L’Étoile de Prosper Claes/17

La bibliothèque libre.
La Renaissance du livre (p. 233-238).


CHAPITRE XVII



En l’espace d’une nuit, les troupes scélérates avaient évacué la capitale avec leur charroi de romanichels, se hâtant pour l’heure, anxieuses d’être poursuivies, sur ces routes du Brabant et du pays de Liége qu’elles avaient si orgueilleusement foulées jadis au sortir de leurs tanières patriales.

Débarrassée de ses chaînes, Bruxelles respirait enfin, lorsque de formidables détonations, éclatant aux quatre coins de la ville, vinrent encore ajouter à l’allégresse populaire. Et c’était sans doute les salves de glorieux accueil qui célébraient le retour triomphal du cher Bourgmestre que son intransigeance héroïque avait fait jeter là-bas au fond d’une sinistre forteresse d’outre-Rhin.

Hélas non ! cet assourdissant tapage n’avait rien du joyeux fracas pyrotechnique. Il s’agissait d’une féroce offensive d’artillerie, œuvre de destruction et de mort !

Les bombes à retardement ! Voilà la vengeance de ces ignobles vaincus…

Alors, quelles angoisses nouvelles, intolérables de ne pouvoir se surmonter dans le mystère effrayant des machinations encore plus sanguinaires que réservait à la ville martyre leur honteux génie de déprédation et de meurtre !

Dans le petit salon de Théodore, les clients s’effaraient, sursautant à chaque détonation dont l’éclat sec, terrible semblait rompre des fibres dans les poitrines…

Aux conversations si gaîment enfiévrées de la veille, avait succédé une sorte de recueillement morne, à peine coupé de petites phrases, de réflexions bégayantes.

— Je me suis laissé dire, hasarda le père De Bouck, qu’ils ont miné toute la ville…

— Est-ce possible ? gémissait le coiffeur dont la main, si ferme d’habitude, tremblait aujourd’hui sur le cuir pachydermique de Vergust.

— Hé là Théodore, grognait le tripier, ne coupez pas mon nez en bas, je dois encore m’en servir !

Le gros homme, quoique très impressionné lui-même, tenait à faire bonne contenance ; après cela, il exposait des raisons plus ou moins rassurantes :

— Miner toute la ville, allons donc ! C’est une trop grosse affaire… Ils n’ont pas eu le temps. Mais la gare du Midi et la gare du Nord, oui, ça je comprends !

— Mais pourquoi ?

— Tiens donc, pour détruire le chemin de fer et les wagons de manière qu’on ne sait pas les rattraper dans leur escampette !

En effet, l’explication n’était pas dépourvue d’une certaine logique ; on la commenta avec optimisme surtout quand, mis au fait, le vieux commissaire Tytgat, qui venait d entrer dans la boutique, déclara que le quartier Sainte-Catherine était certainement a l’abri des explosions.

Il se rengorgeait :

— Hé, j’avais donné des ordres sans faire semblant de rien. Moi et mes hommes, on les tenait à l’œil depuis longtemps, j’espère que mes collègues du haut de la ville en ont fait autant…

Et, d’un air très détaché, il prit place dans le fauteuil que lui cédait le négociant en charbons pour se confier au blaireau trémolant d’un vieil extra à lunettes. D ailleurs, les détonations se faisaient à présent moins dures et beaucoup plus intermittentes :

— Vous voyez ? C’est la fin, je vous dis. Et puis, vous comprenez bien qu’on a déjà trouvé les nids de dynamite…

— Tytgat, dit Vergust, ça est parler ! Maintenant je suis tranquille.

De fait, on respirait mieux ; la transe avait cessé de contracter les épigastres et ce qu’il y avait dessous. Oui, c’étaient leurs dernières cartouches. Enfin, ils avaient déguerpi. Quel bonheur ! Ces bougres ne souillaient plus nos rues de leurs odieux uniformes, de leur langue, de leur odeur !

— On m’a dit, observa le charbonnier, qu’il y a déjà des soldats Français et aussi des Anglais, arrivés hier soir, qui se promènent dans la ville…

— C’est exact, repartit le commissaire ; je le sais par le rapport… Mais c’est peut-être une imprudence de leur part…

Et, comme on le considérait avec surprise :

— Oui, qu’ils prennent seulement garde aux Bruxelloises !

— Vous avez raison, s’écria Vergust : elles vont toutes sauter dessus et les étouffer sous leurs baises !

— Voilà ! conclut le commissaire ; les « crotjes », c’est peut-être encore plus dangereux que les mitrailleuses !



Cependant le vacarme avait complètement cessé et les propos redevenaient facétieux quand soudain, le petit Toone, le coureur de la firme De Bouck, pénétra dans le salon en coup de vent :

— Patron, il y a un officier anglais à la maison qui vient de la part de M. Victor ! Mais il ne sait pas causer un mot de français… Alors, Madame demande comme ça si M. Théodore ne sait pas venir avec vous jusqu’au magasin pour s’expliquer en english…

Le charbonnier endossa vivement son paletot :

— Je viens, mon garçon ! Dites à Madame que j’arrive dans une seconde !

Et tandis que Toone repartait comme la flèche :

— Hein, Théodore, vous venez avec moi ?

— Mais c’est impossible, Monsieur De Bouck, répondit le coiffeur très perplexe. Je ne sais pas abandonner les clients comme ça. À midi, oui, si vous voulez ?

— Non, non, il faut venir tout de suite ! s’écria le charbonnier frémissant. C’est à deux pas ; on aura vite fini !

Mais le coiffeur avec une mine désolée :

— Non, Monsieur De Bouck, je regrette, mais c’est trop difficile maintenant…

— Eh bien et Mlle Martha ? intervint le tripier ; est-ce qu’elle ne sait pas vous remplacer ? Elle n’est pas à la maison ? Appelez-la une fois !

— Tiens, c’est vrai, dit le coiffeur, je n’y pensais pas ! Attendez !

Et, s’excusant auprès du client, il courut ouvrir la porte de l’arrière-boutique et s’élança dans l’escalier.

Quelques instants après il reparaissait dans le salon avec sa fille qui salua gracieusement la compagnie : .,

— Elle était juste prête pour sortir, déclara le coiffeur. Elle va vous accompagner Monsieur De Bouck, n’est-ce pas Martha ?

Et sur un gentil sourire d’acquiescement de la jeune fille dont le visage rayonnait d’une joie à peine contenue :

— Oh ! merci, Mademoiselle ! fit le bon charbonnier. Alors, partons vite ! Et, sans façon, la saisissant par le bras, il l’entraîna au dehors.

— Hein, Théodore, dit Tytgat d’un air goguenard, vous n’avez pas peur que ce jeune officier anglais…

— Oui, ajouta Vergust en achevant la pensée du vieux policier, pour sûr qu’il va avoir tout de suite une grosse « bountje » pour une aussi jolie petite mère !

Et, rajustant sa toilette :

— Allons, commissaire, dépêchez-vous. On va prendre un bon verre à leur santé !