L’Étoile de Prosper Claes/02

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La Renaissance du livre (p. 10-20).


CHAPITRE II



Dans ses courses matinales, Martha n’entrait chez les Claes qu’à la fin de sa tournée. Elle se réservait la quincaillerie comme une sorte de récompense, sûre d’y oublier fatigues et rebuffades dans l’accueil chaleureux de ses hôtes, car il n’en était pas de plus sincèrement émus de la détresse populaire, ni de plus prompts à la soulager. Leur générosité ne se bornait pas à quelques contributions périodiques aux œuvres de secours ; insatisfaite, toujours en train de bonnes actions, elle recherchait les infortunes laborieuses, héroïquement muettes, pour leur venir en aide sans les humilier.

Les Claes ne cessaient de penser aux autres malgré la tristesse sans trêve que leur causait l’absence de Prosper. Avec Martha et le charbonnier De Bouck, ils déchargeaient leur cœur ; personne qui pût mieux les comprendre, les intéresser par l’effusion de leurs propres soucis. Et puis, Prosper, James et le petit De Bouck ne formaient-ils pas un trio de frères d’armes ? Pas une de leurs lettres qui oubliât de donner des nouvelles de mentionner les faits et gestes l’un de l’autre.

Que d’événements depuis l’inauguration de la nouvelle quincaillerie ! La tante L’Hœst morte le mois suivant ; Camille instituée sa légataire universelle sous la condition expresse de n’épouser qu’un prétendant agréé par le confesseur de la dévote ; le refus de la jeune fille d’accorder sa main au baron Von Schuller ; les vaines menaces de ses parents bientôt suivies de son incarcération dans une sorte de bastille religieuse. Et quand Prosper s’occupait à la délivrer en paladin des temps héroïques, la guerre, soudaine comme la foudre, arrachant le jeune homme à son affection filiale et à ses amours pour l’accomplissement du devoir sacré.

Quelle stupeur tout d’abord ! Que d’embarras et de gêne dans la conduite des affaires ! Fort heureusement, le brave Lust était là, installé aujourd’hui dans la maison depuis son mariage avec Adélaïde. Gaillard intelligent, plein de savoir faire et de ressources, il avait paré aux premières difficultés et son dévouement, allié à celui de Bernard, assurait la marche régulière de la quincaillerie.

Le père Claes se reposait sur ses employés avec d’autant plus de confiance qu’il descendait chaque jour dans le magasin. Mais le pauvre homme, qui s’était promis tant de joie à manœuvrer son « auto » dans les avenues de ce hall magnifique, restait bloqué maintenant à la même place, très sombre, affaissé sur lui-même tandis que Tom, la tête posée sur ses genoux levaient vers lui des yeux pleins d’interrogations, en poussant parfois des gémissements plaintifs à la pensée de celui qu’il ne voyait plus.

Le départ de Prosper avait enlevé toute sa vaillante gaîté. Et puis, ce petit palais de l’outillage, admiration du quartier, lui inspirait peut-être un peu d’inquiétude en ces heures sombres. La transformation de la vieille boutique n’avait-elle pas été un travail prématuré ? Les remarques perfides, la jubilation sardonique de Buellings, l’impressionnaient malgré lui. Car le sellier venait le voir assez souvent pour jouir de sa tristesse encore qu’il se défiât de Tom, qui ne l’aimait guère et grondait toujours à son approche.

— Hein, quelle chance que je n’ai pas commencé les travaux chez moi ! s’écriait le vilain homme. Mais depuis longtemps, je sentais qu’il y avait quelque chose dans l’air, et c’est pour ça que j’ai renvoyé mon entrepreneur.

Et, sous prétexte de bons conseils, il effrayait le quincaillier :

— Est-ce que vous n’avez pas peur que ce grand magasin et ces belles marchandises ne soient du goût des Boches ? À votre place, je ne serais pas tranquille. Hé ! ce n’est pas pour rien que Mosheim s’arrête si souvent sur le trottoir d’en face pour regarder votre maison… Méfiez-vous…

— Mosheim ? interrogeait le vieillard. Qui est celui-là ?

— Vous ne savez pas ? Mais Prosper a dû vous en causer souvent car il venait à chaque instant avant la guerre pour lui offrir des marchandises… Mosheim, mais c’est un représentant de fabriques allemandes… Il dit qu’il est Alsacien… un Prussien oui ! Et moi je sais depuis longtemps que c’est un espion…

La stupeur effarée du pauvre vieux aiguisait sa méchanceté :

— Oui, celui-là doit vous en vouloir, car votre fils l’a toujours envoyé promener en disant qu’il ne se fournissait qu’en Angleterre et en France…

Il éprouvait une satisfaction maligne à dénigrer indirectement toutes les initiatives de Prosper, à insinuer qu’elles devenaient très compromettantes aujourd’hui.

— Ça est plein de marchandises anglaises ici. À votre place, je les bazarderais à n’importe quel prix d’autant plus, entre nous, qu’elles ne valent pas mieux que les autres.

Mais le vieillard, déjà renfoncé dans son chagrin, ne l’écoutait plus. La guerre commençait du reste à affaiblir son bon cerveau. Souvent, le petit Bernard et Jan Lust, présents à ces entretiens, s’indignaient des propos du sellier et la langue leur démangeait de lui dire son fait.

Malheureusement, le premier se sentait trop faible dans sa disgrâce physique, tandis que l’autre, nouveau venu à la quincaillerie n’osait apostropher une vieille connaissance du patron. Cela dura jusqu’au jour où Adélaïde, surgissant tout à coup de derrière un stand, s’élança au-devant du sellier et, avec son franc parler, le poing sur la hanche, comme une servante du vieux répertoire :

— Est-ce que vous avez bientôt fini, vous, d’embêter Monsieur avec vos histoires ! Et puis, je vous défends de dire du mal de notre Prosper… Si c’est pour ça que vous venez ici, vous pouvez rester chez vous !

Buellings, interloqué d’abord, voulait le prendre de haut avec la commère. Mais il ne connaissait pas Adélaïde qui profita de l’occasion pour lui dire ses quatre vérités.

— Je m’en vais, grinça-t-il frémissant de colère. Mais prenez garde seulement… Je sais beaucoup de choses…

— Allez, s’écria Mme Lust, nous n’avons pas peur de vous. Bougez une fois et vous m’en direz des nouvelles… Nous aussi, on sait beaucoup d’histoires sur votre compte…

Elle en prenait son mari à témoin :

— Hein, Jan ?

Quelle était cette menace ? Une allusion peut-être au fameux stock de cuirs précieux qu’il avait mis en lieu sûr pour le soustraire aux réquisitions éventuelles de l’occupant. Saisi de crainte, épouvanté au surplus par l’attitude furieuse de Tom qui menaçait de lui sauter à la gorge, Buellings s’était sauvé sans demander son reste.

— Bon débarras ! Maintenant on en est quitte pour longtemps, savez-vous !

Et comme le quincaillier, sortant enfin de l’ahurissement où l’avait plongé cette altercation, risquait quelques timides paroles : — Ne vous mettez donc pas à l’envers pour ça ! Ce ronge-cœur n’a que ce qu’il mérite. Il n’osera pas bouger, je vous dis, car on le tient, nous autres, hein Jan ?



C’est ainsi qu’Adelaïde prenait peu à peu des allures de serva padrona au grand profit de la maison qui, dans le chagrin de ses vieux maîtres, et les complications du ravitaillement domestique, avait bon besoin d’être gouvernée par une ménagère habile autant que robuste.

Depuis longtemps, les quincailliers la laissaient libre d’agir à sa guise ; la respectueuse affection qu’elle leur portait et sa droite nature l’eussent toujours empêchée d’ailleurs d’abuser des circonstances. Cœur simple, elle n’avait d’autre ambition que de servir fidèlement et de prendre à son compte, en ces tristes jours, toutes les grosses corvées de l’existence. Lust était émerveillé du courage de sa femme, de son savoir faire et de toutes ses qualités plus intimement conjugales. Comme il se félicitait de son choix ! Jamais il n’avait autant apprécié Adélaïde et, n’étaient les calamités présentes, il eût été le plus satisfait des hommes.

Or, il advint qu’à la suite d’un voyage à Jodoigne où elle avait été mandée au début de la guerre, par une parente, sœur infirmière d’un couvent de Visitandines, Adélaïde parut éprouver quelques désordres de santé qui alarmèrent beaucoup les bons quincailliers. Mais ce ne fut qu’une alerte ; Mme Lust guérit promptement et n’en redevint que mieux portante dans la suite. Il semblait même que sa taille eût une tendance à s’élargir et que son corsage, encore plus avantagé que jadis, voulût faire sauter ses boutons ; si bien qu’un beau matin, Mme Claes, qui époussetait avec elle dans la salle à manger, lui dit brusquement :

— Tournez-vous une fois Adélaïde… Est-ce que c’est une idée, mais on dirait que vous êtes en…

— Et bien oui, avoua la vaillante fille en riant, je crois que ça sera pour le mois de mars…

Elle avait quarante-trois ans et Lust naviguait au milieu de la cinquantaine. Cette grossesse inespérée était un cas de fécondité tardive mais nullement improbable ; dans la tristesse des jours, elle apporta quelque contentement à tout le monde et ce fut une grande diversion pour la vieille quincaillière que d’avoir à s’occuper de la layette du futur bébé qui ne pouvait être, bien entendu, qu’un gros garçon auquel on donnerait le nom de Prosper.

Malgré son état, Mme Lust grosse à pleine ceinture, continuait à se démener comme si de rien n’était ; le travail entretenait sa belle santé et le docteur Buysse n’y voyait aucun mal.

— C’est cela, remuez-vous, ma bonne Adélaïde, encourageait-il, c’est encore ce qu’il y a de mieux pour que le petit entre facilement dans le monde !

Aussi n’épargnait-elle pas ses forces. Ce n’est pas elle qui vous eût pris des poses alanguies ni se fût dorlotée comme une princesse ! Elle allait, venait, écurait comme par le passé sans qu’il y eût rien à dire pour lui faire prendre quelque repos. Aucune fatigue ne la rebutait, pas même ces rudes voyages qu’elle recommençait maintenant presque tous les quinze jours aux environs de Jodoigne sous prétexte de s’y approvisionner de certaines denrées qui, devenues rares à Bruxelles, se trouvaient encore en abondance et à meilleur compte dans ce coin de province où elle était née. Toutefois, elle ne rentrait pas toujours si chargée à la maison que ces courses lointaines parussent absolument utiles et nécessaires ; elle les recommençait pourtant avec le même courage sans égard aux amicales observations de Mme Claes qui l’engageait à se ménager dans « sa position » et la mettait en garde contre les terribles cahots du « vicinal ».

— N’ayez pas peur, bonne madame, disait-elle avec gaîté ; le petit a déjà l’habitude. Il n’est pas gêné. Je sens que ça l’amuse !

Quant à Lust, ces corvées périodiques ne paraissaient nullement le préoccuper au regard de la santé de sa femme. Ce qui n’empêche qu’il semblait assez agité à chaque absence d’Adelaïde et qu’il n’attendit son retour avec impatience. Aussi bien, outre les provisions, elle devait rapporter des nouvelles qui intéressaient particulièrement son mari à en juger par la hâte qu’il mettait ces soirs-là à terminer sa besogne pour se retirer dans leur chambre et s’y absorber en des écritures qu’il remettait le lendemain à un individu bancal et mystérieux, avec lequel il avait de longs apartés dans le fond du magasin.

De fait, cet homme était le messager de Prosper qu’il rencontrait ponctuellement à des époques et des endroits déterminés ; il en rapportait les lettres adressées aux quincailliers en même temps que des instructions secrètes pour Adélaïde, qui avait réussi à découvrir la maison de retraite où Mlle L’Hoest était enfermée et, à l’insu de ses maîtres selon le vœu de Prosper, servait d’intermédiaire entre les amants.

Ainsi le soldat se sentait allégé d’un grand poids dans l’accomplissement de son devoir ; il continuait de veiller de loin sur Camille, à soutenir son courage, et d’autre part la jeune fille ne manquait aucune occasion de le rassurer sur son ferme propos de résister à ses parents et de n’être qu’à lui. Aussi bien, en pouvait-il douter après ce que la prisonnière lui laissait deviner dans chacune de ses tendres lettres ?…



Or, l’armée belge repliée sur l’Yser tenait de nouveau en échec l’ennemi formidable. Soldat dégourdi, plein de bravoure, Prosper s’était particulièrement distingué dans les combats d’avant-garde ; promu sergent et décoré de la croix de guerre, on le désignait déjà comme l’un des plus dignes d’être envoyé à l’école militaire de Gaillon pour passer l’examen d’officier.

Jusqu’à présent, De Bouck ne l’avait pas quitté ; nature énergique sous des dehors placides, l’interne accomplissait son devoir de brancardier avec une intrépidité tranquille et sans se croire dispensé pour cela de faire le coup de feu avec les camarades. C’était un bon troupier. L’avancement de son ami le réjouissait comme un avantage personnel et il ne lui venait pas même à l’idée de se plaindre qu’on oubliât d’améliorer sa propre situation. Toute son ambition se bornait à n’être pas séparé de Prosper ; pourvu qu’il pût s’épancher avec lui de ce qui leur tenait à cœur, l’excellent garçon se trouvait suffisamment bien partagé et ne prétendait à rien de plus.

Et puis, l’arrivée de James De Leuw était un grand réconfort ; le fils de Théodore auquel il avait fait l’aveu de son affection pour Martha, était un confident de plus qui lui donnait des nouvelles de la jeune fille et transmettait à celle-ci ses tendres pensées. James n’abusait pas de son rôle et gardait vis-à-vis des jeunes gens, qu’il avait si souvent « servis » dans le salon de son père, une déférence de bon aloi, encore que les amis l’eussent tout de suite mis à l’aise en le traitant comme un frère d’armes. Les trois enfants de la rue de Flandre ne se quittaient guère. Aussi, l’ordre de départ pour Gaillon, qui vint surprendre Prosper au début de février, causa-t-il à ses camarades un vif désappointement. C’était une absence d’un mois et demi environ ; le sergent se reprochait presque d’abandonner ses amis dans les boues de Nieuport pour aller respirer, comme il disait, l’air léger des coteaux de la Seine

Il partit et revint sous-lieutenant. Or, en ce moment, l’ennemi tentait de vigoureux efforts contre divers postes échelonnés sur la rive gauche de l’Yser. L’un de ces derniers montrant des signes d’épuisement, Prosper fut désigné à l’improviste pour lui porter secours et investi du commandement d’une compagnie qui n’était pas la sienne.

Pour la première fois, le jeune chef se rendait au combat sans ses camarades ; aussi était-il fort ému à l’heure de la séparation :

— Tu connais mon secret, dit-il, au petit De Bouck dans une dernière accolade ; alors, s’il m’arrive malheur, hein vieux, c’est promis, tu veilleras sur Elle — sur Eux !…