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L’Éternel Mari/17

La bibliothèque libre.
Traduction par Nina Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon (p. 270-285).

XVII. L’Éternel Mari


Deux ans après, par une belle journée d’été, M. Veltchaninov se trouvait en wagon, allant à Odessa, pour rendre visite à un ami ; il espérait, d’ailleurs, que cet ami le présenterait à une femme tout à fait intéressante, que depuis longtemps il désirait connaître de plus près. Il s’était très fortement modifié, ou, pour mieux dire, il avait infiniment gagné au cours de ces deux années. Il ne lui restait presque rien de son ancienne hypocondrie.

De tous les « souvenirs » qui l’avaient torturé deux ans auparavant, à Pétersbourg, durant son interminable procès, il ne lui restait plus qu’un peu de confusion, lorsqu’il songeait à cette période d’impuissance et de pusillanimité maladive. Il se consolait en disant que cet état ne se reproduirait plus, et que personne jamais n’en saurait rien.

Sans doute, à cette époque, il avait complètement rompu avec le monde, s’était négligé, s’était tenu tout à fait à l’écart ; on l’avait parfaitement remarqué. Mais il était rentré dans le monde avec une contrition si parfaite, et il s’y était montré si renouvelé, si sûr de lui-même, que tous lui avaient pardonné aussitôt sa défection momentanée. Ceux même qu’il avait cessé de saluer furent les premiers à le reconnaître et à lui tendre la main, sans lui poser aucune question fâcheuse, comme s’il avait simplement dû se consacrer quelque temps à ses affaires personnelles, qui ne regardaient que lui.

La cause principale de son heureuse transformation était, bien entendu, l’issue de son procès. Il lui était revenu soixante mille roubles : c’était peu de chose, évidemment, mais pour lui, c’était beaucoup. Il se retrouvait sur un terrain solide ; il savait qu’il ne gâcherait pas stupidement ces dernières ressources comme il avait fait des autres, et qu’il les ménagerait pour la durée de son existence. « Ils peuvent bien bouleverser à leur gré l’édifice social, et nous corner aux oreilles tout ce qu’ils voudront, — songeait-il parfois, en considérant les choses belles et excellentes qui se réalisaient autour de lui et dans la Russie entière, — les hommes peuvent changer, les idées aussi, moi je n’en ai cure : je sais que j’aurai toujours à ma disposition un petit dîner soigné, comme celui que je savoure en ce moment-ci, et, quant au reste, je suis bien tranquille. » Cette tournure d’esprit bourgeoise et voluptueuse avait transformé peu à peu jusqu’à sa personne physique : l’hystérique agité de jadis avait complètement disparu, et avait fait place à un nouvel homme, à un homme gai, ouvert, posé. Même, les rides inquiétantes, qui s’étaient montrées un instant autour de ses yeux et sur son front, s’étaient presque effacées ; et son teint s’était modifié, était devenu blanc et rose.

Il était confortablement installé dans un wagon de première classe, et son esprit ravi caressait une pensée charmante. Il y avait une bifurcation à la gare suivante. « J’ai donc le choix : si tout à l’heure je quitte la ligne directe pour bifurquer à droite, je pourrais faire une visite, deux stations plus loin, à une dame que je connais bien, qui revient à peine de l’étranger et qui se trouve là-bas dans une solitude fort avantageuse pour moi, mais fort ennuyeuse pour elle : voilà de quoi s’occuper d’une manière aussi intéressante qu’à Odessa, d’autant plus qu’il sera toujours temps de gagner ensuite Odessa… » Il hésitait encore, et n’arrivait pas à se déterminer ; il attendait la secousse soudaine qui le déciderait. Cependant la station était proche et la secousse ne venait pas.

Il y avait à cette gare un arrêt de quarante minutes, et le dîner était servi pour les voyageurs. À la porte de la salle d’attente des première et seconde classes il y avait un attroupement de gens qui se bousculaient pour mieux voir : sans doute, il se produisait là quelque scandale. Une dame, descendue d’un compartiment de deuxième classe, fort jolie, mais trop élégamment mise pour une voyageuse, entraînait presque de force un uhlan, un jeune et charmant officier, qui cherchait à se dégager de ses mains. Le jeune officier était parfaitement ivre, et la dame, probablement une parente, son aînée, l’empêchait de courir au buffet, pour recommencer à boire. Le uhlan heurta, dans la foule, un jeune marchand, également ivre, au point de n’avoir plus sa raison. Ce jeune marchand n’avait pas quitté la gare depuis deux jours, était resté là à boire et à dépenser son argent avec des camarades, sans trouver le temps de poursuivre sa route. Il y eut une querelle, l’officier cria, le marchand se fâcha, la dame était au désespoir, cherchait à couper court à la dispute, à entraîner le uhlan, et lui criait d’une voix suppliante :

— Mitinka ! Mitinka !

Le jeune marchand trouva cela révoltant. Tout le monde riait aux éclats, mais lui, il se jugeait profondément offensé dans sa dignité.

— Eh bien quoi ? « Mitinka ! » fit-il en singeant la petite voix aiguë et suppliante de la dame. Vous n’avez pas honte, devant le monde !

La dame s’était laissée tomber sur une chaise et était parvenue à faire asseoir le uhlan près d’elle ; le jeune marchand s’approcha en titubant, les regarda d’un air de mépris, et hurla une injure.

La dame poussa des cris déchirants, et regarda autour d’elle, avec angoisse, si personne ne viendrait à son aide. Elle était honteuse et terrifiée. Pour comble, l’officier se leva de sa chaise, vociféra des menaces, voulut se jeter sur le marchand, glissa et retomba en arrière, sur sa chaise. Les rires augmentèrent, mais personne ne songeait à leur porter secours. Le sauveur, ce fut Veltchaninov : il prit le marchand au collet, le fit tourner sur lui-même, et l’envoya rouler à dix pas de la jeune femme épouvantée. Ce fut la fin du scandale : le jeune marchand, calmé soudain par la secousse et par l’inquiétante stature de Veltchaninov, se laissa emmener par ses camarades. L’allure imposante de ce monsieur si bien mis fit son effet sur les rieurs : les rires cessèrent. La dame, toute rougissante, les larmes aux yeux, lui exprima avec effusion sa reconnaissance. Le uhlan bégaya : « Merci ! merci ! » et voulut tendre la main à Veltchaninov, mais changea d’idée, se coucha sur deux chaises, et allongea les pieds vers lui.

— Mitinka ! gémit la dame, avec un geste d’horreur. Veltchaninov était fort satisfait de l’aventure et de son issue. La dame l’intéressait ; c’était évidemment une provinciale aisée, mise sans goût, mais avec coquetterie, de manières un peu ridicules, — tout ce qu’il faut pour donner bon espoir à un fat de la capitale qui a des vues sur une femme. — Ils causèrent : la dame lui raconta l’histoire avec feu, se plaignit de son mari « qui avait tout à coup disparu, et qui était la cause de tout… Il disparaissait toujours au moment où l’on avait besoin de lui… ».

— Il est allé… bégaya le uhlan.

— Oh ! voyons ! Mitinka ! interrompit-elle toute suppliante.

— Bon ! gare au mari ! songea Veltchaninov.

— Comment s’appelle-t-il ? demanda-t-il tout haut, j’irai à sa recherche.

— Pa…l Pa…litch, bredouilla le uhlan.

— Votre mari se nomme Pavel Pavlovitch ? demanda curieusement Veltchaninov.

Au même moment, la tête chauve qu’il connaissait fort bien surgit entre lui et la dame. En un instant, il revit le jardin des Zakhlébinine, les jeux innocents, l’insupportable tête chauve qui s’interposait toujours entre lui et Nadéjda Fédoséievna.

— Ah ! vous voilà, enfin ! cria la jeune femme d’un ton rageur.

C’était Pavel Pavlovitch en personne ; il regarda Veltchaninov avec stupéfaction et avec terreur, et resta pétrifié, comme à la vue d’un fantôme. Son ahurissement fut tel que, pendant un bon moment, il n’entendit rien des reproches violents que sa femme lui adressait avec une extrême volubilité. À la fin il comprit, vit ce qui le menaçait et trembla.

— Oui, c’est votre faute, et ce monsieur — elle désignait ainsi Veltchaninov — a été vraiment pour nous un ange sauveur, et vous… vous, vous êtes toujours parti, quand on a besoin de vous…

Veltchaninov éclata de rire.

— Mais nous sommes de vieux amis, des amis d’enfance ! s’écria-t-il en regardant la dame stupéfaite, et en posant familièrement, d’un air protecteur, sa main droite sur l’épaule de Pavel Pavlovitch, qui souriait vaguement, tout pâle ; — ne vous a-t-il jamais parlé de Veltchaninov ?

— Non, jamais, fit-elle après avoir cherché.

— En ce cas, présentez-moi à votre femme, oublieux ami !

— En effet, ma chère Lipotchka, monsieur Veltchaninov, que voici…

Il s’embrouilla, se perdit, ne put continuer. Sa femme, toute rouge, le regardait d’un œil furieux, évidemment parce qu’il l’avait appelée Lipotchka.

— Et figurez-vous qu’il ne m’a même pas fait part de son mariage, et qu’il ne m’a pas invité à la noce ; mais je vous en prie, Olympiada…

— Semenovna, acheva Pavel Pavlovitch.

— Semenovna, répéta le uhlan qui s’endormait.

— Je vous en prie, Olympiada Semenovna, pardonnez-lui, faites-moi cette grâce, en l’honneur de notre rencontre… C’est un excellent mari !

Et Veltchaninov frappa amicalement sur l’épaule de Pavel Pavlovitch.

— J’étais allé à l’écart, ma chère petite, pour une petite minute seulement, dit Pavel Pavlovitch, pour s’excuser.

— Et vous avez laissé insulter votre femme ! interrompit Lipotchka. Quand on a besoin de vous, vous n’y êtes jamais, et quand on n’a pas besoin de vous, vous êtes là…

— Oui ! oui ! quand on n’a pas besoin de lui, il est là, quand on n’a pas besoin… appuya le uhlan.

Lipotchka étouffait de colère ; elle sentait que ce n’était pas bien devant Veltchaninov, et elle en rougissait, mais elle ne pouvait se contenir.

— Quand il n’y a pas lieu, vous savez en prendre, des précautions !

— Jusque sous le lit…il cherche des amants… jusque sous le lit… quand il n’y a pas lieu, quand il n’y a pas lieu, cria Mitinka, qui s’animait à son tour.

Mais personne ne faisait attention à Mitinka.

Tout finit par s’apaiser ; on fit plus entièrement connaissance. On envoya Pavel Pavlovitch chercher du café et du bouillon. Olympiada Semenovna expliqua à Veltchaninov qu’ils venaient de O…, où son mari était en fonction, et qu’ils allaient passer deux mois à la campagne, pas bien loin, à quarante verstes de cette station ; qu’ils avaient là-bas une belle maison et un jardin, qu’ils y recevaient, qu’ils avaient des voisins et que, si Alexis Ivanovitch était assez aimable pour aller leur rendre visite « dans leur solitude », elle l’accueillerait « comme son ange gardien », car elle ne pouvait songer sans terreur à ce qui serait arrivé, si… etc., etc., — en un mot « comme son ange gardien… ».

— Oui, comme un sauveur, appuya chaudement le uhlan.

Veltchaninov remercia, déclara qu’il en serait enchanté, qu’au reste il disposait de son temps, n’étant astreint à aucune occupation, et que l’invitation d’Olympiada Semenovna le séduisait infiniment. Puis il causa très gaiement, et plaça deux ou trois compliments fort à propos. Lipotchka rougit de plaisir. Lorsque Pavel Pavlovitch vint les rejoindre, elle lui annonça avec beaucoup d’entrain qu’Alexis Ivanovitch avait eu l’amabilité d’accepter son invitation, qu’il viendrait passer avec eux un mois entier à la campagne, et qu’il avait promis d’arriver dans une semaine. Pavel Pavlovitch sourit d’un air désespéré et ne dit rien. Olympiada Semenovna haussa les épaules et leva les yeux au ciel. Enfin on se sépara : ce fut encore des remerciements, de nouveau « l’ange gardien », « le sauveur », de nouveau « Mitinka », puis Pavel Pavlovitch reconduisit sa femme et le uhlan à leur wagon. Veltchaninov alluma un cigare, et se promena de long en large sur le quai en attendant le départ ; il pensait bien que Pavel Pavlovitch allait revenir pour causer jusqu’au dernier appel. C’est ce qui arriva. Pavel Pavlovitch se dressa devant lui, les yeux, la physionomie tout entière pleine de questions anxieuses. Veltchaninov sourit, lui prit amicalement le bras, l’entraîna jusqu’à un banc voisin, s’assit, et le fit asseoir près de lui. Il ne dit rien ; il voulait que Pavel Pavlovitch commençât.

— Alors, vous viendrez chez nous ? demanda-t-il tout à coup, allant droit à la question.

— J’en étais sûr ! Ah ! vous êtes toujours le même ! fit Veltchaninov en riant. Voyons, — continua-t-il en lui tapant sur l’épaule, — avez-vous pu croire un seul instant que j’irais en effet vous demander l’hospitalité, et pour un mois entier ? Ha ! ha !

Pavel Pavlovitch était rayonnant de joie.

— Alors, vous ne viendrez pas ! s’écria-t-il.

— Mais non, je ne viendrai pas, je ne viendrai pas ! fit Veltchaninov, avec un sourire joyeux.

Il ne comprenait pas pourquoi tout cela lui semblait prodigieusement comique, mais plus il allait, plus il s’en amusait.

— Bien sûr ?… vous parlez sérieusement ?

Et Pavel Pavlovitch sursauta d’impatience et d’inquiétude.

— Je vous ai dit que je n’irai pas ; le drôle d’homme que vous êtes !

— Mais alors, que dirai-je ?… Comment expliquerai-je à Olympiada Semenovna, à la fin de la semaine, quand elle verra que vous ne venez pas, quand elle vous attendra ?

— La belle affaire ! Vous direz que je me suis cassé la jambe, ou n’importe quoi !

— Elle ne le croira pas ! fit Pavel Pavlovitch d’une voix gémissante.

— Et elle vous grondera ? reprit Veltchaninov, toujours souriant. Mais vraiment, mon pauvre ami, il me semble que vous tremblez devant votre charmante femme, hein ?

Pavel Pavlovitch fit ce qu’il put pour sourire, mais n’y parvint pas. Que Veltchaninov eût promis de ne pas venir, c’était très bien ; mais qu’il se permît de plaisanter familièrement sur le compte de sa femme, c’était inadmissible ; Pavel Pavlovitch s’assombrit ; Veltchaninov s’en aperçut. Cependant on venait de sonner le second coup de cloche : une petite voix perçante sortit d’un wagon, appelant impatiemment Pavel Pavlovitch. Celui-ci s’agita sur place mais ne se rendit pas encore à l’appel : il était clair qu’il attendait encore quelque chose de Veltchaninov ; sans aucun doute, une nouvelle promesse de ne pas venir.

— De quelle famille est votre femme ? demanda Veltchaninov, comme s’il ne s’apercevait pas de l’inquiétude de Pavel Pavlovitch.

— C’est la fille de notre pope, répondit l’autre en regardant d’un œil inquiet vers son wagon.

— Oui, je vois bien, c’est pour sa beauté que vous l’avez épousée.

Pavel Pavlovitch s’assombrit de nouveau.

— Et qu’est-ce donc que ce Mitinka ?

— C’est un parent éloigné, de mon côté, le fils d’une cousine germaine qui est morte. Il s’appelle Goloubtchikov. On l’a chassé du service à cause d’une histoire ; il vient d’y rentrer ; c’est nous qui l’avons équipé… C’est un pauvre jeune homme qui n’a pas eu de chance…

« C’est bien cela, tout à fait cela ; tout y est, songea Veltchaninov. »

— Pavel Pavlovitch ! fit de nouveau la voix qui venait du wagon, mais cette fois sur un mode plus aigu.

— Pa…el Pa…litch ! répéta une autre voix, une voix d’ivrogne.

Pavel Pavlovitch s’agita, se trémoussa, mais Veltchaninov le saisit vivement par le bras et le tint immobile.

— Voulez-vous que j’aille sur-le-champ raconter à votre femme que vous avez voulu m’assassiner ? hein ?

— Quoi ? Comment ? fit Pavel Pavlovitch tout épouvanté, Dieu vous en garde !

— Pavel Pavlovitch ! Pavel Pavlovitch ! cria de nouveau la voix.

— Eh bien, allez, à présent ! dit Veltchaninov en le lâchant ; il riait de bon cœur.

— Alors vous ne viendrez pas ? murmura une dernière fois Pavel Pavlovitch, désespéré, les mains jointes, comme jadis.

— Je vous jure que non ! Allons, sauvez-vous, ou il y aura du grabuge !

Et il lui tendit cordialement la main, mais il tressaillit : Pavel Pavlovitch ne la prenait pas et retirait la sienne.

La cloche sonna pour la troisième fois.

Il passa entre eux, soudain, quelque chose d’étrange ; ils étaient comme transformés.

Veltchaninov ne riait plus ; il sentait en lui un frémissement, un déchirement brusque. Il saisit Pavel Pavlovitch par les épaules, violemment, brutalement.

— Et si, moi, je vous tends cette main-ci — il lui montrait la paume de sa main gauche, où se voyait encore la longue cicatrice de la blessure —, vous ne la refuserez pas, peut-être ! dit-il tout bas, les lèvres pâles et tremblantes.

Pavel Pavlovitch blêmit et trembla ; ses traits se convulsèrent.

— Et Lisa ? fit-il d’une voix sourde, précipitamment.

Et tout à coup ses lèvres frémirent, ses joues et son menton tremblèrent et des larmes jaillirent de ses yeux. Veltchaninov restait debout devant lui, comme pétrifié.

— Pavel Pavlovitch ! Pavel Pavlovitch !

Cette fois, c’était un hurlement, comme si l’on eût égorgé quelqu’un. Un coup de sifflet retentit.

Pavel Pavlovitch revint à lui et courut à se rompre le cou. Le train s’ébranlait. Il réussit à saisir la portière et à sauter d’un bond dans le wagon.

Veltchaninov resta là jusqu’au soir, puis il reprit son voyage interrompu. Il ne bifurqua pas sur la droite, il n’alla pas voir la dame qu’il connaissait ; il n’avait plus le cœur à cela…