L’Éternel Mari/13

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Traduction par Nina Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon (p. 206-220).


XIII. De quel côté penche la balance


Il songeait encore à la petite rousse, et pourtant le regret et le mécontentement de lui-même lui brûlaient le cœur depuis longtemps. Au cours de cette journée, qui, en apparence, avait été si gaie, la tristesse ne l’avait pas quitté. Avant qu’il se mît à chanter, il ne savait plus comment s’en affranchir ; peut-être est-ce pour cette raison qu’il avait chanté avec un tel élan.

« Et j’ai pu, moi, m’abaisser à ce point… tout oublier ! » songea-t-il.

Mais aussitôt il coupa court à ses remords. Il lui semblait humiliant de gémir sur lui-même ; il eût cent fois mieux aimé faire passer tout de suite sa colère sur un autre.

— L’imbécile ! grommela-t-il avec colère, en jetant un coup d’œil en dessous vers Pavel Pavlovitch assis sans mot dire à ses côtés, dans la voiture.

Pavel Pavlovitch restait obstinément silencieux : il semblait se ramasser sur lui-même et se préparer. De temps à autre, d’un geste impatient, il ôtait son chapeau, et s’essuyait le front de son mouchoir.

— Il est en nage ! grogna Veltchaninov.

Une seule fois, Pavel Pavlovitch ouvrit la bouche pour demander au cocher si l’orage éclaterait ou non.

— Bien sûr ! et pour de bon ! On a cuit toute la journée.

En effet le ciel s’obscurcissait, rayé parfois d’éclairs encore lointains. Il était dix heures et demie quand ils entrèrent en ville.

— Je vous accompagne chez vous, dit Pavel Pavlovitch en se tournant vers Veltchaninov, quand ils furent arrivés assez près de sa maison.

— Je le vois bien ; seulement je vous préviens que je me sens très sérieusement indisposé.

— Oh ! je ne m’arrêterai pas longtemps.

Lorsqu’ils passèrent devant la loge, Pavel Pavlovitch s’écarta un moment pour aller parler à Mavra.

— Qu’êtes-vous allé dire ? lui demanda sévèrement Veltchaninov, quand il l’eut rejoint, et qu’ils entrèrent dans sa chambre.

— Oh ! rien… Le cocher…

— Vous savez, vous n’aurez pas à boire !

L’autre ne répondit pas. Veltchaninov alluma une bougie. Pavel Pavlovitch s’installa dans le fauteuil. Veltchaninov se planta devant lui, les sourcils froncés.

— Je vous ai promis de vous dire, moi aussi, mon dernier mot, dit-il avec une agitation intérieure qu’il parvenait encore à maîtriser. Eh bien ! le voilà, ce mot : j’estime que tout est définitivement réglé entre nous à tel point que nous n’avons plus rien à nous dire… Vous entendez, plus rien ; et par conséquent, le mieux est que vous vous en alliez tout de suite, et que je ferme ma porte sur vous.

— Réglons nos comptes, Alexis Ivanovitch ! dit Pavel Pavlovitch, en le regardant au fond des yeux d’une manière extrêmement douce.

— Comment : « Réglons nos comptes » ? répondit Veltchaninov prodigieusement surpris. Quelle expression étrange !… Et quels comptes ?… Ah ! c’est donc cela votre « dernier mot », la révélation que vous me promettiez tout à l’heure !

— C’est cela même.

— Nous n’avons plus de comptes à régler, il y a longtemps que tout est réglé ! répliqua Veltchaninov d’un air hautain.

— Vraiment ! vous croyez ? reprit Pavel Pavlovitch sur un ton pénétré.

Et en même temps il faisait le geste bizarre de joindre les mains et de les porter à sa poitrine.

Veltchaninov se tut, et marcha de long en large par la chambre. Le souvenir de Lisa lui emplit le cœur : ce fut comme un appel plaintif.

— Allons, voyons, quels sont ces comptes que vous voulez régler ? fit-il après un long silence, en s’arrêtant devant lui, les sourcils froncés.

Pavel Pavlovitch n’avait cessé de le suivre de l’œil, les mains jointes contre sa poitrine.

— N’allez plus là-bas ! dit-il d’une voix presque basse, suppliante ; et il se leva brusquement de sa chaise.

— Comment ? ce n’est que cela ? s’écria Veltchaninov avec un sourire mauvais ; tout de même, vous me faites marcher de surprise en surprise, aujourd’hui ! continua-t-il d’une voix mordante ; puis, brusquement, il changea d’attitude. — Écoutez-moi, dit-il avec une expression de tristesse et de sincérité profonde, j’estime que jamais, en aucun cas, je ne me suis ravalé comme je l’ai fait aujourd’hui, d’abord en consentant à vous accompagner, et puis en me comportant là-bas comme je l’ai fait… Tout cela a été si mesquin, si pitoyable… Je me suis sali, avili, en me laissant aller… en m’oubliant… Et puis quoi ! — Il se ressaisit tout à coup. — Écoutez : vous m’avez pris aujourd’hui au dépourvu ; j’étais surexcité, malade… Je n’ai vraiment pas à me justifier ! Je ne retournerai plus là-bas, et, je vous assure, je n’ai rien qui m’y attire, conclut-il résolument.

— Vrai ? bien vrai ? cria Pavel Pavlovitch, transporté de joie.

Veltchaninov le regarda avec mépris et se mit à marcher par la chambre.

— Allons, vous paraissez bien résolu à faire votre bonheur à tout prix ! ne put-il s’empêcher de dire à la fin.

— Oh ! oui, dit Pavel Pavlovitch, doucement, avec un élan naïf.

« C’est un grotesque, songea Veltchaninov, et il n’est guère méchant qu’à force de bêtise ; mais ce n’est pas mon affaire, et, de toute façon, je ne puis pas ne pas le haïr… et pourtant il ne le mérite même pas ! »

— Voyez-vous, moi, je suis un « éternel mari » ! fit Pavel Pavlovitch, avec un sourire soumis et résigné. Il y a longtemps que je connaissais votre expression, Alexis Ivanovitch ; cela remonte à l’époque où nous avons vécu ensemble à T… J’ai retenu beaucoup de ces mots dont vous aimiez à vous servir au cours de cette année-là. L’autre fois, quand vous avez parlé ici d’« éternel mari », j’ai très bien compris.

Mavra entra, portant une bouteille de champagne et deux verres.

— Pardonnez-moi, Alexis Ivanovitch ! vous savez que je ne puis m’en passer. Ne vous fâchez pas si je me suis permis… Voyez-vous, je suis très au-dessous de vous, très indigne de vous.

— C’est bon ! fit Veltchaninov avec dégoût ; mais je vous assure que je me sens très souffrant.

— Oh ! ce ne sera pas long… l’affaire d’une minute ! répondit l’autre avec empressement, rien qu’un verre, un tout petit verre, parce que j’ai la gorge…

Il vida son verre d’un trait, gloutonnement, et se rassit ; et il considéra Veltchaninov avec une sorte de tendresse. Mavra sortit.

— Quel dégoût ! murmura Veltchaninov.

— Voyez-vous, c’est la faute de ses amies, reprit tout à coup avec feu Pavel Pavlovitch, tout à fait regaillardi.

— Comment ? quoi ? Ah oui ! vous songez toujours à cette histoire…

— C’est la faute de ses amies ! C’est encore si jeune ! Cela ne songe qu’à faire des folies, pour s’amuser !… C’est même très gentil !… Plus tard, ce sera autre chose. Je serai à ses pieds, aux petits soins pour elle ; elle se verra entourée de respect. Et puis, le monde… enfin, elle aura le temps de se transformer.

« Il faudrait pourtant lui rendre le bracelet ! » songeait Veltchaninov tout préoccupé, en tâtant l’écrin au fond de sa poche.

— Vous disiez tout à l’heure que je suis résolu à faire encore une fois mon bonheur ? Eh ! oui, Alexis Ivanovitch, il faut absolument que je me marie, poursuivit Pavel Pavlovitch d’une voix communicative, un peu troublée ; autrement, que voulez-vous que je devienne ? Vous voyez bien vous-même !…— Et il montrait la bouteille du doigt. — Et ce n’est là que la moindre de mes… qualités. Je ne puis pas, absolument pas, vivre sans une femme, sans un attachement, sans une adoration. J’adorerai, et je serai sauvé.

« Mais pourquoi diable me faire part de tout cela ? » faillit crier Veltchaninov, qui avait peine à ne pas éclater de rire ; mais il se contint : c’eût été trop cruel.

— Mais enfin, s’écria-t-il, dites-moi pourquoi vous m’avez traîné là-bas de force. À quoi pouvais-je vous être bon ?

— C’était pour faire une épreuve, fit Pavel Pavlovitch, tout gêné.

— Quelle épreuve ?

— Pour éprouver l’effet… Voyez-vous, Alexis Ivanovitch, il n’y a guère qu’une semaine que je vais là-bas en qualité de… (il était de plus en plus ému). Hier je vous ai rencontré, et je me suis dit : « Je ne l’ai jamais vue dans une société d’étrangers, je veux dire, avec d’autres hommes que moi… » C’était une idée stupide, je le vois bien maintenant ; c’était tout à fait superflu. Mais je l’ai voulu à tout prix. La faute en est à mon malheureux caractère…

Et en même temps il releva la tête et rougit.

« Serait-ce vrai, tout cela ? » songea Veltchaninov, stupéfait.

— Eh bien, et alors ? dit-il tout haut.

Pavel Pavlovitch sourit, d’un sourire doux et sournois.

— Tout cela, ce sont des enfantillages, c’est tout à fait gentil ! Tout cela c’est la faute des amies !… Il faut que vous me pardonniez ma conduite stupide à votre égard durant toute cette journée. Cela n’arrivera plus, plus jamais.

— Moi non plus ; cela ne m’arrivera plus… Je n’irai plus là-bas, dit Veltchaninov en souriant.

— C’est aussi mon désir.

Veltchaninov se pencha un peu.

— Mais enfin, je ne suis pas seul au monde, il y a d’autres hommes ! fit-il vivement.

Pavel Pavlovitch rougit de nouveau.

— Vous me faites de la peine, Alexis Ivanovitch, et j’ai tant d’estime, tant de respect pour Nadéjda Fédoséievna…

— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, je n’avais pas l’intention de rien insinuer… seulement je trouve un peu surprenant que vous ayez fait si grand cas de mes moyens de plaire… et… que vous vous soyez reposé sur moi, avec une si entière confiance…

— Si je l’ai fait, c’est parce que cela arrivait après tout ce qui était arrivé jadis.

— Alors, vous me considérez encore comme un homme d’honneur ? dit Veltchaninov, en s’arrêtant court devant lui.

À un autre moment, il eût été terrifié qu’une question aussi naïve, aussi imprudente, lui eût échappé.

— Je n’ai jamais cessé de vous tenir pour tel, répondit Pavel Pavlovitch, en baissant le regard.

— Oui, sans doute, certainement… ce n’est pas cela que je voulais dire… je voulais vous demander si vous n’avez plus la moindre… la moindre prévention ?

— Pas la moindre.

— Et quand vous êtes venu à Pétersbourg ?

Veltchaninov ne put se retenir de lui poser cette question, bien qu’il sentît lui-même à quel point sa curiosité était prodigieuse.

— Lorsque je suis arrivé à Pétersbourg, je vous tenais pour l’homme le plus honorable du monde… J’ai toujours eu de l’estime pour vous, Alexis Ivanovitch.

Pavel Pavlovitch leva les yeux, et le regarda en face, franchement, sans le moindre trouble. Veltchaninov, tout à coup, eut peur : il ne voulait pour rien au monde qu’un éclat survint, et qu’il en fût la cause.

— Je vous ai aimé, Alexis Ivanovitch, dit Pavel Pavlovitch, comme si tout à coup il se décidait, oui, je vous ai aimé durant toute notre année de T… Vous n’y avez pas pris garde, continua-t-il d’une voix un peu tremblante, qui terrifia Veltchaninov, j’étais trop peu de chose, auprès de vous, pour que vous y prissiez garde. Et puis, peut-être cela valait-il mieux. Durant toutes ces neuf années, je me suis souvenu de vous, parce que je n’ai jamais eu dans ma vie une autre année comme celle-là. — Ses yeux brillaient étrangement. — J’ai retenu les expressions et les idées qui vous étaient familières. Je me suis toujours souvenu de vous comme d’un homme doué de bons sentiments, d’un homme cultivé, remarquablement cultivé, et plein d’intelligence. « Les grandes pensées viennent moins d’un grand esprit que d’un grand cœur » ; c’est vous qui le disiez, et vous l’avez peut-être oublié, mais moi, je me le rappelle. Je vous ai toujours considéré comme un homme d’un très grand cœur et je l’ai cru… malgré tout…

Son menton tremblait. Veltchaninov était épouvanté ; il fallait, coûte que coûte, mettre fin à ces épanchements inattendus.

— Assez, je vous prie, Pavel Pavlovitch, dit-il d’une voix sourde et frémissante, en rougissant, pourquoi, pourquoi — il éleva soudain la voix jusqu’à crier — pourquoi vous attacher ainsi à un homme malade, ébranlé, à deux doigts du délire, et le traîner ainsi dans toutes ces ténèbres… alors que tout cela n’est que fantôme, illusion, mensonge, honte, fausseté… et sans aucune mesure… oui, c’est là l’essentiel, et vraiment le plus honteux c’est que tout cela : nous sommes, vous et moi, des hommes vicieux, dissimulés et vils… Et voulez-vous que je vous prouve sur-le-champ, non seulement que vous ne m’aimez pas, mais que vous me haïssez de toutes vos forces, et que vous mentez, et que vous ne vous en doutez pas ? Vous êtes venu me prendre, vous m’avez mené là-bas, pas le moins du monde pour faire ce que vous dites, pour éprouver votre fiancée… Est-ce qu’une pareille idée peut entrer dans la tête d’un homme ? Non, la vérité, la voici tout simplement : vous m’avez vu hier, et la colère vous a repris, et vous m’avez emmené pour me la montrer, et pour me dire : « Tu la vois comme elle est ! Eh bien, elle sera à moi ; viens-y donc à présent !… » Vous m’avez défié !… Qui sait ? vous ne le saviez peut-être pas vous-même, mais c’est bien cela, car c’est là ce que vous avez ressenti… Et pour porter un défi pareil, il faut de la haine : eh oui ! vous me haïssez !

Il courait par la chambre, en criant tout cela et il se sentait froissé, offensé, humilié surtout à l’idée qu’il s’abaissait ainsi jusqu’à Pavel Pavlovitch.

— Je voulais faire la paix avec vous, Alexis Ivanoyitch ! dit l’autre tout à coup, d’une voix décidée, mais courte et hachée ; et son menton se remit à trembler.

Une fureur sauvage s’empara de Veltchaninov, comme s’il venait de subir la plus terrible des injures.

— Je vous répète encore une fois, hurla-t-il, que vous vous êtes accroché à un homme malade, démoli, pour lui arracher, dans le délire, je ne sais quel mot qu’il ne veut pas vous dire !… Allons donc !… nous ne sommes pas des gens du même monde, comprenez-le donc, et puis… et puis il y a entre nous une tombe ! acheva-t-il en bégayant de rage : il se rappelait tout à coup.

— Et comment pouvez-vous savoir… — Le visage de Pavel Pavlovitch se décomposa subitement, et devint tout pâle ; — comment pouvez-vous savoir ce qu’elle représente pour moi, cette petite tombe, ici, là-dedans ! — cria-t-il, en marchant vers Veltchaninov et se frappant du poing la poitrine, avec un geste ridicule, mais terrible. — Je la connais, cette petite tombe, et nous sommes, vous et moi, debout des deux côtés seulement, de mon côté il y a plus que du vôtre, oui, bien plus… — balbutia-t-il comme en délire, en continuant de se frapper du poing la poitrine — oui, bien plus, bien plus…

Un coup de sonnette violent les rappela brusquement à eux-mêmes. On sonnait si fort qu’il semblait qu’on voulût arracher le cordon d’un seul coup.

— On ne sonne pas chez moi de cette façon, fit Veltchaninov avec humeur.

— Ce n’est pourtant pas chez moi, marmotta Pavel Pavlovitch, qui, en un clin d’œil, était redevenu maître de lui, et avait repris ses allures premières.

Veltchaninov fronça les sourcils et alla ouvrir.

— Monsieur Veltchaninov, si je ne me trompe ? dit sur le palier une voix jeune, sonore, et parfaitement sûre d’elle-même.

— Que désirez-vous ?

— Je sais d’une manière positive, poursuivit la voix sonore, qu’il y a chez vous en ce moment un certain Trousotsky. J’ai besoin de le voir tout de suite.

Veltchaninov aurait eu un vif plaisir à jeter d’un bon coup de pied dans l’escalier le monsieur si sûr de lui-même. Mais il réfléchit, s’écarta, et le laissa passer :

— Voici monsieur Trousotsky. Entrez…