L’Éternel champ de bataille/04

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L’Éternel champ de bataille
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 828-857).
L’ÉTERNEL CHAMP DE BATAILLE [1]

LES
BONNES GENS DE CHEZ NOUS
II

Une longue figure pâle aux joues tombantes et avivées d’un peu de rose, entre deux couples de papillotes en boudin qui, jusqu’à sa mort, restèrent du plus beau brun, et qui semblaient les appendices naturels d’un bonnet à ruches et à rubans violets, — un bonnet qu’elle s’obstinait, je ne sais pourquoi, à appeler « mon bonnet rouge, » — un caraco de soie noire bordé de petites perles très dures, une jupe de même étoile, — le tout posé sur un « couvot, » — telle est restée dans mon souvenir la silhouette de ma grand’mère maternelle, toujours immobile et silencieuse dans son fauteuil, impersonnelle et inexpressive comme une figure mythologique environnée de ses attributs. Si j’ose parler d’elle ici, c’est que, comme ma vieille amie de Spincourt, la mère Charton, cette aïeule, nonagénaire, qui était devenue, avec les années, à peu près étrangère à la vie ambiante, m’apparait, elle aussi, merveilleusement représentative de toute une terre lorraine, la région de Briey, celle des riverains de la Moselle entre Metz et Thionville. Pour moi, la mère Charton, c’est la Woëvre, avec ses grands vents, ses pluies diluviennes, ses boues tenaces et profondes, ses immenses plaines à céréales. Ma grand’mère, c’est le Haut-Pays, avec ses forêts de chênes et de bouleaux, ses usines, ses forges, ses fonderies couronnées d’un perpétuel incendie nocturne, ses wagons de fonte et de houille, ses routes et ses allées de jardin empierrées ou sablées de « crasse » et d’escarbilles, paysage à la fois charbonneux et verdoyant, que je revois, comme au temps de mon enfance, à travers les verres coloriés d’un kiosque rustique, dans une fantastique lumière de topaze, où se découpaient des bordures de buis, des espaliers d’arbres fruitiers et des corbeilles de fleurs aux rigidités métalliques, toute une irréelle végétation minérale qui semblait pousser naturellement dans ce pays du Fer.

Ma grand’mère était-elle aussi fortement racée que la mère Charton, je n’oserais pas l’affirmer. Cependant, elle était née à Briey, dans une propriété de ses grands-parens, qu’on appelle encore aujourd’hui La Solle. Son aïeul maternel qui s’intitulait pompeusement « seigneur de La Solle » appartenait à une famille de petite noblesse parlementaire, les Adam de Fromeréville, originaires de Saint-Mihiel et qui possédèrent jusqu’après la révolution le domaine d’Hattonchâtel. C’étaient donc des riverains de la Meuse. Quant à son propre père, bien que né au château de Bouillon en Belgique, où commandait son grand-père, il descendait d’une vieille famille de l’Orléanais, les Bouvier de Lamotte, comme la célèbre Mme Guyon, la mystique amie de Fénelon, qui était née Jeanne Bouvier de Lamotte. Ainsi, mon arrière-grand’père, élevé à la Flèche, d’abord lieutenant à Montmédy sous les ordres du marquis de Vogué, puis au régiment de Fort-Royal à la Martinique, où il avait été appelé par un de ses cousins, le marquis de Beauharnais, gouverneur de la Guadeloupe, le futur beau-père de l’impératrice Joséphine, — mon bisaïeul venait des bords de la Loire. En allant à la Martinique, il ne faisait qu’obéir d’ailleurs à une vieille tradition de famille. Plusieurs de ses ascendans furent capitaines de vaisseaux, celui-ci gouverneur de Québec et de la Nouvelle-France, celui-là lieutenant général des armées navales. L’un de ces coloniaux avait marié sa sœur au fils de Georges-Louis Leclerc de Buffon, le fameux naturaliste, auquel peut-être il avait rapporté des « coquilles ! »... Qu’on raisonne, après cela, sur la race et le milieu ! Qu’on essaye d’accorder tant d’influences diverses, celles du Barrois et du Gâtinais, de la Wallonie belge et de la Martinique, — et Joséphine de Beauharnais avec M. de Buffon ! Il n’en est pas moins vrai que ma grand’mère issue d’un sang si mélangé et si voyageur, était, autant qu’on peut l’être, une femme du Haut-Pays, — et rien que cela.


Sa longue existence se déroula tout entière entre deux vieilles maisons provinciales, dans le cadre archaïque et paisible du Briey d’autrefois, — le Briey d’avant la découverte et l’exploitation du célèbre « bassin. » Elle ne sortit que deux fois de sa petite ville, d’abord pour un voyage en Alsace, puis pour un autre en Prusse rhénane. Ce dernier surtout avait fait époque dans sa vie. C’est ce qu’elle appelait, avec une intonation respectueuse, « mon voyage aux bords du Rhin. » Sa troisième grande sortie, ce fut pour s’en aller au cimetière rejoindre son mari et ses enfans dans le caveau familial. Un autre déplacement, dont elle parlait aussi, lui avait laissé des impressions très vives : un court séjour à Hattonchâtel, berceau de sa famille maternelle. Elle s’y rendit, non point pour contempler le castel de ses aïeux, — elle n’avait aucune vanité nobiliaire, — mais pour visiter des parens. Le milieu était assez pareil à celui de Briey : il ne la dépaysait point, pas plus que celui de Longuyon, de Metz et de Thionville, où elle allait fréquemment chez des amis, des alliés ou des proches.

J’ai sous les yeux une aquarelle exécutée, du temps de Louis-Philippe, par un amateur ami de notre famille, et qui représente précisément cet antique domaine de La Solle où naquit ma grand’mère. C’est un logis tout rustique d’aspect, auquel donne accès une allée charretière, bordée d’un côté par un jardin potager, de l’autre par une maison de ferme, des granges et des écuries. Le faitage du mur qui enclot le jardin est garni de fascines. Vis-à-vis, contre le mur des écuries, on a rangé un rouleau pour les semailles. Au fond, une maison sans style, couverte de tuiles, à un seul étage, mais avec d’importans greniers, peut-être des greniers à fourrage, si j’en juge par la dimension des fenêtres. Le corps de logis, qui semble fait de deux morceaux, est flanqué d’une tourelle naïve et débonnaire, plus semblable à un pigeonnier qu’à un donjon. A côté de la tourelle, on voit des perches à houblons, déposées en paquets contre la muraille, et dont l’extrémité dépasse les volets du premier étage. Tout près, un puits campagnard, un puits à manivelle avec son chaperon, son seau de bois, l’auge pour les bestiaux. Le seul luxe, si l’on ose dire, la seule allusion seigneuriale, c’est la coiffure en ardoise de la tourelle, — on sait que, chez nous, l’ardoise anoblit, — puis les grosses boules de pierre en têtes de quilles qui dominent l’angle du mur de chaque côté de l’allée charretière et qui visent à donner l’illusion majestueuse d’un portail.

Depuis cette époque déjà lointaine, La Solle a traversé bien des vicissitudes. Elle a été vendue, bouleversée de fond en comble. On a jeté par terre la vieille tourelle et son chapeau pointu, remplacé le logis bonhomme par une bâtisse à prétentions. Aujourd’hui, au moment où j’écris, ce sont les Allemands qui l’occupent — pour la troisième fois, depuis un siècle. L’actuel propriétaire, un de nos parens, qui avait pieusement racheté ce débris familial [2], a dû se réfugier en France, où il attend patiemment l’heure d’être enfin en sûreté dans la maison paternelle. Si j’en crois les nouvelles apportées par d’autres réfugiés de notre pays, les envahisseurs ont coupé tous les arbres de La Solle, — des sapins gigantesques et magnifiques, autant que je me souvienne. Deux pas plus loin, ils ont abattu des noyers plusieurs fois centenaires, qui ont déjà leur légende parmi nos Lorrains évacués. La maîtresse des arbres vénérables, personne déjà vénérable elle-même, se serait jetée aux pieds de l’officier prussien chargé de l’exécution, en demandant grâce pour ces bons serviteurs. Le bourreau fut impitoyable. Tremblante, la pauvre dame dut assister, de sa fenêtre, à l’assassinat de ses arbres. Mais au premier choc de la cognée, elle reçut un tel coup au cœur qu’elle suffoqua et s’évanouit, tant et si bien, qu’on vit le moment où elle allait passer. Quand ce fut fini et qu’elle eut repris ses sens, les bûcherons barbares, par un raffinement de cruauté, vinrent lui réclamer, d’un ton gouailleur, le prix de leur sinistre besogne.

Déjà en 1814, ils avaient menacé les vieux arbres de La Solle. Au lendemain de la nouvelle invasion de 1870, ma grand’mère aimait à rappeler leur arrogance, la brutalité de leur ton et de leurs manières. Elle en avait conservé une sorte d’effroi que les violences toutes récentes des Allemands venaient encore de raviver. Sans doute, dès cette époque de 1815, nos grands-parens avaient dû envisager la perspective d’une annexion prussienne, d’une incorporation de notre Basse-Lorraine aux pays rhénans. Nos gens de Briey, si réfractaires à la langue allemande, si moqueurs de tout ce qui sentait la lourdeur ou la grossièreté germanique, durent peut-être alors se préparer à la triste nécessité de parler la langue du vainqueur. Toujours est-il que ma grand’mère avait gardé dans sa mémoire deux ou trois mots d’allemand, souvenirs un peu honteux de l’invasion, qu’elle s’était empressée d’oublier pendant toute cette longue période de sa vie, où il y eut un regain de sécurité et même de gloire française, et qui lui revinrent en 1870, lorsqu’il fallut de nouveau héberger des garnisaires teutons. Elle n’avait pour eux que du dégoût, comme pour leurs pères de 1815. En revanche, elle ne tarissait pas en éloges sur les officiers russes, qui s’étaient montrés, disait-elle, beaucoup plus humains et surtout plus polis que les Prussiens. Pour elle, les Russes étaient des modèles de gentilhommerie, de courtoisie toute française. D’ailleurs, ils affectaient de ne parler que le français, au rebours des Allemands qui prétendaient imposer leur odieux jargon. Quelques-uns d’entre eux furent très probablement les hôtes de La Solle. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’apparition de ces brillans cavaliers frappa vivement l’imagination de ma grand’mère. Cette Lorraine, de sens rassis, cette bourgeoise assez froide et terre à terre, je ne l’ai jamais vue s’animer un peu, sortir de son prosaïsme imperturbable, que lorsqu’elle parlait des officiers russes. C’était son petit romantisme à elle, en tout cas l’unique rayon de poésie qui eût traversé sa jeunesse.

L’existence n’avait pas dû être bien gaie pour elle dans ce rustique manoir de La Solle, où elle était née en 1796, au lendemain de la tourmente révolutionnaire qui venait de ruiner et de disperser sa famille. Un de ses oncles avait dû émigrer. Son grand’père, Adam de Fromeréville, qui fut inquiété pendant la Terreur, eut beaucoup de peine à sauver sa vie ; ce ne fut pas pour bien longtemps d’ailleurs : il mourut deux ans après, en 1795. Quant à son père, Jacques-François-Marie Bouvier de Lamotte, lieutenant au régiment de Fort-Royal, elle ignorait ce qu’il était devenu pendant la Révolution. Il dut se cacher sans doute, soit à Hattonchâtel, soit dans les environs de Briey, pour ne reparaître qu’après le Directoire. En tout cas, le courage de son beau-père, qui, en pleine Terreur, n’abandonna point sa maison de La Solle, lui valut de conserver ce suprême morceau du patrimoine de sa femme, tout entier vendu comme bien national. Mais cette propriété, avec la ferme attenante, était peu de chose pour entretenir une famille de huit enfans ! L’héritier des seigneurs de La Solle dut se résigner à une situation des plus modestes. Ses fils aînés s’engagèrent dans les armées de l’Empire. Ses filles furent élevées avec une extrême simplicité, si j’en juge par ma grand’mère, qui savait tout juste lire, écrire et compter. Aucune culture littéraire, aucun art d’agrément. On ne lui avait rien appris, en dehors du catéchisme, ce catéchisme impérial, qui fut, paraît-il, le cauchemar de son enfance, tant il était compliqué, surchargé de préceptes révérencieux touchant Sa Majesté l’Empereur et son auguste dynastie ! Quand, en 1872, on dut substituer, dans nos écoles, le catéchisme du diocèse de Nancy à celui du diocèse de Metz, je me souviens que je gémissais et que je me dépitais contre la longueur des réponses. Sur quoi, ma grand’mère me rabrouait :

— Qu’est-ce que tu aurais dit, si tu avais été obligé, comme moi, d’apprendre le catéchisme impérial !...

Ces notions de piété et une infinité de contes de revenans composaient tout son bagage intellectuel. Mais de fortes traditions de famille compensaient ce manque de culture. Elle avait gardé de sa première éducation un certain sens de la tenue, du décorum, voire de l’élégance, et aussi le culte des belles relations. Dans le Briey somnolent et désœuvré de ce temps-là, on se visitait énormément. L’existence se passait même tout entière en visites. A l’époque de ma grand’mère, il s’y trouvait un minuscule faubourg Saint-Germain, disparu depuis longtemps lorsque j’étais petit, et dont toutes les belles dames dormaient au cimetière sous des plaques de marbre, où je m’évertuais à déchiffrer les lettres dédorées de leurs noms. C’étaient toutes des parentes ou des alliées de la famille : les de Lorme, les de Maygret, les de Miscault. Je me souviens que mes tantes, dans leurs conversations, rappelaient parfois le nom d’une vieille demoiselle nonagénaire, depuis longtemps défunte, qu’elles nommaient familièrement « Chouchette de Miscault !... » Chouchette, dans notre français local, veut dire « frisette. » Et je m’imaginais cette « Chouchette de Miscault » comme une petite vieille éperdument frisée, avec des yeux ronds en clous de fauteuil et un minois folâtre... Enfin il y avait une autre dame de Miscault, la comtesse d’Ollone, — dont le nom se prononçait avec un accent de vénération toute spéciale.

Cette vénération, dont j’ai recueilli les suprêmes échos, ne datait guère que du second Empire. Si je me rappelle bien les propos de mes tantes et grand’tantes, les bourgeois de Briey n’avaient, sous le premier Empire et même sous la Restauration, qu’une considération médiocre pour les derniers représentans de ces vieilles familles à demi ruinées. Et c’est peut-être pourquoi ma grand’mère, marchant sur son vingt-quatrième printemps, fut tout heureuse et tout aise d’épouser un simple brasseur qui lui donna douze enfans et une aisance que l’on ne connaissait plus chez ses parens. Elle quitta sa tour pointue, son manoir de La Solle et le beau monde de la Ville-Haute, pour descendre à la Ville-Basse (il fallait entendre de quel ton dédaigneux on disait « la ville-basse » chez les gens de la « ville- haute ! ») et pour s’installer dans une brasserie, sise au bord de l’eau, à côté d’une tannerie et d’un moulin ! Cependant elle ne crut point déchoir. Le logis où elle entrait était peut-être plus antique que celui dont elle sortait. Mon grand’père pouvait étaler des quartiers de bourgeoisie infiniment respectables et qui valaient bien les quartiers de noblesse de sa femme. J’ai vu, de mes yeux, dans une cave de la maison, une ancienne croix votive encastrée dans la muraille et dont la dédicace portait que ladite croix avait été érigée, en l’an de grâce 1694, par un bisaïeul ou trisaïeul de mon grand’père, pour commémorer la réfection de cette brasserie héréditaire.

Mais, même sans sa petite aisance et cette tradition bourgeoise déjà longue, mon grand’père avait de quoi éblouir sa fiancée. Outre ses avantages personnels, il était, dans le Briey d’alors, ce qui s’appelle « une forte tête. » Bonapartiste convaincu, il avait groupé autour de lui tous les libéraux de la localité. Sous Louis-Philippe, la politique le mit très en vue : ce qui lui permit d’arrondir considérablement sa fortune. Sous le second Empire, ce fut le triomphe : il devint un des plus fermes appuis du régime. Lorsqu’il mourut, en 1861, le sous-préfet de Briey, M. Stéphen Liégeard, le délicat poète des Abeilles d’Or, et, actuellement, l’unique survivant, je crois, des anciens députés de la Moselle, écrivit à ma grand’mère une lettre de condoléances, que j’ai conservée, et qui témoignait de la plus grande considération administrative pour cet exemplaire serviteur de la bonne cause. Parmi nos reliques familiales, je retrouve un ruban rouge strié de vert, dans une petite boîte blanche, timbrée de l’aigle impériale, avec cette inscription : Aux compagnons de gloire de Napoléon Ier. Cette décoration aurait été remise, parait-il, à mon grand’père par le même Stéphen Liégeard, sous-préfet, qui le traitait ainsi fort habilement comme un vieux grognard, bien qu’il n’eût jamais été que garde national et simple conscrit en 1814 ou 1815. Néanmoins, il avait une fort belle allure militaire, qui ajoutait encore à son prestige dans les milieux politiques. Les gens du peuple l’avaient surnommé Fanfan, comme les La Fleur ou les La Tulipe de la vieille armée. Il était adoré de ses ouvriers, tous libéraux et bonapartistes qu’il avait enrôlés. L’un d’eux, un vieux cocher nommé Doudou, ancien soldat, lui avait voué le même fanatisme qu’à l’Empereur en personne : à sa mort, il le veilla et il le pleura comme on ne pleure pas un maître. Autoritaire, ayant le verbe haut et, dans toute sa personne, un air de commandement, ce bourgeois napoléonien était consulté avec déférence, non seulement par les autres bourgeois de la ville, mais par une foule de cliens éparpillés à dix lieues à la ronde. Il était écouté comme un oracle par la famille de sa femme, qui s’inclinait devant sa supériorité très réelle. A table, dans les repas solennels, il présidait avec une majesté quasi sacerdotale. Pour trancher les rôtis, il avait des gestes augustes de sacrificateur. C’était le patriarche, à la fois roi et prêtre à son foyer. Tous les soirs, agenouillé devant la haute cheminée de la cuisine, que surmontait un crucifix de cuivre, entouré de ses huit enfans vivans et de ses domestiques, il prononçait la prière…

Complètement éclipsée par ce superbe époux, ma grand’mère se confina dans ses fonctions de ménagère et de maîtresse de maison. Cette brasserie où elle était descendue, peut-être à regret, elle y passa certainement les meilleures années de sa vie, les plus exemptes de soucis, les plus comblées de félicités matérielles. Cette vieille maison des aïeux a suivi le sort de la Lorraine et de la France monarchique. Paisiblement transmise de père en fils pendant des siècles, elle eut du mal à se remettre des secousses de la Révolution et du premier Empire. Puis, après un éphémère éclat dans la première moitié du siècle, elle sombra avec la défaite de 1870.

Jusqu’à la mort de mon grand-père, elle fut non seulement un centre de réunion, mais de ralliement moral pour la famille. Après lui, vint la dispersion et l’oubli des traditions anciennes. Pour moi, je ne l’ai connue que dans sa décadence. Néanmoins elle résumait à mes yeux d’enfant tant de vieilles choses évanouies ailleurs, tant de vieilles idées et de vieilles habitudes, qu’elle m’a laissé un souvenir ineffaçable. Je revois ses caves, voûtées comme des cryptes de cathédrale et perpétuellement inondées par les coulures des foudres et des cuves de fermentation, ou par les rinçages des tonneaux. On s’y aventurait sur des poutres branlantes, formant ponceau d’un bout à l’autre de ces caves en enfilade, parmi les garçons brasseurs qui roulaient des fûts ou qui trimballaient des arrosoirs d’eau bouillante. Ces garçons brasseurs, dont l’uniforme consistait essentiellement en une paire de bottes et un tablier bleu, c’est une espèce aujourd’hui disparue, véritables types d’anciens ouvriers corporatifs. J’en ai connu un qui était au service de la brasserie depuis soixante ans. Ils s’y succédaient de père en fils et ils y étaient traités comme les enfans de la maison. On disait d’eux : « Not’ Jacques, not’ Baptiste, » comme on disait de leurs jeunes maîtres : « Not’ Alphonse, ou not’ Èmile. » La plupart étaient de francs poivrots, aux moustaches toujours dégouttantes de bière. Ils avaient leur tonneau à eux, avec un gros verre posé dessus, où l’on buvait à discrétion du matin au soir. La tradition voulait que, lorsqu’on mettait un nouveau tonneau en perce, tout le personnel de la brasserie s’offrît une saoulerie complète. Et cela leur arrivait souvent de tarir un tonneau !

Métier débonnaire et, en somme, peu fatigant ! Le plus pénible pour les hommes, c’était, les jours de brassin (et l’on ne brassait guère plus de deux fois par semaine), de porter la hotte, une hotte de bois cerclée de fer comme un foudre et qui servait à véhiculer la bière brûlante des chaudières aux » rafraîchissoirs. » Quelle bonne odeur exhalait la maison, ces jours-là ! Odeur laiteuse d’orge écrasée, odeur un peu âpre et sauvage de houblon, qui m’apportait, dans une buée chaude, une vision naïve des grandes plaines d’Alsace. Je me représentais l’Alsace sous l’aspect d’une immense chaudière fumante, où des paysans en culottes courtes, comme dans les images d’Epinal, déversaient continuellement des pannerées de houblon. Cet âpre parfum me poursuivait dans les greniers, où les balles de houblon, sanglées dans leurs bâches, comme de grosses cuisinières allemandes dans leur corset, attendaient leur tour d’être précipitées dans la chaudière. Puis c’étaient les greniers à orge, orge en sac, orge étalée, qui, après maintes manipulations, arrivait dans l’enfer de la touraille, — la touraille avec les larges yeux rouges de sa fournaise sans cesse bourrée de houille, avec son ronflement perpétuel et sa rauque respiration de monstre, qui hallucinait mon imagination puérile. La fournaise, à travers d’énormes tubes en spirale, envoyait sa chaleur jusqu’à une chambre métallique, où l’orge, soumise à une température torride, arrêtait une germination artificielle commencée dans les vastes salles cimentées des « germoirs. » Le garçon chargé de la retourner à l’aide d’un râteau était nu jusqu’à la ceinture. Quand il sortait de là, par une petite porte en fer, la face livide, l’air hâve et squelettique, enveloppé dans un grand linge blanc pour étancher la sueur de tout son corps, j’avais un petit frisson de terreur : c’était, pour moi, la résurrection de Lazare...

Du temps de mes grands-parens, lorsque la machinerie était encore dans l’enfance, la brasserie exigeait ainsi une main-d’œuvre considérable. La maison était une ruche bourdonnante, pleine d’un va-et-vient de tous les instans. C’est ainsi que ma grand’mère se trouvait forcément en contact avec une domesticité nombreuse : servantes, couturières, ravaudeuses, repasseuses, garçons brasseurs, valets d’étable et d’écurie. Suivant un vieil usage très fraternel et très chrétien, les domestiques non mariés mangeaient à la table de famille, que présidait le maître du logis. C’étaient de belles tablées. Outre la « maison » proprement dite, on y voyait aussi des cliens, gens de la campagne ou petits propriétaires, des commis voyageurs ou des marchands d’orge et de houblon, ces derniers toujours Alsaciens et considérés comme des amis, presque comme des parens, tellement les relations commerciales qu’on entretenait étaient cordiales, affectueuses, scrupuleusement honnêtes. Elles se perdaient dans la nuit des âges. Les Schott de Strasbourg fournissaient notre brasserie depuis un temps immémorial. D’autres maisons strasbourgeoises étaient unies à la nôtre par d’antiques liens d’amitié. En reconnaissance de l’hospitalité qu’ils y recevaient, ces vieux amis ne manquaient point d’envoyer un pâté de foie gras pour les grandes fêtes de l’année. Mon grand-père seul en mangeait, au milieu de l’admiration religieuse des convives… Et l’on voyait enfin à cette table de jeunes Allemands de la Prusse rhénane qui venaient apprendre, chez nous, leur métier de brasseurs et s’initier aux élégances de la civilisation et de la langue françaises.

Évidemment, je n’ai point pris ma part de ces agapes patriarcales ; je n’ai connu ni les habitués ni les hôtes de la brasserie. Mais, pendant les veillées d’hiver, à l’époque de ma petite enfance, ma grand’mère aimait à m’entretenir de ce vieux temps, qui, encore une fois, fut assurément le meilleur de sa vie. Au lendemain de l’invasion de 1870, alors que la frontière rétrécie, si proche alors de nos foyers, nous donnait comme une sensation d’étouffement, les souvenirs de l’aïeule m’ouvraient des perspectives sur une France immense et glorieuse, qui ne finissait qu’au Rhin. Pour elle, Saarbrück, Kaiserslautern, Trêves, Coblentz étaient des noms aussi familiers que ceux de Metz et de Thionville. Et malgré les récentes horreurs de la guerre allemande, les gens qu’elle connaissait là-bas n’évoquaient à ses yeux que de bons et loyaux visages, des réceptions charmantes, des parties de plaisir égayées de danses et de musique sentimentale. Elle y avait entendu parler notre langue, acclamer notre pays… Mais surtout, ce que je retrouvais dans les conversations de ma bonne femme de grand’mère, c’était l’écho mourant de tous les langages qui se parlaient, depuis des siècles, dans ces contrées riveraines de la Moselle : mots paysans, mots bourgeois, idiotismes provinciaux, élégances falotes de petits hobereaux ou de petits robins de bailliage, elle avait recueilli tout cela dans son entourage, sans y rien ajouter du sien. Sa mémoire était une plaque strictement réfléchissante, que nul reflet d’imagination ne troubla jamais. De même que la mère Charton était un vivant répertoire du parler de Spincourt et de la Woëvre, ma grand’mère offrait le vocabulaire le plus complet que j’aie connu de notre langage briotin et bas-mosellan.


Les Allemands prétendent que tout l’idéal de leurs vertueuses ménagères est enclos dans ces trois mots : « Kinder, kirche, küche : les enfans, l’église, la cuisine. » Nos Lorraines, même celles des régions à dialectes germaniques, eussent d’abord protesté contre ce rapprochement aussi lourdement matériel qu’irrévérencieux de l’église et de la cuisine, et ensuite eussent déclaré la triple formule trop étroite pour leur usage. Les soins du ménage, auxquels elles se donnaient avec un beau zèle, ne les empêchaient point de songer à leurs devoirs de sociabilité et, en général, à tous les plaisirs mondains. La cuisine, — certes admirablement outillée et fournie, en ses armoires, d’une foule de choses succulentes et de réserves copieuses, — ne faisait pas oublier le salon. Enfin, pour ce qui est de l’église, ces dames n’eussent point manqué de dire : « De la religion, oui, sans doute, c’est excellent ! Mais pas trop n’en faut. »

Telle était l’opinion de ma grand’mère. Elle non plus n’était nullement dévote. C’était le cas, d’ailleurs, de la plupart des femmes élevées sous le Directoire et le premier Empire : leur éducation religieuse avait été bien négligée. J’ajoute que, dans le milieu d’où elle sortait, ce petit monde provincial de noblesse parlementaire, militaire surtout, on était généralement voltairien. J’attribue à l’influence de mon bourgeois de grand-père, homme profondément religieux, la régularité et la correction que ma grand’mère apportait dans ses pratiques de piété. Habituellement, elle assistait à la grand’messe du dimanche, avec son mari et tous ses enfans, et elle suivait l’office dans un superbe missel en maroquin vert et à tranches dorées, que j’ai retrouvé plus tard, au fond d’un secrétaire, à une époque où elle ne pouvait plus s’en servir, les caractères étant trop fins pour ses yeux. Ce livre somptueux, qui datait du XVIIIe siècle, avait dû être acheté dans une vente, ou transmis par héritage. Je vois encore le nom de la première propriétaire, tracé d’une encre jaunie et d’une belle écriture diplomatique, toute fleurie de boucles, sur la page de garde : « Pierron la Cadette. » Le texte pieux était précédé d’une approbation de « Mgr de Croy, évêque de Metz et prince du Saint-Empire romain germanique, » le tout timbré de ses armes et publié chez Alcan (ou Collignon ?), libraire de Monseigneur, à l’enseigne de La Bible d’or.

Pendant les dernières années de sa vie, la pauvre femme, devenue presque impotente, se faisait néanmoins un devoir d’assister aussi régulièrement qu’elle le pouvait à la messe de onze heures. Mais épuisée par cet effort, elle lisait les vêpres dans son fauteuil. Ces raisonnables satisfactions une fois accordées à sa conscience et aux usages, elle ne s’occupait plus du tout des choses de l’église, sinon lorsqu’il s’agissait de quelque office ou service solennel à l’intention des défunts de la famille.

Ces fondations pieuses tenaient une grande place dans les préoccupations testamentaires, comme dans l’existence de toute une confrérie de vieilles demoiselles, qui semblaient n’avoir d’autre raison d’être et d’autre emploi au monde que d’assister aux messes des morts. Le dimanche, au prône, le curé ou les vicaires, avant de commencer leur sermon, annonçaient une longue kyrielle de ces offices funèbres, et l’on entendait ainsi hebdomadairement rappeler des noms de paroissiens enterrés depuis plusieurs siècles, dont personne ne se souvenait, dont les familles mêmes étaient depuis longtemps éteintes. Pendant une partie de mon enfance, j’ai été obsédé par une de ces rengaines dominicales qui revenait inexorablement à la fin du programme liturgique :

— Samedi, messe de fondation, pour M. Flayelle et son épouse.

Ma grand’mère elle-même ignorait qui étaient ce « M. Flayelle et son épouse, » et moi je les aurais volontiers donnés au diable. Ce n’est que bien longtemps après que j’ai senti tout ce qu’il y avait de touchant et de profondément humain dans cette coutume de la commémoration des morts. On peut trouver seulement que certains morts privilégiés abusaient un peu trop de l’attention et de la charité de leur prochain. Sans les spoliations de ces dernières années, je suis sûr que, jusqu’à la consommation des temps, les chrétiens de Briey eussent entendu, chaque dimanche, tinter à leurs oreilles les noms de « M. Flayelle et de son épouse. »


Tout cela intéressait médiocrement ma grand’mère. Elle avait, au logis, d’autres chats à fouetter, — et d’abord une ribambelle d’enfans. En ayant eu douze, elle savait, comme on dit, ce que c’est que d’avoir des enfans et surtout de les élever. Il lui fallut, pour cela, des trésors de patience, dont ses filles s’émerveillèrent plus tard. Et c’est peut-être pour cela, parce que les bambins ne représentaient à ses yeux que de la peine et de l’ennui, qu’elle était si peu tendre au jeune âge. D’ailleurs elle avait reçu la vieille éducation classique, — l’éducation traditionnelle de nos pères, non encore amollie de sentimentalité romantique. Que c’est curieux ! A l’époque où les parens n’aimaient guère les enfans, ceux-ci foisonnaient. Quand, après Victor Hugo, on s’est mis à les adorer, pour ne pas dire à les diviniser, on en a eu de moins en moins. L’amour des enfans était devenu de la littérature. Toujours est-il que mes oncles et mes tantes — principalement mes tantes — furent très sévèrement élevée. Quand ma grand’mère adressait la parole à l’une de ses filles, elle lui disait : « Mademoiselle ! » d’un ton qui donnait à l’interpellée la conscience immédiate de son néant. Elle se montrait extrêmement distante avec elles et ne les tutoyait jamais. Plus tard, par une adaptation spontanée aux usages, elle tutoya ses petits-enfans, et son vieux cœur s’attendrit si bien pour eux qu’ils eurent beaucoup de peine à comprendre le récit de ses rigueurs passées.

Si peu sentimentale qu’elle fût en matière d’éducation puérile, elle se piquait, en tout cas, de s’y connaître. L’hygiène des nouveau-nés n’avait pas de secrets pour elle. On la consultait là-dessus comme un oracle. D’ailleurs, pour toutes les maladies elle connaissait une foule de recettes et de thérapeutiques que les vieilles bonnes femmes de notre pays s’étaient léguées d’une génération à l’autre et où les onctions d’huile et de saindoux, les cataplasmes, les embobelinemens d’ouate et de coton jouaient un rôle capital. Pour l’emmaillotage des bébés, elle appartenait à l’ancienne école qui ligotait le nourrisson dans ses langes comme une momie d’Egypte dans ses bandelettes. D’après elle, celui-ci n’était jamais assez roidement entravé. Elle disait aux bonnes :

— Serrez-moi bien les lurelles de cet enfant-là !

Les lurelles, c’étaient les langes. Et elle n’avait de cesse que lorsque le poupon était transformé en un paquet rigide et tout d’une pièce, comme un cervelas de Pâques.

Les rhumes infantiles étaient redoutés par elle à l’égal d’une catastrophe. Pour éviter les refroidissemens et jusqu’aux moindres changemens de température, elle nous faisait affubler, pour dormir, de robes de nuit ouatées et capitonnées. Nos jambes étaient emprisonnées dans des sacs de flanelle, qu’elle appelait des « jambières » et nos pieds lutinaient, sous les couvertures, des briques ou des cruchons brûlans, qu’on plongeait, tout habillés de linges, entre les draps.

Au printemps ou à l’automne, le temps qui, partout ailleurs, est assez variable, devient facilement très aigre et même glacial en Lorraine. Quand nous rentrions de promenade, trempés par une averse soudaine, ma grand’mère s’affolait à la pensée de toutes les coqueluches qui pouvaient fondre sur nous :

— Je vous demande un peu ! Les voilà tout « purans ! » Pas un fil de sec !... Changez-les vite, Joséphine !

Et on nous déshabillait des pieds à la tête. On faisait chauffer nos bas de laine devant le fourneau de la cuisine, avant de nous les enfiler. Inutile de protester. Ma grand’mère était inflexible sur ce chapitre. Convaincue, suivant le vieil adage médical, qu’il vaut mieux prévenir le mal que le guérir, elle ne voyait partout que rougeoles et scarlatines, spectres hideux qui rôdaient autour de nos petits lits. Aucun soin, aucune minutie n’étaient superflus pour les conjurer ou les mettre en fuite...

Au fond, malgré sa dureté apparente et sa sévérité, elle ne s’intéressait qu’aux enfans, non seulement aux siens, mais à ceux des parens, des amis, de tout le voisinage. Comme une bonne fermière qui épie anxieusement les couvées, elle se passionnait pour les naissances, était assidue aux caquets de l’accouchée, attentive à la croissance des nouveau-nés et elle s’émerveillait de les voir grandir, comme d’un miracle ravissant et toujours nouveau. Elle avait des mots pour tous les âges et toutes les transformations des bambins, pour tous leurs gestes et tous les menus événemens de leur existence. Le bébé qui commençait à essayer ses petites jambes était pour elle un trotrot :

— Regardez-moi ce petit « trotrot ! » Un vrai Jésus !

Plus tard, quand l’enfant étrennait ses premières culottes et usait ses premiers souliers, elle s’ébahissait, des progrès de sa malice et de la scélératesse de ses u avisions. » A chaque méfait du polisson, elle jetait les hauts cris :

— De quoi je me mêle ! Un « bottré » de cet âge-là !

J’imagine qu’un « bottré » devait être, dans son idée, un gamin pas plus haut que la botte. Mais l’étymologie de ces vieux mots est très difficile à retrouver. Elle en avait un, par exemple, qui est encore inexplicable pour moi, mais qui était singulièrement expressif, — pour désigner la fillette déjà montée en graine, quelque peu minaudière et prétentieuse, qui se pousse, tant qu’elle peut, afin de grandir sa petite taille :

— Avez-vous vu ce petit « pinéguet ? » s’exclamait ma grand’mère d’un ton narquois. Qui est-ce qui m’a bâti un « pinéguet » de cette espèce-là ?

Rien que la façon pincée dont elle prononçait ce mot de « pinéguet » évoquait toute la prétention de la jeune mijaurée et son effort désespéré pour hausser la plume de son chapeau et conquérir l’attention des grandes personnes. Il lui arrivait même quelquefois d’employer le patois des gens de la campagne, quand elle ne savait comment exprimer son aversion pour la figure de certains nourrissons mal venus :

— Oh ! le peut’ offant ! disait-elle, en se voilant la face.

« Le vilain » ou « le hideux enfant » ne traduirait pas tout ce que cette expression campagnarde signifie de laideur grossière et triviale. Et de même, les mots du vocabulaire français échouent à traduire les variétés de pleurnicheries enfantines que nos mots lorrains exprimaient d’une façon si vive et si directe. Ma grand’mère ne s’y trompait jamais, elle appelait les choses. par leur nom. C’est ainsi qu’elle disait, lorsque nos sanglots s’achevaient dans une sorte de geignement sourd et continu :

— Auras-tu bientôt fini de « hogner ? »

« Hogner » ce n’était pas précisément grogner, ni pleurer ni sangloter ; mais c’était un peu de tout cela. Et il y avait aussi « chigner » qui voulait dire encore autre chose. « Chigner » c’était pleurer pour rire, pour apitoyer une grand’maman inexorable. Ce n’était ni sérieux, ni honnête. Aussi nous déclarait-elle de son air le plus farouche :

— Je ne veux pas de « chigneurs » ni de « chigneuses » au logis !

Mais pour le coup, elle sortait hors de ses gonds, lorsqu’elle nous entendait pleurer, en poussant des cris aigus, comme gorets conduits en foire :

— Il n’y a pas de bon sens de « pincher » comme ça !... Allons ! que ce soit fini ! Et torchez vos yeux !

Car « pincher, » ce n’était pas seulement pousser des cris perçans, mais c’était grincer comme une corde de violon faussée, c’était racler atrocement les nerfs de notre pauvre grand’mère. Pourtant elle ne se fâchait pas, ou si peu qu’il fallait vraiment que ce fût, comme on disait à Briey, pour « faire mention. » On aurait cru qu’avec les années elle avait perdu jusqu’à la faculté de s’émouvoir, elle qui, autrefois, était si peu endurante, qui s’exaspérait contre ses filles, lorsque celles-ci plaquaient des fausses notes sur le piano, en estropiant les morceaux simplets de la méthode :

— Victorine, finissez ! Vous me sciez le dos ! Vous ne faites que « holquiner ! »

Mais ces accès d’humeur n’étaient plus, de mon temps, qu’un souvenir historique déjà si lointain que je n’entrevoyais que confusément ce que pouvait bien signifier, dans la langue de ma grand’mère, ce mot de « holquiner. » Il fallait que nous eussions été bien méchans pour qu’elle levât le bout de sa canne, en grondant d’une voix cassée :

— Ah ! matin ! Je te « gûgne ! »

A la messe, lorsque nous étions dissipés, ou lorsque nous nous faisions remarquer en tournant continuellement la tête, celle-ci, qui occupait le premier banc derrière le nôtre, nous « gûgnait, » pour nous obliger à nous tenir tranquilles : ce qui se réduisait à nous donner une légère tape sur la nuque avec le dos de son paroissien. Ses corrections étaient des plus bénignes. Et cependant, par habitude, elle tonnait contre le « libertinage » des enfans, et elle les menaçait d’une « houssine » imaginaire, qui, du moins pour nous, ne sortit jamais du hangar aux fagots. Quelquefois aussi elle criait du ton le plus impressionnant :

— Si vous continuez à être libertins, vous aurez pour goûter une « tartine à la gaille ! »

Dans notre patois lorrain, une « gaille » c’est une chèvre. Cela, je le savais. Mais qu’est-ce que pouvait bien être cette terrible punition de « tartine à la gaille » dont nous épouvantait le courroux de notre aïeule ? Longtemps, je m’imaginai que c’était être condamné à manger son goûter dans l’étable des chèvres. A dessein, pour nous terroriser, ma grand’mère évitait de préciser ce vague épouvantail. Ce n’est que plus tard que j’en eus le fin mot par mes tantes, qui, elles, en avaient tâté : « la tartine à la gaille » consistait en un morceau de pain sec trempé dans de l’eau, et saupoudré de quelques grains de sel. En somme, la pénitence n’était point si dure.

Il en était de cela comme de tous les châtimens que la pauvre vieille promettait à notre turbulence, et qui n’étaient guère qu’en paroles. Elle se retranchait derrière l’autorité de nos parens et de nos maîtres :

— Puisque c’est ainsi, disait-elle, je te ferai donner un « ratrot » par ton professeur !… Ah ! tu peux préparer tes culottes !

Un « ratrot ! » De même que les « tartines à la gaille, » je n’ai jamais su au juste ce que c’était. Il n’en est pas moins vrai que la crainte du « ratrot » fut encore, pour tous les bambins de ma génération, le commencement de la sagesse. Cela se réduisait probablement à une simple semonce plus ou moins véhémente, selon la gravité des cas. Ainsi, par exemple, quand nous rentrions avec une bosse au front ou un coup de griffe à la joue, le « ratrot » était aussi infaillible que la compresse, mais d’un pathétique très mitigé. Ma grand’mère criait (car toute sa vie s’est passée à crier contre Pierre et Paul) :

— C’est bien fait ! Tu n’en as pas moitié !…

Elle voulait dire : moitié de ce que nous méritions. L’expression était d’ailleurs susceptible d’une foule d’applications. Une personne-de nos amies s’était-elle conduite de façon un peu trop fantaisiste ou sentimentale, et en avait-elle été punie par des déboires, des humiliations, des pertes d’argent, elle prononçait avec une juste, sévérité :

— C’est bien fait ! Elle n’en a pas moitié !

Elle surveillait notre tenue et particulièrement notre attitude à table, mais la rigueur de ses principes avait bien fléchi, depuis l’époque de ses propres enfans. Néanmoins une foule de choses restaient défendues. On ne devait pas avoir l’air évaltonné, c’est-à-dire prendre des allures d’indépendance ou d’insubordination. On devait éviter la négligence dans sa mise : « Te voilà fait comme un sottré ! » était le reproche ordinaire qu’elle adressait aux bambins ébouriffés et mal vêtus. Le « sottré » est, paraît-il, d’après nos légendes lorraines, le lutin qui, dans les écuries, s’amuse à emmêler les crinières ou les queues des chevaux, à brouiller l’orge avec l’avoine dans les coffres, ou dans les picotins. Bref, un enfant « fait comme un sottré » ne pouvait être, dans les idées de ma grand’mère, qu’un modèle de désordre scandaleux. Elle critiquait non seulement nos costumes, mais jusqu’à nos coiffures et jusqu’à la coupe de nos cheveux. S’ils étaient secs et hérissés, elle déclarait qu’a il n’y avait pas de bon sens d’avoir des cheveux hursus dans ce goût-là. » S’ils étaient trop courts, on avait l’air d’un pigeon-capucin ; trop longs, on ressemblait à un curé ou à un maître d’école.

Mêmes critiques pour le boire et le manger. D’après elle, les enfans devaient déjeuner d’une assiettée de « mitonnade » (c’est ainsi qu’elle appelait la panade) ; le café au lait était déclaré débilitant et elle blâmait nos parens de nous en laisser prendre. Nous ne devions être ni « narreux » ni « nâchons, » c’est-à-dire ne pas faire les dégoûtés, ne pas rechigner sur la nourriture, ne pas la gâcher non plus. Une côtelette « toute dénâchonnée » était une côtelette abîmée, massacrée par nos petites mains maladroites. Nous ne devions pas mettre trop d’eau dans notre vin, — autrement ce n’était plus qu’une « aouée, » — ni répandre par terre les miettes de notre pain : cela s’appelait « faire des grémiottes, » — ni avaler notre potage par trop petites cuillerées : cela s’appelait « cueilleroter, » — ni « triger » les asperges, c’est-à-dire les presser avec nos doigts, pour en exprimer le jus. Enfin, quand nous n’étions pas exacts pour l’heure du dîner, l’excellente femme nous avertissait, en prenant sa grosse voix, que, la prochaine fois, nous trouverions « le torchon au pot. » Ou bien, pour nous attraper, ou décevoir notre gourmandise, elle nous annonçait comme dessert « un petit rien entre deux plats. » Là-dessus mon imagination travaillait. Ce « petit rien » était pour moi une friandise extraordinaire, qui se servait dans un plat spécial soigneusement recouvert d’un autre plat, pour en conserver tout l’arôme...


Laveuses, qui, dès l’heure où l’Orient se dore,
Chantez, battant le linge aux fontaines d’Andorre !


Seul, le poète de la Légende des Siècles a pu percevoir les chants mélodieux des laveuses d’Andorre. Avec plus de vrai- semblance, Homère compare le ramage des servantes, dans l’Odyssée, aux jacassemens insupportables des grues du Caystre. Nos laveuses, à nous, ressemblaient fort à ces servantes homériques. Nul n’a jamais entendu leurs chants. Mais, telles des oies criardes, elles faisaient, autour de leur lavoir, une rumeur perçante qui se répandait au loin. Cette rumeur, scandée par les coups des battoirs, expirait soudain dans la ferveur et le vacarme du battage, pour reprendre bientôt sur un ton plus aigu, en un ensemble assourdissant, comme dans les basses-cours, lorsque tout à coup, sur un signal mystérieux, toutes les volailles se mettent à s’égosiller de concert. Puis, cela retombait, et l’on ne distinguait plus que le roulement des battoirs qui sonnaient sur les planches comme un temps de galop sur une piste sonore. Lorsque, petits garçons, nous traversions le Pont-Rouge, d’où nous dominions les baquets de nos laveuses, nous ne manquions jamais d’imiter le sifflement des oies, pour narguer ces bavardes infatigables : ce qui nous valait une bordée d’injures et la menace d’une fessée par les terribles battoirs, brandis contre nous au bout de poignets vigoureux. Mais nous les « bisions » de plus belle, en fuyant à toutes jambes.

« Biser, » c’était se croiser les deux index et se les passer l’un sur l’autre, en sifflant et en tirant la langue, à la façon des jars en colère. Ce petit manège avait le don de mettre en fureur ces chères laveuses, comme une allusion personnelle qui les couvrait de ridicule. De fait, j’ai revu plus tard une de ces vieilles braves femmes, toute cassée, toute ridée, toute branlante. Mais, dans cette décrépitude, sa redoutable langue de laveuse était restée vivace et gaillarde. Pareille à un dard, elle sortait à demi de la bouche édentée, prête à transpercer quelqu’un de sa pointe acérée. D’avance, elle en frétillait d’aise, et, rouge, marinée, recuite dans les petits verres d’alcool, elle flambait encore comme un brandon de discorde.

Cependant, ces rudes travailleuses, dont nous nous moquions, étaient fort considérées de nos mères. C’étaient des personnages d’importance, indispensables à l’économie domestique. Les lessives, qui n’avaient lieu que deux fois par an et qui supposaient des armoires bourrées de linge, devenaient de véritables solennités du foyer, dont les laveuses étaient les humides prêtresses. On s’assurait leur concours longtemps d’avance. Il y fallait déployer une véritable diplomatie. Quelquefois, on se les débauchait mutuellement. Enfin, c’était toute une affaire que de les réunir au complet pour le jour dit : c’est pourquoi on les flattait, on les circonvenait, on les comblait d’attentions. Aussi, quelle joie et quel orgueil, quand on pouvait annoncer à ses connaissances :

— Vous savez, je fais ma lessive, lundi prochain... Quel tracas ! Pensez ! j’ai huit femmes !

Quand on avait douze femmes, cela devenait tout à fait admirable. Les gens sortaient sur le pas de leur porte, pour admirer la pompe du défilé, lorsque les douze laveuses, ruisselantes et ployées sous leurs hottes, comme des cariatides, remontaient la grand’rue, l’une derrière l’autre et à pas comptés. On disait avec un frémissement d’émotion respectueuse :

— C’est la lessive de Mme Une Telle !...

Et, après avoir dénombré les figurantes de cette procession aquatique :

— Pensez ! il y a douze femmes !...

Soufflant comme des bêtes de somme, les porteuses de hottes atteignaient enfin le logis, terme de leurs fatigues. On les attendait dans la cuisine, où d’immenses tables étaient préparées pour l’étendage et le pliage du linge. Si ces dames étaient en retard, à peine osait-on y faire une allusion timide, tant on avait peur de les courroucer ! On était plein de prévenances pour elles, on les appelait par leurs prénoms, en y mettant une nuance affectueuse :

— C’est vous, Zazette ? Vous en avez, une bottée sur le dos !... Ah ! l’intrépide !

Ou bien on affectait de les plaindre :

— Ma pauvre Lalie, comme vous voilà « hodée !... » Et vous, Marguerite, vous êtes « crantée... » Mélanie, vous n’en pouvez plus : vous en avez plein vos traits !

En effet, — la comparaison tombait juste, — ces laveuses étaient fortes comme des chevaux. Dès qu’elles avaient déposé leurs hottes, on leur versait à chacune un plein verre de vin. Puis venait un repas copieux. Elles engloutissaient la nourriture : des miches entières y passaient. Enfin, après le café, on leur donnait « la goutte. » Nul ne s’entendait comme elles à siffler un petit verre. Leurs langues affilées s’insinuaient dans les vases les plus étroits et y tarissaient l’eau-de-vie de marc avec une promptitude merveilleuse.

Ma grand’mère, débordée par le souci de ses enfans, ne pouvait apporter à ces cérémonies ménagères l’intérêt et la passion qu’y mettaient les personnes oisives. C’est tout au plus si elle se préoccupait de faire solidement établir dans la buanderie, sur des cales exclusivement réservées à cet usage, le grand cuveau à lessive, quelquefois flanqué d’un récipient plus petit, qu’elle appelait, sans nulle déférence, le « cuvion ovale. »

De même pour la cuisine et tout le ménage : elle se voyait obligée d’en abandonner le soin aux servantes. L’essentiel, à ses yeux, c’était que les rôtis ne fussent point trop « rameuchis, » ou encore « happés » par la chaleur âpre du four, ou enfin les légumes trop « débrôlés. » Elle ne raffinait pas non plus sur le soin du linge et des appartemens. Pourvu qu’il n’y eût pas de « frandouilles » aux serviettes, ni de « minons » sous les meublés, — c’est-à-dire ni effilochages, ni duvet, elle se tenait pour satisfaite. Des meubles solides et carrés, — les commodes Empire avec leurs pesantes applications de cuivre, les lits en bateau de l’époque Louis-Philippe avec leur placage d’acajou bien luisant, contentaient tous ses désirs de luxe et de magnificence. D’ailleurs, les bibelots n’étaient pas de son temps. Quand, vers la fin du second Empire, ils commencèrent à envahir les maisons bourgeoises, elle ne cessait de pester contre ces inutilités sans valeur, qui lui dérangeaient son esthétique :

— Enlevez-moi ces « totés ! » disait-elle à ses filles : ce ne sont que des ramasse-poussière !

Dans sa brasserie, elle avait tant à faire, à surveiller, à commander, à gourmander, qu’il ne lui restait vraiment plus de loisir pour les vaines élégances. Outre sa maison, il lui fallait encore s’occuper des remises, des jardins, du pigeonnier, de la basse-cour, qu’elle nommait la « quênerie. » Au milieu de tous ces tracas, ses seuls momens de récréation étaient les jours où elle avait la repasseuse, ou la couturière. Celles-ci étaient deux fonctionnaires attitrées de la maison, où elles venaient à jour fixe. La couturière surtout, — une parente pauvre, — faisait la joie de ma grand’mère. Elle lui contait tous les cancans de la ville, lui apportait des nouvelles de tout le pays environnant, tant ses relations étaient étendues et brillantes ! Nul n’était ferré comme elle sur les généalogies, les alliances, les héritages. Elle annonçait les morts, généralement dues à une congestion :

— Vous ne savez pas ?... Mme Z... vient de mourir d’une attaque. Ce sont les X... qui héritent : les Y... n’auront rien !...

Et, sur le récri de ma grand’mère, elle prononçait péremptoirement :

— Eh bien ! oui, n’est-ce pas ? ils ne sont pas du même « toquage ! »

Cette excellente Delphine ! (c’était le nom de cette incomparable couturière), je l’ai très peu connue. Mais j’ai sous les yeux une photographie qu’elle s’était fait faire, — à Metz, chez Oulif, peintre-photographe, rue des Jardins, — désireuse de léguer à la postérité une image agréable de sa personne... Devant une table à colonnes torses et un pan de rideaux somptueux, elle minaude dans une jupe de soie noire à manches « engageantes » et à manchettes de mousseline bouffantes, le corsage boutonné jusqu’au menton, sous un petit col blanc, que ferme une broche en camée. Une de ses mains est appuyée sur le creux de son estomac, et l’autre, négligemment, tient une fleur et un mouchoir de dentelle déployé...

Ma grand’mère aimait beaucoup cette vieille fille, qui savait si bien conter les histoires. En récompense de ses commérages, elle lui faisait préparer des petits plats. Elle la choyait, la dorlotait. Car non seulement celle-ci déjeunait et dinait à la maison, les jours où elle y travaillait, mais, à quatre heures, selon l’expression consacrée, elle « recinait. » Quand elle avait défilé son chapelet de nouvelles, ma grand’mère lui disait d’un petit air affriolant :

— Delphine, je vous ai fait faire une surprise pour le goûter... Vous aurez des « gamirons ! »

Les « gamirons » étaient une espèce de beignets, que je crois bien n’avoir jamais mangés qu’à Briey et chez ma grand’mère, laquelle en détenait la recette depuis longtemps perdue, comme le nom lui-même de cette friandise. On les apportait tout chauds, sortant de la poêle, sur une « volette » d’osier. Et je vois encore Delphine, la couturière, tout en croquant ses « gamirons, » tapoter son corsage pour en expulser les miettes et passer une langue gourmande sur ses lèvres duvetées et blanches de sucre...


Comme les femmes du XVIIIe siècle qu’elle avait connues, ma grand’mère adorait la conversation, non pas le papotage féminin, qui est de toutes les époques et de tous les milieux, mais la conversation grave, cérémonieuse, celle pour laquelle on s’habille, on se met en frais et en représentation, pour laquelle enfin on « est sur son pied. » Être sur son pied, c’était être en grands atours et en parade, comme des poupées habillées sur le pied de bois qui les maintenait debout derrière la vitrine des marchands de jouets. A Briey, on salonnait énormément, en ce temps-là, et on se mettait volontiers sur son pied. A côté et au-dessus des « coiroïls » populaires, les bourgeois et les hobereaux de l’endroit avaient leurs petites réceptions assidues. Ma grand’mère ne put y participer régulièrement que vers la fin de sa vie, lorsqu’elle prit, si je puis dire, sa retraite. Mais elle avait de la tradition et elle s’était fait la main de longue date ! Elle savait écouter. A peu près dépourvue de personnalité, elle n’éprouvait aucune envie de briller et laissait parler son monde indéfiniment, avec une patience qui faisait mon admiration. Et même, je suis sûr qu’au fond elle en était enchantée. En prêtant l’oreille aux palabres de ces odieux raseurs, en s’installant quotidiennement à heure fixe dans son fauteuil pour les recevoir avec ses papillotes, son bonnet à rubans violets, son « couvot » ou sa « marchette » sous ses pieds, elle avait conscience de remplir un devoir social, auquel une personne de sa condition ne pouvait pas se dérober. Quand elle plaçait son mot dans la conversation, c’était généralement une expression imagée, sortie toute vive du terroir, un mot drôle, mais qui ne venait pas d’elle, qu’elle avait recueilli, soixante ans plus tôt, sur les lèvres d’une aïeule, d’un fermier, d’un vieux serviteur et que sa mémoire docile avait gardé. Elle était dépourvue de malice : naïvement, elle s’étonnait de tout. Son exclamation favorite était : « Peut-on ! » pour : « Est-ce possible ! » — qu’elle répétait à propos des choses et des événemens les moins extraordinaires. Sans nulle fantaisie, sans humour, sans imagination d’aucune sorte, elle donnait pourtant l’impression de tout cela, rien qu’en laissant parler en elle les voix de la terre et de la race. Ce n’était pas elle qui parlait, c’était, par sa bouche, toute une petite ville moqueuse, caustique, prompte à éplucher le voisin, à saisir le ridicule, et qui sentait encore la rudesse de la campagne toute proche.

Lorsque je l’ai le mieux connue, elle passait ses après-midi, embusquée derrière les rideaux de sa salle à manger, le dos tourné à la « cheminée prussienne, » qui ronflait d’un beau feu clair. En face, sur une haute crédence en noyer ciré, les lampes Carcel, coiffées d’un bouchon à papillotes, qui s’étalaient sur leurs globes comme des perruques « louisquatorziennes, » se faisaient vis-à-vis cérémonieusement. Sa boite à ouvrage (car elle cousait encore de temps en temps) bâillait, à ses côtés, sur une chaise, ou sur un guéridon. Elle commençait par lire la « gazette, « en quête d’un beau fait divers bien émouvant ; mais, très vite fatiguée de sa lecture, elle rentrait ses lunettes dans l’étui et posait le tout sur l’appui de la fenêtre, habituellement garni d’un faux parterre en laine frisée, pour imiter la mousse, et tout fleuri de liserons et de grosses roses faites au crochet. Ce parterre artificiel, avec sa flore éclatante, excitait mon admiration. Mais il était moins émaillé de fleurs que hérissé d’une foule d’objets piquans et très durs, aiguilles à tricoter, épingles et ciseaux qui se dissimulaient sournoisement sous sa toison moutonnière, comme des vipères sous le gazon. Je n’osais pas y toucher. Je me bornais à contempler ce jardin merveilleux, tandis que ma grand’mère, soulevant à demi le rideau de mousseline empesée, épiait les allées et venues des passans. C’était son théâtre à elle. De là son regard tombait tout droit sur le parvis de l’église, de sorte qu’elle pouvait suivre, de son fauteuil, les cortèges de mariages et d’enterremens. Les dimanches, elle assistait aux sorties de vêpres, qui, en ce temps-là, étaient très courues et très élégantes. Rien ne lui échappait, aucun détail de toilette, aucun ridicule de costume ou d’attitude. Cependant, elle n’était nullement médisante. Personne ne montrait plus de bienveillance à l’égard du prochain. Quand on venait lui conter quelque sotte histoire sur une de ses connaissances, par principe elle refusait d’y croire et elle fermait la bouche aux cancanières, en leur disant d’un petit ton sec :

— Taisez-vous ! Tout cela, ce sont des « dâdées ! »

Mais cela ne l’empêchait point de prendre un vif plaisir à la petite comédie inconsciente que lui donnaient journellement ses contemporains, — simples passans ou visiteurs. Le dimanche surtout, dès que le dernier coup des offices avait sonné, elle était à son poste, et, à mesure que les fidèles pénétraient sous le porche de l’église, ses exclamations gouailleuses les silhouettaient au passage.

— Diantre ! Mademoiselle une Telle !... Quelle « grimacière !... » Et sa mère ! se mettre en blanc ! A son âge ! Peut-on !... Ah ! C’est « une belle au jour !... » Je vous demande ! Madame Chose, à soixante-quinze ans, oser encore sortir « en taille ! » Qu’elle coure se cacher ! C’est ma tante Aurore !... Regardez-moi le chapeau de madame X... !... Quelles plumes ! Ce n’est pas étonnant ! il paraît que son mari gagne de l’or en barre dans son étude de tabellion !.. Voilà ce que c’est que de passer tout son temps à sa toilette ! Elle est en retard pour la messe ! Elle n’arrivera plus qu’au dernier malo !…

Les jours de neige et de verglas, l’observatoire de ma grand’mère devenait tout à fait amusant. Les gens glissaient malgré leurs socques fourrés, perdaient l’équilibre et s’étalaient au beau milieu de la place. Certaines fois, c’était une petite vieille demoiselle en chapeau cabriolet, dont la bosse miroitait sous le satin d’un gros manteau ouaté et capitonné, qui s’avançait à pas si menus, si réguliers, qu’elle semblait couler sur le pavé. Ma grand’mère, qui la guettait derrière sa croisée, s’écriait tout à coup, en pouffant :

— Ah ! voilà cette pauvre Clorinde, qui vient de faire « le cul de bourrée » sur la glace !…

La chute était inoffensive, tant la vieille demoiselle se trouvait matelassée de fourrures. Dans son embuscade, l’autre vieille en riait d’un petit rire d’enfant qui ne s’arrêtait plus, qui devenait un fou-rire, une véritable convulsion de gaieté, et qui la faisait pâmer d’aise.

Elle n’épargnait pas plus les hommes que les femmes :

— Eh mais ?… il me semble que je reconnais le « faufilé ! » disait-elle, en apercevant un vieux monsieur, contemporain de son propre mari, un long squelette si mince, si transparent, qu’il semblait n’avoir plus que le souffle.

Le « faufilé ! » C’était un surnom du vieux temps, qui remontait à une antiquité si haute, que personne ne savait plus ce que cela voulait dire. Quand on interrogeait ma grand’mère à ce sujet, elle répliquait d’un air entendu :

— Eh bien ! oui, n’est-ce pas ! Ç’a toujours été un avorton : il n’était que faufilé, il n’était pas cousu comme les autres hommes !…

Ceux-ci, elle les divisait par catégories, ayant chacune son étiquette plaisante. Tout au sommet de la hiérarchie masculine, se pavanaient « les mirliflores » et « les fashionables. « Puis venaient les gros rentiers du pays, tout bouffis de graisse et sanglés dans des redingotes de coupe surannée et vaguement grotesque :

— Un beau mardi gras ! disait ma grand’mère, en haussant les épaules.

Les fermiers endimanchés et les propriétaires campagnards étaient invariablement traités de « Colas de village. » Le jeune paysan prétentieux, qui essayait d’en faire accroire aux gens de la ville, se voyait blasonné de l’épithète de « beau Jacques. » Mais cela se disait aussi des amoureux transis :

— Ah ! il a bonne mine ! C’est un beau Jacques !...

Enfin, au dernier degré de l’échelle, il y avait le « pochi, » — le « pochi, » digne de toutes les risées, de toutes les rebuffades et de tous les mépris ! C’était le type de parfait goujat, gros rustre en blouse, à la figure rubiconde quelque peu marquée de petite vérole, et traînant après ses grègues toute la crotte de son hameau, — ou bien bourgeois mal élevé, grossier, absolument infréquentable.

D’autres catégories burlesques étaient désignées par des expressions qui n’avaient pas changé depuis le moyen âge, qui étaient une survivance des mystères de la Passion et de la vieille scolastique universitaire. Un boulanger, long et osseux, à la face blême et au des rond sous son tricot enfariné, venait-il à descendre la petite rue en pente, le « gripet » qui passait sous les fenêtres de ma grand’mère, celle-ci le coiffait incontinent du nom de « Grand Nicodème. » Un maigre séminariste, aux cheveux en baguettes de tambour et tout empêtré dans sa première soutane, ne pouvait être qu’un « grand quoniambonus. » Il y avait d’ailleurs une foule d’autres locutions analogues, qui n’étaient pas précisément locales, mais que le fameux mystère représenté à Metz en 1437 avait certainement popularisées dans le pays : « pleurer comme une Madeleine, — vieux comme Hérode, — aller d’Hérode à Pilate. » — En ce moment, alors que les Allemands occupent encore le bassin de Briey, il n’est sans doute pas inutile de faire remarquer que toutes ces façons de dire, usitées depuis des siècles par nos aïeux, sont strictement françaises.


Sous ces vieux mots il y avait aussi des façons de sentir très particulières, qui se sont perpétuées chez nous jusqu’à ces derniers temps. Et parmi elles le trait le plus saisissant, c’est peut-être cette peur du ridicule, que les Allemands ne possèdent à aucun degré et que nos gens de Briey poussaient jusqu’à l’excès. Et c’est encore la crainte de se singulariser, l’effroi de tout ce qui pourrait ressembler à une originalité quelconque, le tout joint à un sentiment très vif de l’indépendance et de la dignité individuelle.

Mise en verve par les petits travers extérieurs des étrangers, ma grand’mère n’épargnait point les brocards à son entourage, à ses filles, à ses nièces, à ses petits-enfans. Les toilettes des uns et des autres étaient examinées et jugées par elle dans un esprit sévèrement hostile à toute prétention. Je me rappelle que, vers 1878, lorsque c’était la mode pour les dames de se coiffer « à la chien, » ou d’avoir des frisures sur le front, elle ne manquait jamais de rabrouer une de nos cousines qui abusait vraiment du bigoudi :

— Ah ! tu as bonne mine avec tes « chirouïlles » sur le nez ! Ou bien, comme ses souvenirs commençaient à se brouiller,

elle confondait les frisures « à la chien » avec les boucles qui s’étaient portées sous le Directoire et le premier Empire. Lorsque ma cousine, calamistrée de frais, s’approchait de son fauteuil, elle chaussait ses lunettes, et, après l’avoir dévisagée un instant, elle faisait une moue désapprobatrice et elle soupirait :

— Te voilà coiffée « à la Titus !... » Qu’est-ce qu’il faut voir, mon Dieu !

Pour elle, cette coiffure « à la Titus » évoquait l’idée des pires dévergondages. En fait de danses, elle réprouvait également la gigue, qui en ce temps-là faisait fureur, comme d’ailleurs la plupart des danses étrangères qui l’avaient tour à tour scandalisée à l’époque de leur première nouveauté : la valse, la mazurka, la polka. Je l’ai entendue longtemps citer avec une nuance de blâme la jeune personne « évaltonnée, » qui avait rapporté de Paris la polka et qui l’inaugura chez nous, au grand mécontentement des vieilles dames. La catchucha [3], danse espagnole, probablement introduite à Metz par les hussards de Lassalle, symbolisait à ses yeux les entrechats et les débordemens les plus orgiaques. Lorsqu’une cuisinière un peu brutale, ou prise d’une fureur soudaine, saccageait tout dans sa cuisine, ma grand’mère s’indignait :

— Peut-on !... La voilà qui fait danser la catchucha à nos casseroles !

Enfin elle censurait tous les excès, jusqu’à la couleur trop voyante d’un ruban ou d’une étoffe : une jupe vert tendre était qualifiée par elle de « beau vergoso ! » — Un « beau trimâzô » désignait une personne outrageusement parée, ou qui s’était livrée à une véritable débauche de mauvais goût. L’excès même dans la laideur lui semblait une chose inconvenante, qu’on ne se permet pas quand on est bien élevé. Elle refusait d’y arrêter sa vue ou sa pensée :

— Mademoiselle Une Telle ?... Qu’elle coure se cacher ! c’est un « monin ! »

Il n’était pas jusqu’aux embonpoints qui ne dussent, pour elle, observer une certaine mesure. Un monsieur qui se singularisait par un trop gros ventre excitait immédiatement ses sarcasmes :

— Quelle indécence ! ricanait-elle : il ne peut plus se baisser !

Les jeunes filles qu’on traitait inconsidérément de « musiciennes » ou qui affichaient des ambitions « artistes » étaient renvoyées par elle à leurs chiffons :

— Elle chante comme une perdue ! gémissait ma grand’mère : elle me rend moitié sotte ! Elle ne fait que « russonner » du matin au soir !... Que voulez-vous, c’est une « bayâte ! »

« Bayâtes » aussi les chanteuses des rues, qui s’arrêtent devant les maisons avec un orgue à manivelle ! Et non moins « bayâts » les gens qui ont l’habitude de crier, de s’emporter en paroles. Elle disait de son mari :

— Ah ! c’était un fameux « bayât ! »

Mais ce qui dominait toutes ces petites critiques, c’était la défiance instinctive et héréditaire du Lorrain : la terreur d’être dupe. Invariablement, chaque fois que nous lui faisions part d’un projet un peu téméraire, à son avis, d’une affaire peu sûre, d’une liaison risquée, elle s’empressait de déclarer :

— Prends garde ! Sinon, c’est moi qui te le dis : tu seras le « dabô ! »

Un mot que je lui entendis prononcer tout enfant, dont je me suis toujours souvenu et qui emprunte aux circonstances actuelles un accent tragique, ce mot exprime pour moi toute la douloureuse et stoïque résignation de notre Lorraine sans cesse rançonnée et torturée par le reitre qui passe. Un jour que je me plaignais d’un de mes professeurs, qui m’avait infligé une punition imméritée, elle me répondit assez durement :

N’empêche : il faut obéir ! Qui est maître est maître !


Tous ces dictons, toute cette petite sagesse, un peu âpre et prosaïque, du terroir, tout cela n’était pas elle. Je ne saurais trop le répéter : cette pauvre grand’mère n’eut pour ainsi dire pas d’existence personnelle. Elle n’en eut pas, parce que toute sa vie se passa à se donner et à donner. Elle se donna à ses enfans d’abord, chair et sang, corps et âme, — puis à ses proches, à ses amis, à ses domestiques, au premier pauvre qui entrait. Elle était la Mère aux jupes de qui l’on se suspend, dont l’unique tâche est de rassasier les bouches qui demandent. En vraie maîtresse de maison, elle se sentait charge d’âmes. Avec n’importe qui, son premier geste était d’offrir. Elle avait, comme on dit, le cœur sur la main. D’une génération à l’autre, les enfans de ses serviteurs venaient frapper à sa porte, sûrs d’y trouver l’accueil et le réconfort. Elle avait habillé les pères et les mères, cousu les petits bonnets, préparé les langes des nouveau-nés. Pendant plus de cinquante ans, elle avait tenu table ouverte, hébergeant les riches et les indigens, les intimes et les inconnus, qu’on ne reverrait plus jamais, dressant des lits pour le passant, lui glissant un viatique dans la main. Pauvre vieille grand’mère, elle n’a pas fait fortune à ce métier ! Je songe à elle, en ce moment, le cœur gros de tendresse et de reconnaissance, et aussi d’une angoisse qui ne prendra fin qu’avec la victoire et la paix françaises. Dans ce petit cimetière de Lorraine où elle dort son dernier sommeil, s’est-elle réveillée d’horreur et d’effroi en entendant sonner encore une fois autour de sa tombe les talons des bottes allemandes, en reconnaissant, dans les insulteurs et les bourreaux de son pays, les descendans de ces étrangers qu’elle a reçus à son foyer, avec qui elle a partagé son pain, — et, prise de dégoût devant une telle bassesse d’âme, se repent-elle d’avoir été, comme notre France insoucieuse, bonne jusqu’à l’oubli de soi-même, généreuse jusqu’au dénûment ?...


LOUIS BERTRAND.

  1. Voyez la Revue des 15 août et 1er septembre 1913, 1er décembre 1916.
  2. M. Martial Bouvier de La Motte, à qui je dois tous les renseignemens généalogiques dont je me suis servi dans les pages qui précèdent.
  3. Exactement, en espagnol, cachucha.