attaques aux institutions existantes. Les précautions prises par M. Canovas pour s’éterniser au pouvoir, qu’il pousse en ce moment jusqu’à rechercher l’alliance des carlistes et qui ont fermé toute perspective aux libéraux dynastiques, en sont la principale cause. Mais ces derniers ne seront pas, comme ils aiment à l’imaginer, exempts de responsabilité : leur devoir ne se borne pas à s’abstenir de l’insurrection, il va jusqu’à la combattre, et ils ne le feront pas, aveugles qu’ils sont, sans vouloir comprendre qu’ils seront balayés eux-mêmes par les fédéraux et les carlistes. Si l’opinion ne s’éveille pas, si elle se laisse surprendre, le pays sera entraîné dans des aventures qui auront des résultats plus déplorables encore que celles de 1868. Du moins l’auteur, M. de Riscal, aura-t-il eu ce mérite d’avoir le premier élevé la voix pour l’avertir.


L. LOUIS-LANDE.

  1. En partant pour l’Espagne, où il devait rencontrer la mort d’une manière si malheureuse, M. L. Louis-Lande nous avait laissé le travail que l’on va lire. Nous avions cru devoir en retarder la publication jusqu’à son retour, car la situation de ce pays nous paraissait présentée sous un jour trop peu favorable. L’assassinat dont M. L. Louis-Lande vient d’être victime ne justifierait que trop quelques-unes des sévérités de son jugement ; nous croyons cependant devoir maintenir quelques réserves, tout en nous empressant de publier ces pages auxquelles une fin si cruelle et si prématurée donne un douloureux intérêt.