L’État social de la Russie depuis l’abolition du servage

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LA RUSSIE


DEPUIS L’ÉMANCIPATION DES SERFS[1]




Free Russia, by William Hepworth Dixon, 2 vol., London.




Quand on a devant soi une carte de l’ancien continent, on se demande quel est ce pays qui en occupe une si grande part, et qui semble posséder une faculté d’expansion si extraordinaire. Il paraît menacer toutes les contrées qui l’entourent, car il ne respecte aucune des barrières à l’aide desquelles la nature délimite les frontières des peuples. Au nord, l’impossible seul l’arrête : on dirait qu’il veut étreindre le pôle dans ses gigantesques bras. À l’est, une immense chaîne de montagnes et un grand fleuve le séparent de l’Asie, lui laissant un pays vingt fois plus grand que la France. Il franchit cette limite pour s’adjoindre au-delà une étendue deux fois plus considérable, et dont il n’avait que faire. Au midi, les barrières étaient plus positives encore ; mais il n’en tient compte : il enjambe le Caucase, et eût converti la Mer-Noire en un lac russe sans la guerre de Crimée. À l’ouest, il est une menace permanente : la Finlande, les provinces allemandes de la Baltique, la Lithuanie, la Pologne, sont là pour attester son insatiable besoin d’agrandissement. Les peuples disparaissaient les uns après les autres sous la puissante main de la Russie, si une défaite, dont la loi même se trouve annulée depuis nos désastres, n’était venue mettre un terme à ses envahissemens.

Mais sa défaite lui tint lieu de victoire, phénomène qui n’est pas rare dans l’histoire des peuples. Battue sur son propre territoire, elle se replia sur elle-même pour « se recueillir ; » elle remonta aux causes de sa faiblesse relative, et comprit que les élémens de la force ne se trouvent pas seulement dans le nombre. Elle passa en revue toutes ses institutions fondamentales, et résolut, sinon de leur faire subir une refonte générale, au moins de les modifier autant que le permettrait le tempérament de la nation. La mort prématurée de l’empereur Nicolas, enlevé par la maladie à l’âge de cinquante-huit ans, facilita ce travail. Nicolas avait entrevu cependant la nécessité de relever le peuple de l’état où il languissait depuis des siècles, et d’opérer de grandes réformes dans son gouvernement. Il avait même ordonné des études à ce sujet ; mais son caractère altier, inflexible, s’opposait à ce qu’il fît aucune concession. Il était trop plein du mandat divin dont il se croyait investi, pour chercher à diminuer la distance entre lui et ses sujets, et aborder d’une manière sérieuse la réforme des abus que l’église couvrait de sa responsabilité. D’ailleurs, au moment de sa mort, Sébastopol résistait encore ; l’épreuve n’était pas consommée. C’est son fils qui devait recevoir la grande leçon et la mettre à profit.

Libre de tout engagement, animé des plus nobles intentions, intelligent, travailleur, appelé depuis longtemps par son père à prendre part aux délibérations du conseil, le tsarowitz Alexandre était déjà rompu au maniement des affaires publiques. Il avait dans ses voyages étudié les civilisations étrangères, et pouvait mesurer exactement toute la distance qui les séparait de celle de son pays. C’est avec ces qualités et le ferme désir de les consacrer au bien de son peuple qu’il monta sur le trône de toutes les Russies le 2 mars 1855. Le moment était des plus graves et l’avenir des plus sombres. Son père lui léguait une guerre avec les deux plus grandes puissances occidentales, guerre qu’il n’avait pas approuvée en principe, mais que l’honneur national lui faisait un devoir de poursuivre avec vigueur. Le pays était accablé d’impôts, des levées considérables d’hommes avaient diminué la population, le commerce était ou suspendu, ou anéanti, et, malgré un déploiement de forces considérable, malgré des efforts prodigieux, Sébastopol tomba au pouvoir des alliés. Avec cette forteresse, s’écroulèrent la puissance de la Russie vis-à-vis de l’Europe et le prestige de ses armes. Sa marine était abattue, et son armée détruite autant par suite des fatigues et des privations que par le feu de l’ennemi. L’humiliation était profonde. Alexandre sut l’accepter avec dignité, et de cette humiliation sortirent de vastes mesures émancipatrices dans tous les domaines de l’état. Les Russes eux-mêmes attribuent à la guerre de Crimée les réformes accomplies par l’empereur. Le nouvel empire, qu’ils appellent Svobodnaia Rossia (la Russie libre), est né de cette catastrophe. Il n’y avait qu’une intelligence supérieure et une volonté ferme qui pussent faire servir ainsi le malheur à la régénération d’un peuple.


I.[modifier]

Le Russe est essentiellement religieux. De tous les peuples chrétiens, c’est sans contredit celui chez lequel le sentiment du divin a pris le plus de développement. Sa vie tout entière se passe dans un continuel commerce avec le monde invisible. Plusieurs causes ont contribué à donner à ce côté de son caractère cette prépondérance excessive. L’aspect de son pays est triste ; le manteau dont le couvre la nature inspire une indicible mélancolie. Ses immenses forêts sont toutes semblables les unes aux autres ; elles sont invariablement formées de bouleaux et de pins. Vous n’y voyez aucune futaie de haute venue, rien qui rompe la monotonie de l’ensemble ; tous les arbres sont petits, rabougris : on pourrait croire que le froid de la température en a arrêté la croissance. Ils font à l’horizon un rideau de feuillage noirâtre d’une accablante continuité. Des tourbières ou des lacs muets, incolores, sans vie, le coupent de loin en loin. La plaine désespère le voyageur par sa nudité, son uniformité et son étendue ; au fur et à mesure qu’il avance, les limites semblent reculer. Pas un mouvement de terrain, pas un arbre qui soulage la vue ; cette plaine n’est couverte que de landes et d’une herbe brune. Les villages, clair-semés, sont un amas de huttes en bois et en pisé. Rien qui attire, rien qui réjouisse l’âme et vous invite à fixer là votre demeure. La nature y est aussi inflexible que le gouvernement de l’état, et semble dire : « Tous tes projets doivent se rapporter à un autre monde, car ici tu ne peux penser ni à ta liberté personnelle, ni à tes droits, ni aux moyens de sauvegarder ta dignité, tes biens, ton honneur. Obéis seulement, fais ce que l’on te commande. Cette terre que tu foules, que tu arroses de tes sueurs, ne t’appartient pas. Tu n’as pour toi que le ciel, qu’il soit l’objet de toutes tes pensées. » Et c’est justement ce que fait l’habitant de la Grande-Russie. Dans cette vaste portion de territoire qui mesure 16,000 kilomètres du nord au sud et de 11 à 12,000 de l’est à l’ouest, l’homme est en constante prière. L’idée de Dieu, des anges, des saints, ne le quitte jamais. Du berceau à la tombe, le jour et la nuit, à quelque rang de la société qu’il appartienne, il vit avec Dieu. Son langage abonde en expressions mystiques, ses gestes sont extatiques. Sa maison renferme une petite chapelle où il suspend ses saintes images, l’effigie de son patron et les signes symboliques de la rédemption. Il y pénètre à chaque instant pour faire ses prières ; il ne se borne pas du reste à les faire là, il prie partout, dans sa boutique, derrière son comptoir, au marché, comme au champ. Il fait bénir par un prêtre, avant d’en prendre possession, la maison qu’il a construite, l’appartement qu’il a loué. Il jeûne la moitié des jours de l’année, et son pays est couvert de croix, de niches, d’édifices religieux. Chaque village s’honore d’avoir des reliques et une châsse qui a le don de guérir. Les villes sont riches en établissemens conventuels. Kargopol, dont la population ne dépasse pas 2,000 âmes, compte vingt clochers ; quatre cent cinquante églises ou chapelles s’élèvent à Moscou. C’est qu’en Russie l’état, comme les individus, commémore le souvenir d’un grand événement, non par la construction d’un pont, le percement d’un boulevard ou le changement de nom d’une rue, mais par l’érection d’un édifice religieux. L’église Saint-Sauveur rappelle l’expulsion de Napoléon.

L’ancien état nomade des Russes se perpétue par leur penchant pour le pèlerinage. Visiter le saint sépulcre ou simplement des lieux rendus célèbres par la vie ou la mort de saints est chez eux un désir irrésistible. Ils marchent par bandes ; la prière, le chant de cantiques, le récit des merveilles qu’ils ont vues, égaient leur route. Tantôt ils ont recours à la charité publique, qui ne leur fait jamais défaut, tantôt ils se procurent quelques ressources par la vente d’objets bénits et de reliques. Le pèlerinage est tenu en grand honneur, même parmi la noblesse, qui se pique cependant de libre pensée ; mais c’est un moyen de faire sa cour, et, pour imiter leurs princes, bon nombre de nobles prennent le bâton noueux. Il y a bien des degrés dans cet acte de piété. Certains pèlerins se bornent à visiter un des sanctuaires les plus renommés, et choisissent le plus rapproché de leur demeure ; d’autres se rendent aux quatre principaux : Saint-George à Novgorod, Pechersk à Kiev, Troitsa, près de Moscou, et Solovetsk, dans la Mer-Blanche. D’autres enfin les fréquentent tous, car le fidèle qui veut remplir la tâche dans toute son étendue, qui veut atteindre la perfection, doit s’arrêter dans tous les lieux saints et accomplir les rites imposés par l’usage dans toutes les stations marquées par la tradition. Beaucoup de Russes prennent à la lettre cette parole du poète hébreu, que l’homme est étranger et voyageur sur la terre, et revêtent pour la vie la robe du pèlerin ; c’est une vocation pour eux. On rencontre même des femmes d’une condition aisée qui passent toute leur existence à errer d’un sanctuaire à l’autre. Chaque année, elles recommencent la même tournée, qui dure plus de onze mois ; à peine s’accordent-elles trois semaines de repos dans leur famille.

Ces coutumes religieuses engendrent d’immenses abus. Une foule d’individus sans aveu, ennemis d’un travail régulier, avides des émotions de la vie errante, se couvrent de l’habit de pèlerin, et profitent de la sympathie que cet habit excite pour vivre aux dépens des âmes pieuses ; ils réalisent de gros bénéfices en se livrant au commerce interlope d’objets soi-disant bénits, de reliques arrachées à des cimetières, d’images saintes achetées à vil prix. Aucune inquiétude ne vient assombrir leur existence ; ils savent que partout ils seront les bienvenus, qu’aucune porte ne se fermera devant eux. Ce respect pour les pèlerins a favorisé la fuite de bien des condamnés ; bien des Polonais exilés en Sibérie ont pu, grâce à l’habit qu’ils empruntaient, regagner leur patrie, après un voyage de plus de 1,000 lieues à travers les monts Ourals et la Russie, parcourue dans toute sa largeur de l’est à l’ouest : ils sollicitent le long de leur route le gîte et le pain de la piété, et une place sur les radeaux de la Dwina. La multitude de couvens qui peuplent ces vastes solitudes favorise ces grands voyages. La Grande-Russie est un désert semé de cloîtres, dont les clochers byzantins rompent l’accablante monotonie dès immenses plaines. Les habitudes religieuses se sont tellement infiltrées dans les mœurs des Russes, que la négligence ou le mépris du culte et des sacremens les dépouille de quelques droits civils.

C’est par Constantinople que le christianisme a pénétré en Russie. Les missionnaires envoyés par le patriarche grec ont trouvé chez les Russes une nature sympathique. En effet, la religion du dévoûment et de la souffrance, la religion des petits et des déshérités, toute pleine de tristesse et de douleur, devait être bien accueillie sur cette terre qui imprime à l’âme une si profonde mélancolie. L’église russe, placée alors sous l’administration ecclésiastique du patriarche de Constantinople, est toujours restée fidèle au rite grec. Le patriarche de Constantinople occupait dans l’église d’Orient une place analogue à celle du pape dans l’église d’Occident, avec cette différence cependant que le prélat grec n’a jamais été prince temporel. À partir du xve siècle, il se trouva placé sous la domination du sultan, qui seul pouvait lui donner l’investiture. Cette dépendance était une menace perpétuelle pour la Russie. Aussi mit-elle à profit une visite que lui fit en 1588 le patriarche Jérémie, pour obtenir de lui que le métropolitain de Moscou fût élevé à la dignité de primat de l’église russe. Jérémie accueillit favorablement cette demande, et il détacha ainsi de sa juridiction l’église russe pour en faire un corps religieux indépendant et autonome. Ce pouvoir indépendant ne tarda pas lui-même à porter ombrage à la couronne. C’était une barrière à son autocratie, barrière peu redoutable, il est vrai, mais qui la gênait. C’est pourquoi, à la mort du patriarche Adrien, en 1700, Pierre Ier, prévoyant l’opposition que l’église ferait à ses projets de rénovation, ne le remplaça point. Le 21 janvier 1721, un ukase apprit aux Russes que cette dignité était remplacée par un saint-synode dont le tsar se constituait le modérateur et juge suprême. Ce synode est composé d’évêques et d’archimandrites nommés par la couronne et révocables par elle.

L’église gréco-russe renferme des traits qui ne se retrouvent dans aucune autre église. Elle possède deux catégories de prêtres : le clergé blanc et le clergé noir. Le premier compte tous les des servans, les curés, les séculiers, en général tous ceux qui sont à la tête d’une paroisse. Tous les membres du clergé blanc doivent être mariés. La loi était si rigoureuse à cet égard, qu’un diacre devait au moins être fiancé pour obtenir une cure. Remplir les cadres de ce clergé n’était pas facile : il était mal rétribué, et sa position des plus précaires ; mais la loi y pourvut en contraignant tous les fils de prêtres à entrer dans les ordres. De là, le dicton russe : fils de prêtre, toujours prêtre. Le clergé devint ainsi une classe à part, une caste, comme chez les Tartares et chez les Juifs. Chercher des vocations, choisir des hommes pieux, il n’en était nullement question, et ce corps fut bientôt, si l’on en croit les écrivains et les moralistes nationaux, ignorant et vicieux ; le dégoût, l’hypocrisie, le découragement, y régnaient en maîtres, ainsi qu’il arrive toutes les fois que les hommes sont forcés de revêtir un caractère qui n’est pas le leur, de suivre une profession pour laquelle ils n’ont aucune sympathie. Grâce à cette loi, la caste du clergé blanc compte 540,000 âmes ; mais Alexandre la révoqua en 1869, et rendit l’église accessible à tous ceux qui se sentent une vocation. Depuis, les enfans des prêtres sont libres d’embrasser telle carrière qu’il leur plaît. Cette réforme causa une émotion extrême dans les rangs du clergé noir, qui redoute de voir toucher à ses prérogatives. Le clergé noir ne saurait être appelé un clergé régulier, puisqu’il n’est pas exclusivement cloîtré ; cependant il faut, pour en faire partie, renoncer à la vie conjugale, avoir fait des vœux, être revêtu du costume monastique ; en un mot, il faut être moine. Ses membres sont au nombre de dix mille, et c’est parmi eux que l’on recrute tous les hauts fonctionnaires de l’église, évêques, archevêques, métropolitains, archimandrites. Un puissant esprit de corps règne dans le clergé noir, et il domine par ses privilèges, son influence, ses immenses richesses conventuelles. On l’accuse d’être paresseux, ignorant et prodigue. La partie éclairée et libérale de la nation voit en lui l’ennemi déclaré de tout progrès, de toute réforme, soit dans l’église, soit dans l’état, et en demande la suppression absolue. Il est en effet conservateur au suprême degré ; son lot sur la terre est assez riche, sa position assez belle, et le bonheur national se résume pour lui dans l’immobilité. Malgré ses nombreux ennemis, le clergé noir se maintiendra longtemps encore à la tête de l’église russe. Il a pour lui non-seulement une position des plus fortes, mais l’empire des habitudes, les femmes des classes supérieures et le peuple entier des campagnes.

Pour toutes les branches de l’église orientale, arménienne, copte, grecque, et surtout russe, l’ascétisme est la forme la plus pure de la piété. Fuir le monde, vivre dans la retraite, se séparer de sa famille, se priver des jouissances domestiques, quelque pures qu’elles soient, renoncer aux avantages de la vie sociale, négliger son corps, laisser rouiller son intelligence, c’est donner les preuves de la plus grande foi. Aussi l’idiotisme est-il considéré par le peuple comme portant un cachet divin. Le clergé blanc, obligé de vivre en famille, ne possède aucune de ces vertus, et n’est pas non plus tenu en haute estime. Toutes les faveurs, tous les respects sont pour le clergé noir. Lui seul a fourni à l’église tous les saints qu’elle adore, lui seul possède les couvens, les reliquaires, les catacombes, les châsses mystérieuses et tous les sanctuaires que visitent les pèlerins. Il a le monopole des miracles et de la puissance surnaturelle. Cette immense imposture pèse d’un poids néfaste sur la population de l’empire ; elle la tient enlacée dans toutes les idées superstitieuses qui la dépouillent de sa raison. M. Dixon, remontant en bateau le fleuve de la Dwina, craignit de donner sur un bas-fond, et pria le pilote de jeter la sonde par mesure de prudence. Ce dernier s’y refusa d’une manière absolue. « La rivière, répondit-il, a le fond que Dieu lui a donné. » S’il avait sombré, il se serait contenté de dire : « Telle était la volonté de Dieu ! » Quand le sentiment religieux est poussé à ce point, il rompt l’équilibre de l’homme moral ; il paralyse, il annule l’usage de la raison et des autres facultés de l’âme.

La superstition a été un puissant levier dans les mains des empereurs, surtout dans celles de Nicolas ; C’est par ce moyen qu’ils ont solidement établi leur despotisme, et qu’ils obtenaient de sujets asservis un concours empressé. C’est au nom de l’orthodoxie qu’ils ont fait la guerre. Délivrer leurs frères placés sous le joug du croissant a été le but avoué de toutes leurs attaques contre la Turquie. La guerre de Crimée a eu pour origine une rivalité de moines, et c’est la foi religieuse qui a permis à la Russie de poursuivre et d’achever la longue guerre du Caucase, où elle a englouti des millions de roubles et sacrifié des centaines de mille hommes. Toutes les proclamations de la couronne sont empreintes de ce mysticisme, qui répond aux plus intimes aspirations du Russe. Si l’élément religieux est une force pour le gouvernement, il peut cependant aussi devenir un obstacle pour lui lorsqu’il cherche à s’affranchir des liens qui le rattachent à l’état, ce qui arrive toutes les fois qu’il acquiert une certaine intensité. Alors il lui faut un air plus pur que celui que l’on respire dans les cadres officiels ; il tend à s’élever, et suscite de graves embarras à un gouvernement despotique. Si jamais la Russie se trouve violemment secouée à l’intérieur, cette secousse lui viendra de l’église. La fermentation y est déjà considérable aujourd’hui, et il n’est pas une province qui ne s’en ressente. L’église officielle est rongée par la lèpre de la dissidence ; elle est la proie d’une multitude de petites sectes, les unes assez anciennes, d’autres modernes, toutes symptômes d’une grave maladie qui pourrait bien un jour envahir le corps entier, et en amener la décomposition. Tel est l’état des esprits, qu’il suffit qu’un homme ait de l’enthousiasme et soit doué d’une parole facile pour paraître inspiré, gagner de nombreux adhérens, créer une secte nouvelle. Ces sectes se recrutent parmi les classes les moins élevées de la société. Les noms qu’elles portent sont en général des sobriquets. Ce sont des champions du Saint-Esprit, des buveurs de lait, des colombes blanches, des eunuques. Quelque excentrique que soit parfois leur Credo, quelque bizarres que soient leurs dogmes, on est forcé de reconnaître pourtant que presque toujours ces dogmes ont un côté rationnel et sain. Le plus souvent ils rejettent le formalisme en matière de culte, et préconisent la piété individuelle, le culte domestique. Le plus grand nombre de ces sectaires ont une vie morale supérieure à celle de la multitude du milieu de laquelle ils ont surgi. Le tsar Nicolas, qui considérait tout individu, tout sujet qui rejetait l’église dont il était lé chef et le pontife comme un rebelle digne de châtiment, ne ménageait pas les dissidens quand il pouvait les atteindre. Par ses ordres, seize mille buveurs de lait, hommes et femmes, furent appréhendés et conduits à coups de bâton au travers des steppes jusqu’au sommet du Caucase. Plusieurs de leurs coreligionnaires, redoutant le même sort, prirent la fuite et se réfugièrent au-delà du Pruth, où le sultan, plus libéral que le tsar, leur donna des terres et le village de Tulcha. D’autres dissidens furent envoyés aux mines ; mais ces persécutions, loin d’arrêter l’esprit de secte, lui servirent de stimulant. Le nombre des sectaires s’accrut considérablement sous le règne de Nicolas, et aujourd’hui encore ils gagnent du terrain. « Je ne sais que penser de tout ce que je vois, dit un prêtre de paroisse, je voudrais en augurer de bonnes choses. Tous les paysans qui ont appris à lire et qui réfléchissent se jettent dans la dissidence. » En effet, les esprits sont plus que jamais hors d’équilibre ; les uns sont la proie de craintes puériles et imaginaires, les autres sont le jouet d’espérances fantastiques. Un malaise profond se fait sentir dans les classes inférieures ; elles aspirent à une révolution aussi bien dans l’état que dans l’église, car ces deux corps sont tellement enchevêtrés, qu’il est impossible de toucher à l’un sans ébranler l’autre : autocratie et orthodoxie, telle était la devise de Nicolas. Cette atmosphère étouffe, et chacun cherche à en sortir. Ceux-là rejettent le clergé, les images, l’hostie, baptisent par immersion ; d’autres se plongent dans les plus fantasques hypothèses. La police s’émeut, et arrête toutes les personnes qui lui sont suspectes. Le gouverneur de Kherson apprit, il y a peu de temps, que quelques paysans avaient été arrêtés, parce qu’ils étaient trop bons pour être honnêtes. Ils ne mentaient ni ne juraient, ils ne s’enivraient jamais, et payaient régulièrement leurs dettes ; mais ils ne fréquentaient pas le confessionnal ! La police, humiliée de n’avoir point la clé de ce mystère, les chassa de chez eux à coups de fouet, les jeta en prison, et fit son rapport à l’autorité supérieure. Les moines avaient approuvé ; mais le gouverneur, passablement étonné de la nature du délit, les fit mettre en liberté, à la grande colère du clergé noir, qui l’accusa de favoriser l’hérésie. Le dévergondage des idées est si grand, que Moscou, ce centre intellectuel de la Russie, renferme une secte politico-religieuse qui fait de Napoléon Ier un dieu esclavon, un messie. Ils croient qu’il est sorti de Sainte-Hélène pour aller demeurer à Irkoutsk, près du lac Baïcal. Ils conservent avec soin son buste ou son image, et lui rendent un culte clandestin en attendant qu’il revienne, au temps marqué par le destin, pour renverser avec la dynastie régnante tous les partisans de Satan. Ce ne sont là que les symptômes du désordre qui mine l’église officielle ; pour l’expliquer, il faut remonter au xviie siècle, époque où cette église a subi un profond changement.

À l’origine, on l’a vu, elle était une dépendance de l’église grecque. Son culte était modeste, ses églises étaient sobres de décorations, et ses prêtres revêtaient un costume austère. Ses rites, d’une simplicité antique, inspiraient ce respect que les siècles donnent aux choses qu’ils consacrent. Le langage de sa liturgie était suranné sans doute, et en bien des points l’église russe ne répondait plus aux besoins des générations nouvelles. Une réforme était nécessaire, et c’est un nommé Nikou qui l’entreprit ; mais il alla trop loin. La réforme, trop radicale, suscita des schismes. La vie de ce réformateur a été très accidentée, et révèle un caractère entier, résolu, cassant. Très jeune, il entra dans un monastère ; mais, avant d’avoir prononcé des vœux, il en sortit pour goûter les douceurs de la vie domestique. Il demeura dix ans avec sa femme ; puis, fatigué d’une existence paisible, il l’engagea à devenir « l’épouse du Christ. » Elle consentit, et se laissa conduire dans un couvent de Moscou. Redevenu libre, Nikou partit pour le nord ; il marcha résolument jusqu’à la Mer-Blanche, et se joignit à un groupe d’anachorètes qui vivaient alors dans l’île d’Anzersk. Pour s’associer plus complètement à eux, il fit les vœux exigés. La bonne harmonie ne fut pas de longue durée. Sa nature rude, son caractère impérieux et acariâtre, ne tardèrent pas à se manifester au grand détriment de la paix, et la société de Nikou devint si pénible, qu’un jour les frères le mirent sur un bateau avec du pain et de l’eau, lui disant d’aller partout où il voudrait, pourvu qu’il ne revînt jamais. Le vent le poussa dans la baie d’Onega, et le fit aborder au pied du rocher de Ki. De là, il se rendit dans la province d’Olonetz, et y organisa une troupe de pèlerins. Le hasard fit sa fortune. Ayant eu l’occasion de voir le tsar Alexis, il frappa tellement ce prince, fort pauvre juge en fait d’hommes, qu’en peu d’années il fut élevé au rang d’archimandrite, d’évêque, de métropolitain, et enfin de patriarche. Il put alors donner un plein essor à sa passion de dominer. Il gouverna l’église russe en véritable autocrate. Il enleva au culte son antique simplicité et le chargea de cérémonies ; il changea la liturgie, et fit faire en langue slavonne une nouvelle version des Écritures, version qu’il fit approuver par un concile. Les fidèles, opposant une vive résistance, Nikou appela le bras séculier à son aide, et, par un ordre de l’empereur, la nouvelle liturgie et la nouvelle version des livres saints furent introduites dans l’église, dès ce moment déclarée « officielle, orthodoxe et sainte. » Les princes, les généraux, tous les fonctionnaires de l’empire acceptèrent docilement ces réformes, les prêtres et les moines, moitié par soumission, moitié par contrainte, se rangèrent pour la plupart ; mais le peuple résista, et l’église depuis lors a été divisée en deux fractions, celle des vieux croyans et celle des orthodoxes, l’église populaire nationale et l’église officielle. Les vieux croyans rejettent toutes les innovations de Nikou, qu’ils regardent comme un hérétique. Ils se rattachent à l’ancienne église jusque dans les plus petits détails. Si cette tendance ne sortait pas du domaine religieux, elle serait parfaitement légitime ; mais la raison fait souvent défaut aux vieux croyans, et le fanatisme les aveugle : ils repoussent la plupart des améliorations dont les sciences ont doté la société, et les meilleures conquêtes de la civilisation moderne leur sont suspectés. Ils s’isolent dans les siècles passés, et attachent de l’importance à de petites actions, par exemple à celle de ne point mettre de sucre dans leur thé, le sucre ayant été importé en Russie depuis Nikou ! Comme les réformes ont été imposées à l’église par la couronne, les vieux croyans enveloppent le pouvoir impérial dans leur réprobation. Les uns se refusent à prier pour le prince régnant sous la rubrique de bon empereur et de bon chrétien, d’autres prient pour lui comme tsar et non comme empereur, d’autres n’ajoutent à son nom que la qualité de chrétien, ses titres à la couronne leur paraissant douteux, d’autres enfin omettent complètement son nom dans leurs prières. Les vieux croyans pèsent par leur nombre et par leurs richesses sur les décisions de l’état. Presque tous les négocians de Moscou appartiennent à l’église populaire nationale, ainsi que la presque totalité des habitans du nord et les cosaques du Don. Aussi n’est-il pas rare d’entendre les membres du conseil entrecouper leurs délibérations par ces paroles : « Que diront les vieux croyans ? » Ils font en général honneur à leur église ; ils sont fidèles à leurs devoirs, et en toute rencontre se montrent consciencieux et honnêtes.

Telle est la situation de la Russie au point de vue religieux. Bien que, depuis l’émancipation des serfs, elle s’appelle libre, la liberté religieuse n’y est encore qu’à l’état de projet. En 1864, une commission a été nommée pour examiner cette importante question. Par la suite, les idées de tolérance se sont quelque peu fait jour ; mais tout progrès sérieux rencontre une formidable opposition dans le clergé noir et surtout dans le saint-synode. À Moscou, il sera permis à un musulman de convertir un juif, comme à Constantinople il est permis à un arménien de convertir un copte ; mais malheur au musulman et au juif qui se permettraient de faire un prosélyte parmi les orthodoxes ! S’ils ne se réfugient à l’étranger, la Sibérie pourra les compter au nombre de ses habitans.


II.[modifier]

Jamais population n’a été mieux divisée, parquée, disciplinée que celle de la Russie. Chaque individu y a sa case, son numéro, avec défense de franchir les barrières sans autorisation de la loi ou de l’empereur. Dans les états occidentaux, c’est la bourgeoisie ou tiers-état qui forme la partie la plus considérable et la plus influente de la nation ; c’est pour elle et le plus souvent par elle que les sociétés ont été émancipées. En Russie au contraire, cette classe est la plus faible, et jusqu’à présent elle est restée stationnaire. Le fonctionnarisme, cette plaie des pays centralisés et despotiques, lui cause des pertes considérables, la plupart des fonctions d’état menant à la noblesse, et ces pertes ne sont pas compensées par les recrues que le commerce lui fournit. Elle est divisée en une multitude de corporations placées sous une réglementation minutieuse et gênante. Passer d’un guild à un autre nécessite des démarches sans fin et un droit d’entrée considérable. Aussi ce corps ne comptait-il, à l’avènement d’Alexandre, que 425,000 âmes contre une population rurale de 45 millions.

Les serfs formaient en grande partie la classe des paysans. Le servage russe, qui présentait mille nuances, différait essentiellement dans son principe du servage d’Occident et fort peu dans son caractère et dans ses effets. Lorsqu’on a voulu abolir le servage en Occident, il a suffi de proclamer l’égalité des hommes devant la loi, pour soustraire les vilains à une infinité de servitudes écrasantes ; leur émancipation n’a été accompagnée d’aucune concession de terres. En Orient, il n’en a pas été de même. On ne pouvait briser les chaînes du serf russe qu’à la condition de le rendre propriétaire. Les deux servages sont d’origine parfaitement distincte ; des princes étrangers ont introduit l’un dans les pays occidentaux, des princes nationaux ont établi l’autre en Russie, après avoir expulsé l’étranger et reconquis leur indépendance. D’un côté, il a été le fruit de guerres désastreuses, de déplorables défaites, il s’est développé à l’ombre des ténèbres les plus épaisses, à une époque de barbarie que l’on a stigmatisée du nom de « siècle de plomb ; » de l’autre, il est né à l’heure des premières conquêtes de l’âge moderne, il a surgi avec les premières lueurs de la civilisation : il avait pris fin en Occident qu’il était encore ignoré en Russie. Lorsqu’en 1311 Philippe le Bel confirmait l’affranchissement des serfs du Valois, lorsque son fils, Louis le Hutin, publiait les fameuses ordonnances qui libéraient les paysans de tous ses domaines, la Russie était libre, le servage y était inconnu. Nous en avons une preuve dans les miniatures du codex de Radzivil, qui nous représente le Russe jouissant de tous les bienfaits de la liberté. Les grandes villes de Novgorod, Pokof, Illynof, étaient, au xiie siècle, aussi riches et aussi commerçantes que le furent plus tard Hambourg, Lubeck, Francfort. La sombre époque, celle qui amena l’asservissement du Russe, commence avec le xiiie siècle. Écrasée par les Tartares à la célèbre bataille de la Kalba, la Russie demeure trois siècles sous le joug de fer des Mongols. La désolation, la terreur et la mort étaient partout ; les villes étaient détruites, les champs abandonnés, et les laboureurs, réfugiés dans les bois, ne cultivaient que juste ce qu’il leur fallait pour ne pas mourir de faim. Dans l’espoir d’adoucir leurs féroces vainqueurs, souvent pour leur échapper, les habitans de la Russie adoptaient le costume et les coutumes des Tartares ; ils leur empruntèrent même quelques-unes de leurs phrases les plus usuelles. Cependant il y eut durant cette longue période de ravages des années de tranquillité relative. Les Mongols, satisfaits d’avoir réduit à l’obéissance ce vaste empire, et de s’être fait rendre hommage par ses souverains, se contentaient du tribut que leur payait la Russie, et portaient ailleurs le fer et le feu. Les princes en profitent pour relever le courage de leurs sujets, pour se fortifier et travailler à reconquérir leur indépendance. Peu à peu, ils se soustrayaient à la domination mongole. Déjà en 1378 et 1380, Dmitri IV remporte des avantages sur les Tartares. Ceux-ci prennent un moment leur revanche ; mais leur puissance s’affaiblit, la division est dans leurs rangs, et l’immense empire de Gengiskhan se démembre. Attaqués du côté de l’Orient, ils offrent moins de résistance aux Russes, qui prennent l’offensive, et les poursuivent jusque chez eux. Ivan III détruit le khanat de Kaptchak, et son successeur, Ivan IV, dit le Terrible, après s’être emparé des deux autres khanats, anéantit en 1554 la puissance des Tartares.

Mais alors tout était à refaire. Quand Ivan se vit seul maître de la Grande-Russie, il ne trouva que d’immenses plaines dévastées, des champs abandonnés, des villages détruits ; plus de routes, plus aucune sécurité pour le voyageur. Des milliers de mendians et de vagabonds, protégés par le manteau de pèlerin, erraient dans ces vastes déserts, vivant aux dépens des quelques travailleurs restés à leur poste. Comment rappeler le cultivateur à ses champs et le fixer au sol ? La cour de Moscou n’épargna aucun effort, elle ne négligea aucun moyen pour repeupler la campagne. Elle usa tantôt de persuasion, tantôt de violence, et créa enfin la classe des krepostnoi, hommes attachés à la terre. Elle crut avoir résolu le plus difficile, le plus compliqué des problèmes, et avoir assuré le bien-être du paysan en le rendant possesseur de la, terre qu’il arrose de ses sueurs. Elle ne voyait pas que cette possession immuable, basée sur le travail forcé, n’était autre que l’esclavage ; elle le comprenait si peu, qu’elle choisit la plus grande fête des Russes, celle de saint George, pour annoncer aux laboureurs qu’à partir de ce moment personne ne pourrait les expulser de leurs terres, et qu’en retour de ces riches concessions on n’exigeait d’eux que de l’activité.

La couronne considéra cette importante mesure comme un acte de colonisation. Elle distribua des millions d’acres aux paysans ; ils devaient en payer les impôts, servir leur pays en temps de guerre, et il leur était interdit d’échanger une terre pour une autre, de quitter un village pour s’établir dans un autre. Jusque-là cependant, cette mesure pouvait contribuer au bien du pays ; mais le tsar nomma des inspecteurs chargés de surveiller les paysans, de s’assurer qu’ils étaient fidèles à leurs obligations, de les forcer au besoin à travailler suffisamment le sol pour le rendre fertile. Ces inspecteurs, choisis parmi les boyards et les voïvodes, avaient été élevés dans les coutumes tartares, coutumes qui préconisaient le bâton comme signe d’autorité à tous les degrés de la hiérarchie mongole ; il marquait le droit à l’obéissance. La Russie était devenue tartare de mœurs. Ivan le Terrible tue son fils aîné, jeune homme qui donnait de grandes espérances, en le frappant à la tête avec un bâton. Le tsar frappe le boyard, celui-ci frappe ceux qui sont placés au-dessous de lui, et ainsi de suite jusqu’au dernier échelon de l’échelle sociale. Le bâton était l’insigne du seigneur, son privilège. Les inspecteurs ne se firent pas faute de l’appliquer sur le dos des paysans lorsque ceux-ci négligeaient leurs terres, ne réparaient pas leurs cabanes, ou ne payaient pas régulièrement les impôts. À force de battre le serf, ils se considérèrent comme son maître, et, s’ils ne pouvaient en faire leur chose, le vendre ou l’acheter, ils surent exiger de lui des services forcés, des corvées. Ce système, adopté d’abord comme un progrès, peut-être même comme un bienfait, ne conserva pas longtemps son caractère primitif ; les garanties qui entouraient et protégeaient le cultivateur fléchirent bientôt devant les prétentions des seigneurs et l’emploi de la force. L’inspecteur devint, par l’exercice de la triste autorité dont il était revêtu, le maître absolu du serf. Cette déviation de l’idée première commença dans les districts les plus reculés. Les serfs s’y trouvaient seuls en présence de leurs maîtres, ils ne pouvaient s’adresser à personne pour obtenir aide ou protection. « Dieu est trop haut et le tsar est trop loin, » répétaient-ils avec douleur et résignation. Les seigneurs, une fois entrés dans la voie des abus, allèrent jusqu’au bout. Le serf devient leur chose, leur esclave ; il est battu, affamé, transporté, vendu même en dépit de la loi qui le protégeait contre ce dernier outrage.

Le mal était profond à l’avènement de Pierre Ier. Il crut y mettre un terme en interdisant la vente des serfs dans la terre qu’ils cultivent. Cette mesure n’était qu’un palliatif. Elle effaçait, il est vrai, de la Russie l’esclavage individuel ; mais elle plaçait les serfs plus que jamais sous la puissance des seigneurs en convertissant l’impôt sur les maisons en impôt personnel, et en exigeant du seigneur le versement de cet impôt, qu’il devait prélever lui-même sur ses serfs. Ce fut une source de perpétuelles et cruelles injustices. Jusqu’à Catherine II, le servage n’existait que dans la Grande-Russie. Bien que cette princesse n’ignorât pas que cette institution était aux yeux de l’Europe une tache pour son pays, elle l’étendit à la Petite-Russie, voulant que tous ses sujets fussent placés sous la même règle. Les infortunés paysans, de plus en plus écrasés, avaient peine à traîner leurs lourdes chaînes, Paul Ier dut intervenir ; il fixa à trois jours par semaine le maximum des corvées que le seigneur pouvait exiger. Dès les premières années, tous les vrais patriotes russes se sont élevés avec véhémence contre le servage, comme étant une innovation asiatique, une iniquité dont la Russie devait se laver. « Liberté des serfs » a été la devise de tous ceux qui, poussés à bout par les excès d’un régime outrageant, ont levé l’étendard de la révolte. Stenka Razin en 1670, Pougatcheff en 1773, Pestel et les conspirateurs de 1825, tous ont eu l’émancipation pour programme, soit qu’ils aient voulu introduire dans leur pays des réformes libérales, soit qu’ils cherchassent à renverser le gouvernement. Il n’est pas un seul de ces mouvemens qui n’ait été soutenu, inspiré ou au moins encouragé par les serfs. La couronne comprit qu’il y avait quelque chose à faire, que la Russie ne devait pas se tenir éloignée de la famille européenne, qu’elle ne devait pas s’en séparer absolument par une institution qui blessait tous les cœurs. Alexandre Ier se mit à l’œuvre ; il s’occupa de créer une classe de paysans libres ; mais cet essai eut peu de succès. Nicolas lui-même avait fini par admettre que le servage était une cause de faiblesse pour la Russie. Il fit étudier la question, et peut-être aurait-il été assez disposé à reconnaître la liberté individuelle du serf, mais sans lui accorder de terre, laquelle fût restée tout entière aux seigneurs, quand la maladie le surprit et l’enleva rapidement.

L’empire qu’Ivan le Terrible avait fondé après avoir achevé l’expulsion des barbares n’était chrétien que de nom ; la forme comme le fond était mongole. Pierre le Grand lui avait fait subir plusieurs changemens, et l’avait seulement rapproché de la civilisation occidentale ; le principe était resté le même. La Russie asiatique n’a disparu que dans les ruines de Sébastopol. Pendant plusieurs siècles, les ducs de Moscou se sont considérés comme les vassaux du grand-khan. Ils lui payaient tribut, battaient monnaie en son nom, prenaient à leur solde ses officiers et ses soldats, guerroyaient pour lui : c’est ainsi qu’ils s’emparèrent de villes considérables trop éloignées pour que les Tartares en fissent eux-mêmes la conquête. Tout, jusqu’à leur costume, était asiatique. Le seul obstacle à une assimilation complète était la religion. Du reste rien de simple comme le système social des Tartares : des villages pour les individus et un camp pour le prince. Les villes n’existaient pas pour eux ; ils n’en avaient que faire. Les ducs de Moscou voulurent établir ce système chez eux, et réussirent en partie, ils changèrent complètement l’aspect de l’ancienne Russie, qui était riche en villes grandes et libres. Ces villes, ils s’appliquèrent à les détruire, ou, s’ils les laissaient subsister, à les dépouiller de leurs libertés et à les amoindrir. Toute l’autorité fut concentrée dans Moscou, transformé en camp royal. Ivan y fit régner la loi martiale et gouverna par le bâton.

Il n’y a aucun précédent, aucune continuité dans les gouvernemens tartares ; aucune chaîne historique formant du passé et du présent un tout homogène ne les retient. L’autorité y est personnelle ; chaque khan agit dans la plénitude de sa volonté, il est le centre de tous et de tout. Ivan IV, violent et impérieux, aima cette autocratie, et l’inaugura ; Pierre Ier y vit un moyen d’exécuter ses vastes desseins, et l’affermit. L’écrasement du peuple russe fut complet ; aucune classe de la société ne fut épargnée, les paysans devinrent esclaves, les bourgeois se virent enlever leurs franchises et les nobles leurs privilèges. Fédor fit brûler en 1682 tous les titres de la noblesse. « Aucun homme n’est noble dans mon empire, disait son frère Pierre le Grand, à moins que je ne le fasse tel. » Paul allait plus loin. « Ce n’est qu’au moment même où je lui parle, disait-il, qu’un homme est noble ! »

Les gouverneurs de province, nommés par les tsars, imitèrent en tout point leurs maîtres. Ils ne reconnaissaient d’autres lois que leur bon plaisir, et pressuraient les arrondissemens qu’ils avaient mandat d’administrer. Cet odieux système, voilé autant qu’il était possible aux yeux de l’Europe tantôt par une phraséologie captieuse, tantôt par ces proclamations empreintes d’un patriotisme mystique qui éblouit facilement le peuple, a existé jusqu’à nos jours. Nicolas se servit avec peu de modération de cette autocratie sans limite, et même en bien des circonstances il la replaça au point où elle se trouvait avant Pierre Ier. L’élément tartare entrait pour une large part dans la personnalité de Nicolas. Il faisait peu de cas des sciences et des arts de l’Occident, la presse lui inspirait de l’horreur, tout progrès de la civilisation lui était suspect : s’il eût pu arrêter les chemins de fer aux frontières de son empire, il l’aurait fait. Il aurait voulu isoler la Russie, la soustraire à toute action extérieure, l’entourer d’un cordon sanitaire pour que la contagion des idées libérales ne pût y pénétrer. Il exigeait des garanties de ceux qui sortaient, et il suscitait mille difficultés à ceux qui entraient. Il cherchait à pétrifier les institutions, à stéréotyper les coutumes ; il voulait être tout : l’état, l’église, l’armée, se personnifiaient en lui. Sa cour avait l’apparence d’un camp, il aimait l’uniforme, et en jeta un sur les étudians ; le corps enseignant semblait être une division de l’armée. Ce gouvernement était mongol, il n’était pas slavon. Nicolas est le dernier empereur asiatique, le dernier khan européen.

S’il eût vécu, aurait-il compris le vide d’un système qui faisait du plus immense empire la plus faible des nations ? L’Europe civilisée se levait contre lui, son peuple n’était pas avec lui. Sa police, ses fonctionnaires, ses gouverneurs, auraient pu lui apprendre, s’ils l’avaient osé, que des foyers d’opposition existaient dans tous les coins de la Russie, que les serfs, les vieux croyans, tous les dissidens abhorraient son gouvernement comme indigne du XIXe siècle. Il paraît qu’avant de mourir il entrevit l’état réel des choses : il reconnut l’incurable faiblesse de sa politique, et engagea son fils à en adopter une nouvelle, à travailler à l’amélioration du sort de son peuple et surtout à l’émancipation des serfs. == III. ==

Alexandre dut ajourner pourtant ses réformes jusqu’après la guerre de Crimée. Bien qu’il demeurât convaincu que l’issue en serait défavorable à la Russie, il y allait de l’honneur de son drapeau de ne négliger aucun effort. La lutte dura six mois encore, Sébastopol résista jusqu’au 8 septembre, et la chute en fut attribuée exclusivement au règne précédent ; elle ne pouvait retomber sur celui d’Alexandre, qui n’avait jamais été partisan de la politique agressive de Nicolas. Les armes russes ayant remporté un léger succès, la prise de Kars, Alexandre en profita pour écouter attentivement les propositions de paix dont l’Autriche avait eu l’initiative, et il fit preuve de modération en acceptant les termes du traité de Paris. Il renonçait à la domination de la Mer-Noire, il abandonnait le chemin de Constantinople, et faisait le sacrifice d’une partie de la Bessarabie. Ce n’était pas l’impérieuse nécessité qui lui disait de se montrer accommodant ; il lui tardait de se soustraire à toute préoccupation de l’extérieur pour se consacrer tout entier à l’intérieur. C’est là qu’était son œuvre. Les pertes qu’il subissait, pertes minimes pour qui reste le souverain de 70 millions de sujets, allaient être plus que compensées par la renaissance de la nation. La servitude énerve, endort, affaiblit, elle dépouille l’homme de ses meilleures qualités, et Alexandre se trouvait en face d’un peuple composé en grande partie d’esclaves dont l’ignorance égalait l’abaissement ; un dixième à peine savait lire et un cinquantième écrire. L’immensité de la tâche eût effrayé moins résolu que lui ; mais il n’ignorait pas la puissance qu’il allait acquérir en communiquant la vie à son peuple.

Alexandre n’est ni un rêveur, ni un homme de chancellerie. Ce n’est pas du fond de son cabinet et sur des rapports écrits qu’il prenait ses résolutions. Il voulut voir par lui-même, questionner, entendre les réponses, et contrôler à l’aide, de ses propres informations les comptes-rendus de ses employés. Personne n’ignorait les souffrances, les privations qu’avait à endurer l’armée de Crimée, bien que le gouvernement eût pris des mesures pour que les troupes fussent pourvues de tout ce qui était nécessaire au soldat en campagne ; mais jamais jusqu’alors la corruption administrative n’avait été aussi loin. Les fonctionnaires étaient les premiers à donner l’exemple du vol, c’était à qui pillerait le plus. Alexandre se rendit sur les lieux, sonda lui-même la plaie, et commença une réforme radicale dans le corps des fonctionnaires. La première année de son règne n’était pas achevée que le militarisme du corps enseignant et des universités avait disparu. Tout en se réservant la direction suprême de l’instruction publique, il imprima un véritable élan à cette branche de son administration.

Ce n’étaient encore, ainsi que l’amnistie accordée aux Polonais, que des mesures préparatoires. Alexandre ne devait se poser carrément en réformateur qu’après son couronnement. Cette solennité eut lieu le 7 septembre 1856. Il voulait en faire le point de départ d’une nouvelle existence pour son pays, le premier jour d’une ère nouvelle. Ses premiers actes sont l’expression de sa nature généreuse, et ne pouvaient rencontrer que des approbations : il se conciliait l’affection de ses sujets. Son manifeste, où respire cette piété mystique si conforme au génie des Russes, n’est d’un bout à l’autre qu’une série de bienfaits. Après avoir accordé des récompenses à ceux qui avaient pris part à la guerre, il allège les deux plus lourds fardeaux du peuple, le recrutement et l’impôt. Aucun recrutement ne devait se faire pendant quatre ans, et quant à l’impôt, il devait être réduit en proportion de la diminution de la population et réparti d’une manière plus conforme à la justice. Il fait remise aux débiteurs du fisc de tous les arriérés échus avant le 1er janvier 1856, de toutes les amendes encourues pour infraction aux règlement ou lacunes dans l’accomplissement de leurs devoirs ; il arrête toutes les poursuites judiciaires dans des cas dont il donne la nomenclature, ou pour simples contraventions de police. La classe des condamnés politiques, classe rendue si nombreuse par l’inflexible Nicolas, qui se croyait revêtu d’une autorité divine et mesurait l’offense à la grandeur de l’offensé, ne fut pas oubliée. Les années 1825,1826 et 1827 et l’insurrection de la Pologne en 1831 avaient peuplé la Sibérie et les mines de l’Oural. Alexandre commua la peine des uns et accorda la grâce des autres, mais sous des conditions qui diminuaient la valeur du bienfait. Les individus placés sous la surveillance de la police furent libérés, et il adoucit le sort des criminels. En un mot, ce manifeste ne laisse en dehors de la mansuétude impériale aucune classe d’accusés, d’inculpés ou de condamnés. Il est d’une ampleur, d’une richesse extraordinaire. L’empereur semble avoir fouillé tous les coins et recoins de son empire pour découvrir et soulager les victimes du règne de son père.

Alexandre s’occupa d’établir promptement des communications non-seulement entre les différens points de son empire, mais avec les pays avoisinans. Il supprima les droits pour obtenir l’autorisation de voyager, et les remplaça par une légère taxe, consacrée aux invalides. Aussi favorable aux chemins de fer que son père leur était hostile, il facilita la construction immédiate des principales grandes lignes en garantissant un intérêt de 5 pour 100 aux actionnaires des compagnies qui se formèrent sous son impulsion. La seule voie ferrée qui existât lors de son avènement était celle de Saint-Pétersbourg à Moscou ; celle de Varsovie n’était que commencée.

Ces grâces, ces réformes, ces progrès, n’étaient qu’un acheminement vers l’œuvre importante, celle qui tenait au cœur d’Alexandre, et par laquelle il voulait élever son pays au niveau des grandes nations européennes, l’émancipation des serfs. La constitution de la société russe la rendait singulièrement complexe. Le nombre des possesseurs de serfs s’était accru outre mesure par l’augmentation incessante de la classe noble ; le chiffre de la population et le nombre des travailleurs étaient hors de proportion avec l’étendue des terres. Il y avait à craindre que, sous le régime de la liberté, l’agriculture ne fût complètement délaissée, et que la prospérité du pays ne fût par là sérieusement compromise. C’est ce qu’on ne cessa de répéter au tsar ; mais ces considérations ne l’arrêtèrent pas. Elles avaient leur valeur sans doute, mais elles ne contrebalançaient pas un mal de la nature du servage. Et n’avait-il pas l’exemple de l’Autriche, qui avait accompli en 1848 son grand acte d’émancipation, accordant aux paysans, moyennant indemnité, la propriété de la terre qu’ils cultivaient à titre de tenanciers corvéables ? Les résultats de cette mesure avaient été des plus heureux, pourquoi n’en serait-il pas de même en Russie ? Toutefois, avant de commencer son œuvre, il voulut se rendre compte par lui-même de l’état des choses, consulter les hommes de toutes les classes, étudier les aspirations des uns et les craintes des autres. Il fit un voyage dans une grande partie de ses états, et revint chargé d’informations. Dès son retour, il ordonna la formation d’un comité qu’il chargea du travail préliminaire sur la marche qu’il faudrait suivre. Ce travail fut publié en novembre 1857, sous la forme d’un rescrit. À partir de ce moment, le concours d’aides nombreux ne lui fit pas défaut. Il suffit de le voir résolu à exécuter son plan pour que ceux qui d’abord y faisaient la plus vive opposition se rangeassent de son côté. La noblesse de trois gouvernemens se hâta de lui demander l’autorisation d’examiner et au besoin de résoudre le problème de l’affranchissement. Alexandre répondit en envoyant le règlement préparatoire du comité et en autorisant les gouverneurs de ces trois provinces, puis ceux de toutes les autres, à convoquer la noblesse pour élaborer dans un délai de six mois un projet sur les moyens les plus propres à faciliter l’exécution de l’œuvre, en prenant pour base le rapport du comité.

La publication de ce projet et la convocation des assemblées nobiliaires produisirent une secousse dans l’empire. L’ignorance des serfs faillit leur être fatale. Anticipant sur les résultats de ce travail gigantesque, ils s’imaginèrent que, la volonté de l’empereur faisant loi, leur liberté était accordée déjà, qu’elle était inconditionnelle, absolue, sans limites, et dans plusieurs provinces ils se livrèrent à d’imprudentes émigrations, à de tumultueux mouvemens qui ne purent être réprimés que par l’emploi de la force armée. Cette conduite venait en aide à. la noblesse, qui ne s’était ralliée aux projets de l’empereur que poussée par ses instincts de courtisans ; au fond, elle leur était hostile, et, comme propriétaire du sol, elle leur faisait une opposition sourde et persistante. Les émeutes des paysans parurent lui donner raison. « Le pays sera bouleversé, disait-elle, et la propriété n’aura plus de garanties. Voyez ces rustres auxquels on veut accorder la liberté ! Sont-ils capables de la comprendre ? Ils ne savent ni lire ni écrire ; ils n’ont ni crédit, ni capitaux, et ils sont dépourvus de tout esprit d’entreprise. Quand ils ne répètent pas leurs chapelets, ils s’enivrent. Ces mesures peuvent être adoptées dans les provinces polonaises, mais dans la Russie, jamais ! »

Il n’y avait qu’un moyen de vaincre cette opposition : procéder avec lenteur ; c’est ce que fit Alexandre. D’ailleurs il était soutenu par la partie éclairée de la nation. Les universités, les corps savans, le clergé blanc, la bourgeoisie, les écrivains en général, l’encourageaient, Peu à peu la noblesse abandonna son principe de statu quo ; mais elle se rabattit sur les moyens, et déclara qu’elle consentirait à l’affranchissement sans concession de terres. Elle appuyait ses exigences d’exemples empruntés aux pays d’Occident, citant les vilains qui, par leur émancipation, n’avaient reçu que la liberté personnelle. L’empereur fut inflexible. Il rappela aux comités provinciaux que la base de leurs délibérations était le rescrit du 20 novembre 1857, qui reconnaissait aux seigneurs leur droit de propriété sur le sol, et qui accordait aux paysans un domicile et les moyens d’exister.

Les travaux des comités devaient occuper trois sessions. Dans la première, on poserait les termes du projet, termes qui seraient soumis à l’approbation impériale ; dans la seconde, on devait discuter la marche à suivre pour en assurer l’exécution, et dans la troisième élaborer un règlement communal. Cette dernière session n’aurait lieu qu’après la promulgation de la loi sur l’émancipation. Il fallait naturellement connaître la situation nouvelle pour en apprécier les exigences et adapter la commune aux besoins nouveaux. Les comités députèrent chacun deux de leurs membres à Saint-Pétersbourg pour y porter le résultat de leurs travaux. Ces députés firent partie du comité supérieur d’émancipation, présidé par le général Rostovzof, et chargé de rédiger un résumé de tous les projets des comités provinciaux, de tous les écrits de la presse et de tous les mémoires qui lui étaient adressés. Ces projets, au nombre de trois cent trente et un, formèrent dix-huit volumes. Une nouvelle commission condensa ces matériaux, et en tira un second résumé qui devint l’objet des discussions définitives. Elles ne portaient pas sur le principe même de l’émancipation, ce principe étant admis par tous soit sans arrière-pensée, soit sous la pression de l’opinion publique ; elles portaient sur les concessions de terres. La majorité continuait à s’opposer vigoureusement à cette mesure, alléguant les droits acquis depuis des siècles, l’imprudence d’ébranler la propriété, les précédens fournis par les autres nations. Toutes ces raisons, présentées avec autant d’éloquence que de persistance, gagnèrent le comité supérieur, composé de princes, de comtes et de généraux ; mais rien ne put ébranler Alexandre. Il comprenait qu’émanciper sans concession de terres, c’était créer une classe de prolétaires dangereuse pour son pays. Il voulut que tout paysan eût au moins sa maison et son enclos en toute propriété, et maintint son opinion envers et contre tous. Enfin, après trois ans et demi de travaux et de débats, l’acte fut signé le 1er mars 1861. Par cet acte, là Russie effaçait les derniers vestiges de la domination tartare. Chaque paysan entrait en possession de sa demeure et d’un champ, dont l’étendue variait d’une province à l’autre. Ce champ, il devait l’acheter, et le gouvernement lui ouvrait un crédit à cet effet[2].

La population libérée comprenait 22 millions de serfs ordinaires, 3 millions de paysans des apanages et 23 millions de paysans de la couronne. Ces deux dernières classes furent l’objet de quelques articles additionnels. C’était plus des deux tiers de la population de la Russie, et il était non-seulement juste, mais prudent de fournir à cette masse énorme d’individus les moyens d’exister ; il était également prudent, nécessaire même, de combattre par l’attache de la propriété la tendance nomade du Russe, tendance que le clergé noir favorise en prêchant le pèlerinage. Ce zèle clérical a sa raison d’être : chaque pèlerin, quelque pauvre qu’il soit, doit toujours faire un présent au sanctuaire qu’il visite. On se rappelle que le servage avait été établi précisément comme remède à la vie errante et vagabonde des Russes. L’acte d’émancipation dut tenir compte de ce caractère national que les siècles n’ont pas changé, et limiter par certaines conditions l’exercice de la liberté. La liberté du paysan russe n’est donc que fort restreinte : les articles qui la réglementent, qui l’enchaînent, sont au nombre de neuf. 1° Un paysan ne peut quitter son village qu’à la condition d’abandonner pour toujours le lot de terre qu’il tient de la commune. 2° Si la commune refuse de l’accepter, il doit céder son champ au seigneur. 3° Il doit avoir satisfait aux lois de recrutement. 4° Il doit avoir payé toutes ses impositions, même celles de l’année commencée. 5° Il doit prouver à l’administration de son canton qu’il a rempli toutes ses obligations. 6° Il doit être libre de toute poursuite judiciaire. 7° Il doit avoir pourvu aux besoins de tous ceux de sa famille qu’il laissera derrière lui. 8° Il doit avoir payé tous les arriérés dus au seigneur sur la terre qui lui a été allouée. 9° Il doit enfin produire un certificat des autorités de la commune où il veut se fixer, constatant qu’il est acquéreur d’un lot de terres situé à moins de 10 milles du village et double de celui qu’il possédait.

Ces mesures réussiront-elles à guérir les Russes de l’amour de la vie nomade ? Le temps seul pourra répondre. Comme toutes les réformes qui changent radicalement la face d’une société, l’acte d’émancipation fut accueilli avec défiance dans plusieurs provinces. Le mécontentement était général. Les serfs reçoivent trop, disaient les seigneurs. Les seigneurs conservent trop, disaient les serfs. Parfois même les paysans refusèrent d’entendre la lecture du rescrit impérial faite à l’église par le prêtre, prétendant que c’était une pièce forgée par les seigneurs dans leur propre intérêt. Dans deux provinces, ils se révoltèrent ; mais le calme se rétablit bientôt, et les salutaires effets de la liberté ne tardèrent pas à se faire sentir partout malgré les sombres prédictions des adorateurs du passé. L’étranger qui parcourt les campagnes remarque que les paysans sont mieux vêtus, mieux nourris, mieux logés. Le bien-être se glisse chez eux ; les femmes se soignent davantage et soignent mieux leurs enfans. La maison du laboureur a subi un changement notable : ce n’est plus la cabane d’un esclave, c’est la demeure d’un homme libre.


IV.[modifier]

Il ne faut cependant pas être trop optimiste. Une nation est un édifice complexe que le temps construit, et auquel chaque siècle apporte sa pierre. La restauration d’une partie ne saurait être complète qu’autant que toutes les autres s’harmonisent avec elle. Ce travail d’ensemble se fera pour la Russie, on n’en saurait douter ; mais pour le moment bien des institutions, des coutumes, des lois, des mœurs, empêchent l’acte d’affranchissement de produire tous ses fruits.

Une de ces institutions, sur le mérite de laquelle les écrivains et les économistes ne sont pas d’accord, est le système communal. Les uns le louent outre mesure, et se figurent qu’il porte en germe tous les progrès possibles ; d’autres au contraire n’y voient que des défauts, et prédisent qu’il sera la pierre d’achoppement, le perpétuel obstacle au plein développement de la liberté individuelle. Dans la Grande-Russie, cette vaste contrée occupée par le Russe pur sang, la campagne est divisée en communes, en cantons et en districts. Le village russe est une association de paysans qui a quelque rapport avec le couvent. Ils vivent sur leurs propres terres, sont gouvernés par des chefs qu’ils ont élus et par des coutumes immuables ; mais, comme ils ne fuient pas le monde, comme le mariage est en honneur parmi eux, on pourrait mieux comparer leur association à un phalanstère. La propriété proprement dite n’existe pas. La terre est divisée en autant de lots qu’il y a de familles, et, le nombre des ménages variant sans cesse par suite des mariages et des décès, une nouvelle répartition a lieu tous les trois ans. Chaque feu a sa part de la terre arable, de la forêt et du terrain potager. Cette répartition se fait en assemblée générale ; on tient compte de la qualité de la terre et de l’éloignement du centre. Tous les chefs de famille ont les mêmes droits. Ils élisent eux-mêmes leur maire, se réunissent en assemblées, débattent leurs intérêts, et prennent des décisions qui ont force de loi dans les limites de leur commune. Tous exercent une autorité absolue sur chacun ; ils peuvent déposer leur maire quand bon leur semble et le remplacer par qui leur plaît. Il est rare cependant que le maire soit cassé. Cette dignité est en général peu recherchée. L’ignorance des paysans rendant le maire responsable de tous les maux qui frappent la commune, il arrive souvent qu’un paysan riche se met en frais pour éviter d’être élu : il paie les voix qu’on ne lui donnera pas. L’élection a lieu par acclamation, et, lorsque l’individu choisi, généralement l’un des plus riches de la commune, a accepté par un signe de tête, on se porte en masse dans les cabarets ; là on s’embrasse, on se serre les mains, on boit aux frais du nouveau starosta. Son mandat est de trois ans, et pendant cette période il est revêtu d’un pouvoir presque illimité : il peut encore, appuyé par l’assemblée, condamner à la peine du bâton, bien que l’empereur Alexandre ait aboli dans son empire cette barbare pénalité ; il peut aussi prendre une décision qui envoie pour la vie un innocent en Sibérie. Le cas est fréquent. Lorsqu’un homme a le malheur de s’attirer le mépris ou la haine de ses voisins, il est appelé à comparaître devant l’assemblée générale, convoquée et présidée par le maire. Déclaré coupable, il est chassé, expulsé de la commune. Le maire peut requérir la police pour le faire mettre en prison dans le chef-lieu du district. Quand bien même cet homme serait innocent, il est à jamais perdu. Le gouvernement ne peut ni forcer sa commune à le recevoir, ni engager une autre commune à l’admettre, ni le placer dans aucune ville. Les mines ou l’armée, il n’y a plus d’autre alternative pour ce paria du village russe. Le pouvoir du maire va si loin, qu’il peut casser la sentence d’un tribunal supérieur. Un membre de la commune est-il accusé d’avoir voulu mettre, le feu à un bâtiment quelconque, appréhendé, il est envoyé aux assises. Les témoins entendus, l’affaire sérieusement examinée, l’inculpé est acquitté. Il semblerait qu’il doive rentrer dans sa demeure et reprendre possession de son enclos. Nullement. Les autorités communales révisent son procès, et le condamnent à perdre sa maison, son enclos, sa réputation et sa caste. Ce pouvoir que le maire possède sur chacun de ses administrés, il le conserve même sur ceux qui s’éloignent. Personne ne peut s’absenter sans un passeport signé par lui ; il rappelle quand il le juge convenable, et malheur à celui qui n’obéit pas. L’absence du reste ne doit jamais se prolonger au-delà d’une année. L’assemblée de la commune se réunit régulièrement une fois par an pour traiter des intérêts généraux. Chacun peut y prendre la parole et faire une proposition, que le maire met aux voix. Les taxes impériales, les levées d’hommes, les chemins, les droits forestiers, la pêche, les patentes pour la vente des spiritueux, font l’objet des discussions.

Cette organisation de la commune simplifie beaucoup les rouages de l’état. Les ministres de la guerre et des finances ne traitent qu’avec le maire par l’intermédiaire du gouverneur de la province. Le chiffre de l’impôt et le nombre des recrues fixés, c’est au maire à prélever l’un et à faire partir les autres. Aucune difficulté, aucune opposition ne vient gêner ses mouvemens, puisque les chiffres ont été adoptés par l’assemblée générale. Ce système fonctionne si bien, que les despotes les plus autoritaires n’ont pas touché à l’organisation communale. Alexandre lui-même respecta les prérogatives de la commune, et, lorsqu’il raya le bâton de son code, il laissa aux autorités locales le pouvoir d’appliquer cette infamante peine, à la condition qu’elles n’en feraient jamais usage à l’égard de la femme.

Les apologistes ne font pas défaut à la commune russe. Si l’empire est une autocratie, disent-ils, la commune est une véritable démocratie, une république, une association égalitaire complète qui vit de sa propre vie, qui se dirige d’après ses propres lois, et exerce sur ses membres une autorité presque absolue. Cette agglomération rurale, où chaque famille a son lot de terre, entretient chez les masses le principe conservateur et pacifique. Aucun peuple n’est plus attaché que le Russe aux anciennes coutumes, et, grâce à cette organisation, la pauvreté est inconnue en Russie. Chaque individu a sa cabine, son enclos, son champ, sa vache, souvent un cheval et un char. Et, lorsqu’il se ruine par sa paresse ou sa mauvaise conduite, il ne jette pas pour longtemps ses enfans dans la misère. Ceux-ci, à mesure qu’ils arrivent à l’âge de se marier, obtiennent chacun leur lot de terre. L’association communale fortifie les liens de la famille, entretient la fraternité, l’égalité et le sentiment d’une mutuelle dépendance. Mais les institutions valent ce que valent les hommes. Le pouvoir que possède la commune se convertit parfois en une abominable tyrannie. L’ivrognerie est le vice capital des Russes. Le satisfaire est une préoccupation constante, et, comme les amendes sont dépensées au cabaret, ils sont habiles à trouver les moyens d’en imposer. Un riche a-t-il commis un acte qui puisse fournir matière à une accusation, on se hâte de le traduire devant une assemblée générale extraordinaire, et, pour éviter une condamnation au bâton, il s’avoue immédiatement coupable et offre de payer une amende. L’assemblée laisse tomber l’accusation, et, grâce à l’amende du riche, passe la journée au cabaret.

Loin d’être une sauvegarde pour la liberté et l’indépendance de ses membres, la commune russe n’a été organisée que pour faciliter la levée des impôts. C’est une création fiscale plus asiatique qu’européenne. L’impôt direct n’est autre que la capitation. Chaque commune doit tant pour un certain nombre de têtes mâles majeures. L’obligation est collective. Si on pénètre dans l’intérieur d’une commune, que d’injustices, que de passe-droits n’y découvre-t-on pas ! Souvent il y a plus de terres qu’il n’y a de bras pour les cultiver. La commune se voit obligée alors de les donner à ceux qui peuvent plus facilement en payer la rente au seigneur ; les plus fortunés se trouvent ainsi surchargés de champs, et, dans l’impossibilité de les faire valoir, ils les sous-louent aux plus pauvres au risque de n’en pas toucher la location. Et quelle émulation l’homme peut-il avoir lorsqu’il sait que la terre qu’il arrose de ses sueurs lui sera enlevée au bout de trois ans ? Quel soin prendra-t-il, de l’améliorer, de la rendre plus fertile ? L’agriculture est condamnée par ce système à une perpétuelle immobilité. Le communisme coûte à la Russie des sommes incalculables, et sera toujours un obstacle à un accroissement sérieux de ses richesses. Si de la campagne on passe à la ville, on se heurte contre d’autres obstacles au plein développement de la liberté en Russie, obstacles tout différens de ceux qu’offrent les communes, mais non moins grands. Les villages russes, ainsi que nous venons de le voir, se gouvernent par leurs propres lois, ce sont autant de petits états parfaitement distincts et très peu soucieux des règles du code civil ; ils éprouvent même quelque dédain pour ceux qui sont enchaînés à la lettre de ce code, pour les habitans des villes. C’est que les villes n’ont aucune existence propre : elles ne sont pas constituées en communes, elles ne font partie ni de cantons ni d’arrondissemens, elles sont un point infime, une parcelle de l’immense empire, elles demeurent asservies aux lois impériales et soumises à l’arbitraire d’une police secrète. Le seul droit qu’on y reconnaisse est celui de bourgeoisie, et encore ce droit est-il des plus restreints. Le bourgeois peut vendre, acheter, se vouer à une profession quelconque et faire partie d’une corporation, mais il est aussi enchaîné à son état que le paysan l’est à son champ. Passer d’un guild à un autre ou d’une des castes de la société à une autre offre des difficultés insurmontables. Qu’il soit savant ou artiste, négociant ou simple artisan, employé ou manœuvre, le bourgeois est inscrit sous une certaine dénomination dans le registre de l’état civil ; cette dénomination est son étiquette, il la garde jusqu’à sa mort.

Les trois ordres ou castes de la société urbaine sont le tsek, le guild et le chin, Ces ordres sont divisés en une infinité de degrés. Le tsek est une corporation d’ouvriers et d’artisans. Ses membres paient annuellement une modique somme à l’association, élisent leurs anciens, et règlent leurs propres affaires. Leur organisation a quelque analogie avec celle de la commune. Le guild est d’un ordre supérieur. Les membres paient à l’état une taxe pour le privilège de vendre et d’acheter, et pour être exemptés du service. Le chin est un grade ; il renferme quatorze degrés, depuis celui d’étudiant jusqu’à celui de conseiller d’état.

S’établir à la ville, chose si simple pour le paysan français, est pour le paysan russe une œuvre de géant ; obstacles sur obstacles s’accumulent devant lui. Lorsque, dégagé de sa commune, il arrive à Moscou avec ses papiers parfaitement en règle, il n’a encore franchi que le premier pas. Pour trouver de l’ouvrage ou une place de domestique, il est tenu préalablement de se faire admettre dans une corporation quelconque, sous peine d’être ramassé comme vagabond par la police et envoyé à l’armée. Un guild, même le plus inférieur, est inabordable pour lui, la taxe est trop lourde ; c’est à un tsek qu’il doit s’adresser. Une fois admis comme membre de cette corporation, peut-il vaquer en paix à ses occupations ? Non ; il faut encore qu’il se présente une fois par an au bureau des adresses, où il laisse ses papiers moyennant un reçu qui lui sert de passeport pendant une semaine. Ce laps de temps est employé par la police à examiner minutieusement chacune des pièces et à vérifier la signature du maire ; elle marque les papiers d’un nouveau timbre avant de les lui rendre. Chaque fois qu’il change de logis, il est forcé d’aller en personne faire inscrire ce changement au bureau des adresses. Un impôt de 4 à 5 francs par an est prélevé par la police sur les papiers de l’ouvrier ; la moitié de cet impôt revient à la couronne, l’autre moitié aux hôpitaux de province. L’inscription de membre d’un tsek donne droit, en cas de misère et de maladie, à un lit dans un hôpital de province, s’il y a des lits vacans. La pire des calamités qui puissent frapper un paysan arrivant à la ville est la perte de ses papiers. Privé de ses papiers, le malheureux est regardé et traité comme un vagabond, comme un bandit ; il est à la merci de tous ceux qui lui en veulent. Ce qu’il a de mieux à faire alors est de retourner au plus vite dans son village, ou, s’il est déjà inscrit comme membre d’un tsek, de courir chez l’ancien, auquel il demande, après lui avoir fourni des preuves positives de son malheur, un certificat constatant son identité, certificat qu’il se hâte de faire contre-signer par la police. Ce cas se renouvelle tous les jours dans les grandes villes. À Moscou, certains voleurs de profession ne s’attaquent qu’aux nouveaux arrivés des villages, et se débarrassent aussi avantageusement de papiers dérobés que de montres ou de bijoux volés.

Le paysan, bien et dûment inscrit comme membre d’un tsek, muni de tous ses papiers signés par le maire et l’ancien et contresignés par la police, prend alors rang parmi les bourgeois. Si ses moyens le lui permettent, il ne lui reste plus qu’à s’enquérir d’un artel, et à faire des démarches pour y entrer. L’esprit d’association est l’un des élémens les plus développés et les plus moraux de la Russie. Ce serait le meilleur à mettre en œuvre dans la régénération de la société ; mais jusqu’à présent il a été employé uniquement comme soutien, aide, secours mutuel contre des maux communs. Les dures nécessités de temps et de lieu, aussi bien que la lutte continuelle que les Russes ont eu à soutenir contre un système d’oppression, les ont poussés à se grouper pour mieux supporter les chocs de la vie qui leur était faite. De même que la commune est, si l’on remonte à son origine, une association de laboureurs contre les rigueurs de la vie de la campagne, de même les artels sont des associations contre les misères de la vie des villes. Comme la commune, l’artel possède son droit de réunion, son droit d’élection, son droit d’amende et de punition ; comme la commune aussi, il est une forme du communisme, avec cette différence qu’au lieu de diviser la terre on divise le produit du travail. Un artel est donc l’association d’un certain nombre d’ouvriers qui mettent en commun leurs intérêts. Chaque membre prend l’engagement de verser dans la caisse de la société le montant de tous ses gains, de faire abstraction complète de tout intérêt privé. Un président ou ancien élu par l’association est chargé de répartir également entre tous les membres les fonds de la caisse, après avoir déduit les frais généraux, toujours fort minimes.

L’origine des artels se perd dans les ténèbres du moyen âge. « Quelques écrivains de l’école panslavonienne, dit M. Dixon, prétendent rencontrer des traces de semblables associations dès le xe siècle ; mais la seule raison qu’ils donnent à l’appui de leur hypothèse est l’existence d’une loi qui, dans les cas de meurtre, rend les villes ou les villages responsables des amendes infligées au criminel. Cette loi ne prouve rien, car on la retrouve dans plusieurs recueils de cette époque et appartenant à différens peuples. L’idée qui me paraît la mieux fondée est que l’artel est une importation d’Asie. Personne ne connaît l’origine de ce mot ; il semble devoir être tartare, car il ne paraît qu’avec les règnes d’Ivan III et d’Ivan IV. L’artel a dû s’établir en Russie en même temps que la commune et que le servage. » Le premier artel dont il soit fait mention est une bande de voleurs conduite par un chef élu, auquel elle donnait le nom d’ataman. Le butin était divisé en parts égales entre tous les membres de la bande. « Il est à présumer, continue M. Dixon, que ces artels de brigands ont dû être puissans et prospères, puisque le principe de leur association a passé presque intact dans la vie ordinaire, et a formé la base des corporations d’artisans. Ceux-ci conservèrent le mot artel, et traduisirent ataman par ancien. Pour tous les détails secondaires, ils copièrent à la lettre les règlemens de leur modèle. Les articles du reste en sont fort simples et se réduisent à ceci : les membres de l’association sont solidaires les uns des autres, — ils sont gouvernés par un chef élu par voie de suffrage universel, — chaque membre doit occuper le poste qui lui est décerné par l’artel, — aucun membre ne peut refuser de faire ce qui lui a été commandé, — il est absolument interdit de boire, de jurer, de se quereller ou de jouer, — chacun doit se comporter envers son camarade comme envers un frère, — aucun présent ne doit être accepté, à moins qu’il ne soit apporté à la caisse de la société, — un membre ne peut se faire remplacer par un autre, si ce n’est du consentement de tous. Plus tard, ces lois si simples furent complétées par des mesures prises en vue de rendre aux héritiers d’un membre la valeur de ses droits dans le fonds commun. Tous les artels prennent pour devise « honnêteté et vérité. »

Le droit d’entrée est toujours considérable. La moyenne en est de 1,000 roubles (3,750 fr.) ; toute liberté est laissée pour le versement de cette somme, qui peut être effectué en divers paiemens. À partir du jour de son admission, le membre d’un artel n’est plus libre de choisir son occupation ; sa place lui est indiquée, et c’est l’ancien qui touche ses gages. Les maisons riches demandent leurs domestiques à l’artel ; le négociant ou le banquier à la recherche d’un employé fait simplement venir chez lui l’ancien d’un artel, et prend sur sa liste le premier nom venu. L’association étant responsable des actes de chacun de ses membres, le banquier n’hésitera pas un instant à confier sa caisse à cet inconnu. Si par hasard cet inconnu est un fripon qui disparaît un beau jour avec la caisse, cas extrêmement rare, le banquier appellera une seconde fois l’ancien, qui lui remboursera immédiatement l’argent volé, et, cette restitution faite, lancera tous les membres de l’association à la poursuite du coupable. Ceux-ci, responsables de son crime, n’ont garde de le laisser échapper, ils savent d’ailleurs tous les endroits fréquentés par lui, et ne tardent pas à l’amener à l’ancien. Il n’y a aucune grâce pour lui ; il est livré à la justice, et envoyé aux mines. On le voit, le principe de la liberté n’existe pas plus dans les artels que dans les communes. Aussi le gouvernement a-t-il laissé subsister les uns comme les autres. Il se sert de ces associations, engendrées par les tristes effets du despotisme, pour mieux écraser les masses, et pour faire converger toutes les facultés des hommes vers un seul but, l’affermissement de son pouvoir absolu. Alexandre lui-même n’a pas touché aux privilèges des artels, parce qu’ils sont pour le ministre de la police un auxiliaire aussi réel que les communes le sont pour les ministres de la guerre et des finances.

Rien n’est aussi redoutable que la police russe. Aucun citoyen ne peut se croire un seul instant en sûreté ; à toute heure du jour ou de la nuit, un agent peut frapper à sa porte et lui signifier de le suivre. Plus d’une réforme a cependant été accomplie dans le domaine de la justice. Les tribunaux n’existaient pas ; Alexandre en a établi dans toutes les principales villes de son empire. Un condamné peut maintenant présenter sa défense, appeler des témoins à décharge, choisir son avocat, et peut être jugé par un jury ; mais à côté de ces belles institutions, on a laissé subsister la police secrète. Le chef de cette police, le comte Shouvalof, est le premier fonctionnaire de l’empire ; seul, il a toujours accès auprès de l’empereur. Les nations asiatiques ne reconnaissent d’autre hiérarchie dans la noblesse que l’accès plus ou moins facile auprès du souverain. Plus un individu paraît souvent devant le monarque, plus il est honoré ; aussi le droit d’entrée équivaut-il aux titres les plus élevés. Au palais d’hiver, ce droit est soumis à des règles fixes. Les ministres de l’intérieur, de l’instruction publique et des finances n’ont qu’une audience par semaine ; les ministres de la guerre et des affaires étrangères voient l’empereur une fois par jour, à une heure marquée d’avance, tandis que le ministre de la police peut entrer dans le cabinet du souverain à toutes les heures du jour, et dans sa chambre à coucher à toutes les heures de la nuit. Le pouvoir de ce ministre était, il y a quelques années, en rapport direct avec son rang à la cour. Tout-puissant dans les affaires de l’intérieur, il faisait des gouverneurs de province ses instrumens et ses jouets. Depuis, une partie de ses attributions a été transmise aux tribunaux, qui sont indépendans de la police. Cependant il peut encore, sous prétexte de mesure administrative, casser un jugement et exiler celui que les tribunaux ont acquitté. La loi des suspects, voilà tout son code ; sur un simple soupçon, il peut faire exiler des personnes qui n’ont point été jugées, qui ignorent leur crime, et qui n’ont aucun recours contre cet acte arbitraire et cruel, car aucun tribunal n’oserait admettre la victime à sa barre, aucun juge ne voudrait entendre son cri de détresse. Ils ne sont pas rares, ces coups de la police secrète ; dans toutes les villes, elle sévit constamment et de nuit. M. Dixon, dans le cours de son voyage, a rencontré plus d’une de ses victimes. Traversant un jour la place d’Archangel, il vit déposer au pied de la statue un jeune homme et une jeune et jolie femme ; ordre leur fut donné de ne pas quitter la ville, et l’individu qui les avait amenés là de Saint-Pétersbourg disparut avec son char. Quel était leur crime ? Nul. ne le savait : eux-mêmes l’ignoraient, et les journaux se taisaient. On se livrait à mille conjectures sur leur compte ; ils étaient artistes. Sans doute ils avaient prêté la main à un mariage clandestin contracté entre un jeune noble et une actrice, et ils étaient sacrifiés à l’orgueil d’une puissante famille, tandis que les vrais coupables avaient gagné l’étranger. Quoi qu’il en soit, un agent frappa à leurs portes respectives un soir, peu d’instans après leur retour du théâtre, et d’un ton qui interdisait toute réplique, « préparez-vous, dit-il, dans trois heures nous partons pour Archangel. » Aucun lien de parenté ne les unissait ; mais la police secrète a bien autre chose à faire vraiment qu’à s’inquiéter de la réputation d’une jolie femme ! Les pauvres exilés n’avaient aucune autre ressource que leur talent, d’un ordre tout à fait secondaire ; ils surent cependant en tirer bon parti, et par ce moyen gagner de quoi subvenir à leur existence en attendant que les vrais coupables fussent rentrés en grâce. Aucun rang, aucun âge n’est à l’abri de ces exécutions sommaires. Plusieurs dames de la meilleure société, soupçonnées d’avoir encouragé des étudians dans des pensées de révolte, furent arrêtées et exilées. L’une d’elles était à Archangel en même temps que les deux pauvres artistes, et M. Dixon eut plusieurs fois l’occasion de la voir. C’était une femme de cinquante ans, frêle, timide et incapable de jouer aucun rôle dans une intrigue. Jamais erreur de la police n’avait été plus complète, plus flagrante ; mais la police ne se rétracte jamais : la dame demeurait en exil.

« La Russie est un empire de façade, » avons-nous lu quelque part. Derrière les monumens de ses villes, presque toutes semblables, derrière leur forêt de dômes et de clochetons, croupit une population sale, ivrogne et joueuse. Les rues sont des amas de boue ; les marchés et les bazars sont infects : des bourgeois des guilds inférieurs s’y livrent tout le jour à deux vices prédoimnans, les cartes et l’eau-de-vie. Sur les quais, car presque toutes les villes s’élèvent au bord d’une rivière, se presse une foule morne, silencieuse, misérable d’apparence, réunie là pour le seul plaisir de former une foule, un instinct irrésistible poussant les Russes à se coudoyer sur les places publiques et dans les grands chemins. Au moral, la Russie présente un aspect analogue. Quelques grandes réformes frappent au premier abord : l’émancipation des serfs, l’établissement de cours de justice, l’armée réorganisée, le régime du bâton aboli, éblouissent comme autant de brillantes façades ; mais, si l’on ne s’arrête pas à la surface, si l’on veut pénétrer au fond des choses, on se heurte à toutes les misères de l’asservissement, à toutes les injustices de lois arbitraires, à toutes les horreurs d’un système despotique : loi des suspects, police secrète qui frappe sans jamais avoir à rendre compte de ses coups, la Pologne écrasée, la Sibérie où languissent toujours des milliers de victimes, la presse enchaînée, le commerce entravé, voilà certes des ombres bien noires au tableau que M. Dixon nous trace de la Russie libre. Il faut cependant tenir compte des progrès accomplis au milieu de grandes difficultés et ne jamais oublier, comme le remarque judicieusement l’auteur, que la Russie avait plus d’un ennemi à terrasser. Le tartarisme n’était pas le seul. À côté de lui, plus absorbant, plus persistant, plus dangereux, parce qu’il n’entraîne jamais une lutte ouverte, parce qu’il mine sourdement, qu’il prend des chemins détournés et sait habilement rejeter sur d’autres celles de ses actions qui méritent d’être réprouvées, s’étendait le germanisme. Il avait peu à peu envahi la Russie avant, pendant et surtout après le règne de Pierre le Grand. Le haut commerce, l’industrie, l’administration, appartenaient aux Germains, et les Russes étaient employés par eux comme de simples instrumens pour arriver à la fortune. Ils pressuraient leurs serfs plus que les seigneurs d’origine slavonne ne le faisaient, ils patronnaient tout ce qui pouvait servir à leur-intérêt propre, se souciant fort peu de l’abrutissement où leur égoïsme contribuait à plonger le peuple. Intrigans, vaniteux, orgueilleux et égoïstes, ils surent bientôt accaparer toutes les premières charges de l’état, et le trône, occupé par des princes de sang germain, favorisa ces tendances anti-russes. Le tartarisme et le germanisme s’étaient ainsi donné la main pour faire de la Russie un peuple d’esclaves. Alexandre II s’est radicalement séparé de la route suivie par ses prédécesseurs. Il a pris à cœur de relever l’empire russe en l’affranchissant de ces deux jougs. Il veut en un mot rendre la Russie aux Russes ; mais l’œuvre, pour être complète, ne doit pas se borner à quelques actes de réforme, quelque grands qu’ils puissent être, il faut que la liberté s’infiltre dans tous les rangs de la société, que le régime de l’arbitraire soit banni, et que le peuple, se réveillant de la torpeur où des siècles de servage l’avaient plongé, apprenne à marcher, à progresser par lui-même. Les élémens ne font pas défaut ; il ne s’agit que de les mettre en œuvre.

C. Cailliatte.
  1. Le travail qu'on va lire est une œuvre posthume. Notre regretté collaborateur est mort en province pendant le siége de Paris, le jour même où se livrait presque à sa porte la malheureuse bataille de Dreux, le 17 novembre 170. Nos désastres l'avaient rempli d'une douleur profonde ; ils ont certainement hâté sa fin. Genevois de naissance, le pasteur Cailliatte, sur qui nous reviendrons plus longuement, était tout français de cœur. « Les malheurs de la France, disait-il, sont ma lettre de naturalisation, » et il protestait contre les cruautés prussiennes, qu'il eut, quoique vivant sous la loi du vainqueur, le courage de flétrir hautement dans le Times. Il ne pouvait mieux terminer que par un tel acte une vie consacrée toute entière aux devoirs du pasteur et aux travaux du publiciste, dont nos lecteurs ont pu apprécier le mérite.
  2. En janvier 1869, plus de la moitié des serfs affranchis s’étaient servis de ce crédit et avaient contracté une dette énorme vis-à-vis de la couronne.