L’Éternel champ de bataille/01

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L’Éternel champ de bataille
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 772-798).
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L’ÉTERNEL CHAMP DE BATAILLE

I


I. — LA QUESTION VITALE

Chassée de Briey par l’invasion, une vieille amie octogénaire écrit à ma mère, sa contemporaine : « Voilà trois fois en un siècle que notre maison est occupée par les Allemands ! »

Ce cri douloureux émeut tous mes souvenirs lorrains, depuis ma plus petite enfance jusqu’aux récens spectacles d’horreurs, dont je viens d’être témoin. Il ramène à ma mémoire d’autres mots qui, autrefois, m’ont frappé, parce qu’ils me traduisaient, dans l’éclair d’une image rapide, l’impression de l’étranger devant ma terre natale, ou encore, — il faut bien le dire aussi, — la coupable inconscience de certains devant la leçon vivante que notre terre aurait dû être pour eux. Un jour que je l’interrogeais sur la Lorraine, un de nos jeunes écrivains, un Champenois, qui venait de faire son service militaire dans un fort de Toul, me disait :

— Quel pays exaltant, mais quelle tristesse ! Un cimetière et un champ de bataille !

Une autre fois, à Bar-le-Duc, où j’étais tombé en plein concours de gymnastes, j’entendis des ouvriers rémois déblatérer contre l’armée et l’un d’eux proférer cette parole impie :

— Les Allemands sont des hommes comme nous !

Un médaillé de 70, qui était là, à une table voisine de la leur, les toisa avec dégoût, en jetant à mi-voix :

— Ils sont mûrs pour la botte du Prussien !

On voit assez quel lamentable enseignement faisait délirer ces malheureux. Ils paient cher aujourd’hui leur docilité à de pareilles doctrines et l’aveuglement de leurs maîtres. Ceux-là, on peut les excuser à la rigueur parce que leurs cerveaux incultes étaient sans défense contre des théories spécieuses, qui flattaient à la fois leurs meilleurs et leurs pires instincts. Mais que dire des intellectuels, qui les rejoignaient dans une égale insouciance des plus pressantes réalités ? Je n’ai jamais oublié cette boutade d’un confrère, écrivain brillant et trop spirituel, qui me disait, il y a quelque dix ans :

— Oh ! vous, vous êtes patriote, parce que vous êtes Lorrain ! Nous autres, gens du Centre…

Et il pirouettait sur ses talons.

Je suis loin de vouloir insinuer qu’il ne fût point patriote à sa manière, ni que, depuis, il ne le soit pas devenu à la nôtre. Néanmoins, ce sentiment sous sa forme normale était, à ses yeux, quelque chose comme un cas pathologique propre à la Lorraine : sentiment respectable sans doute auquel il seyait de se montrer indulgent, eu égard à nos malheurs ! Mais, que diable ! tout le monde n’est pas Lorrain…

Il eût été inutile d’essayer de discuter avec cet homme d’esprit. Il avait lu des livres qui disaient beaucoup mieux que moi ce que j’aurais voulu lui répondre, et, non seulement cela ne l’avait point convaincu, mais cela le froissait vivement. Il en était ainsi, hélas ! d’un grand nombre de nos compatriotes. Toute une éducation leur manquait pour penser comme nous, ceux des frontières.

Qu’il s’agisse des œuvres d’art ou des idées, il y a un point de maturation, en deçà duquel elles sont inintelligibles à quiconque n’a pas, avec le goût ou l’esprit généralisateur, le sens imaginatif de la vie. Une mode littéraire, une théorie régnante faussent la vision ou la sensibilité du public. Il voit bien les personnages ou les faits qu’on lui présente, mais incomplètement, superficiellement et sans amour, parce que son cœur est ailleurs, — en tout cas, sous un autre angle que celui de l’écrivain. Et puis, brusquement, des circonstances tragiques illuminent d’une telle clarté les idées ou les œuvres méconnues, que les yeux les plus aveugles, vainement avertis par l’art, finissent par s’ouvrir à la réalité. Cette réalité directement ressentie provoque dans les âmes des résonances, que les idées et les images des livres étaient impuissantes à éveiller. L’émoi des âmes restitue aux livres inertes une vie nouvelle et, par contre-coup, ces livres, hier dédaignés, deviennent les excitateurs des plus violentes et des plus contagieuses émotions.

Un pareil moment de maturation est certainement arrivé pour la question déjà vieille de l’Alsace-Lorraine. Espérons-le à l’heure qu’il est, il n’y a personne, en France, qui n’en sente l’importance capitale pour le pays tout entier. A Toulouse comme à Nancy, à Reims comme à Bar-le-Duc, tous éprouvent cruellement que l’intégrité de notre frontière de l’Est est, pour nous, une question de vie ou de mort. Et, qu’on soit de Carcassonne ou d’Epinal, après les massacres de Belgique, les incendies de Louvain et de Malines, de Nomeny et de Gerbéviller, le bombardement et la destruction de la cathédrale de Reims, il n’y a plus un Français assez privé de cœur et d’esprit pour oser soutenir que les Allemands sont des « hommes comme nous, » car ce serait donner à croire que nous sommes des hommes comme eux.


A vrai dire, ces idées ne se sont jamais complètement éclipsées dans notre conscience, même en nos pires momens de trouble politique, d’anarchie morale et intellectuelle.

Des conditions défavorables, des objections spécieuses en ont seulement gêné le développement. Et d’abord, — osons le dire, — l’équivoque désastreuse de la Revanche. Jamais mot ne fut plus mal choisi et ne desservit plus maladroitement la plus juste des causes. On aurait dit qu’il n’y avait, au fond de notre désir de relèvement, qu’une misérable question d’amour-propre. Le battu voulait battre à son tour. A ceux qui parlaient d’honneur à venger, les sophistes et les théoriciens du suicide national avaient beau jeu pour répondre qu’on n’est pas déshonorés parce que, une fois, la fortune vous a trahis.

Ensuite, le parti pris d’inaction adopté par nos gouvernans, la résignation à la défaite, étayée sur de beaux raisonnemens pacifistes, démoralisaient l’opinion. On se disait : « A quoi bon remuer cette irritante question, puisque nous ne voulons pas lui donner la seule solution qu’elle comporte ? Nous ne voulons pas la guerre : alors, qu’on nous laisse tranquilles avec l’Alsace-Lorraine ! »

Néanmoins, l’idée vivait toujours, soutenue avec éclat par des apôtres et par des théoriciens de haute abnégation ou du plus grand talent. Mais, à côté de l’enseignement des livres et du prosélytisme patriotique, il en est un autre que la Lorraine n’a pas cessé de donner à ses enfans et à ceux de ses hôtes qui ont bien voulu vivre un peu de sa vie. Elle a entretenu en nous le sens de l’ennemi, que la France, avec son étourderie généreuse, a toujours trop de propension à laisser s’oblitérer chez elle. Paris lui-même, pourtant si patriote, mais si cosmopolite, l’avait presque entièrement perdu, jusqu’au terrible réveil du mois d’août dernier.

Qu’en pays annexé, ce sens de l’ennemi s’exaspère par la présence continuelle de l’envahisseur, cela est trop évident. Tout nous blesse de lui, même ses politesses souvent maladroites, ou ses avances quelquefois cordiales. Mais, de ce côté-ci de la frontière, surtout en Vosges et en Meurthe-et-Moselle, cette présence, pour être moins apparente, n’en est pas moins intolérable. On n’y peut faire un pas sans se heurter aux souvenirs douloureux de son passage, sans en retrouver les vestiges cruels ou humilians. Dans ce pays, qui n’est qu’un cimetière et un champ de bataille, les tombes de nos soldats, les monumens de nos batailles nous barrent le chemin partout. Je ne connais guère de cimetières lorrains où l’on ne rencontre un coin réservé aux morts de 70, avec une colonne commémorative, toujours enveloppée de crêpes et écrasée de couronnes, comme un autel expiatoire dressé en permanence.

Quand nous allions en partie de campagne, vers quelque rond-point forestier ou quelque site fameux du voisinage, tout de suite, après deux tours de roue, le poteau-frontière, avec son aigle sinistre et son Deutsches Reich, nous souffletait au passage. Au retour, comme à l’arrivée, nous avions à subir les mines arrogantes, les regards de mépris des policiers et des douaniers teutons. Nos uniformes de collégiens nous valaient les honneurs de l’expulsion et de la reconduite entre deux gendarmes. Et, le dimanche suivant, sur les terrasses des cafés de Nancy, nous reconnaissions, attablés, le rire aux lèvres, avec des airs de maîtres, les argousins qui nous avaient expulsés. Les officiers de Metz et de Strasbourg assistaient à nos revues du Quatorze-Juillet, ne se gênant pas pour ricaner, ni pour échanger tout haut des réflexions désobligeantes devant le défile de nos troupes. Ils étaient chez nous comme chez eux : ils nous crachaient moralement à la figure.

Ce crachat de l’Allemand, nous le sentions, nous autres Lorrains, pour toute la France trop oublieuse, qui ne comprenait rien à notre hérissement en face de l’Ennemi féroce et sournois. Pour moi, que ce soit au Caire, à Jérusalem, à Constantinople, ou dans une de nos villes de l’Est, je n’ai jamais pu croiser un Allemand sans me mettre instinctivement sur la défensive. Tous les Alsaciens-Lorrains, tous ceux qui ont été foulés par le Teuton sentiront immédiatement ce que je veux dire et ce que mes paroles n’expriment qu’imparfaitement.

Pour éprouver ce sentiment dans toute sa force, il fallait n’avoir jamais quitté la terre natale. Je me souviens que, revenant en Lorraine, après huit ou dix ans d’absence, brusquement je fus tout surpris de ne plus me trouver à l’unisson de mes proches et de mes amis d’enfance. Un de mes cousins, qui, en qualité de maire de sa localité, présidait une société de tir, se mit à m’en parler avec une abondance de détails et un intérêt passionné, qui, tout d’abord, fatiguèrent mon attention. J’arrivais d’Alger. Je ne pouvais plus comprendre qu’à deux pas de la frontière, une société de tir est une chose sérieuse. Mes étonnemens redoublèrent, lorsque le même parent, après m’avoir fait visiter sa maison neuve de la cave au grenier, m’ouvrit, sous les combles, la porte habilement dissimulée d’une vaste cachette où s’empilaient des réserves alimentaires de toute sorte. Il me confia mystérieusement :

— Ce sont nos provisions de guerre : nous en avons pour trois mois !

Cela se passait en 1893. Personne, en France, que je sache, ne pensait alors à la guerre. Mais eux, là-bas, ils y pensaient toujours. Ils étaient, comme on dit, payés pour cela. J’écoutais avec stupeur, lorsque mes yeux tombèrent sur des sacs de farine. Aussitôt, j’eus dans la bouche le goût suret du pain noir et coriace de l’Invasion, celui que nous avions mangé dans l’hiver de 70-71. J’avais recouvré le sens de l’ennemi.

Cette menace perpétuelle du dehors a produit, chez nous, des qualités d’âme et de tempérament, qui peuvent bien s’être développées ailleurs, mais non avec la même vigueur, ou les mêmes nuances caractéristiques. Nous avons la rude écorce de la plante obligée de réagir contre des conditions extérieures défavorables, — une rudesse dont nous ne prenons pleinement conscience que lorsque, nous sommes sortis de notre milieu. Dans les pays de mollesse méditerranéenne, il est inutile de frapper aussi fort que chez nous, pour nous affirmer. A l’étonnement de nos hôtes, nous sentons soudain la disproportion du coup avec le résultat cherché, l’inutilité d’une trop grande dépense soit dans l’action, soit dans nos discours. En ce moment, hélas ! les réfugiés de notre pays foisonnent dans les stations hivernales de la Riviéra provençale : à l’âpreté de l’accent, à la brusquerie des gestes et des intonations, je reconnais immédiatement nos Lorrains.

Comment s’étonner que nous péchions peut-être par excès de combativité, alors que, depuis des siècles, la vie de notre province n’est qu’un long combat ? Sans cette nécessité de la lutte et du sacrifice, nous risquerions de tomber dans la matérialité de la Germanie. Le sentiment du devoir, ou, plus exactement, de la discipline nous sauve de la sensualité. A quoi bon vouloir faire de nous des spiritualistes malgré eux ? Notre façon de sortir du monde positif, c’est d’accomplir ce que nous croyons être le devoir. Jeanne d’Arc ne discute pas les ordres du Ciel. Elle n’essaie point d’entrer dans le commerce des Esprits, elle n’est nullement une mystique : en bonne Lorraine, elle exécute ponctuellement la consigne de ses Voix.

Le devoir, c’est de nous défendre, de lutter pour nos âmes et pour notre terre. Nous sommes des conservateurs au sens le plus large et le plus profond de ce mot. Dans les autres provinces de France, où rien ne trouble une sécurité séculaire, on sent moins que chez nous le prix des traditions locales ou nationales. Nous nous conservons, nous nous maintenons le plus possible en face de l’envahisseur qui complote sans cesse de nous défaire. Il ne faut pas interroger beaucoup nos vieilles gens pour découvrir en elles des manières de sentir ou de penser, périmées ailleurs, mais qui vivent toujours sourdement au fond des âmes lorraines et qui remontent peut-être au temps de Louis XIV.

Tous ces traits composent un caractère qui n’est point sans austérité, qui peut même passer pour dur, mais qui manifeste une belle et saine intégrité. C’est l’intégrité défensive des pays frontières. En temps de guerre, toutes les parties de l’organisme national réagissent avec une égale énergie. Mais, même en temps de paix, les régions voisines de l’ennemi restent tendues, tous les muscles saillans dans le corps au repos. Leur physionomie originale vient de là. Cette physionomie saute aux yeux non seulement en Lorraine ou en Alsace, mais aussi dans celles de nos marches où, la menace étrangère ne se faisant plus sentir, de vieilles populations belliqueuses gardent néanmoins un certain quant-à-soi. Ainsi, notre Catalogne française m’a toujours frappé par la persistance de son type traditionnel, qu’elle s’efforce d’ailleurs très consciemment de maintenir. Quoique bon patriote, le Catalan tient à se distinguer du « Gavatche, » c’est-à-dire, en somme, de quiconque n’est pas Catalan. Par ce caractère un peu fermé, le Roussillon mb rappelle ma Lorraine. A l’époque où Perpignan était encore emprisonné dans sa pittoresque ceinture de remparts, je lui trouvais je ne sais quelle ressemblance avec Metz. Peut-être qu’au fond, toutes les vieilles villes fortifiées par Vauban produisent une illusion pareille. Cependant, il est tel carrefour, telle rue étroite et durement pavée de Perpignan où l’on se demande si l’on est en Fournirue ou dans la Fusterie, devant Saint-Maximin ou devant Santa-Maria-la-Real.

A parcourir cette grasse contrée de richesse agricole, toute débordante de vigoureuse sève rustique, pays de vignerons, de tonneliers, de routiers, de contrebandiers, — gens batailleurs et opiniâtres, gens à tête carrée comme chez nous, — je me disais chaque fois : « Il y a là de la force, d’immenses ressources inemployées ! « Certes, je ne veux pas vaticiner sur les destinées catalanes. Mais je constate avec joie, avec espoir, que Rivesaltes de Roussillon vient de nous envoyer Joffre…


L’importance nationale d’une province ne doit pas se mesurer seulement aux services qu’elle peut rendre en temps de guerre. Ils seraient par trop intermittens. L’action bienfaisante, tonifiante des frontières est continuelle, et elle s’exerce dans tous les domaines. Si elle empêche l’énergie combative de s’annihiler, elle protège le jugement de la nation contre les mirages idéologiques et elle rectifie sa pensée. Le plus clair avantage peut-être qu’un pays comme la Lorraine confère à ses enfans, c’est de leur donner le sens de te qui n’est pas eux. La présence ou le voisinage de la race ennemie noua oblige à nous confronter continuellement avec elle, à prendre une conscience plus précise des qualités et des défauts par où nous nous opposons à elle, et aussi et surtout à comparer les idées qui nous mènent de part et d’autre. Rien de plus précieux que ce sens ethnique, mais en revanche rien de plus rare. Quoi qu’ils prétendent, les étrangers en sont aussi complètement dénués que nous. Or, il ne faut pas se lasser de le répéter, parce que nul défaut n’est plus difficile à corriger : la plupart des erreurs politiques ne sont que des erreurs de psychologie. En 1913, au lendemain des fêtes de Leipzig, pour un Lorrain, qui a le sens inné de l’ennemi héréditaire, l’intuition instinctive de l’Allemand, il était évident que nous aurions la guerre à brève échéance » L’événement se produirait plus tôt ou plus tard, mais nous étions tous sûrs qu’il était inévitable. A Paris et dans le reste de la France, on pouvait se leurrer de chimères.

Malgré la terrible leçon des faits, l’âme de l’adversaire et, en général, toutes les âmes étrangères restent, pour la majorité des Français, aussi impénétrables qu’avant. Sans cela, on ne verrait pas s’étaler journellement dans la presse les projets d’alliances les plus ingénus et toutes ces vieilles illusions d’entente et de fraternité universelle, dont nous sommes les éternelles dupes depuis la Révolution, La conduite de nos voisins les plus proches, de ceux qui nous sont les plus sympathiques nous emplit d’étonnement. Leur attitude dans le conflit actuel est, pour nous, une énigme. Mais, si nous les connaissions mieux, nous saurions bien découvrir les mobiles capables d’agir sur eux. Voilà le difficile. ne craignons pas d’exagérer, d’employer des mots trop forts ; disons-nous donc une bonne fois qu’entre notre caractère et celui de l’étranger, non pas même le Germain, le Slave, ou l’Anglo-Saxon, mais le Latin, mais notre frère l’Italien, ou notre frère l’Espagnol, — en dépit de tout ce qui nous rapproche, — il y a une distance qu’on ne comblera pas avec de vagues protestations de tendresse ou de désintéressement.

Pour ma part, ce dont je suis le plus reconnaissant à ma Lorraine natale, c’est de m’avoir donné naturellement le sens de ce qui n’est pas moi. Aussi, lorsque, à vingt-cinq ans, j’arrivai en Algérie, je ne m’y sentis nullement dépaysé. Une foule d’analogies apparentaient, pour moi, ce milieu africain à mon milieu d’origine. En somme, je n’avais fait que quitter notre frontière de l’Est pour notre frontière du Sud. Je me retrouvais sur un territoire, dont c’est le destin d’être constamment disputé et foulé par l’envahisseur. Avec mon sens lorrain de l’ennemi et de l’étranger, je me défendis de mon mieux contre le prestige déjà bien usé du décor et des mœurs indigènes, et, d’instinct, je m’orientai vers les hommes et vers les traditions de ma race. Je négligeai tout ce qui n’était pas latin et français, pour exalter surtout les nôtres et retrouver, dans ce sol envahi par le Nomade et par le Barbare, nos lettres de noblesse et de premiers occupans. L’arc de triomphe de Timgad, la basilique de Tébessa me parurent plus dignes de notre attention et de notre respect que toutes les mosquées et tous les marabouts de l’Afrique du Nord. Certes, nous ne repoussons personne, nous ne voulons rien détruire. Mais, de même qu’on Lorraine et en Alsace, c’est un devoir, pour nous Français, d’y entretenir la tradition française ; de même, en Afrique, j’ai cru que c’était un devoir, pour nous Latins, d’y renouer et d’y défendre la tradition latine.


Ces considérations étaient peut-être nécessaires pour mieux marquer dans quel esprit j’ai l’intention de noter les souvenirs qui vont suivre. Des souvenirs d’enfance sont toujours forcément un peu personnels. Cependant je tacherai d’en rejeter ce qui m’est trop particulier. En réalité, ce n’est pas l’histoire d’un enfant que je voudrais conter, mais l’histoire d’une éducation lorraine, — celle de la génération qui, chez nous, apprenait à lire, au lendemain de 70.


II. — NOS PAYS LORRAINS

Pour éviter les généralisations trop embrassantes et les constructions fantaisistes, je tâcherai, autant que possible, de me renfermer dans le cercle un peu restreint de ce que j’ai vu ou senti directement, dans le coin de terre où j’ai vécu, sans presque en sortir, les dix-sept premières années de ma vie. Mon champ d’expérience se réduit à mon village natal de Spincourt, dans le Nord de la Meuse, et à la région voisine, dernier vestige de l’ancien département de la Moselle, que les vieux Messins appelaient le Haut-Pays.

C’était un petit monde très fermé, perdu au bout de la France, à la limite des pays germaniques et wallons. Le reste de la Lorraine ignorait ou dédaignait ce cul-de-sac, dont personne ne soupçonnait encore les richesses minières ; et, si nous étions Lorrains, nous ne le savions pas, ou nous n’y pensions guère. Pour nous, la Lorraine, c’était une expression patriotique, qui désignait le territoire annexé par les Allemands. En dehors des romances que l’on chantait après la guerre, je ne l’avais jamais entendue. Le jour où un de mes oncles, qui habitait alors Valenciennes, annonça, dans une de ses lettres, qu’il viendrait passer les vacances « en Lorraine, » à savoir chez nous, dans la Meuse, je fus très frappé par cette façon de dire toute nouvelle pour moi, et je remarquai la même surprise chez mes parens. C’était là, pensions-nous, une élégance de plume, permise peut-être à un étranger, à un déraciné comme mon oncle, mais que nous n’eussions jamais osé imiter : voilà l’impression confuse que j’en eus et qui dut bien troubler mes idées enfantines, puisque je m’en souviens encore après un si long temps.

Malgré cette inconscience de nos origines, ou peut-être à cause d’elle, l’esprit local était très fort. Passé deux lieues à la ronde, l’étranger et l’inconnu commençaient pour nous. On ne parlait presque jamais de Strasbourg ou de Reims. Ces deux villes nous paraissaient aussi lointaines et aussi fabuleuses que Paris. Lorsque des cousins nous arrivaient de Bar-le-Duc ou d’Epinal, on les regardait un peu comme des curiosités tombées de la lune. On connaissait, à vrai dire, l’existence de Verdun. C’était notre ville épiscopale. Mais on n’y allait guère. Quoique plus proche de nous, cette ville de l’Evêque nous paraissait plus éloignée et plus inaccessible que Metz. En réalité, Metz était la capitale du pays, son centre d’attraction. Après l’annexion, nous eûmes beaucoup de peine à en désapprendre le chemin et à nous tourner vers Nancy, dont nous ne savions rien, sinon que c’était « un petit Paris, » selon les dires des rares personnes qui s’étaient aventurées si loin. Et cela suffisait pour que la métropole lorraine prît, à nos yeux, comme un faux air de frivolité. D’ailleurs, pendant les premières années qui suivirent la guerre, il n’était pas commode, pour nos gens de Spincourt et du Haut-Pays, de rejoindre Nancy par le chemin de fer. Il fallait passer par Metz et subir deux fois, en cours de route, les ennuis de la douane. Je crois que le voyage durait bien une journée, sinon davantage.

Plus tard, après l’ouverture de la ligne-frontière de Longuyon à Pont-à-Mousson, le trajet fut simplifié, et l’on alla plus fréquemment à Nancy. Mais, même alors, on récriminait contre la distance. Les vieilles dames qui avaient à Metz des parentés ou des amitiés, qui, de temps immémorial, se fournissaient rue Tête-d’Or, ou rue du Petit-Paris, étaient inconsolables d’avoir à changer leurs magasins, d’espacer leurs relations ou leurs séjours, ou même d’être obligées d’y renoncer tout à fait. C’étaient des comparaisons perpétuelles entre l’Esplanade de Metz et la Pépinière de Nancy, et des discussions sans fin sur les avantages et les inconvéniens de ces deux promenades. On immolait généralement celle-ci à celle-là, dont on vantait la haute terrasse et la belle vue sur la vallée de la Moselle, tandis qu’on dénigrait la Pépinière comme un endroit triste, humide et sans horizon. On assurait que la rue Saint-Dizier le cédait à la rue Serpenoise, où d’ailleurs la camelote allemande n’avait pas encore eu le temps de s’installer. Les magasins de Nancy fonctionnaient à l’instar de Paris, et cela choquait beaucoup nos bonnes gens habitués aux traditions patriarcales du commerce messin. A Metz, le client était une ancienne connaissance, presque un ami, choyé et cultivé par le boutiquier, personnage plein de dignité et de décorum. A Nancy, ce n’était que l’acheteur anonyme qui entre et qui sort incognito. Et puis, qui pouvait répondre de ces commerçans nancéens ? Savait-on d’où ils venaient ? Et il y avait enfin contre Nancy ce préjugé tenace et inexplicable de frivolité. Aujourd’hui, quand j’évoque mes souvenirs de ce temps-là, je trouve Nancy bien austère. Mais à Metz, après cette année de la guerre, où l’on avait tant pleuré, tant vu de deuils et de désastres, on jugeait avec sévérité les moindres divertissemens. J’entends encore une vieille tante s’écrier, a l’annonce d’une réjouissance nancéenne : « Ah ! toujours en fête, vos gens de là-bas ! »

Ces propos un peu vifs ne faisaient que traduire l’opposition qu’il y a entre la Haute et la Basse-Lorraine, comme sans doute aussi entre la Haute et la Basse-Alsace. Nuls pays plus diversement colorés ut nuancés que ceux-là. La Basse-Lorraine elle-même se divisait et se subdivisait en une foule de régions. Briey, qui était alors la plus endormie des sous-préfectures, ne ressemblait guère à Longwy, petite ville militaire et déjà industrielle. Thionville et Sierck avaient aussi une physionomie à part, et, dès qu’on avait traversé la Moselle, pour pénétrer dans les cantons de langue germanique, les différences de caractères, et même de mœurs, ne faisaient que s’accentuer. Quand on arrivait à Sarreguemines, à Bitche ou à Valmunster, le dépaysement était complet. Sans éprouver la moindre hostilité les uns contre les autres, on se tournait assez volontiers en ridicule. Ceux du Haut-Pays se moquaient du parler lourd et lent des riverains de la Sarre et de la basse Moselle. Chez nous, on disait d’eux : « Ce sont des Allemoches, ou des Allemeuches ! — encore une fois sans nulle animosité et uniquement pour expliquer les différences de langages et de coutumes. Nos servantes, qui venaient de ces régions extrêmes de la Lorraine, quelquefois du Luxembourg, nous mettaient en joie par leur patois tudesque, dont elles ne parvenaient jamais à se débarbouiller complètement. Quand elles nous apprenaient qu’elles étaient originaires de Kattenom ou de Gross-Bliederstrofï, nous éclations de rire, trouvant ces noms prodigieusement drôles. La malignité de nos ménagères ne les épargnait pas. Elle s’exerçait en général contre toutes les femmes de ces pays, qui, chez nous, passaient pour désordonnées, paresseuses, amies du plaisir, déjà très contaminées de sensualité allemande. Combien de fois n’ai-je pas entendu nos commères plaisanter quelque voisine à l’accent germanique : « Oh ! vous autres, toujours spazier ! toujours mousique, toujours se rafraîchir le coeur !… » En revanche, je ne sais pas ce qu’on pensait et ce qu’on disait des nôtres à Metzervvisse ou à Gros-Tenquin.

Mais ces petites bisbilles, ces rivalités locales se fondaient dans un grand sentiment qui nous unissait tous : l’amour de la France. Il ne faut pas craindre de le répéter : nous ignorions si nous étions Lorrains. (D’ailleurs, il n’y avait plus de Lorraine depuis longtemps.) Mais nous savions tous le prix d’être Français. Je ne connais aucune de nos provinces où on l’ait été plus simplement, plus absolument, selon l’idéal abstrait, — aussi monarchique que républicain, — de la France une et indivisible. A Phalsbourg, comme à Longuyon ou à Damvillers, les fils de famille n’avaient pas d’ambition plus haute que d’entrer à Saint-Cyr ou à Polytechnique. Ces femmes à l’accent tudesque dont nous nous moquions, et qui, jusqu’à leur mort, nous apparurent enveloppées de crêpes funèbres, étaient les veuves d’officiers ou de généraux tombés à Gravelotte ou à Saint-Privat. Et si quelque chose pouvait arracher nos paysans à la fascination de la terre, au culte égoïste de leur bien, c’était la haine de l’Allemand, — de leur voisin des Deux-Ponts ou du Palatinat, qui n’avait pour eux que du mépris et qui écrasait de ses sarcasmes leur patois lorrain comme un outrage à la belle langue allemande. Ainsi, dans cette Lorraine faite de pièces et de morceaux, une discipline, venue du dehors et librement consentie, produisait l’unité. Autrement, l’esprit local eût profondément divisé ces populations bilingues, que la géographie politique groupait un peu arbitrairement sous une même étiquette.

Presque en marge de cette bigarrure et de cette confusion lorraines, notre canton de la Meuse avait ses attaches naturelles, assez nettement distinctes de celles du Haut-Pays. Nous y subissions moins l’attraction de Metz, et le voisinage germanique ne s’y faisait pas du tout sentir. On y avait le parler sec et dur des Ardennes. Bien que l’accent local fût très marqué, le français y était beaucoup plus pur que dans certaines régions de l’Ouest ou du Midi de la France. En somme, c’est un vieux pays celtique et latin. Situé à l’extrémité de la Woëvre, le long des côtes de Romagne, il s’ouvre sur la Belgique, et sa pente est plutôt vers les vallées de la Chiers et de la Meuse que vers la vallée de la Moselle. Nous allions plus souvent à Virton ou à Arlon qu’à Metz ou à Verdun. C’étaient les vraies capitales de la région, bien plus que Montmédy, le chef-lieu de notre arrondissement, Damvillers ou Stenay, vieilles petites villes, qui avaient eu leur temps de splendeur sous la domination espagnole. Les produits belges, les tabacs, les chocolats de contrebande nous inondaient, et, chez nos paysans comme chez ceux de Wallonie, le coquemar était toujours sur le feu. En somme, il n’y a presque rien de commun entre cette région et celle du Barrois, à laquelle l’administration française l’a rattachée. Aussi, quelques mois avant la guerre actuelle, un notable du pays, frappé du peu d’affinité qu’il y a entre des territoires si bizarrement accouplés, proposait-il, dans une feuille locale, de détacher l’arrondissement de Briey et celui de Montmédy des départemens de la Meuse et de la Meurthe-et-Moselle, pour en former un département de la Chiers, avec Longwy pour capitale.

C’est dans ce petit coin de terre, entre Spincourt et Briey, que se placent mes souvenirs d’enfance. Au moment où j’écris, cette région est encore occupée par les Allemands. Des compatriotes réfugiés me disent que, de mon pauvre village natal, il ne reste qu’un monceau de cendres. Malgré tout, je ne puis croire à une destruction si complète. Des indices, recueillis ça et là dans les journaux, m’inclinent à penser qu’ils se trompent ou qu’ils exagèrent. Pourtant, il est certain qu’une bataille importante a été livrée dans ces parages, au mois d’août dernier. Depuis longtemps, les états-majors avaient désigné Spincourt comme le lieu probable d’une des toutes premières rencontres. Cette rencontre a-t-elle été si furieuse que le village ne soit plus qu’une ruine, et le pays environnant qu’un champ de décombres et de désolation ?… Si c’est vrai, c’est une nouvelle raison pour que je recueille pieusement les images déjà bien décolorées de ce qui n’existe plus que dans ma mémoire. Mais nos logis lorrains ont la vie dure : lors de ma dernière visite, j’ai retrouvé intacte la tapisserie de la chambre où je suis né. Rien n’avait bougé dans la maison, depuis bientôt cinquante ans. Les pierres de nos murs sont à l’épreuve des bombes comme du temps. Si pourtant tout cela est par terre, je suis sûr aussi que tout cela ressuscitera. Encore une fois, les aïeules balayeront, devant leurs seuils dévastés, les ordures des Barbares, et leurs fils rebâtiront le vieux nid séculaire.


III. — PREMIÈRES IMPRESSIONS

A perte de vue, une grande plaine agricole aux ondulations insensibles, une platitude morne qui commence on ne sait où et qui a l’air de ne pas finir, — c’est la Woëvre finissante, aux environs de Spincourt. Au printemps, cette platitude a quelque chose de décourageant pour le regard. L’attention ne sait où se prendre, tant c’est misérable. La bigarrure des champs cultivés morcelle l’étendue en une foule de petites pièces rectilignes et médiocres. Les bois, qui ont repris leurs feuilles, forment d’autres taches vertes, également rectilignes et médiocres, qui découpent avec un faible relief le vert plus laiteux des cultures., Dans le lointain, il y a bien quelque chose qui s’élève au-dessus du sol : la chaîne boisée des côtes de Romagne, assez nettement visibles par les temps clairs. Mais les contours mous se dessinent sans grâce sur un ciel sans profondeur, pourtant infini comme la plaine. Cette immensité n’a pas d’horizon. En hiver, quand elle est ensevelie sous la neige, ou quand la houle lugubre et brunâtre des glèbes fraîchement retournées déferle comme une mer boueuse ; en été, après la moisson, quand la blondeur uniforme des chaumes imite de vastes espaces sablonneux, cette plaine dépourvue de style produit néanmoins une impression singulière. A force de vide et de nudité, le triste paysage finit par prendre un aspect de solitude austère et âpre, qui n’est pas sans grandeur. Un souffle de vent glacial, même au cœur de l’été, fait frissonner les feuilles des grands peupliers sur le bord de la route, et c’est une plainte prolongée, inarticulée, qui vous met l’âme en détresse.

Pour ma bienvenue en ce monde, c’est cela que j’ai eu sous les yeux, dès que je pus les ouvrir. Je ne me rappelle pas que rien m’ait jamais frappé dans cette monotone désolation, hormis les grands corbeaux noirs qui se posaient sur les dernières branches de ces peupliers gémissans et qui, tout à coup, claquant des ailes, s’envolaient farouchement et se perdaient dans le ciel, en décrivant de longues courbes sinistres. Pendant les années qui suivirent la guerre de 70, ces funèbres oiseaux pullulaient : les champs de bataille tout proches leur avaient fourni une copieuse provende. Nous ne pouvions nous promener dans la campagne sans en faire lever, — quelquefois des bandes entières : c’était un brusque et multiple battement d’ailes, des croassemens sauvages qui remplissaient tout le ciel vide, et puis plus rien : le silence oppressant, ou le vent froid qui roule immensément à travers les terres dénudées.

Il y avait aussi des troupes d’étourneaux, qui, à l’automne, passaient très haut dans le ciel, en un triangle souple et frémissant, qu’on suivait longtemps du regard. Mon père me disait : « Ils vont dans les pays chauds ! » Et cela me remplissait de tristesse et de je ne sais quelle confuse nostalgie. Depuis, je les ai vus, ces « pays chauds, » dont j’ai commencé à rêver tout enfant. J’y songe à ce moment, parce que c’est ici même, à Spincourt, dans cette plaine frigide de la Woëvre, que je me suis préparé à aimer et a sentir l’aridité brûlante du Sud. Une année, en arrivant d’Egypte et de Syrie, j’eus la curiosité de me replacer, ne fût-ce que pour l’amertume du contraste, devant mon paysage natal. A ma grande surprise, je n’éprouvai pas le heurt désagréable que je craignais. Au contraire, je crus me retrouver devant un de mes horizons familiers. C’était au commencement de septembre, au crépuscule. Les champs moissonnés semblaient un morceau de désert fauve, où glissaient, çà et là, quelques reflets d’un rose pâle. Les boqueteaux clairsemés formaient de petites taches vertes, comme des oasis perdues dans les sables. Et devant cette nudité de l’espace, cette simplicité de lignes poussée à l’extrême, je pensais : La plaine que voici fut mon initiatrice. Si étrange que cela paraisse, mon goût pour les grands horizons désertiques, pour les paysages démeublés et simplifiés des régions sahariennes me vient d’ici. La Woëvre, c’est le désert vu à travers les limbes.

Oui, un désert sans splendeur, sans forme et sans couleur. Là-bas, la moindre érosion rocheuse est construite comme une architecture aux arêtes vives et brillantes, la seule vibration de la lumière met dans tout l’espace un frémissement de vie, un oripeau sur le dos d’une mendiante éclate comme une largesse magnifique accordée à vos yeux. Et pourtant cette plaine désolée de Spincourt me reste chère : elle m’a donné le sens de l’oppression et de la douleur, avec le désir éperdu de l’affranchissement et de la joie.


Est-ce ma faute, si presque tous mes souvenirs lorrains sont teintés de tristesse ? Notre terre natale ne nous a pas gâtés. Naturellement, son visage sévère et quelque peu rude ignore le sourire. Dans les années où nous vînmes au monde, elle le connut moins que jamais. Cette facilité à vivre que donnent la prospérité, la richesse, le sentiment profond de la sécurité et de la force, comme tout cela nous fut étranger ! Mais, justement à cause de cette enfance si dure, nous fûmes peut-être mieux armés pour la lutte, qu’on ne l’est d’habitude dans ces molles provinces, où le bien-être se capitalise depuis des siècles, et où l’on n’a qu’à s’abandonner à la douceur de la vie. Et puis enfin, c’est cela qui prête à notre pays une physionomie originale. Cette tristesse, c’est sa poésie. Il y a ainsi des figures ingrates qui, à force d’avoir pleuré, en deviennent presque belles.

Sans doute, nous n’avons pas vu que des enterremens, des scènes d’ambulances et d’hôpital, des retours de défaites. Et le long de nos routes, comme dans nos champs, il n’y avait pas que les affreux corbeaux engraissés par les cadavres des batailles ; il y avait aussi, comme ailleurs, des fauvettes, et même des rossignols. Seulement, je ne sais par quel maléfice, ni les êtres ni les choses, rien ne chantait, rien ne luisait pour moi. Dans cette nature le rayon était absent. Un deuil toujours latent rendait nos joies sérieuses et presque moroses. Nos plaisirs n’avaient pas ce je ne sais quoi, qui illumine tout l’être comme à une découverte brusque et splendide, qui le projette violemment hors de lui-même, et qui fait qu’on se dit : « Cela est unique ! Jamais plus je n’éprouverai cela ! » Une contrainte pesait sur nous, l’appréhension confuse d’on ne savait quel péril, et cela nous glaçait malgré nous. C’est le bourgeon gelé sur l’arbre. Je sens bien que, si je n’étais pas sorti de cette terre dure, toute une partie de moi-même n’eût jamais éclos. J’aurais eu froid toute ma vie, à l’âme, au cœur, à l’imagination.


Le froid ! C’est la sensation qui me revient avec le plus d’intensité, lorsque j’essaie d’évoquer les saisons lorraines et la toute première impression qu’elles firent sur ma sensibilité d’enfant. Pourtant, je ne puis pas me considérer comme une plante frileuse du Midi transplantée dans les glaces du Septentrion. Du côté paternel, comme du côté maternel, je compte au moins deux cents ans d’ascendance lorraine, et même j’ai pu constater qu’un de nos lointains ancêtres, venu de l’Ile-de-France, s’était établi dans le pays, au temps de la Pucelle. Malgré cette longue adaptation de la race, j’ai toujours cruellement souffert de notre rude climat de l’Est. Les pinçons de l’onglée, les mains bleuies sous les moufles les plus épaisses, le frottement odieux des bas de laine contre les orteils gonflés et brûlans d’engelures, toutes ces petites souffrances puériles me faisaient redouter l’approche de l’hiver, en un recroquevillement de tout mon être.

L’hiver, pour moi, était un personnage vivant, une sorte de tyran cruel, qui, pendant des mois interminables, sévissait sur toute la contrée. Quand je regardais timidement, dans les livres d’images, la figure renfrognée du Bonhomme l’Hiver sous son capuchon moucheté de frimas, avec sa grande barbe blanche et ses sourcils en broussailles, je m’étonnais de ne l’avoir jamais rencontré dans les rues de notre village. En revanche, je connaissais trop bien son horrifique épouse, la Mère la Gelée, dont la seule vue me jetait dans des terreurs folles. C’était une mendiante, une ivrognesse, à la trogne écarlate, avec un grand nez crochu où branlait une roupie, des yeux ronds de chouette, une grande bouche fortement endentée, dont l’haleine puait l’alcool. Courbée sous sa hotte, la figure flambante sous sa capuche noire, elle allait à travers la campagne, en faisant avec son bâton des gestes effrayans et en marmonnant dans les corridors d’étranges patenôtres. Un jour que je n’avais pas été sage, on fit mine de me livrer à la Mère la Gelée, qui allait, disait-on, me précipiter dans sa hotte. A Ici vue de l’affreuse vieille, je me mis à grelotter, à claquer des dents, en proie à une épouvante sans nom. Il fallut m’emporter au plus vite : j’aurais été pris de convulsions.

Dans mon imagination, cette Mère la Gelée dégageait un froid mortel, qui glaçait le sang dans les veines de quiconque la regardait, et dont la seule approche raidissait les petits enfans dans leurs berceaux. Elle était la reine sinistre de la contrée, la sauvage divinité de cette Woëvre ensevelie sous la neige, quelquefois pendant des semaines entières.

En une nuit, l’immense blancheur prenait possession du pays. Elle pénétrait sous les portes les mieux closes et s’éparpillait en un semis scintillant sur les dalles des corridors. Le matin, quand on ouvrait l’huis pesamment verrouillé, des amoncellemens de neige aveuglante, qui montaient parfois jusqu’à mi-cuisse, vous barraient le chemin. Pour rétablir les communications entre les maisons du village, il fallait entreprendre de véritables travaux de terrassement. Les paysans sortaient leurs brouettes, leurs pelles, leurs balais. On déblayait les entours des logis, on traçait des souliers et des routes. Au dehors, la circulation était suspendue. Les chevaux immobilisés soufflaient bruyamment dans les écuries closes. Au-dessus du grand désert blanc, rien ne bougeait que les ailes funèbres des corbeaux allâmes, qui s’enhardissaient jusqu’à s’approcher des étables. Des bandes de loups étaient signalées dans les bois des environs. Le garde général organisait des battues, et, de grand matin, on voyait lus chasseurs partir, en peaux de biques et en casquettes de loutre, les moustaches hérissées de petits glaçons luisans.


La vie arrêtée du village se ranimait pour l’égayement traditionnel des porcs, cérémonie qui se répétait, pendant plusieurs jours, aux environs de Noël, selon des rites immuables et sans doute très antiques. Devant la maison du boucher, sur la neige durcie par le gel et aplanie comme une aire de grange, on répandait de la paille et on installait le berse, sorte de table à claire-voie reposant sur quatre pieds. Les victimaires emmenaient l’un après l’autre les porcs qui renâclaient, qui poussaient des grognemens déehirans et qu’on étalait sur la paille fraîche, les quatre pattes liées. Farouche, le boucher s’asseyait sur l’échine du porc, pesant de tout son poids, pour empêcher la bête de bouger ; et, guetté par les yeux curieux des enfans qui faisaient cercle, il plantait son grand coutelas dans la gorge de l’animal. La fontaine rouge et chaude jaillissait sur la paille, se répandait sur la neige, qu’elle trouait de petites taches fondantes. On approchait des terrines de la plaie béante pour recueillir la précieuse liqueur. Puis, quand les derniers soubresauts de la victime s’étaient apaisés, on mettait le feu à la paille de la litière, pour flamber les soies du cochon. La flamme claire pétillait dans l’air vif du matin, à côté du berse dressé comme un autel portatif. Et, dans l’odeur âcre des poils brûlés, dans la fumée qui se dégageait de la paille humide, je songeais aux images de l’Histoire Sainte : Noé ou Abraham offrant à l’Eternel les prémices de la terre.

Sitôt la flamme éteinte, on transportait l’animal sur le berse, pour lui racler la peau et le dépecer. Le premier geste de l’officiant était de couper la queue du porc, qu’il jetait du côté des assistans, d’un mouvement large et en quelque sorte liturgique. L’usage voulait que la marmaille se précipitât sur ce débris saignant et noirci de fumée, à moitié cuit par la flambée, et qui passait pour une friandise. On se la disputait à coups de pied et à coups de poing. L’heureux possesseur, se conformant à la tradition, faisait mine d’y mordre, mais il glissait bien vite dans sa poche la queue du cochon et il la serrait avec dévotion, comme un talisman.

J’avoue que cette rudesse me froissait dans toute ma sensibilité d’enfant. J’avais presque horreur du boucher, personnage hirsute, au masque bestial et congestionné, avec ses lourdes galoches, sa culotte huileuse et imbibée de sang, sa trousse de coutelas qui sonnaient sur son ventre. Mais je n’aurais jamais osé avouer mes répugnances : je sentais confusément que tout cela était dans l’ordre.


Telles étaient les grandes émotions de nos matins d’hiver : le reste de la journée s’achevait dans une détresse croissante. Le comble de la désolation était atteint vers quatre heures du soir. La nuit tombait sur l’immense plaine blanche, où tous les bruits s’étouffaient, où les formes familières elles-mêmes perdaient leurs contours. De la fenêtre de notre logis, je cherchais à distinguer le clocher de Vaudoncourt, le village voisin. Mais il était tout emmitouflé de neige : on ne le voyait plus. Un oiseau s’envolait d’une branche de sapin, qui laissait choir sa neige dans le vide. L’ombre se rembrunissait, noyait la blancheur triste épandue à perte de vue. C’était la fin de tout, l’effacement du monde. Et puis, on fermait les volets, on allumait la lampe, et c’était comme une renaissance soudaine. Il faisait chaud dans la chambre, le haut poêle de faïence ronflait.) La lampe, comme une tête d’or, brillait doucement au milieu de la table… Pauvre et chère lampe ! que de reconnaissance je lui dois, pour les humbles rêves consolans qu’elle m’a donnés en ces temps affreux ! Cependant, quand je me la rappelle et que je songe aux splendeurs électriques d’aujourd’hui, sa lueur me paraît crépusculaire : vieille lampe Carcel, dont le bec pleurait l’huile en longs ruisseaux, quand on en remontait la crémaillère. Les lampes à pétrole étaient alors inconnues chez nous. Je me rappelle l’inauguration de la première, dans notre maison. Anxieux, nous considérions de loin le ferblantier qui l’allumait, comme si le récipient allait exploser et le feu jaillir de partout. Après la Commune et les sinistres exploits des pétroleuses, le seul mot de pétrole affolait nos imaginations provinciales. Mais elle, notre vieille lampe à huile, elle était de tout repos, maternelle et douce à l’enfance. Largement étalée dans sa robe de porcelaine, qui rappelait les crinolines encore toutes proches, elle pouvait se laisser manier, sans risque de culbute, par nos petites mains maladroites. Et enfin, elle était munie d’un abat-jour romantique où, sur un transparent profond et lumineux comme le ciel, se découpaient des figures de pages, de châtelaines galopant sur de blanches haquenées. Je le faisais tourner sans fin, épiant le passage d’un soigneur magnifique, en loque à panache et en pourpoint abricot. Il embouchait un cor, — le cor enchanté, qui résonnait pour moi seul pendant ces tristes soirs de Spincourt…


Après l’heure de la lampe et de sa pénombre mystérieuse, un autre moment joyeux, c’était la grande fête lorraine de la Saint-Nicolas. Quelle splendeur environnait pour moi cet illustre saint, aux mains prodigues de jouets, et qui arrivait de si loin, du pays légendaire de la myrrhe et de l’encens, vaguement confondu avec les Rois mages qui s’agenouillèrent devant la crèche de Bethléem !

La Saint-Nicolas était l’unique poésie de nos hivers. Si somnolens qu’ils fussent, si engourdis par le froid, ils me représentent encore la meilleure de nos saisons lorraines.

Aux approches du printemps, des pluies torrentielles commençaient à tomber, et tout le pays n’était plus qu’un lac fangeux, où l’on pataugeait pendant des semaines. Ceux de nos soldats qui sont, aujourd’hui, terrés dans les tranchées de la Woëvre, et qui, pour exprimer l’enlizement continu où ils vivent, parlent de « déluge de boue, » ne disent que l’exacte vérité. Je l’ai connu, ce déluge, ce sol détrempé où l’on enfonce jusqu’à mi-jambe. On ne s’y aventurait que chaussés de sabots ou de fortes galoches, sous le ruissellement perpétuel de la pluie battante. Pas une place nette où poser le pied. Je me souviens encore des mines citadines et dégoûtées de mes tantes, qui nous arrivaient de Briey, pour passer « les jours gras, » comme on disait. Devant ces flaques et ces bourbiers, dont la traversée devenait un problème, c’étaient des retroussemens de jupes, dus cris effarouchés, des récriminations sans fin et des sarcasmes contre ce qu’elles appelaient « la bousotte de Spincourt. » Et, à ma grande humiliation, elles ne manquaient pas d’ajouter : « Nous autres, à Briey, nous avons le pavé ! » sur le ton pincé de Mascarille minaudant devant la précieuse : « Il fait un peu crotté, mais nous avons la chaise ! »

Cependant, les travaux de la campagne reprenaient petit à petit. Un grand vent froid soufflait, le terrible vent qui balaie sans cesse le plateau de Luxembourg. Le sol séchait lentement, et on en profitait pour « faire le mars, » c’est-à-dire pour se mettre aux cultures printanières. Matin et soir, les paysans rentraient des champs, assis en amazones sur leurs chevaux crottés et balançant, au bout de leurs jambes pendantes, leurs gros souliers à clous, tout empâtés de mottes de terre.

L’air était aigrelet, le ciel nuageux. Dans les « mails, » — c’est ainsi que nous nommions nos jardins, — les bourgeons livides des lilas pointaient frileusement. Comme tout cela était pâle et souffreteux ! Le soleil, qui perçait de temps en temps sous les nuages noirs, semblait un sourire décoloré sur un visage de convalescent. Pourtant, il y avait une fête, qui, pour moi, symbolisait ce blême printemps de Lorraine et qui en égayait gravement la pauvreté : les Rogations… Le matin, de très bonne heure, la procession rustique se répandait à travers champs, précédée de la croix portative. La haute silhouette du curé, revêtu de l’étole et brandissant l’aspersoir, surgissait entre les haies en fleurs. Quelques femmes en mantes noires suivaient le cortège, composé presque uniquement des galopins du catéchisme. À cette heure matinale, la bise était pénétrante. On avait le bout du nez gelé, et on grelottait dans des vestes de coutil sorties trop tôt. Le prêtre, enrhumé, se mouchait bruyamment dans un carré de toile bleue, entre deux versets des Litanies des Saints, auxquels nous répondions par un : Te rogamus, audi nos ! qui effarouchait les petits oiseaux dans les aubépines.

Le cortège s’arrêtait toujours au même endroit, à une portée de fusil des premières maisons du village. Il y avait là un « pâquis, » un mince bouquet d’arbres, sous lequel un immigrant des pays annexés, ayant opté pour la France, avait fait ériger une croix de pierre, avec ces mots gravés sur le socle : « Souvenir d’option, 1872, et, au-dessous : O crux, ave, spes unica ! Ainsi, pour nos âmes d’enfans, la religion ne faisait qu’un avec le culte, non pas précisément de la terre natale, mais de la patrie, de la France encore mal connue de nous. Pour ma part, dès que je sus lire, la simple vue de celle croix plantée par un exilé soulevait en moi des vagues de tristesse et comme un obscur bouillonnement de révolte.


L’été s’annonçait sous les traits d’un vieux revendeur de fruits, qui faisait son apparition dans les premiers jours de juin, et qui offrait à nos gourmandises de petits bâtonnets, où une dizaine de cerises, — pas plus, — chacune alternant avec une feuille, étaient solidement ligottées par un gros fil blanc. Ces cerises précoces n’avaient qu’un goût fade ou aigrelet, mais leur émail incarnat flattait la vue et promettait d’autres friandises moins parcimonieuses, qui, dans la frugalité lorraine, prenaient comme un éclat d’abondance et, si j’ose dire, de volupté. Ces pauvres cerises sans saveur, si semblables aux cerises de cire peinte qui agrémentaient les chapeaux de nos mères ; ces fruits, presque artificiels chez nous, c’était le symbole des joies éphémères de notre été.

Eté très court, en effet, aux après-midi souvent étouffans. Sous le soleil de plomb et les lourds nuages blancs où chauffait toujours une averse, la Woëvre retrouvait pour quelques mois son fauve aspect désertique. Comme dans le poème de Leconte de Lisle, les grands blés mûris se déroulaient à l’infini, « tels qu’une mer dorée. » L’air brûlait, le sol friable, desséché par le hâle, semblait se soulever au moindre coup de vent, en un tourbillon de poussière, qui tournoyait un instant sur la route déserte et qui s’évanouissait dans l’immense plaine vide. Alors il faisait bon derrière les volets clos des cuisines ou des chambres fraîches. Un rai de lumière, où dansaient des atomes, filtrait dans la pénombre, se jouait jusqu’à la table chargée de verres et de bouteilles. On goûtait la bière de mars. Les bouchons sautaient, la fumée des pipes s’épaississait. Les chasseurs émoustillés se contaient prolixement leurs exploits. C’était un moment de détente, de grosse gaîté sensuelle, que bridait d’ailleurs un extraordinaire souci du décorum. Est-ce que j’exagère ? Il me semble que, chez nous, la joie un peu prolongée sonnait presque comme un scandale.


Telles se déroulaient nos saisons, sans que j’en connusse seulement la couleur. Je les vivais sans les voir, réagissant dans une demi-torpeur végétative, et presque toujours douloureusement.

Deux images éclatantes émergent, pour moi, de cette période crépusculaire. Elles datent de la même époque : c’était à Metz, un peu avant la guerre de 1870.

… On me promenait sur l’Esplanade, sans doute à l’heure de la musique. Toutes les familles de la bourgeoisie messine étaient là en parade. Selon la mode de l’époque, je portais une robe écossaise et un chapeau de paille d’Italie à larges rubans de velours noir. Vaguement, je me sentais en gloire. Soudain une autre musique se mit à jouer, au bout de la rue Serpenoise, et une masse rouge, profonde, interminable s’avança sur un rythme allègre, précédée par un homme rouge, qui me parut un géant, et qui faisait le moulinet avec une superbe canne à pomme métallique. Cette grande tache de couleur, qui flambait au soleil et qui marchait dans un vacarme triomphal, me souleva d’enthousiasme. Je n’avais jamais rien vu de pareil. Figé sur place, je contemplais le défilé avec une émotion presque religieuse :

— Petit bête ! me dit la bonne qui m’accompagnait : ce sont les militaires !

Les militaires ! J’y ai songé, depuis, avec orgueil et attendrissement. Ils devenaient de plus en plus rares, en ces derniers temps, ceux qui avaient vu dans Metz des uniformes français. Aussi, j’avais toujours gardé, au fond de mon souvenir, comme on garde une relique très chère, cette image enfantine. Je n’espérais plus guère qu’elle en sortirait, pour se ranimer à la lumière des vivans. Et voici que tous les espoirs sont permis : j’en suis sûr maintenant, je reverrai les militaires, — les petits soldats de France, sur l’esplanade de Metz.

Et je compte bien aussi que je reverrai la girouette aux trois couleurs sur la plus haute tour de la vieille cathédrale messine. Cette cathédrale, avec son drapeau de tôle peinte, c’est l’autre symbole, qui a ébloui d’abord mon imagination puérile.

Elle m’apparut, pour la première fois, pa r rentre-bâillement d’une étroite ruelle qui s’ouvre sur la rue du Petit-Paris et qui débouche devant le portail. Je n’en apercevais qu’un morceau de façade, et cela me donnait l’idée de quelque chose d’énorme et de colossal. A la vue de la lanterne, avec son mât de pierre dentelée, qui domine de si haut les maisons du parvis, les abat-son de la grande tour, aux lamelles ouvertes comme des bouches, par où s’échappe le grondement sonore de la Mutte, devant les larges verrières toutes fleuries de fines nervures gothiques, et cette riche patine, cette belle teinte d’un gris bleuâtre répandue sur tout ce vaste amoncellement de pierres, et qui, de loin, semblait onduler et flotter comme la brume sur les sommets des montagnes, à la vue de tout cela, j’entrai réellement dans un monde inconnu : la beauté m’était révélée, mais une beauté toute locale, qui m’apparaissait d’abord comme un prodige réalisé par un grand effort contre la platitude ou la laideur ambiante. De là, je ne sais quoi de tendu et de démesuré. Et aussi, cette beauté, elle me semblait une plante étrangère, transportée à grands frais sur un sol ingrat, où elle se tenait mélancoliquement comme une exilée. Je m’expliquais ainsi sa physionomie sévère et un peu triste, cette teinte de deuil, qui l’enveloppait à la façon d’un crêpe. Même dans sa plus grande simplicité, cette beauté lorraine conservait, à mes yeux, quelque chose d’apprêté, et, pour tout dire d’endimanché, qui contrastait avec la rudesse d’alentour. Il m’a fallu le Midi pour me corriger de cette vision romantique. La cathédrale de Metz, qui fut pour moi la grande révélatrice, m’y a peut-être aidé elle-même. Car, en dépit des déformations monstrueuses que mon naïf émoi lui faisait subir, elle est un chef-d’œuvre de proportion, d’harmonie, vde sobriété et d’élégance toutes classiques et françaises.


Immédiatement après ces images, je ne retrouve plus que celles de la guerre.

Cette terrible guerre de 1870, nous n’en souffrîmes pas trop : les champs de bataille étaient relativement éloignés de nous. Si je me rappelle bien ce que j’ai entendu dire à mes parens, les vainqueurs ne se signalèrent, chez nous, par aucune atrocité. A peine, de loin en loin, une incorrection commise par quelque soldat ivre, et, presque toujours, sévèrement punie.

Il faut que les choses se soient passées bien en douceur, pour que je ne me souvienne d’aucun fait vraiment frappant et extraordinaire. Il ne me reste de cette époque qu’une sorte de papillotement cinématographique de silhouettes et de scènes confuses. D’abord, la trépidation qui s’empara du village, à l’approche des envahisseurs. On se hâta de mettre en sûreté tout ce qu’on avait de précieux et même d’enterrer, dans les caves, des caisses de vivres et des paniers de bouteilles. Les ménagères soigneuses tendaient des draps sur les canapés, affublaient de housses les fauteuils et les chaises rembourrées, dans l’espoir naïf de les protéger contre les mains sales et le bottes graisseuses des Prussiens. On rouvrait des cachettes murées depuis l’invasion de 1814, et dont on avait presque oublié l’existence. Un jour, je vis, avec stupeur, le menuisier décoller une large feuille de plancher, dans notre corridor, et découvrir un trou carré, pareil à l’ouverture d’une cale de navire. On y engouffra toute espèce d’objets, jusqu’à des édredons et des couvertures et, par-là-dessus, le menuisier recloua fort proprement le parquet. Malgré la literie dont le trou était bourré, cela sonnait creux sous les pieds, quand on passait à cet endroit. Il fallait que les Allemands d’alors fussent bien stupides ou bien débonnaires pour négliger une prise aussi facile. Le fait est que cette innocente cachette, d’une malice vraiment élémentaire, ne fut jamais violée par eux.

Après cela, ce furent les continuelles arrivées de troupes ennemies. Le village était constamment en alerte. Des gamins échevelés accouraient en criant :

— V’là les Prussiens !

Et aussitôt, dans un silence morne, que rompait seulement le tintement des gourmettes et des étriers, un détachement de cavalerie commençait à défiler, des hommes barbus et basanés, montés sur de grands chevaux, dont les croupes trapues chatoyaient au soleil ; et les hommes et les bêtes avaient le même air de force épanouie et triomphante. Derrière eux, une odeur écœurante et indéfinissable se répandait dans les rues. Comme on disait, cela sentait le Prussien.

Puis dès qu’ils avaient mis pied à terre, le branle-bas de l’installation. On courait à la mairie et chez les notables. On n’entendait que les mots de réquisitions et de billets de logement, coupés par les Quartier, Quartier ! des Allemands. La soldatesque se répandait dans les écuries, les cuisines, les chambres. Des feux de bivouac s’allumaient en plein air. On dépeçait des viandes un peu partout. Cela s’accomplissait dans le plus grand ordre, avec la plus parfaite docilité, chez les habitans, et sans trop de sévices de la part des soldats. La population était paisible. Jamais on n’avait signalé le moindre franc-tireur dans les environs. Aussi les conflits furent-ils, en général, évités. Un seul fait fut jugé scandaleux et révoltant. Je l’ai entendu raconter cent fois dans mon enfance. Le voici dans sa simplicité : un uhlan, disait-on, avait osé découper un quartier de bœuf sur le piano de la notairesse. Oui, ce barbare avait traité un piano de palissandre comme un vulgaire billot. Aujourd’hui, après les récits d’horreurs dont nous sommes saturés, cette petite histoire paraît presque risible. Elle prouve une fois de plus combien la brutalité allemande a progressé depuis 1870. Quand je reverrai mon Spincourt, puissé-je n’y trouver d’autres débris que ceux des pianos défoncés à coups de hache par les soudards !…

A nous autres bambins, ces Germains hirsutes et malpropres ne paraissaient pas des êtres bien méchans. Nos parens fronçaient le sourcil et se taisaient devant eux. Pour nous, ce n’étaient pas des ennemis, mais seulement des hôtes un peu encombrans, qui mettaient de l’animation dans le village. Nous les voyions partir à regret. Dès qu’ils faisaient mine de décamper, les bonnes femmes saisissaient leurs ramons, — de gros balais de fascines, — et se mettaient à ramoner derrière leurs dos. C’était un nettoyage général, on balayait les maisons, les écuries et jusqu’à la rue. Quelquefois, il fallait laver à grande eau les chambres où ils avaient passé.

En attendant une nouvelle visite, l’odeur de Prussien se dissipait lentement, et le village retombait à son habituelle désolation.


Louis BERTRAND.