L’Éternelle Allemagne/04

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L’Éternelle Allemagne
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 396-433).
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L’ÉTERNELLE ALLEMAGNE
D’APRÈS LE LIVRE DE M. LE PRINCE DE BÜLOW

IV[1]
DE LA MISÈRE A L’APOGÉE

» Il faut, dit M. de Bülow, avoir vécu à l’étranger pour apprécier complètement ce que l’Allemagne et, en particulier, la Prusse possède dans le corps de ses fonctionnaires. Formé par de grands souverains et d’éminens ministres avec la précieuse matière de dévouement, de conscience, de goût du travail et de force de labeur que l’on trouve chez nous, ce corps a rendu d’incomparables services dans tous les domaines. Si le pays entre les Alpes et la Baltique, la Meuse et Memel, s’étend aujourd’hui comme un jardin bien tenu sous les yeux de l’Allemand rentrant dans sa patrie, nous le devons pour une grande part à notre corps de fonctionnaires. »

M. de Bülow connaissait les « défauts héréditaires » qui déparent les « qualités traditionnelles » de ce fonctionnarisme prussien ; il souhaitait que ces admirables serviteurs de l’Etat eussent un coup d’œil plus juste, une pensée plus compréhensive, un jugement plus éclairé, surtout, un plus grand respect de la liberté et quelque humanité dans leurs rapports avec toutes les classes de la nation : « La rancune contre l’Etat, qui est coutumière en Allemagne, est presque inconnue en Angleterre : c’est que, là-bas, on réprime sans pitié toute perturbation de l’ordre public ; mais on y évite avec un soin méticuleux les mesquines chicanes qui gênent la liberté et les aises des individus. » Mais combien ces petits défauts semblaient à M. de Bülow pardonnables, quand il considérait l’ensemble de l’œuvre et les résultats les plus certains, ou du moins les plus apparens ! Après quarante années d’existence, c’est l’empire du Hohenzollern et son administration à la prussienne qui lui semblaient avoir fait de l’Allemagne l’Etat le mieux tenu de l’Europe, le mieux aménagé pour les besoins de la communauté, sinon le mieux adapté aux aises et aux libertés des individus. Grâce à l’Empire, la pauvre Allemagne de 1871, qui nourrissait misérablement 41 millions d’habitans, était devenue en 1914 une terre de richesse et d’abondance, où 65 millions d’hommes semblaient trouver aisément leur vie, en étalant ce luxe, cet insoucieux gaspillage de l’argent et ces plantureuses habitudes de table qui les suivaient sur la terre étrangère. La Statistique annuelle de l’Empire allemand, Statistisches Iahrbuch für das deutsche Reich, offrait le merveilleux inventaire de ce progrès constant :


POPULATION DE L’EMPIRE (en millions d’habitans)


1871 1880 1890 1900 1910
41 45,2 49,4 56,3 64,9

En 1871, la population allemande était de même densité à peu près que la nôtre aujourd’hui : 75 habitans au kilomètre carré. En 1910, la sablonneuse, forestière et marécageuse Germanie d’autrefois atteignait et dépassait le chiffre moyen de l’Italie, mère des riches moissons : 120 habitans au kilomètre. Elle ne perdait presque plus d’émigrans : en 1881, 220 000 Allemands s’en étaient allés chercher pâture et se fixer au dehors ; l’année 1912 n’en voyait plus partir que 18 000. De 1871 à 1894, l’émigration avait enlevé à l’Empire deux millions et demi d’affamés ou de mécontens, soit une moyenne annuelle de cent dix mille individus au moins ; de 1894 à 1913, l’émigration ne prenait plus que 550 000 Allemands, — soit une moyenne annuelle de vingt-huit mille au plus, — et qui s’en allaient au dehors chercher moins à vivre qu’à placer les marchandises, les inventions et les capitaux de la mère patrie. Donc, soixante-cinq millions d’Allemands trouvaient dans l’Empire et grâce à l’Empire un travail rémunérateur et tout leur saoul de grosse bière, de gros pain, de grosse viande. Quelle transformation de la vie humaine et même de la vie animale en ce pays béni du ciel ! En 1871, une bonne part de l’Allemagne, de la Prusse surtout, — toute la Poméranie, par exemple, — n’était encore qu’une lande où 25 millions de bêtes ovines tondaient l’herbe courte sous les rafales de sable et de vent marin ; dans l’Empire entier, 7 millions de porcs ne fournissaient que chichement à 41 millions de mangeurs de choucroute et de pommes de terre le lard quotidien, la côtelette hebdomadaire et les delikatessen des grands jours. Voici qu’en 1913, l’Empire n’avait plus que 6 millions de moutons ; mais il avait 25 millions de bons gras porcs : la multitude des uns avait crû sans cesse à mesure que décroissait le nombre des autres, et le gros bétail avait suivi la même courbe ascendante, et toute la poulaille avait fait de même, et les chevaux et les chèvres avaient, de loin, emboîté le pas[2]. L’Allemagne de 1913 saignait, bon an mal an, 23 millions de gros et de petits cochons, abattait 8 millions de bœufs, vaches et veaux, près de 4 millions de moutons et de chèvres et, loin d’exporter de la viande, elle achetait encore à l’étranger quelque cent cinquante mille porcs, du gros bétail pour 280 millions de marks, des jambons, lards et saucissons, des viandes frigorifiées ou conservées pour 220 millions, et du poisson d’eau douce ou de mer pour 130 millions, et du beurre, du fromage, des œufs, des graisses pour 600 millions au moins. Dans la période 1880-1885, elle n’avait guère importé plus de 300 à 400 millions de marks pour son alimentation annuelle ; jusqu’en 1888, elle n’avait jamais dépassé 460 millions. Mais depuis 1889, quelle hausse continue, et par bonds !

IMPORTATIONS ALIMENTAIRES (en milliers de marks, réexportations déduites)


1889 1894 1899 1904 1909 1912
829 1 023 1 250 1 433 1 662 2 155

Et quelle folle accélération durant les cinq années dernières ! En 1913, c’est deux milliards deux cents millions de marks ; que les Allemands payaient à l’étranger pour leurs comestibles de toutes sortes, non compris encore 170 millions pour le bétail vivant.

Les mœurs rustiques et la frugalité d’autrefois avaient disparu. Les pieds et tripes de cochon et les harengs continuaient de subvenir aux delikatessen ; le hareng surtout était mis à la portée de toutes les bourses[3] : chaque Allemand, avant l’Empire, ne s’offrait guère que deux kilogrammes de hareng à l’année ; il s’en offrait trois aujourd’hui. Mais les « fruits du Midi » arrivaient aussi par wagons pleins, et les cafés, cacaos, riz et épices affluaient dans les docks. En tableaux triomphans, le Statistisches Iahrbuch dénombrait ces produits exotiques, que la bonne vieille Allemagne ignorait ou ne pouvait pas se payer, et dont l’Empire faisait aujourd’hui une consommation grandissante[4].

Chaque Allemand, avant l’Empire, ne consommait guère que deux kilogrammes de café par an ; en 1905, il en consommait trois. Chaque Allemand, avant l’Empire, ne consommait que quatre cents grammes de « fruits du Midi : » en 1912, il en consommait dix fois plus. Et pour le sucre : dix-neuf kilogrammes aujourd’hui, contre cinq kilogrammes à peine en 1871. Et pour la bière : les 33 millions d’hectolitres consommés en 1872 étaient devenus 67 millions en 1912 ; de 81 litres par tête, on était passé à 101 litres ; si le Bavarois, qui en ceci menait la danse, ne buvait plus aujourd’hui que 238 litres, au lieu des 250 de 1871, si le Wurtembergeois, autre maître es bière, ne buvait plus que 167 litres au lieu de 212, c’était peut-être que ces grands buveurs du Sud s’étaient mis au cidre et au vin avec un entrain qui compensait. L’étendue du vignoble allemand avait lentement, continûment décru ; il ne couvrait plus guère que cent mille hectares : mais l’Allemagne, qui n’importait, il y a quarante ans, que 50 millions de kilogrammes de vin, en achetait aujourd’hui 130.

Derniers chiffres : l’orge, le seigle et la pomme de terre étaient pour l’Allemagne de 1871 le « pain quotidien ; » le blé n’était alors accessible qu’aux riches. L’Allemagne de 1914 commençait d’être au régime du pain blanc. Elle avait doublé ou presque sa consommation de blé, sans diminuer, tout au contraire, sa consommation de seigle, d’orge et de pommes de terre :

CONSOMMATION PAR TETE (en kilogrammes)


Seigle Orge Pomme de terre Blé
1879-84 121 46 399 51
1889-94 112 55 398 63
1899 154 71 559 94
1904 154 80 614 93
1909 141 80 631 83
1913 145 93 656 93

Au total, quelle progression ininterrompue, semblait-il, du bien-être, du bien manger et du bien boire ! Et combien cette Allemagne régénérée par le sacrement impérial, méritait l’estime, l’admiration, l’envie de tout le genre humain ! quelle prospérité, quelle puissance dans le présent ! quelles perspectives, quelle sécurité d’avenir !… Pourtant, il était des pessimistes qui signalaient quelques indices fâcheux en ce splendide inventaire. Jusqu’en 1903, la consommation du blé était allée toujours croissant : depuis dix ans, elle avait fléchi ; il en était de même pour le café, pour la bière, pour les harengs[5].

C’est en 1900 que l’Allemand avait consommé le plus de bière (118 litres par tête), en 1902 le plus de blé (100 kilogrammes), en 1902 le plus de harengs (4, 06 kilogrammes), en 1903 le plus de café (3, 08 kilogrammes). A partir de 1906, le Statistisches Iahrimch avait dû ouvrir des colonnes spéciales aux chiens et aux chevaux que la cherté de la viande amenait à l’abattoir, et, durant les cinq dernières années, l’Allemagne avait mangé d’autant plus de chevaux et de chiens qu’elle avait moins de bœufs, de vaches, de veaux et de chèvres à se mettre sous la dent : loin de croître suivant l’accroissement de la population, la consommation de la viande s’était ralentie, puis avait notablement décru en quantité et en qualité… L’Allemagne de 1913 n’avait-elle donc plus son appétit de 1904, ou n’avait-elle plus les mêmes moyens de le satisfaire ? Depuis 1910, elle ne connaissait pas la faim ; mais elle ne pouvait plus s’offrir les mangeries, les beuveries et les ripailles des belles années 1898-1908 ; c’est en ces dix années 1898-1908 que le mangeur et le buveur allemand avait été le plus à son aise[6].


Les pessimistes du dedans et les critiques du dehors attachaient quelque importance à ces signes funestes. Mais la masse des loyaux Allemands et la plupart des financiers et des économistes européens ne mettaient en question ni la solidité de cette puissance, ni la durée de cette richesse : pourquoi l’une et l’autre ne continueraient-elles pas de subsister et de grandir, aussi longtemps que subsisterait la cause dont elles n’étaient que les effets directs et naturels ? Car cette prospérité, de l’Allemagne impériale, il ne semblait pas douteux que l’Empire en eût été et en restât le facteur essentiel. Elle n’était venue qu’avec l’Empire. Elle semblait n’être venue que par lui : la « Renaissance de l’Empire allemand, » Viedergeburt des deutschen Reichs, avait été la renaissance de la vitalité nationale, et les panégyristes officiels découvraient que, dans toute l’histoire germanique, les deux phénomènes étaient toujours allés de pair, chaque renouveau de la splendeur impériale éclairant un splendide renouveau de la prospérité publique, et chaque éclipse de cette lumière vivifiante entraînant un refroidissement ou même un sommeil léthargique de l’énergie nationale ; sans remonter jusqu’aux siècles du haut Moyen Age où pourtant il semblait bien que, déjà, il en avait été ainsi, on repérait depuis quatre siècles et demi cette concomitance.

Après les deux cents ans du Grand Interrègne et l’effroyable ruine qu’il avait value aux peuples allemands (1250-1440), les efforts des premiers Habsbourg avaient, durant près d’un siècle (1440-1520), relevé tout à la fois la puissance impériale et la richesse publique : sur le modèle des sciences, des industries et des entreprises italiennes, l’Allemagne de la Renaissance était devenue dans l’Europe d’alors ce que nous avons vu l’Allemagne du Hohenzollern redevenir dans notre Europe de 1900, sur le modèle des sciences, des industries et des mœurs anglaises et américaines. Même cause ; mêmes effets : les moralistes de 1520 avaient tenu le langage que, mot pour mot, reprenaient les pessimistes de 1910, touchant le formidable appétit de bien-être, d’argent, de jouissances, de mangeaille et de luxe, qui travaillait et corrompait la vertueuse Germanie.

Le Traité sur le Négoce et l’Usure de Luther est de 1524 : « Les princes et seigneurs, s’ils veulent s’acquitter en conscience de leurs devoirs, doivent supprimer et punir les monopoles ; les compagnies de trafic sont des gouffres de rapacité et d’impostures ; tout l’argent du pays aboutit à leur réservoir ; comment serait-il légitime, selon la justice et selon Dieu, qu’un homme en si peu de temps pût devenir si riche ?… Ils se sont arranges pour que tout le monde, excepté eux, soit exposé à la ruine. Les rois et les princes devraient mettre fin à de tels abus ; mais on prétend qu’au contraire, ils s’y mêlent, en profitent et qu’on peut dire à l’Allemagne ce qu’Isaïe disait à son peuple : Tes princes sont devenus les compagnons des voleurs[7]. » Ainsi parlait Luther trois cent quatre-vingt-dix ans avant que le prince Egon de Furstemberg, le plus intime ami de Guillaume II, se mêlât de devenir brasseur, hôtelier, entrepreneur de bâtisse, pour aboutir à la faillite que l’on sait et à la disgrâce impériale qui en fut la suite : tant il est vrai qu’en Allemagne, empereur et richesse arrivent ensemble et s’en retournent de même.

Ah ! gémissaient les reconstructeurs d’histoire en chambre, ah ! si les Habsbourg du XVIe siècle avaient pu s’affranchir des princes et seigneurs, restaurer l’autorité impériale et donner à leur Allemagne cette réforme centralisatrice que réclamaient un Nicolas de Cusa et les autres théoriciens de la respublica germanica !… La savante, riche, entreprenante et confiante Allemagne eût pris sans doute, dans les nouveaux mondes, que l’humanité chrétienne était en train de découvrir, la place qu’Espagnols, Portugais, Français, Hollandais et Anglais allaient y tenir durant deux et trois siècles ! de la mer du Nord et de la Baltique, la Hanse eût étendu son monopole vers l’Atlantique, le Pacifique, les océans de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique ! Hambourg fût devenu dès 1550 ce que nous l’avons vue en 1910 !…

Mais la réforme de Luther ayant assuré le triomphe de l’anarchie princière et la décadence, puis la disparition de l’autorité impériale, les libertés germaniques avaient ramené, avec le désordre intérieur et l’invasion étrangère, tous les désastres que Nicolas de Cusa, sans être un grand prophète, avait prévus : « Quand les princes auront détruit la puissance souveraine, disait-il, on arrivera nécessairement au désordre ; personne ne sera plus en sécurité ; les étrangers prendront notre place et se partageront ce qui nous appartient, et nous devrons porter le joug. »

L’Allemagne sans empereur avait vu ses champs ravagés, ses villes mises à sac, ses peuples décimés, ses ports, ses ponts, ses chemins abandonnés à la ruine ou ne servant qu’au rançonnement des riverains, son cheptel périodiquement détruit et l’incendie de la guerre civile ou étrangère se promenant toutes les dix années sur ses terres abandonnées de Dieu : après trois siècles (1525-1800) de meurtres et de pillage, qu’était-il resté de cette richesse allemande qui avait fait des Nuremberg, des Augsbourg et des Francfort les centres de la finance et du commerce européens ? Au début du XIXe siècle, après trois cents ans d’éclipse impériale, Allemagne et misère étaient devenues compagnes de chaîne sous la courbache des princes indépendans.

Mais, de 1800 à 1870, on avait vu l’exacte contre-partie de cette période néfaste : chaque étape vers le rétablissement de l’unité impériale avait été une reprise de la prospérité publique. L’unification napoléonienne avait commencé de rendre la vie à cette France allemande du Rhin, où la route, la loi et l’administration françaises avaient repeuplé les villes et remis les campagnes sous la charrue ; de même, les paysans affranchis, les biens d’Eglise sécularisés, les douanes de l’intérieur abolies, les privilèges de castes supprimés, les communications et les échanges assurés, la police rigide, inquisitoriale, mais égalitaire, avaient ressuscité, malgré la lourdeur des impôts et du service militaire, l’Allemagne française entre l’Elbe et le Rhin. Puis les trois efforts successifs de l’unification prussienne, Zollverein (1828), Confédération du Nord (1866) et Empire (1871), continuant l’œuvre de Napoléon, en avaient doublé l’étendue et décuplé les résultats.

En mars 1226, quand l’empereur Frédéric II concédait aux Chevaliers Teutoniques le droit de conquérir la Prusse et d’en « civiliser » les habitans, il leur ordonnait d’ « établir sur les plaines, les montagnes, les fleuves, les bois et la mer l’antique et sacré droit de l’Empire, » parce que « la terre elle-même est satisfaite sous la monarchie impériale. » C’est au pied de la lettre que l’on pouvait appliquer ces mots à l’Allemagne unifiée sous la monarchie bismarckienne. A coup sûr, l’hégémonie de Berlin n’avait pas satisfait tous les désirs de tous les peuples allemands. Mais elle satisfaisait tous les besoins de la terre allemande, et cela seul a toujours compté dans l’histoire germanique : quand l’empire de Charlemagne fut relevé par la dynastie saxonne des Othons, les vrais Allemands du Sud et de l’Ouest, que l’éducation carolingienne avait initiés aux douceurs de la loi romaine et de la civilisation franque, furent d’abord pleins de mépris et de répugnance pour ces Barbares du Nord, brutaux, insolens, puissans néanmoins par la méthode et par la fourbe, barbaros, brutos, contumaces, arte doloque tamen callentes ; mais cette répugnance tomba bien vite et ce mépris fut sans révolte ; dans les cœurs allemands, la résignation vient toujours avec le profit : « Le trait caractéristique du peuple français est de placer les besoins psychiques avant les besoins matériels, » écrivait M. de Bülow, qui admirait « l’humeur irréconciliable de la France » envers ceux qui lui avaient enlevé l’Alsace-Lorraine. Pas plus que le pouvoir des Othons, le pouvoir du Hohenzollern ne trouva nulle part en Allemagne d’humeur irréconciliable, parce qu’il sut toujours mettre les besoins matériels avant les besoins psychiques. La seule proclamation de l’Empire, dans les fanfares de la victoire, fut comme un chant magique dont toutes les ardeurs, toutes les ambitions, tous les confians et agissans espoirs de l’Allemagne furent réveillés. Au musée municipal de Spire, on conserve pieusement, avec des trophées de nos défaites et quelques dépouilles de nos troupes, les bannières des sociétés, confréries et Vereine qui accueillirent en 1871 le retour des vainqueurs. Sur la bannière des savetiers, on lit :


Ist einst gross zur See unsere Macht,
Dann, stolzes England,
Gute Nacht !

Quand, sur la mer, aura grandi notre pouvoir,
Alors, fière Angleterre,
Bonsoir !


Dès 1871, les savetiers de Spire espéraient, croyaient, savaient que l’Empire restauré, ce n’était pas seulement le règne de la force germanique sur le Continent, l’éclipsé de la France et de l’Autriche ; c’était aussi l’extension du commerce germanique à travers le monde, et la ruine, le sommeil final de l’Angleterre : il a fallu quarante-quatre ans à certains Anglais pour découvrir, et presque trop tard, cette vérité qu’avait révélée aux peuples allemands l’éclair de la victoire. L’Allemagne de 1871 avait appris, dans ses manuels d’histoire, qu’à la ruine de l’Ancien Empire jadis, personne n’avait autant perdu que les gens de négoce et de métier, car les vieux Empereurs considéraient comme le premier devoir de leur charge de servir la gloire du vrai Dieu, mais le second, de protéger « les marchands de notre empire, » mercatores nostri imperii. C’est le même programme qu’adopta Bismarck et qu’il fit exécuter par le Hohenzollern : Guillaume II, en cela encore, ne fut que le continuateur des Hohenstaufen.

Bien avant d’être empereur, le Hohenzollern, électeur ou roi, avait toujours été préoccupé d’augmenter le nombre et les ressources de ses sujets. Dès l’origine, sa famille ne s’était tirée de la foule des seigneuries infimes et n’avait acquis son électorat que par l’argent, plus encore que par les armes ; puis, une politique de repeuplement, d’améliorations terriennes et de stricte économie avait semblé à ses Electeurs l’indispensable contre-partie de leurs ambitions militaires ; puis, pour tenir le rang royal auquel une heureuse chance les élevait et pour étendre cette royauté sur tous les pays qu’ils convoitaient dans leur voisinage, ils n’avaient jamais oublié qu’il leur fallait beaucoup d’hommes et de quoi les nourrir et de quoi les entretenir et de quoi les armer et de quoi les payer. Ils s’étaient donc efforcés depuis deux et trois siècles de repeupler et de mettre en valeur leurs marais et leurs sables. Ils avaient pleinement réussi dans leur élevage de peuples domestiqués ou mis à la chaîne : chez les animaux, la domestication amène le plus souvent une multiplication de l’espèce, et Polybe signalait déjà l’absence d’enfans et la rareté d’hommes, ἀπαιδία ϰαὶ ὀλιγανθρωπία (apaidia kai oliganthrôpia), auxquelles aboutissent, d’autre part, les régimes de liberté démocratique.

Après 1871, l’extension du régime prussien à toutes les terres allemandes eut les mêmes résultats : de 1816 jusqu’en 1910, les peuples du royaume de Prusse ont continûment garde le même accroissement rapide ; mais, pour le reste de l’Allemagne, l’entrée en scène de la Prusse a marqué, à partir de 1864, un grand changement :

POPULATION DE L’ALLEMAGNE (en milliers d’habitans)
1816 1864 1910
Prusse 13 709 23 582 40 165
Bavière 3 067 4 775 6 887
Saxe 1 194 2 337 4 807
Wurtembourg 1 411 1 748 2 437
Bade 1 006 1 432 2 143
Totale 24 833 39 392 64 926

ACCROISSEMENT ANNUEL POUR 100
Prusse Bavière Saxe Bade Total
1816-1864 1, 14 0, 58 1, 40 0, 74 0, 96
1864-1910 1, 16 0, 80 1, 57 0, 88 1, 09

Pourtant, ici encore, apparaissait un indice que les pessimistes ne manquaient pas de relever : si le troupeau des peuples prussiens avait, depuis l’Empire, conservé et même accéléré légèrement l’allure de son accroissement, les autres peuples allemands avaient accéléré la leur bien davantage. En outre, ce n’est pas à toutes les provinces de la monarchie prussienne que l’Empire semblait avoir profité : le détail des chiffres montrait une différence très notable entre les anciens domaines du Hohenzollern et ses acquisitions plus récentes ou, pour prendre une limite géographique, entre, ses provinces héréditaires au-delà de l’Elbe et ses nouvelles provinces en deçà[8].

La Poméranie, vieille province de la monarchie prussienne, tombait de 1,55 à 0,39 ; la Westphalie, en deçà de l’Elbe, montait de 0,93 à 1,97. Le développement industriel de la Westphalie et de son bassin houiller était l’une des causes du phénomène. Mais le même développement industriel n’avait pas empêché la Silésie, au-delà de l’Elbe, de tomber, en cette même période, de 1,23 à 0,86. Il semblait qu’en vérité, le régime prussien eût commencé, même avant 1871, d’épuiser en ses vieilles provinces les services qu’il était capable de leur rendre : un peu de liberté leur eût été plus profitable que beaucoup de caporalisme. En outre, l’Empire avait eu pour premier résultat d’ouvrir le reste de l’Allemagne à l’émigration plus fruste de ces provinces orientales : c’est par centaines de milliers que les ouvriers agricoles et industriels de la vieille Prusse avaient, depuis trente ans, passé de ce côté de l’Elbe pour demander du travail aux fermes du Hanovre et aux usines du Rhin. Ainsi l’Empire, — et c’était pour les pessimistes un sujet d’alarmes, — avait profité aux autres terres allemandes beaucoup plus qu’à cette terre de la Prusse, qui devait néanmoins subvenir aux besoins de l’Empereur et aux charges de l’Empire.

C’est qu’à ces Allemagnes de l’Ouest et du Midi, le Hohenzollern avait apporté ce qu’elles n’avaient pas connu depuis Charlemagne, ce que le régime napoléonien lui-même ne leur avait pas donné : une gérance des intérêts généraux. Après les quatre ou cinq siècles de l’ancien régime, dont les besoins du prince et les intérêts de la dynastie étaient la loi suprême, Napoléon leur avait procuré les bienfaits d’une administration régulière ; après lui, pour se gagner le cœur de leurs sujets hétéroclites, chacun des gouvernemens, entre lesquels le Congrès de Vienne avait partagé de nouveau son Allemagne, s’était efforcé de suivre les erremens français dans le service des besoins individuels, locaux et régionaux, et, de 1815 à 1870, la plupart de ces gouvernemens particuliers, d’un esprit plutôt libéral et d’une honnêteté soigneuse, avaient travaillé de leur mieux au bien-être et au progrès de leurs États. Mais les efforts de ces petits souverains restaient limités aux frontières de leurs petits domaines ; la défiance et la jalousie, sans parler des barrières douanières ni des différences de législation, de monnaies et de mesures, interrompaient ou supprimaient les communications de l’un à l’autre ; le particularisme politique lésait grandement les intérêts généraux du commerce et de l’industrie et il ne pouvait en aucune façon les servir.

L’Empire, unifiant l’Allemagne, la dota d’une constitution qui ne supprima ni ces organismes, ni ces pouvoirs antérieurs : il ne leur enleva même aucune de leurs attributions pour la gérance des intérêts régionaux ; il leur laissa l’étude des besoins locaux ou particuliers et le maniement des fonds que chaque État jugeait bon de consacrer à ces usages. Mais il leur surajouta un organisme fédéral qui eut le temps et le pouvoir d’étudier et de servir les besoins communs de la nation tout entière. Il y eut désormais une division rationnelle du travail administratif et législatif, qui donna aux efforts de tous les pouvoirs constitués leur plein rendement : le pouvoir central ne fut pas surchargé ; la vie locale ne fut pas étouffée ; chacune des grandes et petites régions continua de discuter et d’arranger ses affaires, d’organiser son territoire, de rechercher et d’obtenir l’amélioration de son existence propre ; chacune des capitales secondaires, restant un centre de décision plénière et d’autorité responsable, resta un centre de volonté, d’efforts et de progrès.

Voilà, à n’en pas douter, l’une des causes principales de la fortune allemande, de l’activité allemande tout au moins, durant les quarante années dernières : sur ce point, on ne saurait estimer trop haut le rôle de l’Empire dans le réveil économique de la nation, ni l’heureuse habileté de Bismarck dans sa combinaison de pouvoirs étagés. Si la France veut, après cette guerre, réparer au plus vite ses ruines de tout genre, rendre à ses provinces leur capacité et leur volonté de vivre, dégager son parlement national et sa bureaucratie parisienne de l’effroyable surcharge d’affaires qui, de jour en jour, augmente notre paperasse et paralyse notre gouvernement, nous aurons beaucoup à prendre dans les exemples de l’Allemagne bismarckienne. Les assemblées impériales de Berlin étaient des Chambres de haute politique. Les assemblées royales, grand-ducales ou ducales de Munich, de Stuttgart, de Karlsruhe et d’ailleurs étaient surtout des Chambres d’affaires courantes, de commerce, d’industrie, d’éducation, d’assistance. Chez nous, tant que les grandes villes provinciales, Nancy, Lyon, Bordeaux, Lille, etc., ne pourront pas jouer ce rôle de capitales secondaires pour la tutelle et le développement des affaires régionales, Paris continuera d’être engorgé et sous la menace quotidienne d’une congestion périlleuse, tandis que, toujours appelée de toutes parts vers ce point unique, la vie désertera de plus en plus les extrémités, et même tout le reste du pays. Entre l’excès de centralisation à la française et l’excès de fédéralisme à l’américaine, Bismarck avait su ménager un équilibre qui permit à l’Allemagne de garder sa tête libre et ses membres dispos.

À ce premier bienfait, l’Empire en avait ajouté un second, et plus grand encore : il avait, pour la première fois au cours de l’histoire, doté la terre allemande d’un réseau de communications, d’un appareil circulatoire que le corps germanique d’autrefois n’avait jamais possédé.


Ce fut pour les Allemagnes une innovation sans pareille. Elles acquirent après dix-neuf siècles ce que la domination romaine avait valu jadis aux autres terres de l’Occident. Dans la forêt gauloise jadis, Rome avait trouvé partout un solide terrain pour ses routes de pierre, et c’est par la route qu’elle avait imposé de ce côté du Rhin sa loi centralisatrice et l’unanimité de sa paix. Dans la Germanie du Danube et du Main, Rome avait pu frayer aussi, puis asseoir son passage et, jusqu’à la forêt du Harz, ouvrir les pays du Sud au commerce du monde. Ni dans cette Germanie du Sud, ni surtout en Gaule, les invasions et les ravages des Barbares n’effacèrent jamais du sol l’ouvrage des Romains ; le Moyen Age et les temps modernes continuèrent de suivre ces chemins séculaires jusqu’au jour où l’ingénieur français du XVIIIe siècle et des temps napoléoniens reprit, avec de nouveaux matériaux et suivant d’autres profils, la besogne routière.

Mais au cœur du Harz, dans les ténèbres de la forêt Hercynienne, et, plus au Nord, dans la fangeuse et fluide « Plate Allemagne » des côtes, jamais la route romaine n’avait pénétré : après les malheureux essais d’Auguste et de Tibère, Rome avait dû renoncer à franchir le Rhin ; elle n’avait pas pu tirer ses avenues rectilignes dans ces massifs repliés, vallonnés, traîtreusement marécageux, ni fixer ses dalles sur ces boues en perpétuel écoulement, et, dix-huit siècles après Auguste, Napoléon avait été tout aussi impuissant à y établir ses chaussées : avant les chemins de fer, cette forêt et cette plaine allemandes n’avaient jamais connu les droites et solides routes humaines.. Mais par la nature même de leur sol facile à remuer, par leur manque de reliefs abrupts, elles étaient comme destinées à porter aisément le rail et à laisser courir la locomotive. La voie ferrée devint pour elles, comme pour l’Amérique, le moyen principal de communication.

Avant l’Empire bismarckien, l’Allemagne du Zollverein avait déjà plus de kilomètres ferrés que la France de la même époque : 20 000 kilomètres. Mais l’Empire, durant les sept premières années de son existence (1871-1878), augmenta de 50 pour 100 la longueur de ce réseau pour les besoins de son unification politique et de son organisation militaire. Puis, — de 30 000 kilomètres en 1878, — le réseau s’allongea de 10 000 kilomètres encore durant les dix années suivantes (1878-1888), pour les besoins de l’industrie et du commerce qui commençaient, en tâtonnant, de conquérir le droit à la vie européenne- Puis, de 1890 à 1912, pour prendre leur essor mondial, l’industrie et le commerce demandèrent sans cesse de nouveaux kilomètres et les obtinrent : à la fin de 1912, l’Allemagne avait environ 63 000 kilomètres ferrés ; en quarante ans, l’Empire avait construit 43 000 kilomètres, triplé le réseau de 1870 et laissé bien loin derrière lui la France et ses 50 000 kilomètres d’intérêt général.

Solidité, multiplicité, simple et pratique agencement de voies doublées, triplées et quadruplées ; vaste ampleur et commode agencement des stations, de leurs dégagemens et de leurs abords ; kolossales et fastueuses constructions de gares, de ponts, de halls et de quais ; multitude de wagons et de locomotives ; sécurité des voyageurs ; sûreté des marchandises ; discipline et honnêteté du personnel ; ponctualité et régularité du service ; aises, confort et propreté de tout le matériel ; progrès constans dans la vitesse, l’éclairage, le chauffage et l’hygiène ; soin du détail et compréhension de l’ensemble : rien ne manquait pour faire de ces chemins de fer d’État un chef-d’œuvre d’organisation et de rendement ; si la route restait française et si les touristes du monde entier, ramenés sur nos routes par l’automobile et la bicyclette, reprenaient l’éloge de notre macadam et de nos ingénieurs, il semblait que l’Allemagne disputât et fût près de ravir à l’Angleterre et à l’Amérique la maîtrise du rail.

Cet empire militaire n’avait eu qu’à pratiquer en temps de paix ses règlemens de mobilisation ; toutes les vertus et les défauts même de son caporalisme avaient tourné à son avantage ; la route est fantaisiste, capricieuse, indulgente aux pires habitudes et aux plus soudaines lubies des individus ; le rail, pour donner son plein travail, exige une discipline rigide et constante, et l’allure des trains doit être réglée comme un pas de parade. Chemins de fer et tempérament germanique étaient donc faits pour s’entendre ; mais le régime prussien sut les accoupler au service du public. Le Rhin, cette ancienne « rue des prêtres, » devint sur chacune de ses rives une triple rue de locomotives et, de minute en minute, les sifflets et le tonnerre des convois assourdirent la plaintive Loreley[9]. Sous les voûtes immenses de son Hauptbahnhof, l’Allemand de Cologne et de Hanovre, il y a vingt ans, ou de Munich et de Francfort, il y a dix ans, ou de Hambourg et de Leipzig aujourd’hui, eut le droit de n’avoir que haussemens d’épaules pour nos ridicules petites gares de Paris, pour leurs « méprisables petites » stations de Londres. Hambourg se piquait déjà en 1906 d’avoir égalé New-York et Chicago en cette halle des voies, où les trains venaient s’aligner sur 130 mètres de large, en cette salle des pas-perdus, longue de 150 mètres, large de 25, haute de 30, plus vaste que notre Galerie des machines et dont le coût avait dépassé 80 millions de marks. Mais Leipzig voulut faire mieux encore : sa gare centrale, avec ses vingt-six voies bordées par quatorze quais de 12 mètres, eut 250 mètres de long sur 250 de large pour les seuls voyageurs ; la poste et ses colis avaient une autre gare et les dépendances couvraient un hectare et demi : coût, 120 millions de marks.

Mêmes efforts et mêmes résultats pour la circulation postale et télégraphique. Il n’est pas de Français, ayant vécu, ne fût-ce qu’un jour, dans la moindre des villes allemandes, qui n’ait envié les hôtels, les livrées, les équipages, le grand air de ce service vraiment impérial. L’Allemagne, depuis quarante ans, avait fait en très grand pour ses postes ce que la France faisait en petit pour ses écoles primaires. Il n’était bourg de l’Empire qui n’eût son « palais postal, » et que dire des grandes villes ? Même les casernes les plus orgueilleuses le cédaient à ces hôtels dont ceux d’Angleterre, qui l’emportaient encore par le luxe massif et confortable, n’égalaient pas le parfait et automatique aménagement : Hambourg a son Louvre des postes, aussi vaste que notre Louvre de Paris, mais combien mieux adapté à sa destination !

La nation allemande avait toujours été la plus écrivassière du monde : elle devint la plus « postière, » avec ses cinquante mille bureaux, ses sept milliards annuels de lettres et de cartes, ses trois cents millions de paquets. Prenant la peine d’écrire à ses correspondans de l’univers et la poste lui donnant chez elle les communications les plus rapides, elle usait moins du télégraphe à l’intérieur que l’Angleterre ou la France ; mais elle se rattrapait au dehors en télégrammes internationaux ; et si, dans le monde, elle était loin de posséder le même nombre et la même longueur de câbles sous-marins que l’Angleterre ou la France, elle comptait bien que la première guerre victorieuse rétablirait l’équilibre entre elle et les Anglais, en lui permettant d’annexer le réseau français à son réseau germanique[10]. Et la télégraphie sans fil lui donnait les moyens d’attendre.

Mais tout cela n’était rien encore : le grand œuvre de l’Empire avait été sur l’eau ; les rivières et les fleuves, les mers et leurs rivages s’étaient réjouis plus encore que la terre elle-même de cette restauration de la monarchie impériale.

L’Allemagne vaincue devra servir de modèle à ses vainqueurs, s’ils veulent doter leurs peuples du plus économique et du plus puissant des moyens de transport : la batellerie d’eau douce. La route française et le rail anglais ont pu suffire à la vie économique des grands pays, quand l’industrie urbaine centralisait dans quelques faubourgs et dans quelques pays noirs les transformations de matières premières et, sur quelques marchés, le trafic des manufactures et des produits. Mais l’industrie nouvelle, pour mille raisons de commodité, de salubrité, d’indépendance et de main-d’œuvre, s’étend aujourd’hui loin des villes et des bourgs, en rase campagne,, et l’agriculture nouvelle, poursuivant à son tour l’intensive et industrielle production, a besoin de trouver au long même de ses champs les machines, les engrais, le charbon et les matériaux que réclame cette transformation radicale ; tout autant que la grande industrie, la grande agriculture a besoin désormais d’avoir, en temps voulu et en longs stationnemens, à proximité de ses fermes, les véhicules à grande capacité et de fret modique, pour le transport de ses animaux et de ses récoltes. Seule, la batellerie peut satisfaire ces besoins nouveaux ; seule, elle peut charger et décharger, presque à l’impromptu et sans grands travaux d’art, tout le long de sa course.

L’Allemagne impériale fut la première des nations civilisées à doter ses campagnes de cet outillage indispensable : elle fit de ses fleuves et de leurs affluens les distributeurs et les collecteurs de lourdes marchandises à travers tout le pays. De systématiques et énormes travaux élargirent et approfondirent le lit de ses rivières, en régularisèrent le cours et, par des canaux, en réunirent les bassins. Son commerce intérieur acquit un instrument dont, chaque année, les revenus se chiffraient par des centaines de millions économisés sur les transports.

La nature du sol, le relief et la pente générale du pays se prêtaient à cette pénétration des canaux et à cette circulation aquatique autant et mieux encore qu’à la circulation ferrée. Le climat de ces terres pluvieuses n’amaigrissait les rivières et ne les rendaient inutiles que durant quelques semaines de l’été. A travers les deux Allemagnes du Nord et du Midi, de la mer à la montagne, le Rhin, dompté et rectifié, portait bateaux et chalands jusqu’à la frontière suisse, l’Elbe jusqu’à la Bohême, l’Oder jusqu’au fond de la Silésie et jusqu’aux abords de la Pologne autrichienne, la Vistule et le Niémen jusqu’en terres russes. Sur le haut Oder, Kosel, à sept cents kilomètres de la Baltique, recevait ou envoyait, en 1912, plus de 16 000 bateaux et 3 millions et demi de tonnes de marchandises, et Breslau, quelque trente-cinq lieues plus haut, 10 ou 11 000 bateaux encore et 1 million et demi de tonnes. Sur le haut Elbe, Dresde recevait 7 ou 8 000 bateaux et près de 900 000 tonnes ; de Dresde à l’embouchure, huit ou dix grands embarcadères fluviaux se continuaient par des quais, des appontemens ou de simples terre-pleins qui finissaient par se rejoindre ; aux bouches mêmes, à Hambourg et Altona, le fleuve, à lui seul, amenait ou remportait plus de 82 000 bateaux et de 14 millions de tonnes. Pareille activité sur le Rhin : de la frontière hollandaise à la frontière suisse, tout son cours n’était plus qu’un port fluvial, à peine interrompu par les gorges profondes que couronnent les burgs en ruines : au bas, Duisbourg-Ruhrort, avec 75 000 bateaux et 25 millions détonnes ; au centre, Ludwigshafen-Man-nheim, avec 31 000 bateaux et 9 ou 10 millions de tonnes ; plus haut, le groupe de Strasbourg, avec 17 000 bateaux et 2 millions et demi de tonnes.

Depuis les temps lointains où le halage et le portage traversaient la forêt marécageuse, nombre de ces fleuves et rivières, surtout dans la plaine du Nord-Est, étaient unis par des pistes de terre ou d’eau qui, durant les siècles derniers, avaient fait place aux canaux entre l’Elbe et l’Oder, entre l’Oder et la Vistule. Tous ces canaux agrandis et aménagés transformèrent les provinces prussiennes en une sorte de royaume aquatique, et la Marche brandebourgeoise, en un emporium central, dont les quais interminables et les bassins, toujours agrandis, rayonnaient autour de Berlin. Cet emporium berlinois, avec ses dix ou douze succursales de la proche périphérie, était devenu l’un des grands entrepôts du monde : à ne prendre que Berlin et Charlottenbourg, 63 000 bateaux y débarquaient ou embarquaient, en 1912, 7 millions de tonnes environ.

On avait rêvé d’impérialiser encore ce royal emporium, de l’unir à tous les fleuves de la terre allemande, comme il était uni déjà à tous les fleuves du royaume prussien, de pousser de l’Elbe au Weser, à l’Ems, au Rhin, ce « Canal d’Empire, » qui, désormais, eût parcouru toute la plaine nordique, depuis la frontière hollandaise jusqu’à la frontière russe. Mais les défiances et les intérêts rivaux de l’Allemagne occidentale refusèrent cette extension magnifique au trafic de Berlin : le Rhin et l’Ems seulement furent réunis par un tronçon de canal, qui donna au Rhin allemand l’accès de la mer allemande dans un port allemand, à Emden.

Cette navigation intérieure s’était constamment développée durant les trois dernières décades :


Nombre et tonnage 1877 1887 1897 1907 1912
Milliers de bâtimens 17,6 19,9 21,9 26,1 29,5
Milliers de tonnes 1 377 2 100 3 370 5 914 7 394

Elle s’était constamment perfectionnée, en abandonnant le radeau, la voile et le halage pour le chaland ou le bac en métal, la vapeur et la traction mécanique. Sur les 20 000 bâtimens fluviaux de 1887, 1 200 à peine étaient mus par leurs propres moyens ; sur les 20 000 de 1912, il y en avait près de 4 500. Grâce à cette flotte intérieure, tout le pays, même les villages les plus éloignés des bassins houillers et des usines, obtenaient en quantité et à bas prix les lourdes matières, et le charbon ne manquait nulle part, et la construction en bois et en ciment armé était partout facile, et les petites et grandes usines recevaient les minerais exotiques, amenés par mer à l’embouchure des fleuves, et les céréales et les farines affluaient dans les villes, et les betteraves vers les sucreries, et les sucres vers les raffineries et les marchés[11].

On sait, et de reste, quelle navigation maritime continuait cette batellerie fluviale, et les gigantesques travaux qu’avait exécutés l’ingénieur allemand pour aménager tous les ports de l’Empire, pour les outiller, pour rendre accessibles à toute heure leurs rives boueuses dans leurs bouches de fleuves marécageux, et les milliards dépensés en docks, en quais, en navires, en phares : les Allemands menaient depuis dix ans un tel bruit en Europe et dans le monde, au sujet de leur marine et de ses colossaux instrumens de commerce, que nul n’en pouvait plus ignorer. C’est en ces matières navales que l’influence de l’Empire et le rôle de l’Empereur lui-même avaient été le plus apparens : le Statistisches Iahrbuch ne manquait pas de remettre chaque année sous les yeux du public l’étonnante progression qui, depuis 1871, avait fait de l’Allemagne l’une des deux grandes puissances maritimes de l’Europe et du monde.

En 1871, une pauvre population de pêcheurs et de caboteurs possédait sur les deux mers germaniques, mer Baltique et mer du Nord, une flottille à voiles, dont le tonnage moyen ne dépassait guère 200 tonneaux, et cent cinquante bateaux à vapeur de 5 à 6 000 tonneaux en moyenne : 35 000 hommes en composaient les équipages intermittens, car nombre d’entre eux naviguaient quelques mois seulement chaque année et restaient à terre durant la mauvaise saison. De 1871 à 1913, la Baltique perdit sa flotte à voiles ; la mer du Nord ne garda la sienne qu’amoindrie ; au total, l’Allemagne de 1913 n’avait plus, en tonnage et en équipages, que le tiers environ de ses anciens voiliers[12]. Mais elle avait décuplé, et bien au-delà, le nombre de ses vapeurs et l’effectif de leurs équipages, triplé leur tonnage et centuplé leurs affaires[13], en leur donnant une orientation et des destinations toutes nouvelles.

En 1871, la petite marine allemande, modestement confinée à son double rivage, ne cherchait guère plus à sortir de la mer du Nord que de la Baltique. Elle cabotait et péchait en ce double aquarium fermé. Le monopole anglais l’enfermait dans la mer du Nord presque aussi étroitement que même la ceinture continue des rivages dans la Baltique. Si l’Allemagne eût voulu continuer de remplir son rôle historique, de garder sa destination naturelle d’intermédiaire entre l’Occident méridional et le Levant nordique de l’Europe, c’est dans la Baltique qu’elle eût organisé ses plus grands ports et renforcé son emprise commerciale. Mais, dès 1871, les savetiers de Spire entendaient s’ouvrir les océans mondiaux en renversant la barrière anglaise, et c’est vers la mer du Nord, vers la grandeur de Brème et de Hambourg que l’Allemagne impériale tourna ses plus grands efforts. Elle ne négligea pas la Baltique : elle y outilla quelques ports secondaires ; elle exécuta même l’un de ses plus grands travaux, le Canal des Deux-Mers, le Canal Empereur-Guillaume, pour ouvrir, mais vers l’Occident, cette mer fermée ; le trafic allemand dans la Baltique et le transit du Canal grandirent d’année en année[14]. Mais un énorme écart s’établit entre le mouvement commercial de ces deux mers qui, pour l’Allemagne d’autrefois, avaient une égale importance. La capitale commerciale de la Baltique allemande, Stettin, avec ses succursales des bouches de l’Oder, ne recevait, en 1912, que 6 000 navires chargés de 2 millions de tonnes. Dans la mer du Nord, au contraire, Hambourg et ses succursales des bouches de l’Elbe en recevaient plus de 19 000, chargés de 14 millions et demi ; Brème et ses succursales du Weser en recevaient près de 10 000, chargés de 4 millions et demi, et, sur les bouches de l’Ems jadis abandonnées, Emden voyait arriver 1 800 navires, grâce au canal de l’Ems au Rhin, qui en faisait un embarcadère de la Prusse rhénane.


C’est à Hambourg, peut-être, que l’on pourrait le mieux étudier, en ses caractères et en ses méthodes, cette métamorphose de l’Allemagne impériale. Hambourg était la création la plus typique et la plus complète de cet effort vraiment colossal. Là., mieux que partout ailleurs, on en pouvait mesurer la continuité, la grandeur et la réussite. Mais là aussi, on en pouvait calculer sans peine et comme au premier regard les énormes frais, les charges toujours grandissantes, les bénéfices insuffisans, les revenus incertains et, pour tout dire, la douteuse solidité et la durée presque impossible. Hambourg avait crû démesurément et trop vite. Il est des croissances naturelles que la force des choses et le développement normal de la vie imposent aux communautés et aux fondations humaines : l’industrie et le commerce anglais, les usines de Manchester et de Birmingham, les ports de Liverpool et de Londres ne s’étaient accrus, au long du XIXe siècle, que pour répondre aux demandes de la clientèle anglaise, aux exigences de l’humanité. La gigantesque grappe des docks hambourgeois n’avait pas fleuri et mûri au flanc de l’Allemagne comme un gros raisin de vendange sur un vigoureux cep de plein vent, ni même comme un beau fruit de table sur une treille protégée : ce n’était que l’un de ces produits de serre chauffés, forcés, qui font la gloire d’un dîner d’apparat et l’émerveillement des curieux et des convives ; mais qui voudrait tirer son vin de telles merveilles risquerait fort de le payer très cher, et peut-être n’est-il pas au monde de royauté ni d’empire qui pût longtemps s’offrir le luxe quotidien d’une pareille boisson.

C’était la seule ambition impériale de régner sur les mers comme sur le Continent, d’imiter, d’égaler, de surpasser les Anglais, maîtres et seigneurs du commerce maritime, qui avait fait en moins de quarante ans cet Hambourg gigantesque que le monde émerveillé admirait en 1914. Durant quarante ans, de parti pris, de propos ininterrompu, on avait jeté, sans compter, les millions et les milliards dans les boues de l’Elbe, pour creuser et toujours agrandir des bassins qu’à coups de millions et de milliards, on peuplait de navires toujours plus nombreux et plus grands. Et l’on augmentait chaque année le nombre et le tonnage des monstres transocéaniques pour rendre insuffisantes leurs cages que l’on venait à peine d’achever. Et l’on multipliait ces cages, on les triplait de longueur et de largeur, on les doublait de profondeur, pour y loger les nouveaux monstres que l’on ne cessait de rêver et de construire toujours plus kolossaux.

Et jamais on ne voulait s’arrêter un instant pour souffler en cette course à la dépense, car toujours l’Angleterre était là qui tenait la tête et continuait de mener le train. De 1900 à 1912, le tonnage net des entrées dans les ports allemands (cabotage exclu) montait de 14 ou 15 millions à 25 ou 26 millions de tonneaux ; mais, dans le même temps, le tonnage de la Grande-Bretagne montait de 49 millions à 76. La flotte allemande de commerce passait (1901-1913) de 3 883 à 4 850 navires et de 2 millions de tonneaux a 3, 2 ; mais la flotte anglo-écossaise passait (1900-1912) de 19 751 navires à 20 737 et de 9 millions de tonneaux à 12 ; et que devenait encore la comparaison, quand on opposait aux chiffres globaux de l’empire allemand les chiffres globaux de l’empire anglais, métropole, colonies et dépendances ? Le drapeau britannique couvrait en 1900 35 000 bâtimens et 11 millions de tonneaux ; en 1912, 40 000 bâtimens et 14 millions de tonneaux.

Hambourg devenait le plus grand port du Continent ; ni le Havre ni Marseille, ni même Anvers et Rotterdam, ni Lisbonne, Gênes et Naples ne l’égalaient plus. Mais toujours Londres et Liverpool surpassaient Hambourg, et Cardiff et Newcastle l’égalaient presque :

TONNAGE DES ENTREES EN 1912 (en millions de tonneaux)


Hambourg Londres Liverpool Cardiff Newcastle
13,5 18,7 15,1 11,4 10,9

Il fallait donc se remettre à creuser, à construire, à lancer, à armer ; aux œuvres hydrauliques et navales, il fallait sans cesse ajouter leurs complémens terrestres, voies ferrées, tramways, tunnel sous la rivière, entrepôts, usines électriques de force et d’éclairage, escaliers automatiques, ascenseurs, grues ambulantes, porteurs roulans, lignes télégraphiques et téléphoniques. Le consul général d’Angleterre à Hambourg écrivait dans son rapport de 1913 : « Quand les docks de Köhlbrand seront achevés, vers le milieu de 1914, Hambourg sera probablement le port du monde le plus commode et le mieux équipé, Hamburg will probably be the most commodious and besl equipped port in the world[15]. » — Mais à quel prix revenaient cet équipement et cette commodité ?

Le même consul calculait en 1908 que l’État de Hambourg. à lui seul, aurait bientôt dépensé, dans la rivière seulement, plus de 240 millions de marks ; mais il renonçait à chiffrer les dépenses terrestres de ce même Etat, et celles des États voisins, de la Prusse surtout.

Cent cinquante millions au moins pour la gare centrale, ses dépendances et succursales ; cent millions pour les voies ferrées, les railways électriques, les tramways de la ville et les petits ou grands chemins de fer des faubourgs ; cent cinquante millions pour la voirie, la propreté, l’hygiène et l’extension des rues et des routes suburbaines ; deux cents millions pour les bâtisses administratives, Hôtels de ville et des postes, Chambre de commerce, Palais de justice, Cour coloniale, etc. deux ou trois cents millions pour les fondations scolaires et scientifiques, Instituts chimique, hydrographique, nautique, naval, Laboratoires, Cours de pêcheries, Observatoire, Université commerciale, Hôpital colonial, etc. cent ou cent cinquante millions pour les élévateurs, machines et outillage des quais, des docks, des magasins généraux, pour les logemens et casernes d’émigrans, les locaux de police et de surveillance, les palais d’exposition, les salles d’échantillons et de vente… L’historien qui voudra, année par année, suivre et jauger ce fleuve des dépenses publiques toujours élargi, n’aura plus tard qu’à consulter les rapports admiratifs, quoique impartiaux, des consuls anglais. Un calcul simple, grossier même, en ne prenant encore que les évaluations les plus basses, lui donnera la charge annuelle que pareille entreprise mettait en ces années dernières sur le dos du public : l’Etat de Hambourg avait dépensé depuis quarante ans un milliard pour le moins en cette affaire ; l’intérêt annuel à 5 pour 100 et l’entretien annuel à 20 pour 100 représentaient au minimum une charge annuelle de 250 millions, non comprises les améliorations et les innovations, lesquelles chaque année se chiffraient par une quarantaine d’autres millions ; au total, c’est 300 millions de marks que cette merveille de Hambourg coûtait annuellement au contribuable.

Mais cela n’est rien encore : à cette mise de fonds du public, qui pourrait dire, même à quelques centaines de millions près, ce qu’il conviendrait d’ajouter pour la mise de fonds des particuliers ? combien de centaines de millions pour la flotte des six ou sept compagnies de navigation dont Hambourg était le centre ? combien d’autres centaines de millions pour leurs bâtisses et matériel, tant sur la place de Hambourg que dans le monde entier, pour leurs incessantes constructions nouvelles et sur terre et sur l’eau, et on Allemagne, et en Europe, et en Chine, et en Amérique ?… Et par combien de centaines d’autres millions encore évaluer, même du plus loin, l’ « impérialisation » de toute la vie hambourgeoise ?

Car le même orgueil impérial, s’emparant de tous les Hambourgeois, les avait dégoûtés des humbles maisons, des modestes façades et de cette ville de briques où 260 000 habitans vivaient d’économie avant l’Empire. Il fallait y loger en 1910 un million d’Allemands impériaux. Sur mer, l’Angleterre était le modèle envié ; sur terre, ce fut l’Amérique, New-York et Chicago. Les Hambourgeois et, à leur suite, tous les parvenus des autres villes impériales résolurent de planter sur le vieux sol pauvre de leur Germanie les mêmes étages de marbre, de granit et de fer qui s’étaient levés, comme une moisson brusquement, mais naturellement grandie, sur les riches et neuves terres transatlantiques. Et l’on voulut les aligner en mêmes files interminables le long des mêmes avenues spacieuses et ensoleillées, les aérer des mêmes grands parcs, les décorer des mêmes arbres et des mêmes fleurs, les équiper des mêmes chaufferies, sonneries, machineries élévatoires, canalisations d’eaux froide et chaude, conduites de lumière, de force et de parole, et en multiplier sans cesse la longueur et la hauteur, et les réunir d’une ville à l’autre par d’autres files de villas suburbaines, pourvues du même confort mécanique et végétal, avec la même apparence, sinon la même réalité de luxe et de richesse.

L’Allemagne a toujours été le pays de l’imitation : depuis qu’elle est entrée dans le courant de la civilisation universelle, elle a passé les siècles à copier la civilisation du jour, avec cette tare des copistes qui ne voient d’originalité que dans l’agrandissement ou la réduction et qui ne mettent leur orgueil que dans la multiplication ou la surcharge.

Durant le Moyen Age, pour imiter la France, elle s’était couverte de monastères, de cathédrales et de burgs, et elle avait tant et tant multiplié la mode française de l’ogive que l’ignorance des siècles suivans avait appelé « gothique » cette invention de l’Ile-de-France. La Renaissance l’avait ensuite, à la mode italienne, puis flamande, hollandaise et anglaise, chargée de maisons bourgeoises et de palais municipaux : elle était devenue comme une place de Rathaus. Puis, revenant à l’imitation de la France, elle n’avait vécu durant deux ou trois siècles que pour donner à chacun de ses grands et petits princes quelque Versailles, mais de plus vastes dimensions : elle n’était plus qu’une façon de parc princier, où les peuples asservis et les bêtes apprivoisées broutaient autour d’innombrables Residenz ; le moindre de ses principicules entreprenait d’éclipser notre Grand Roi ; les Munich, les Aschaffenbourg, les Ludwigsbourg, les Cannstadt, les Solitude, les Karlsruhe et les Mannheim du Bavarois, du Wurtembergeois, du Palatin et du Badois l’emportaient sur nos Trianon autant que la flèche d’Ulm l’emporte encore sur nos modestes clochers de Notre-Dame, et Napoléon demeurait étonné devant les interminables colonnades du prince-évêque de Würzbourg.

L’Allemagne du XXe siècle décide de se faire usinière, et la voilà copiant l’usine anglaise ou américaine, mais sur des proportions dignes d’elle-même et de l’Empire. Elle ne rêve plus pour la moindre de ses petites villes que cheminées sans nombre et sans mesure ; elle en étale les faubourgs ouvriers par-dessus remparts, collines et marais ; elle borde ses routes et ses fleuves de fabriques ; elle troue de mines et de carrières ses plaines et ses monts ; elle extrait sa houille pour la brûler et la brûle pour en extraire de nouvelle ; elle fond, forge, coule, lamine, veut faire plus d’acier, et plus de fers bruts, et plus de fers ouvrés, et plus de canons, et plus de blindages, et plus de tôles, et plus de machines, et plus de locomotives, et plus de rails que n’importe laquelle des nations usinières de l’Ancien et du Nouveau Monde. Une seule vision l’hypnotise : la cheminée allemande par-dessus toutes les autres ! Un effort continu l’accapare : l’enrôlement universel, obligatoire, de tous les bras disponibles dans cette armée industrielle à qui vont être imposées, pour la gloire de l’Empire, des victoires comparables à celles de l’autre armée impériale ; six millions de salariés industriels en 1882, onze millions en 1907. Elle a perdu toute conscience des aptitudes héréditaires de la race, des conditions naturelles du pays ; elle néglige tout calcul de prudence et de profit assuré ; elle n’a plus aucune inquiétude, aucune estime même de la supériorité des rivaux ; une seule pensée l’entraîne : la conviction que rien ne doit résister à l’assaut du peuple impérial et que, seule désormais, la volonté allemande peut mettre une borne à l’expansion de l’impérialisme allemand.

Et la voici commerçante, décidant non seulement de s’affranchir elle-même et chez soi du courtage qu’elle payait depuis trois siècles à tous ses voisins maritimes et continentaux, mais de leur rendre à tous la monnaie de cette exploitation séculaire. Elle se met au comptoir, double, décuple le nombre de ses boutiques, bâtit d’immenses bazars, flanqués de gigantesques entrepôts, et cloisonne, vitre, grillage des bureaux, des guichets, des Offices, des Caisses, et lance des éclaireurs innombrables à l’espionnage, puis à la conquête de toutes les places du monde où l’on peut acheter et vendre. Elle achète tout ce qui se présente. Elle vend tout ce qui se demande. Elle a une tenace furie de faire des affaires et d’être le seul ou le plus grand faiseur d’affaires, et d’enlever, coûte que coûte, les fournisseurs ou les cliens d’autrui : désormais sa mission divine n’est-elle pas d’installer sur le monde le monopole de ce commerce allemand, qui est l’empereur désigné de l’humanité trafiquante ?

« Si nous voulons aller de l’avant sur le marché mondial, disait Guillaume II aux gens de Brème le 18 octobre 1893, nous devons tous avoir en tête la vieille devise de la Hanse : Navigare necesse est, vivere non est necesse, il n’est pas nécessaire de vivre, mais il est nécessaire de naviguer. » Le commerce allemand prend cette devise et la suit au pied de la lettre : sans plus s’inquiéter d’une vie normale, utile et heureuse, il veut chaque matin, coûte que coûte, lancer et mettre à flot quelques nouvelles combinaisons et même toutes les combinaisons possibles de placement, de troc, d’échanges et d’acquêts. En 1882, l’Empire recensait 1 340 000 salariés du commerce, — en 1907 3 340 000. Et comment dénombrer la multitude des Allemands ou fils d’Allemands répartis au dehors pour tenir dans tout l’univers la représentation de la firme germanique ? entre 1882 et 1907, cette multitude avait sûrement triplé et quadruplé ; avant l’Empire, la philologique Allemagne fournissait l’Europe de doktors-professors ; c’est de clerks et de commis voyageurs que, depuis vingt-cinq ans, elle inondait les pays civilisés et barbares.

Industrie et commerce, vers ce double travail, l’Allemand tournait désormais son effort tenace et orientait le plus grand nombre de ses innombrables fils. L’agriculture lui paraissait occupation démodée, presque indigne de bras impériaux et que l’on devait abandonner aux humanités primitives ou décadentes. Alors que, dans tout le reste de l’Europe occidentale, même en Grande-Bretagne, on pouvait constater un « retour à la terre, » l’Allemand s’en éloignait de plus en plus ; du moins, il se jetait avec un élan plus aveugle vers les affaires. L’Empire et ses 60 ou 65 millions d’habitans comptaient plus de commcrçans et d’industriels que les États-Unis avec leurs 120 ou 125 millions. Spécialisée depuis un siècle en ce double genre de vie, auquel l’avaient irrésistiblement destinée sa situation géographique et sa composition géologique, l’Angleterre restait encore plus commerçante ; mais elle le cédait désormais en industrie. L’usine allemande et la firme allemande devenaient, sur le patron anglais ou américain, les créations dernier modèle ; l’Allemagne entière était pour les affaires la maison the most commodious and best eguipped in the world, — mais à quel prix ?

Ici, les centaines de millions ne sont pas l’unité ; c’est par dizaines de milliards qu’il faudrait évaluer ce que l’Allemagne, gouvernemens et particuliers, a dépensé depuis quarante ans pour impérialiser sa vie économique, et toute évaluation de ce genre ne saurait être que fantaisiste : soixante ou quatre-vingts milliards, disent certains Allemands qui veulent faire ressortir le bas prix de cet effort admirable et le merveilleux rendement de leurs méthodes, de leur organisation, de leur discipline ; cent cinquante, deux cents, trois cents milliards, disent certains autres, qui veulent étaler et gonfler la valeur présente de cet établissement germanique.

Pour un bilan presque fictif, restons aussi bas que possible ; ne prenons qu’une moyenne de cent milliards et ne calculons encore l’intérêt de cette mise de fonds qu’à 5 pour 100 et l’entretien annuel de cette entreprise qu’à 20 pour 100 : c’était donc une rente à payer de 25 milliards qu’était la surcharge annuelle dont quarante années de griserie impériale avaient doté, au civil, l’Allemagne de 1914. Car l’Allemagne de 1871 n’avait pas le premier sou de ce capital, et les cinq milliards de l’indemnité française, loin de la munir d’argent disponible, avaient achevé de l’en démunir : tout ce qui n’était pas passé dans le règlement de la victoire ou dans le Trésor de guerre de Spandau, avait amorcé une folie de spéculations qui, durant les trois années 1872-1875, conduisait le nouvel Empire au bord de la faillite. De 1874 à 1914, l’Allemagne vécut toujours sur le crédit renouvelé, élargi, démesurément propagé, et jamais elle n’épargna pour amortir, au sens que nous donnons, nous autres gens d’Occident, à ces deux mots d’épargne et d’amortissement.

Nous ne croyons épargner, nous, qu’en retirant de la circulation intense et en mettant à l’abri, dans les eaux tranquilles d’un placement sans aléas, des sommes dont le capital nous devient presque tabou et dont nous ne nous permettons plus de toucher que les modestes intérêts. Et nous ne croyons avoir amorti, non seulement qu’après avoir éteint la dépense initiale, et les dépenses subsidiaires d’une entreprise, par le remboursement intégral de toutes les sommes engagées, mais encore qu’après l’avoir munie d’une ceinture d’appareils flotteurs et sauveteurs qui la garantissent de tout échouage et de tout naufrage dans le présent et dans le plus lointain avenir : fonds de roulement, de garantie, de réserve, etc.

L’Allemand impérial n’a jamais épargné qu’en rejetant une part, une très modeste part de ses bénéfices dans le tourbillon. Ebloui par les statistiques des caisses d’épargne allemandes, tel de nos consuls nous prédisait en 1911 l’éclosion prochaine d’une Allemagne assagie, prudente, capitaliste, presque rentière déjà. Mais les fonds de ces caisses continuaient en vérité de rester mobiles : ils rentraient sans arrêt dans le courant le plus accéléré, par l’intermédiaire des banques industrielles et des emprunts locaux, tant et si bien qu’au long d’une même année ils pouvaient entrer, sortir, rentrer et ressortir encore pour figurer dix et vingt fois de suite sur les registres.

L’Allemagne, de même, n’a jamais amorti son impérialisation qu’en l’étendant : elle a cru assurer la durée et la stabilité de son œuvre géante, en la rendant chaque jour plus kolossale, en l’entourant d’œuvres nouvelles, qui feraient, pensait-elle, office de contreforts et d’arcs-boutans. Les bénéfices annuels passaient tout entiers à couvrir les intérêts du passif et les dépenses du présent : il fallait l’emprunt quasi annuel pour assurer la préparation ininterrompue d’un avenir toujours reculé. Chaque année, l’Allemagne industrielle et commerciale se lançait en de nouvelles dépenses, espérant amortir d’un seul coup, les années suivantes, quand la conquête du monopole mondial, l’empire universel des affaires lui donnerait toute liberté et toute facilité de gain. Mais les années suivantes, le monopole n’était pas encore venu : il fallait donc s’acquérir de nouvelles armes contre les rivaux qui n’avaient pas encore la sagesse de se résigner à cet empire de droit divin, — et donc dépenser, dépenser toujours, et remettre d’années en années, de décades en décades, l’ère des bénéfices abondans, durables, et l’épargne solide, et l’amortissement global.


Ajoutez l’un des traits de cette éternelle Allemagne : l’Empire fut toujours une charge écrasante pour ses détenteurs, peuples ou souverains, moins par la force militaire, l’habileté politique, l’activité et l’énergie qu’il exigeait d’eux que par le fardeau financier qu’il les forçait d’endosser avec la pourpre. L’histoire de l’Ancien Empire n’est qu’une suite de nations et de dynasties ruinées où l’Empereur le plus riche devient en quelques années un pauvre sire : Carolingiens, Saxons, Franconiens, Hohenstaufen, tous finissent dans le dénuement et quelques-uns dans la mendicité ; les unes après les autres, chacune des grandes nations germaniques est courbée, brisée par le triple fardeau impérial. Car autrefois comme aujourd’hui, l’Empire impose à ses titulaires, peuples et souverains, une triple dette, qui les écrase.

Ils doivent en premier lieu réparer les désastres, l’incurie ou les déficits du passé, restituer à l’Allemagne ces jours légendaires et de bonne mémoire où, sous ses grands Empereurs de jadis, elle était heureuse, prospère et de tous enviée.

Ils doivent en outre porter le sceptre et la couronne avec le faste qui convient : ce n’est que dans l’or et la pourpre qu’ils doivent loger leur grandeur, et celle de leurs peuples. Le Germain d’autrefois n’apercevait la Rome des Augustes que nimbée d’or, tuilée d’or, plaquée d’or, et le Germanique du haut Moyen Age, même apanage de l’empire d’Occident, continua de tourner son respect vers la Byzance dorée des Porphyrogénètes, jusqu’au jour où son Barberousse lui étala sur la rive rhénane cette Mayence, sinon d’or, du moins de bois doré, où tous les seigneurs laïques et ecclésiastiques de la terre allemande et les ambassadeurs du monde chrétien vinrent aux beaux jours de 1184 saluer la Majesté impériale : désormais, la splendeur de Barberoussea pesé comme un ruineux souvenir sur les épaules de tous ses successeurs.

Mais, — troisième devoir, et plus impérieux et plus coûteux encore, — c’est aux bénéfices reçus annuellement par chacun d’eux que les fidèles Allemands ont toujours mesuré la valeur de la Majesté impériale et leur devoir de fidélité envers elle : au sens le plus strict du mot, chaque Allemand a toujours entendu être le bénéficiaire de l’Empire. Or, ni le sol, ni le sous-sol, ni la situation géographique de la terre allemande, ni les qualités spécifiques de la race ne se sont jamais prêtés à une extension indéfinie du bénéfice de chacun, à une multiplication quotidienne des bénéfices de tous : il a toujours fallu que l’Empire et l’Empereur se missent en quête de nouveaux domaines et de nouveaux profits aux dépens du voisin. Plus encore que l’idée impériale elle-même, ce sont les frais impériaux qui ont toujours obligé l’Empereur à poursuivre la domination et l’exploitation universelles.

Au long du millénaire qui sépara des Carolingiens les Hohenzollern, une seule dynastie, celle des Habsbourg, trouva le moyen de faire et de conserver sa fortune, tout en détenant durant quatre ou cinq siècles l’Empire ; mais ce fut par la suppression plutôt que par la solution du problème impérial. Le Habsbourg soigna ses affaires. Mais il négligea celles de l’Allemagne. Par son faste doré et son apparat magnifique, il soutint le prestige de sa majesté aux yeux de tout l’univers ; mais il laissa les ruines s’accumuler ou se remplacer sur toute la face de la terre allemande ; sauf quelques-uns de ses domaines propres et de ses peuples héréditaires, son Allemagne fut l’Etat le plus mal tenu et le peuple le plus malheureux en une Europe où la bonne tenue des États et le bonheur des sujets étaient le moindre souci des souverains.

La faute n’en fut pas au Habsbourg seulement. Il aurait peut-être, tout comme un autre, travaillé au bénéfice de ses fidèles, si ses fidèles avaient consenti à faire la dépense de l’entreprise impériale : à la Diète d’Augsbourg de 1510, il représentait sagement à ses sujets que le maintien de l’Empire ne saurait aller sans leur secours et appui, car l’unité à l’intérieur et la domination à l’extérieur « nécessitent de grandes dépenses que Sa Majesté n’était plus en état de supporter seule, après tout ce qu’elle avait déjà fait pour l’Empire dans les campagnes passées et présentes. » Mais l’Allemagne du XVIe siècle refusa toute contribution ; elle entendait que la seule majesté impériale fit les frais du profit commun.

L’Allemagne du XIXe siècle a mieux compris les nécessités de la vie : elle a consenti au Hohenzollern un budget impérial, qui, très modeste d’abord, s’est enflé impérialement : sans trop regimber, l’Allemagne en a consenti le triplement, le quadruplement, le quintuplement, à mesure qu’en bénéfices sonnans, elle espérait en recueillir les fruits. Où sont les jours où le premier des Hohenzollern prenait l’Empire à forfait moyennant, un revenu de six cents millions de marks ? Il est vrai qu’en ces années 1875-78, l’Empereur, ne faisant pas ses frais, imputait au crédit de l’Empire un passif presque constant. Les années ont passé : le revenu multiplié n’a pas supprimé le passif ; apparent ou masqué, il est resté de coutume ; l’équilibre n’a jamais été assuré que par des recours aux prêteurs, et la dette impériale s’est enflée dans la même proportion que le budget :

Budget de l’Empire (en millions de marks)


1875 1885 1895 1905 1910
Revenus 571 593 1 224 2 005 2 943
Dépenses 634 614 1 239 2 068 3 024
Dette de l’Empire


1870 1875 1885 1895 1905 1910
485 120 551 2 201 3 323 5 016

En ce budget de trois milliards sept cents millions (1913), l’administration intérieure ne figurait que pour une centaine de millions ; l’assistance sociale, l’instruction publique et tous autres travaux publics que les chemins de fer en étaient exclus ; les dépenses militaires, navales, diplomatiques et financières montaient, à elles, seules, à deux milliards huit cents millions. L’Allemagne de 1913 payait cette rente magnifique pour soutenir l’édifice de l’Empire bismarckien, dont la seule utilité était de la garantir contre tous les orages du dedans et du dehors et d’assurer son exploitation sur les territoires arrachés par la violence bismarckienne aux voisins du pourtour, sur l’Europe agenouillée devant l’hégémonie prussienne, sur le monde destiné à la conquête industrielle et commerciale de l’impérialisme allemand… Deux milliards huit cents millions sont une belle prime d’assurance.

Devant ce budget, les mêmes questions viennent à l’esprit que devant les somptueuses colonnades du prince-évêque de Wurzbourg. Quand Franz et Karl de Schönborn, les évêques sérénissimes, construisaient, de 1720 à 1744, ces 500 mètres de façades, percées de 947 fenêtres, divisées en 312 chambres, pourvues de 25 cuisines, de 5 galeries royales, et enfermant sept cours, une église, d’innombrables escaliers et la Grande Salle de 26 mètres sur 46, avec son dôme juché sur 26 colonnes de stuc et décoré par Tiepolo, quelle était donc la richesse et quels étaient les revenus qui pouvaient soutenir un pareil train ? quel rendement pour les peuples avaient ces fastueuses dépenses ?

En ce budget impérial, on n’aperçoit que deux chapitres productifs : les chemins de fer et, surtout, les postes et télégraphes. Les postes et télégraphes, qui coûtaient 88 millions à l’Empire en 1872, lui en rapportaient une centaine : en 1913, 764 millions de dépenses lui valaient 842 millions de recettes. Ce chapitre s’était donc octuplé, et voilà, disent les Allemands, la meilleure jauge de l’activité économique que cet empire militaire avait infusée à toute l’Allemagne.

Qui voudrait nier ou dénigrer cette activité parlerait contre l’évidence, et même « activité » n’est pas le mot juste : c’est agitation qu’il faudrait dire. Mais l’écureuil, dans sa roue, et s’active et s’agite. Le problème n’est pas de savoir si l’Allemagne, depuis quarante ans, s’était ruée de toute son ardeur à l’entreprise économique et à la spéculation financière, comme naguère à la critique verbale, à la spéculation philosophique et à la rêverie musicienne, ou comme autrefois à la bâtisse princière et aux fureurs théologiques, ou, plus anciennement encore, au brigandage chevalier et aux expéditions romaines. En affaires, la quantité importe assurément ; mais la qualité décide, et mieux vaut gagner beaucoup en remuant quelques millions que brasser de nombreux milliards en perdant si peu que ce soit sur chacun d’eux.

Or, c’est de quantité, de masse, non de qualité, de valeur, qu’en affaires aujourd’hui, comme en beaucoup de choses autrefois, les Allemands s’étaient avant tout préoccupes : faire plus grand qu’autrui, sur le modèle d’autrui, faire chaque jour plus complet à la dernière mode fut toujours à leur gré synonyme de faire bien et de faire beau, et peu leur importait ce qu’ils faisaient et où ils le faisaient, pourvu qu’ils le fissent par-dessus le voisin. Le Deutschland ütber Alles mériterait d’avoir toujours été leur chant national : d’autres peuples désirent le mieux pour eux-mêmes et pour les autres et regardent plus volontiers au-dessus d’eux, vers l’idéal, qu’au-dessous ou autour d’eux, vers le concurrent ; ils ne croient pas que l’on grandisse vraiment à se guinder sur des déliasses ; certains même se méfient toujours des échasses, instrumens fragiles et traîtres…

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le palatin Charles-Théodore décida de se bâtir une résidence sans rivale en Allemagne et à l’étranger. Il voulut avoir à Schwetzingen, dans la plaine du Rhin, les plus beaux jardins du monde, encore plus français et plus forestiers que ceux de Versailles, avec des cascades, des rivières et des pièces d’eau qu’en cette proximité du fleuve, il était bien plus facile qu’à Versailles de maintenir toujours combles et limpides. Il voulut avoir, non seulement ses galeries et ses orangeries comme le grand Roi, mais encore une reproduction de toutes les merveilles architecturales qu’il avait admirées au cours de son voyage méditerranéen. Il érigea trois temples antiques, un Temple circulaire d’Apollon, un Temple double de Mercure, un Temple à fronton de Minerve. Devant la ligne ruinée d’un aqueduc romain, il dressa une Roche de Pan, un Obélisque de 45 pieds, cinq autres obélisques. Il peupla d’urnes et de statues les ombrages de ses bois sacrés. Toute l’antiquité en réduction fut comprimée en ce médiocre espace. Mais Charles-Théodore, qui était de son temps et voulait en être, se piquait aussi du savoir et du goût les plus modernes : il joignit à ses ruines un Temple tout neuf de la Botanique, une mosquée avec deux minarets de 140 pieds, et des ponts chinois, et des jardins à l’anglaise, et une volière à la persane pour ses oiseaux de prix, et des bains à l’italienne pour ses belles amies, et une salle de spectacle pour les tragédies de M. de Voltaire, car il n’y avait pas alors de résidence achevée sans la présence ou sans les dernières œuvres du plus grand des philosophes.

Quand Charles-Théodore eut dépensé des sommes fabuleuses pour un palatin de ce temps, on s’aperçut que Schwetzingen, enfoui dans les boues du marécage rhénan, à distance égale, mais également regrettable du fleuve coulant et de la fraîche montagne, était une bouilloire l’été, une glacière aux moindres froids, un nid de fièvres, de moustiques, de rats et de bêtes malpropres : à trois lieues dans l’Est, la vieille capitale Heidelberg, malgré les tristes souvenirs de la dévastation française, restait sur sa jolie rivière, à l’orée de sa noire forêt, au penchant de sa rose montagne, le plus sain, le plus charmant des séjours ; à six lieues dans l’Ouest, la nouvelle capitale Mannheim avait au bord du Rhin un immense château, tout battant neuf, tout stuqué de rococo, tout tapissé de gobelins, et dont les milliers de fenêtres s’ouvraient sur les splendeurs du couchant, sur la brise et sur la gaité du fleuve.

Il fallut abandonner Schwetzingen, que la nature refusait à ces caprices de l’homme et rendre le pays à sa vocation irrésistible qui était de porter des-asperges, et non des minarets. Le château a subsisté pour sauver de l’oubli la mémoire de Charles-Théodore. Mais loin des splendeurs princières, dont la mode d’hier avait affublé cette bonne Allemagne, et loin de l’agitation industrielle et commerciale dont la mode d’aujourd’hui l’enfièvre, Schwetzingen vit tranquillement, bourgeoisement, et, plus encore que de son château, s’enorgueillit de ses asperges.

Quand les Allemands de 1900 résolurent de planter sur leur domaine impérial la plus grande usine et la plus grande firme des temps nouveaux, quand ils voulurent reproduire chez eux toutes les merveilles utilitaires qu’ils avaient admirées au cours de leurs voyages mondiaux, peut-être auraient-ils dû méditer cette leçon de Schwetzingen. L’homme propose et souvent même impose à la nature ses projets et ses ambitions ; mais quels que soient l’énergie de ses efforts, la discipline et la ténacité de ses méthodes et le bel agencement de ses calculs, à lui, c’est elle qui, toujours, dispose en fin de compte.

Depuis mille ans et plus qu’obstiné et toujours déçu en son rêve impérial, l’Allemand, pour acquérir la domination et l’exploitation universelles, s’efforce de dresser sur sa terre les systèmes politiques et sociaux qui ont fait la grandeur ou la prospérité des voisins, il semble que toujours le sol, les occupans, la solidité ou le succès se dérobent à chacune de ces entreprises successives, aussitôt qu’elle arrive à son achèvement. L’usine et la firme kolossales, qu’à peine nous avons vues terminées, ces gigantesques cheminées, poussées à miracle comme les minarets de Charles Théodore, ces ports, ces voies ferrées, ces gares, ces canaux, cette flotte, où tant de milliards furent engouffrés, n’avaient pas donné à l’Allemagne de 1914 ce qu’elle en avait espéré, ce que la réussite du voisin lui avait permis légitimement d’en attendre : tout au contraire.

Partie île la misère avec l’Empire, l’Allemagne du XIXe siècle avait cru, sous la bannière impériale, marcher vers la richesse, vers l’apogée de la fortune : elle avait salué dans les cris de joie l’aube de ce XXe siècle qui devait être son siècle, à elle, comme le XIXe avait été celui de l’Angleterre et comme le XVIIe celui de la France… Dès 1904, elle sentait partout des craquemens de faillites : simple crise de croissance, dirent les médecins tant-mieux. Mais en 1908-1910, la crise renouvelée semblait aux médecins tant-pis d’origine congénitale, et l’Allemagne entière commençait à s’inquiéter de la longueur de cette marche et de l’éjoignement toujours renouvelé du résultat. En 1914, elle se voyait approcher enfin, non pas de la richesse attendue si longtemps et si vaillamment poursuivie, mais de la ruine peut-être, tout au moins des difficultés angoissantes, et c’est pour éviter la chute que, brusquement, elle pensa liquider son bilan par une guerre victorieuse : les milliards sauveurs de l’indemnité française amortiraient d’un seul coup tout son passif ; l’annexion des colonies françaises donnerait à son commerce et son industrie un domaine, une réserve immenses ; le servage économique, où le traité de paix mettrait la France et la Belgique, avec leurs marchés, leurs chemins de fer et leurs ports, permettrait un nouvel accroissement de la marine germanique qui loucherait enfin aux jours rêvés par les cordonniers de Spire : Ist einst gross zur See… la France vaincue en 1914, il suffirait de quelques années pour que vint le tour de la « fière Angleterre… » Et l’Angleterre jetée bas, l’Allemand aurait vraiment l’empire de l’Europe et du Monde. Il ne resterait plus qu’à remettre en leur place le Tsar, s’il osait regimber, et Dieu, s’il avait quelques écarts de conduite. Mais le Tsar n’était-il pas depuis un siècle et demi l’allié, l’intime, le tuteur ou le pupille. tour à tour du Hohenzollern ! et les partages de la Pologne n’avaient-ils pas rivé Berlin et Pétersbourg à la même chaîne infrangible ?… Et Dieu était plus sûrement encore « avec nous. » Si l’Allemand avait besoin de Dieu pour jeter bas les autres peuples et les mettre on servage, Dieu avait encore un plus grand besoin de l’Allemand pour faire régner partout la vertu et la loi. Car, seul, le fonctionnaire prussien pouvait faire de l’Europe un jardin bien tenu sous les regards de l’Eternel, l’Eden des temps nouveaux, où l’arbre de la Science ne porterait plus que des fruits salutaires.


VICTOR BERARD.

  1. Voyez la Revue des 1er, 15 février et 1er juillet 1915.
  2. CHEPTEL DE L’ALLEMAGNE (eh centaines de milliers de têtes)

    1873 1883 1892 1904 1913
    Moutons 24, 19,1 13,5 7,9 5,5
    Porcs 7,1 9,2 12,1 18,9 25,5
    Gros bétail 15,7 15,7 17,5 19,3 20,9
  3. CONSOMMATION DE HARENGS SALES (en milliers de tonneaux)

    1866-1870 1886-1890 1906-190 ! 1913
    506 1 139 1 245 1 294
  4. CONSOMMATION DE PRODUITS EXOTIQUES (en milliers de tonnes)

    Riz Café Cacao Fruits du Midi
    1866-1870 41 83 1 15
    1886-1890 84 114 5 49
    1906-1910 163 189 35 199
    1913 239 164 51 298
  5. CONSOMMATION PAR TÊTE

    Blé Harengs (kilogrammes) Café Bière (litres)
    1902 100 4,06 2,95 110
    1907 94 3,12 3,02 111
    1912 87 2,71 2,44 101
  6. CONSOMMATION DE VIANDE (en milliers de têtes)

    Chiens Chevaux Chèvres Veaux Gros bétail
    1905 6,2 147 435 5 336 2 717
    1909 6,7 152 516 6 324 2 737
    1912 8 179 474 5 327 2 678
  7. J. Janssen, L’Allemagne et la Réforme, II, p. 446.
  8. ACCROISSEMENT ANNUEL POUR 100

    1816-1864 1864-1910 1816-1864 1864-1910
    Prusse orientale 1,43 0,34 Brandebourg 1,26 1,57
    Prusse occidentale 1,64 0,67 Sleswig-Holstein 0,75 1,05
    Poméranie 1,55 0,39 Hanovre 0,37 0,92
    Posnanie 1,29 0,70 Westphalie 0,93 1,97
    Silésie 1,23 0,86 Hesse-Nassau 0,77 1,02
    Saxe prussienne 1,11 0,99 Prusse rhénane 1,18 1,63
  9. RÉSEAUX FERRÉS

    Allemagne Angleterre France États-Unis
    Milliers de kilomètres exploités 1895 45 34 36 290
    « 1910 59 37 40 386
    Milliers de voyageurs par kilomètre 1895 315 « 294 68
    « 1910 607 « 417 138
    Milliers de tonnes par kilomètre 1895 560 « 355 479
    « 1910 868 « 552 1 081
    Locomotives (par 100 kilomètres) 1895 35 55 28 12
    « 1910 46 61 32 15
    Wagons de voyageurs (par 100 kilomètres) 1895 69 124 71 12
    « 1910 97 140 75 12
    Wagons de marchandises (par 100 kilomètres) 1895 727 1 862 743 418
    « 1910 981 2 091 861 551
  10. STATISTIQUE POSTALE ET TÉLÉGRAPHIQUE (à la fin de 1911)

    Allemagne Angleterre France Etats-Unis
    Bureaux de poste (en milliers) 50 24 1 93
    Lettres et cartes (en millions) 6 983 5 644 3 984 664
    Paquets (en millions) 306 77 9 974
    Lignes télégraphiques (en milliers de kilomètres) 279 99 161 «
    Télégrammes annuels (en millions) 61 94 65 «
    Télégrammes internationaux (en millions) 19,4 16 11 «
    Câbles sous-marins (milliers de kilomètres) 44 290 80 46
  11. MARCHANDISES TRANSPORTEES PAR EAU (en milliers de tonnes.)

    Charbons et cokes Minerais et métaux Matériaux de construction
    1911 23 000 13 000 16 500
    1912 28 000 16 000 19 000


    Céréales et farines Sucres et betteraves Total
    1911 7 000 1 500 79 950
    1912 8 500 2 200 93 469
  12. Flotte allemande de commerce : Voiliers, 1 — milliers de bateaux ; 2 — tonnage net en milliers de tonnes ; 3 — équipages en milliers d’hommes.
    Mer Baltique « « Mer du Nord « «
    1 2 3 1 2 3
    1871 2,7 439 17 2,3 461 17,4
    1881 1,7 388 14 2,5 577 16,9
    1891 0,8 185 5,9 1,8 507 11,9
    1901 0,38 30 1,2 1,8 496 11,4
    1913 0,36 13 0,9 2 383 12
  13. Flotte allemande de commerce : Vapeurs, 1 ; — centaines de bateaux, 2 et 3 comme ci-dessus.
    Mer Baltique « « Mer du Nord « «
    1 2 3 1 2 3
    1871 0,7 10 0,9 0,7 71 3,7
    1881 2 55 2,3 2 160 6,3
    1891 3,7 149 4,7 5 574 17,5
    1901 4,5 192 5,8 9 1 155 30,9
    1913 5,6 301 7,5 15 2 354 56
  14. Marine de commerce allemande ; chiffres des entrées dans les ports allemands en milliers de navires et en millions de tonnes :
    MOUVEMENT COMMERCIAL DANS LA BALTIQUE

    1874 1883 1893 1903 1912
    Navires 29 268 38,9 50,7
    Tonnes 3 4 5 6 9,7

    MOUVEMENT COMMERCIAL DANS LA MER DU NORD

    Navires 18 30,7 38, 7 52 63,9
    Tonnes 3,6 5,3 9,4 14,8 22,8

    NAVIGATION DANS LE CANAL

    1806 1901 1906 1913
    Navires 20 29 34 54,6
    Tonnes 1,7 7 6 10
  15. Diplomatie and Consular Reports, Annual Séries, n° 5 212, p. 43.