L’Étoile de Prosper Claes/15

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La Renaissance du livre (p. 208-218).


CHAPITRE XV



Péro grandissait, plein de vie et babillant déjà avec une facilité étonnante bien qu’il eût à peine trois ans et demi. Le ramage clair et délié qui sortait de ses lèvres comme une jolie source, était un perpétuel sujet d’étonnement pour les vieux Claes. Il est vrai que Camille se montrait fort attentive à l’éducation de son fils, se gardant de jamais bêtiser avec lui ni de farcir cette jeune cervelle de mots zézayés et ridicules. Et l’enfant profitait à cette bonne école, servi d’ailleurs par un heureux naturel.

Sa gentillesse enfantine rappelait absolument celle de son père, dont les portraits de garçonnet lui ressemblaient à tel point qu’on les eût pris pour les siens, n’était la décoloration qu’avaient subie ces images du passé. Une telle ressemblance, tant morale que physique, faisait la joie des parents, car ils aimaient Péro moins peut-être parce que c’était lui que parce qu’il recommençait « l’autre ». Aussi, leur chagrin avait-il beaucoup perdu de son amertume.

Toutefois, dans la douceur de leur tendresse, ils s’affligeaient bien souvent du sort de Camille. Quoique la jeune femme fît preuve de vaillance et parût même toute réembellie par son bonheur maternel, elle avait des instants de mélancolie profonde qui n’échappaient pas aux vieux quincailliers.

Toutes les joies de la maternité, mais sans l’amour, voilà ce que lui réservait un veuvage obstiné à demeurer fidèle au souvenir d’une seule affection. L’ambition de bien élever son fils lui suffirait-elle pour être complètement heureuse ? Malgré l’enfant, ne sentirait-elle pas toujours dans son cœur un vide douloureux ? L’avenir lui apparaissait donc embrumé de tristesse. Son fils lui serait une grande consolation, certes, mais pourrait-elle oublier ce dont il la consolerait ? Toute sa ferme raison ne saurait jamais la résigner au dénouement si brusque d’une grande passion.

Dans ces heures sombres, elle se rappelait les paroles du vieux missionnaire et son cœur en palpitait de nouveau…

« Espérez, ma chère fille ; un jour viendra où, sans plus aucune répugnance, vous vous abandonnerez au courant de la vie. Tout recommencera peut-être et vous serez une femme heureuse… ».

Un an déjà qu’elle avait reçu sa visite. Il n’était point revenu, mais son image vénérable restait profondément gravée dans la mémoire de Camille ainsi que les moindres détails de ses attitudes. L’émotion, qui avait souvent percé à travers le calme apparent de son débit et de ses gestes, cette tendresse témoignée au petit garçon étaient pour la jeune femme des sujets de longue rêverie. Aussi bien, elle ressentait à son égard une vive curiosité à laquelle se mêlait maintenant un espoir sourd de quelque chose d’inattendu qui associerait ce noble vieillard à sa vie.

Quelle que fût la réserve qu’elle imposât à ses sentiments nouveaux, Camille n’avait pu les cacher à la fille de Théodore qu’elle voyait tous les jours à la cantine.

Or, loin de la mettre en garde contre des illusions romanesques, la jeune fille semblait presque y encourager son amie. D’ailleurs Martha paraissait elle-même toute transformée depuis quelque temps. Son visage, d’une gravité aimable, s’animait à présent de vraie gaîté. Il y avait plus d’éclat dans ses yeux, plus de vivacité expansive dans ses paroles. Les bonnes nouvelles qu’elle recevait de son frère et de son fiancé étaient peut-être l’explication la plus naturelle de cette métamorphose. N’empêche que Camille restait souvent surprise de cette fixité joyeuse, avec laquelle la jeune fille la regardait à certain moment, ce qui la faisait parfois sourire non sans quelque embarras :

— Eh bien ! Chère, qu’y a-t-il ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

— Mais pour rien ! répondait évasivement Martha en l’embrassant de tout son cœur.

Et, comme dans la crainte d’être pressée d’une réponse moins inconsistante, elle s’enfuyait après un gentil « good bye… ».


Un matin que Camille amusait Péro, en convalescence de la rougeole, Martha apparut dans la chambre et déposa devant le petit garçon un gros album d’images représentant toutes les bêtes de l’Arche superbement dessinées et coloriées. Ravi de sa présence, l’enfant embrassa la jeune fille et se mit à feuilleter le beau livre en poussant des exclamations de joie.

— Mais, Chère, fit la jeune femme avec reproche, quelle folie !

— Oh ! je n’y suis pour rien, repartit Martha ; c’est un cadeau de notre Clairette qui attend son petit ami aux « Peupliers… ». Et puis, il est juste que ce beau livre retourne à Péro…

— Et pourquoi donc ? fit Camille étonnée.

— Vous ne devinez pas ? Mais parce que celui qui l’a donné à Clairette, c’est Monsieur Prosper !

Et, avec une exaltation singulière, elle se mit à conter, une fois de plus, la grande affection et les gentillesses de toute sorte dont le jeune quincaillier avait entouré l’enfance maladive de la fillette. Elle ne tarissait pas, heureuse de s’épancher, quand elle s’interrompit devant l’air de tristesse qui avait soudain assombri le visage de son amie. La jeune femme n’était pas habituée à ce qu’on évoquât si brusquement en sa présence le souvenir de Prosper et surtout qu’on le fît sur un tel ton de gaîté. C’était un oubli, un manque de tact qui la surprenait chez Martha et l’affligeait profondément.

Mais la jeune fille s’était jetée dans ses bras :

— Oh, pardon, chère, pardon ! C’est vrai, toutes ces belles histoires que je vous raconte sur Lui doivent encore augmenter votre peine… Mais ç’a été plus fort que moi ! Non, je ne dirai jamais assez combien Monsieur Prosper a été bon pour nous et la reconnaissance que nous lui devons. Quel brave cœur ! Ah ! comme mon cher Victor en parlait bien ! Il l’aimait comme son frère…

Et, de nouveau, sa gratitude débordait de son âme en gentilles paroles qui attendrissaient Camille sans dissiper le malaise que lui causait une apologie si peu faite pour encourager sa résignation.

Très pâle, partagée entre l’étonnement et la tristesse, elle fixait sur la jeune fille des regards à la fois désolés et scrutateurs, cherchant à deviner la cause de cet entrain qui la faisait parler avec tant de volubilité et d’insouciance expansive :

— Vous avez sans doute reçu de bonnes nouvelles des vôtres ? dit-elle comme pour s’expliquer une si étrange attitude.

— Non, répondit la jeune fille, mais je ne suis plus inquiète. J’ai des pressentiments heureux… La guerre finira bientôt. Quelle délivrance ! Ah ! l’inexprimable bonheur d’acclamer nos chers soldats victorieux !

Cette fois, Camille s’était détournée pour dissimuler l’émotion que lui causait une perspective si belle, mais à quoi se mêlait tant d’amertume chez tous ceux qui ne devaient pas revoir le héros tombé dans la bataille. Incapable de se maîtriser plus longtemps, elle s’affaissa sur le lit où l’enfant contemplait dans un silence émerveillé les planches de son livre.

— Ah, mon pauvre Péro ! soupira-t-elle en le pressant contre sa poitrine.

— Oh ! mère, pourquoi est-ce que tu pleures ? fit le petit garçon en lui rendant ses caresses. Je suis guéri…

Martha les regardait tous deux… Elle ne parlait plus, mais sa figure, sans perdre de son animation rayonnante, trahissait les efforts qu’elle faisait pour contenir les mots que son cœur projetait à ses lèvres…

Elle tomba aux genoux de son amie :

— Oh ! pardonnez-moi, chère Camille. Je vous parais sans doute bien cruelle de vous parler de Lui si familièrement et comme s’il était près de nous… Mais c’est plus fort que moi… Je ne puis croire, je ne puis admettre qu’il soit absent pour toujours… Ne désespérez pas… Votre vie n’est pas brisée : elle vous ménage encore de grandes joies. Oh ! j’en suis sûre, un jour tout recommencera, un jour nous serons tous heureux !

Il y avait tant de conviction dans ces paroles pathétiques que la jeune femme, angoissée, frémissait de retrouver au fond d’elle-même cet espoir vague, sourd, qui la hantait par moment depuis la visite du vénérable missionnaire.

Aussi bien, la fille de Théodore lui imposait en quelque sorte ; les informations sûres qu’elle obtenait du front, ses connivences avec Lust, Emma Vergust et des messagers secrets en faisaient à ses yeux un personnage plutôt mystérieux. C’était Martha qui avait ramené Tom à la quincaillerie. Et puis, cette précieuse lettre lui annonçant que son fils était authentiquement reconnu, n’était-ce pas encore Martha qui la lui avait remise en se dérobant à toute explication ?

Martha lui inspirait donc une confiance absolue, malgré la réserve que la jeune fille observait, même avec elle, quant à la divulgation de ses gestes clandestins. Or, ne semblait-il pas, aujourd’hui, qu’elle eût été entraînée au delà de sa discrétion ordinaire ? Camille ne l’avait jamais vue aussi verbeuse : toutes les fibres de son âme se tendaient pour découvrir la cause de ces effusions, que n’avait pu contraindre l’appréhension de ranimer son chagrin engourdi. On eût dit que Martha avait mis du demi-mot, du secret dans sa manière de réconfort.

— Tout recommencera… Nous serons tous heureux, fit-elle rêveusement en répétant les paroles de son amie. Oui, le spectacle de votre bonheur me sera doux sans doute, mais pourra-t-il me faire jamais oublier ce que j’ai perdu !

Elle caressait la tête blonde de son fils :

— Enfin, toi, tu me restes, dit-elle sourdement ; plus tu grandiras, mieux je me résignerai sans doute…

Cependant Martha les regardait tous deux sans que l’expression heureuse de son visage se nuançât de la moindre teinte de mélancolie :

— Oui, s’écria-t-elle en pressant le petit contre son cœur, oui, tu deviendras un beau grand garçon comme ton père… Allons, continue à être bien sage et, dans quelques jours, nous irons rejoindre ton amie Clairette chez la bonne maman Frémineur…

Ravi de joie à la pensée de revoir « Les Peupliers », Péro baisait les joues de la jeune fille avec une fougue de tendresse qui ramenait le sourire sur les lèvres de Camille.

— Je me sauve ! dit gentiment Martha. Et puis, je dois encore m’arrêter en bas pour vérifier les comptes de notre cantine avec Monsieur Bernard…

Et, sur le point de quitter la chambre :

— Ne trouvez-vous pas que Bernard a si bonne mine depuis quelque temps ?

— En effet, répondit la jeune femme, frappée de cette remarque. C’est sans doute à cause des bonnes nouvelles…

— Et du retour de Tom, reprit Martha ; le chien du patron est son plus grand ami ; il sait lui parler comme Monsieur Prosper et imagine très bien ce que la bonne bête lui répond. Il m’assurait l’autre jour que Tom pousse de joyeux aboiements en entendant prononcer le nom de son maître et il en paraissait fort impressionné…

Le visage de Camille avait repris son expression anxieuse :

— Que voulez-vous dire, Martha ?

— Pauvre garçon, soupira la jeune fille sans répondre directement à la question, je comprends peut-être son étonnement. Il m’a expliqué que les chiens ont certains sens plus développés que les nôtres et qu’ils devinent souvent des choses dont nous ne nous doutons pas… Il faut convenir que sous ce rapport Tom est un chien exceptionnel. Vous n’étiez pas ici à cette époque : vous ne savez pas combien il a gémi et hurlé lors de la grande bataille où Monsieur Prosper… Et c’est précisément ce jour-là qu’il est parti de la maison. C’est sans doute en se rappelant ces choses extraordinaires que Bernard se demande pourquoi Tom est toujours de si bonne humeur à présent…

— C’est curieux, en effet, fit la jeune femme douloureusement intriguée. Comment Bernard ne m’a-t-il jamais parlé de cela ?

— Oh ! le pauvre garçon aurait bien trop peur de vous faire de la peine. Avec moi, c’est différent : il ose me parler de Monsieur Prosper et des recherches infructueuses de Victor pour retrouver son ami sur le champ de bataille… On dirait presque qu’il ne veut pas désespérer… Oh ! s’il avait raison !

Brusquement, elle embrassa de nouveau son amie pour se soustraire à l’acuité de ses regards.

— C’est vrai peut-être, chère Camille qu’il ne faut jamais désespérer… À demain !

Elle avait disparu depuis longtemps que la jeune femme demeurait encore immobile, dans une sorte prostration rêveuse, pensant à l’entrain inaccoutumé de Martha, à ses propos singuliers qu’elle rapprochait en ce moment des exhortations souriantes du vieux missionnaire.

Cet espoir confus auquel sa pensée s’ouvrait parfois en dépit des efforts qu’elle faisait pour échapper à sa séduction, la ressaisissait avec intensité. Elle s’y abandonnait plus mollement aujourd’hui, dût-elle ensuite retomber affaissée sur elle-même après que le vain mirage se serait de nouveau dissipé…

Comme elle relevait lentement la tête, ses yeux se posèrent sur la grande photographie pendue au mur au-dessus du lit du petit garçon. C’était le dernier portrait de Prosper à sa sortie de l’école de Gaillon sous l’uniforme de lieutenant au 9me de ligne. Elle prit la chère image dans ses mains et tressaillit de la voir pour ainsi dire s’animer en la contemplant de plus près. Elle pensait à cette vie si courte mais si remplie de vaillance, de bonté… En ce moment, elle se rappelait les lettres tant lues et relues du cher soldat. Certaines phrases en résonnaient dans sa mémoire comme s’il lui parlait, l’une d’elles notamment : « Aie confiance, je sens que ma « fatalité » est heureuse… »

Cependant, distrait de son livre, l’enfant s’était redressé pour regarder avec sa mère le « brave soldat » ainsi qu’on le nommait toujours devant lui.

— Mami, dit-il tout à coup, cette nuit, le brave soldat est venu m’embrasser et il m’a dit : « Fils, puisque tu es bien sage, je reviendrai bientôt… » Alors, je l’attends !

La jeune femme pâlit d’émotion à ces naïves paroles comme si elles eussent contenu un sens prophétique…

Mais on frappait à la porte et une grosse voix bien connue, clamait gaîment au dehors :

— On peut entrer ?

Et c’était le bon et jovial docteur Buysse dont l’épaisse cravate blanche, nouée à l’ancienne mode, faisait encore mieux ressortir la glabre figure au ton de brique :

— Hé, je viens une fois voir comment se porte notre petit frise-poulet !