L’Éternel masculin

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L’Éternel masculin
La Revue mondiale - 15 août 1928 (extrait L’Éternel Masculin) (p. 399-402).

L’Éternel Masculin

Conte

Ravissante autant que sa robe loqueteuse et du dernier cri, la toute jeune Mme Gertrude, traversant en coup de vent la salle à manger et le salon, s’arrêta net au seuil du boudoir de son amie Gina. Qu’a donc cette grande fille à rester là comme figée sur sa chaise ?

— C’est moi, s’écria la jeune femme. Tu ne m’attendais pas ?

— Mais non, fit l’autre, un peu étonnée. Elle était longue, svelte et pâle, les yeux sérieux, la bouche mince, un brin de moquerie mal dissimulé au coin des lèvres. Je te voyais courir la campagne avec ton Gustave.

— Jamais de la vie. Mon Gustave reste bel et bien figé dans son bureau, enfoncé jusqu’au cou dans ses vieilles paperasses. Pas moyen de l’en sortir. Il est insupportable. C’est à ne plus y tenir.

La jeune fille eut un sourire : — Vraiment ? Et pas plus tard que la semaine dernière tu te prétendais la plus heureuse des femmes. Tu te dis faite pour le mariage et trouve quand même le moyen d’embrouiller les choses en te fâchant avec tous tes maris.

Mme Gertrude se laissa tomber dans une bergère : — Tous mes maris… Tu y vas toi… Il n’y a que Oscar et Gustave autant que je sache… À t’entendre on dirait que j’ai été mariée une dizaine de fois.

— En effet, deux cela doit être suffisant.

— C’est même trop. Au fond, on ne se marie qu’une fois, tout le reste est de la blague… Est-ce que tu le vois toujours ?

— Qui donc ? fit Gina, le visage impassiblement fermé.

— Mais Oscar… mon mari.

La jeune fille parut un peu décontenancée :

— Sincèrement, Gertrude, tu devrais t’habituer à le désigner autrement, il me semble. Voilà deux ans que vous êtes divorcés et près d’un an que tu es remariée de la façon la plus heureuse comme tu le laisses croire, du moins quand tu es bien lunée.

— Bien lunée ou pas, ça n’a rien à faire avec ce que nous disions… Ainsi, de temps en temps, il vient te voir… Et de quoi parlez-vous ?

— Mais… de toi… Il t’a aimée et sous beaucoup d’aspects tu lui es restée une énigme.

— Pauvre Oscar, l’éternel féminin l’occupe donc toujours ? Et tu le trouves toujours éloquent ?… Oui ?… Quel dommage de ne pas être là à vous entendre. Il n’y a pas à dire, ça lui a fait du bien d’être resté en voyage pendant quelques mois… pas trop longtemps…

— Mais assez pour te permettre de te remarier en paix…

— En paix ? Tu crois que ça se fait en paix toi ? Mais quand je te dis que c’est tout le contraire… Au fait, je m’étonne d’être passée par deux mariages et un divorce et d’être toujours de ce monde.

— Il n’y a que le premier pas qui coûte.

— Qu’en sais-tu toi ? fit la jeune femme en étendant la main pour saisir un bouquet de roses devant lequel elle était en admiration :

— Ma petite, je suis venue chez toi afin d’avoir un peu de trève… Ici on respire le calme… On dirait que l’air est chimiquement purifié de tout ce qui s’appelle l’homme. Comme je t’envie… Tu es toi… je ne dis pas tout à fait sans vibration sexuelle mais presque.

— Merci.

— Il n’y a rien de mal à cela, au contraire. Vivre dans la tranquillité neutre c’est ce qu’il y a de plus heureux pour une femme. Le monde est plein de troubles… ah ! si tu savais… Des fois, je me défie de tout sous le soleil sans faire exception de moi-même, je te prie de le croire, mais de toi, jamais. Tu es calme comme la Mer Morte pour ce qui nous touche nous autres. Tu regardes couler la vie sans en faire plus ample connaissance et tu as bien raison après tout. Mais ce qui m’étonne et me charme c’est que tu as assez de perspicacité féminine pour me comprendre par exemple… Et ce n’est pas peu de chose.

— En effet.

— Tu te moques de moi, ma petite Gina, dit Gertrude en souriant à son amie. Tu as tort. Toutes mes expériences, vois-tu, je les fais un peu pour toi… pour me réfugier ici me disséquer l’âme sous tes yeux. Tu sais qu’en somme je ne suis pas trop mal tombée dans mon second mariage. Tu connais Gustave et combien il aime ma petite Iris… J’ai tout pour être heureuse, mais je ne peux pas oublier que ma fille est l’enfant d’Oscar… Figure-toi… en embrassant la petite je l’embrasse lui. Iris a son regard, sa bouche et ce léger tremblement des lèvres qui devient une telle séduction en amour… Il me semble voir ses mains, entendre sa voix… Mais c’est folie de se rappeler combien on a été faible.

— Faible ? répéta la jeune fille. Je ne trouve pas, Gertrude. Souviens-toi que, pendant longtemps, tu ne voulais pas le voir.

— Évidemment… Un homme qui vous trompe ne mérite aucune pitié.

Mlle Gina mit sa main sur le bras de son amie :

— Es-tu vraiment sûre de ce que tu dis ?

— Comment si j’en suis sûre ? On voit bien qu’il a pris de l’influence sur toi… Mais c’est la loi des contrastes… Je me demande cependant ce que tu vois en lui, toi qui n’as aucun sens de l’éternel masculin.

— Qu’en sais-tu ?

— Toi ? Mais ça se sent, s’écria la jeune femme, c’est dans l’air ambiant. L’amour ne te dit rien, mais tu es née pour les confidences et, tu sais, je l’ai vu…

— Qui donc ?

— Lui, mon mari.

— Mais, dit la jeune fille, un petit sourire aux lèvres, je le croyais enfoncé jusqu’au cou dans ses paperasses.

Mme Gertrude fit un mouvement d’impatience :

— Allons donc, pas Gustave. Je le laisse où il est… Je parle d’Oscar… Je viens de le croiser ici sur le boulevard, à deux pas de ta porte… Mon cœur s’arrêta dans ma poitrine… Et j’entendis un bruit comme le battement de grandes ailes… C’était l’amour qui redescendait sur nous… sur moi… Oscar a passé sans rien dire. Le comprends-tu ? Me l’expliqueras-tu ?

— Voyons, Gertrude, maintenant que tu es à un autre…

— Je l’avais oublié, soupira la jeune femme.

— Il ne l’avait peut-être pas oublié, lui, murmura Gina. Et il se pourrait que…

— Que quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire avec toutes tes réticences ? s’inquiéta la visiteuse un peu sèchement.

— Mais il se dirigeait probablement chez quelqu’un qui l’attendait.

Les deux amies s’étaient levées et Gertrude s’approcha de la jeune fille :

— C’est-à-dire qu’il venait te voir. Ne me cache rien, Gina.

— Je n’ai rien à te cacher… Comme je te le disais, il vient de temps en temps…

— Pour parler de moi, n’est-ce pas ?

— Oui… Me sachant ton amie, il avait cette habitude, surtout au commencement. Vois-tu… les hommes…

— Mais c’est le comble, s’écria Gertrude. Maintenant c’est elle qui me renseigne à leur sujet… Ça ne te va pas, tu sais. On est de son sexe où on ne l’est pas.

— C’est possible, balbutia l’autre. M’avais-tu assez seriné que je manquais absolument de tempérament. J’avais fini par me l’imaginer et lui aussi.

— Lui ? Qui ?

— Mais… ton premier mari… Oh ! Gertrude, il ne faut pas m’en vouloir… Nous avons tant parlé de toi que tu as tout transformé, moi comme le reste… Et je l’attendais tout à l’heure quand tu es arrivée.

— Tu attendais mon ancien mari et c’est pour ça que tu m’as si mal reçue ?

— Mal… Peut-on dire… Je t’expliquerai tout, c’est sérieux pas décidé… pas encore…

— Et maintenant c’est fait ? ricana la jeune femme en se dirigeant vers la porte. Toutes mes félicitations, les amoureux !

— Gertrude, mais Gertrude, n’oublie pas que c’est toi qui nous a rapprochés… en paroles du moins… Si Oscar a fini par s’attacher à moi, c’est à cause de toi.

Mme Gertrude se retourna sur le seuil, un éclair jaillissant des yeux :

— Voilà ce qu’elle a le toupet de me dire… C’est exquis tout simplement… Et je vous donne ma bénédiction, mais à cette condition que je ne vous voie pas, que nous ne me voyez pas et que jamais, au grand jamais, je ne fasse plus les frais de la conversation entre vous deux… Tu auras assez à te débrouiller toute seule avec, je le connais, va…

Jane Gernandt-Claine