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L’Étoile du sud/XVI

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Hetzel (p. 157-167).

X V I


TRAHISON.

Que s’était-il donc passé au camp pendant l’absence de Cyprien et de ses deux compagnons ? Il eût été difficile de le dire, tant que le jeune Cafre n’aurait pas reparu.

On attendit donc Bardik, on l’appela, on le chercha de tous côtés. Aucune trace de lui ne put être découverte. Le déjeuner, qu’il avait commencé à préparer, resté auprès du foyer éteint, semblait indiquer que sa disparition remontait seulement à deux ou trois heures.

Cyprien en était réduit aux conjectures sur ce qui avait pu la provoquer, mais, ces conjectures, rien ne venait les éclaircir. Que le jeune Cafre eût été attaqué par une bête féroce, cela n’était pas probable : il n’y avait pas un seul indice de lutte sanglante ou même de désordre aux alentours. Qu’il eût déserté pour retourner à son pays, comme les Cafres le font souvent, c’était moins vraisemblable encore de la part d’un garçon si dévoué, et le jeune ingénieur se refusa absolument à accepter cette hypothèse, mise en avant par Annibal Pantalacci.

Bref, après une demi-journée de recherches, le jeune Cafre n’avait pas été retrouvé, et sa disparition resta un fait absolument inexplicable.

Annibal Pantalacci et Cyprien tinrent donc conseil. Après discussion, ils convinrent d’attendre jusqu’au lendemain matin avant de lever le camp. Peut-être, dans cet intervalle, Bardik reviendrait-il, s’il s’était simplement égaré à la poursuite de quelque pièce de gibier, qui avait pu exciter sa convoitise de chasseur.

Mais, en se rappelant la visite qu’un parti de Cafres avait faite à l’un des derniers campements, en tenant compte des questions posées à Bardik et à Lî, de la crainte qu’ils avaient exprimé de voir des étrangers, des espions peut-être, s’aventurer sur le pays de Tonaïa, on pouvait se demander, non sans raison, si Bardik, tombé entre les mains de ces indigènes, n’avait pas été emmené jusque dans leur capitale.

La journée s’acheva tristement et la soirée fut plus lugubre encore. Un vent de malheur semblait souffler sur l’expédition. Annibal Pantalacci était farouche et muet. Ses deux complices, Friedel et James Hilton, étaient morts, et maintenant il restait seul en face de son jeune rival, mais plus que jamais décidé à se débarrasser d’un prétendant dont il ne voulait pas plus dans l’affaire du diamant que dans l’affaire du mariage. Et pour lui, ce n’étaient vraiment là que des affaires.

Quant à Cyprien, — auquel Lî avait raconté tout ce qu’il avait entendu à propos de la soustraction des cartouches, — il lui fallait veiller nuit et jour, maintenant, sur son compagnon de voyage. Le Chinois, il est vrai, comptait bien prendre à sa charge une partie de cette tâche.

Cyprien et Annibal Pantalacci passèrent la soirée à fumer auprès du feu, silencieusement, et se retirèrent sous la bâche du wagon, sans même échanger un bonsoir. C’était au tour de Lî de veiller près du feu allumé pour écarter les bêtes féroces.

Le lendemain, au point du jour, le jeune Cafre n’était pas de retour au campement.

Cyprien aurait volontiers attendu vingt-quatre heures encore pour donner à son serviteur une dernière chance de revenir, mais le Napolitain insista pour partir à l’instant.

« On peut fort bien se passer de Bardik, disait-il, et se retarder, c’est s’exposer à ne plus pouvoir rejoindre Matakit ! »

Cyprien se rendit, et le Chinois se mit en devoir de rassembler les bœufs pour le départ.

Nouvelle déconvenue et des plus graves. Les bœufs, eux non plus, ne se retrouvaient pas. La veille au soir, ils étaient encore couchés dans les hautes herbes autour du campement !… Maintenant, il était impossible d’en apercevoir même un seul.

Et c’est alors que l’on put mesurer l’étendue de la perte que l’expédition avait faite en la personne de Bardik ! Si cet intelligent serviteur eût été présent à son poste, il n’aurait pas manqué, lui qui connaissait les habitudes de la race bovine de l’Afrique australe, d’attacher à des arbres ou à des piquets ces bêtes qui s’étaient reposées tout un jour. D’ordinaire, en arrivant aux haltes, après une longue journée de marche, la précaution était inutile : les bœufs, exténués de fatigue, ne songeaient alors qu’à paître aux environs du wagon, puis ils se couchaient pour la nuit et ne s’écartaient guère au réveil de plus d’une centaine de mètres. Mais il n’en était pas de même, après une journée de repos et de bombance.

Évidemment, le premier soin de ces animaux, en se réveillant, avait été de chercher des herbes plus délicates que celles dont ils s’étaient rassasiés la veille. En humeur de vagabondage, ils s’étaient écartés peu à peu, avaient perdu de vue le campement, et, entraînés alors par cet instinct qui les rappelle à l’étable, il est probable qu’ils avaient, l’un suivant l’autre, tout simplement repris le chemin du Transvaal.

C’est là un désastre qui, pour n’être pas rare dans ces expéditions de la basse Afrique, n’en est pas moins des plus graves, car, sans attelage, le wagon devient inutile, et le wagon, pour le voyageur africain c’est à la fois la maison, le magasin, la forteresse.

Grand fut donc le désappointement de Cyprien et d’Annibal Pantalacci, quand, après une course acharnée de deux ou trois heures sur les traces des bœufs, ils durent reconnaître qu’il fallait renoncer à tout espoir de les rattraper.

La situation était singulièrement aggravée, et, une fois encore, il fallut tenir conseil.

Or, il n’y avait guère qu’une solution pratique à cette conjoncture : abandonner le wagon, se charger d’autant de provisions de bouche et de munitions qu’on pourrait en emporter, et continuer le voyage à cheval. Si l’on était favorisé par les circonstances, peut-être pourrait-on trouver promptement à négocier avec un chef cafre l’achat d’un nouvel attelage de bœufs contre un fusil ou des cartouches. Quant à Lî, il prendrait le cheval de James Hilton, qui, on le sait, n’avait plus de maître.

On se mit donc en devoir d’abattre des branches épineuses, de manière à en
L’animal redressant sa trompe… (Page 156.)

recouvrir le wagon pour qu’il fût caché sous une sorte de buisson artificiel. Puis, chacun se chargea de tout ce qu’il put loger dans ses poches et dans son sac, en fait de linge, de boîtes de conserves et de munitions. À son grand regret, le Chinois dut renoncer à emporter sa caisse rouge, qui était trop lourde ; mais il fut impossible de le décider à abandonner sa corde qu’il roula autour de ses reins, sous sa blouse, comme une ceinture.

Ces préparatifs terminés, après un dernier regard à cette vallée, dans laquelle s’étaient produits des événements si tragiques, les trois cavaliers reprirent le chemin des hauteurs. Ce chemin, comme tous ceux du pays, était
« Un voyageur ! » s’écria le Napolitain. (Page 162.)

simplement un sentier battu par les fauves, qui suivent presque toujours, pour se rendre à leurs abreuvoirs, la voie la plus directe.

Il était midi passé, et, sous un soleil brûlant, Cyprien, Annibal Pantalacci et Lî marchèrent d’un bon pas jusqu’au soir ; puis, lorsqu’ils furent campés dans une gorge profonde, sous l’abri d’un grand rocher, autour d’un bon feu de bois sec, ils se dirent qu’après tout la perte du wagon n’était pas irréparable.

Pendant deux jours encore, ils avancèrent ainsi, sans se douter qu’ils étaient sur les traces de celui qu’ils cherchaient. En effet, le soir du second jour, un peu avant le coucher du soleil, comme ils se dirigeaient au petit pas vers un bouquet d’arbres sous lequel ils devaient passer la nuit, Lî poussa tout à coup une exclamation gutturale.

« Hugh ! » fit-il, en désignant du doigt un petit point noir, qui se mouvait à l’horizon dans les dernières lueurs du crépuscule.

Le regard de Cyprien et d’Annibal Pantalacci suivit naturellement la direction indiquée par le doigt du Chinois.

« Un voyageur ! s’écria le Napolitain.

— C’est Matakit lui même ! reprit Cyprien, qui s’était empressé de porter sa lorgnette à ses yeux. Je distingue fort bien sa carriole et son autruche !… C’est lui ! »

Et il passa la lorgnette à Pantalacci, qui put se convaincre à son tour de l’exactitude du fait.

« À quelle distance pensez-vous qu’il soit de nous, en ce moment ? demanda Cyprien.

— À sept à huit milles au moins, mais peut-être à dix, répondit le Napolitain.

— Alors, il nous faut renoncer à l’espoir de le rejoindre aujourd’hui, avant de faire halte ?

— Assurément, répondit Annibal Pantalacci. Dans une demi-heure, il fera nuit close, et il n’y aura plus à songer à faire un pas dans cette direction !

— Bon ! demain, nous sommes sûrs de l’atteindre, en partant de bonne heure !

— C’est tout à fait mon avis. »

Les cavaliers étaient alors arrivés au bouquet d’arbres, et ils mirent pied à terre. Selon leur habitude constante, ils commencèrent d’abord par s’occuper des chevaux qu’ils bouchonnèrent et pansèrent avec soin, avant de les attacher à des piquets pour les laisser paître. Pendant ce temps, le Chinois s’occupait d’allumer le feu.

La nuit se fit pendant ces préparatifs. Le dîner fut peut-être un peu plus gai ce soir-là qu’il n’avait été depuis trois jours. Mais à peine eût-il été dépêché, que les trois voyageurs, se roulant dans leurs couvertures, auprès du feu dûment alimenté pour toute la nuit, la tête sur leurs selles, se préparèrent à dormir. Il importait de pouvoir être sur pied avant le jour, afin de brûler l’étape et de rejoindre Matakit.

Cyprien et le Chinois furent bientôt parfaitement endormis, — ce qui n’était peut-être pas très prudent de leur part.

Il n’en était pas de même du Napolitain. Pendant deux ou trois heures, il s’agita sous sa couverture, comme un homme obsédé de quelque idée fixe. Une tentation criminelle s’emparait encore de lui.

Enfin, n’y tenant plus, il se leva dans le plus grand silence, se rapprocha des chevaux, sella le sien ; puis, détachant Templar avec celui du Chinois, et les tirant par leur longe, il les emmena en laisse. L’herbe fine, dont le sol était tapissé, étouffait complètement le bruit des pas des trois animaux, qui se laissaient faire avec une résignation stupide, tout ahuris de ce réveil subit. Annibal Pantalacci les fit alors descendre jusqu’au fond du vallon, au flanc duquel avait été établi le lieu de halte, les attacha à un arbre et revint au campement. Ni l’un ni l’autre des deux dormeurs n’avait bougé.

Le Napolitain rassembla alors sa couverture, son rifle, ses munitions et quelques provisions de bouche ; puis, froidement, délibérément, il abandonna ses deux compagnons au milieu de ce désert.

L’idée qui l’avait obsédé depuis le coucher du soleil, c’est qu’en emmenant les deux chevaux, il allait mettre Cyprien et Lî hors d’état d’atteindre Matakit. C’était donc s’assurer la victoire. Le caractère odieux de cette trahison, la lâcheté qu’il y avait à dépouiller ainsi des compagnons, dont il n’avait jamais reçu que de bons offices, rien n’arrêta ce misérable. Il se mit en selle, et, tirant après lui les deux bêtes qui s’ébrouaient bruyamment à l’endroit où il les avait laissées, il s’éloigna au trot, sous la clarté de la lune, dont le disque apparaissait au-dessus des collines.

Cyprien et Lî dormaient toujours. À trois heures du matin seulement, le Chinois ouvrit les yeux et contempla les étoiles qui pâlissaient à l’horizon de l’est.

« Il est temps de faire le café ! » se dit-il.

Et, sans plus tarder, rejetant la couverture dont il était enveloppé, il se remit sur pieds et procéda à sa toilette matinale qu’il ne négligeait pas plus au désert qu’à la ville.

« Où est donc Pantalacci ? » se demanda-t-il tout à coup.

L’aube commençait à poindre, et les objets devenaient moins indistincts autour du campement.

« Les chevaux ne sont pas là, non plus ! se dit Lî. Est-ce que ce brave camarade aurait… »

Et, soupçonnant ce qui s’était passé, il courut vers les piquets auxquels il avait vu les chevaux attachés la veille au soir, fit le tour du campement et s’assura, en un clin d’œil, que tout le bagage du Napolitain avait disparu avec lui.

L’affaire était claire.

Un homme de race blanche n’aurait probablement pas résisté au besoin tout naturel de réveiller Cyprien pour lui communiquer sur l’heure cette nouvelle fort grave. Mais le Chinois était un homme de race jaune et pensait que, lorsqu’il s’agit d’annoncer un malheur, rien ne presse. Il se mit donc tranquillement à faire son café.

« C’est encore assez aimable, à ce coquin, de nous avoir laissé nos provisions ! » se répétait-il.

Le café, bien et dûment passé dans une poche de toile qu’il avait fabriquée à cet effet, Lî en remplit deux coupes, taillées dans la coque d’un œuf d’autruche, qu’il portait habituellement suspendues à sa boutonnière ; puis, il s’approcha de Cyprien qui dormait toujours.

« Voici votre café tout prêt, petit père, » lui dit-il poliment en le touchant à l’épaule.

Cyprien ouvrit un œil, s’étira les membres, sourit au Chinois, se mit sur son séant et avala la liqueur fumante.

Alors, seulement, il remarqua l’absence du Napolitain, dont la place était vide.

« Où est donc Pantalacci ? demanda-t-il.

— Parti, petit père ! répondit Lî du ton le plus naturel, comme s’il se fut agi d’une chose convenue.

— Comment ?… parti ?

— Oui, petit père, avec les trois chevaux ! »

Cyprien se débarrassa de sa couverture et jeta autour de lui un regard qui lui apprit tout.

Mais il avait l’âme trop fière pour rien témoigner de son inquiétude et de son indignation.

« Fort bien, dit-il, mais que ce misérable ne s’imagine pas qu’il aura le dernier mot ! »

Cyprien fit cinq ou six pas de long en large, absorbé dans ses pensées, réfléchissant au parti qu’il convenait de prendre.

« Il faut partir sur l’heure ! dit-il au Chinois. Nous allons laisser ici cette selle, cette bride, tout ce qui serait encombrant ou trop lourd, et n’emporter que les fusils et les vivres qui nous restent ! En marchant bien, nous pouvons aller presque aussi vite, et peut-être prendre des voies plus directes ! »

Lî s’empressa d’obéir. En quelques minutes, les couvertures furent roulées, les sacs mis à l’épaule : puis, tout ce qu’on était obligé d’abandonner en cet endroit, fut réuni en tas sous un épais amas de broussailles, et on se mit aussitôt en route.

Cyprien avait eu raison de dire qu’à certains égards, il serait peut-être plus commode d’aller à pied. Il put ainsi prendre par le plus court, en franchissant des croupes abruptes qu’aucun cheval n’aurait été capable d’escalader, mais au prix de quelles fatigues !

Il était environ une heure après midi, lorsque tous deux parvinrent sur le versant nord de la chaîne qu’ils suivaient depuis trois jours. Aux termes des renseignements fournis par Lopèpe, on ne devait plus être loin de la capitale de Tonaïa. Malheureusement, les indications étaient si vagues sur la route à suivre, et les idées de distance si confuses dans la langue betchouana, qu’il était assez difficile de savoir, à l’avance, s’il faudrait deux ou cinq journées de marche pour y arriver.

Comme Cyprien et Lî descendaient le talus de la première vallée, qui s’était ouverte devant eux, après avoir franchi la ligne de faîte, celui-ci fit entendre un petit rire sec. Puis :

« Des girafes ! » dit-il.

Cyprien, regardant à ses pieds, aperçut en effet une vingtaine de ces animaux, occupés à paître au fond de la vallée. Rien de plus gracieux à voir, de loin, que leurs longs cous, dressés comme des mâts, ou allongés comme de longs serpents dans l’herbe, à trois ou quatre mètres de leurs corps mouchetés de taches jaunâtres.

« On pourrait prendre une de ces girafes et s’en servir pour remplacer Templar, fit observer Lî.

— Monter une girafe ! Eh ! qui a jamais vu faire pareille chose, s’écria Cyprien.

— Je ne sais si on l’a jamais vu, mais il ne tient qu’à vous de le voir, répliqua le Chinois, si vous voulez seulement me laisser l’essayer ! »

Cyprien, qui ne commençait jamais par regarder comme impossible ce qui était simplement nouveau pour lui, se déclara prêt à aider Lî dans son entreprise.

« Nous nous trouvons sous le vent des girafes, dit le Chinois, ce qui est fort heureux, car elles ont le nez très fin et nous auraient déjà sentis ! Donc, si vous voulez bien les tourner sur la droite, puis les effrayer d’un coup de fusil, de façon à les rabattre de mon côté, il n’en faut pas davantage, et je me charge du reste ! »

Cyprien s’empressa de déposer à terre tout ce qui aurait pu gêner ses mouvements, et, armé de son fusil, il se mit en mesure d’exécuter la manœuvre indiquée par son serviteur.

Celui-ci ne perdit pas de temps. Il descendit en courant le raide talus de la vallée, jusqu’à ce qu’il fut arrivé près d’un sentier battu qui en occupait le fond. Ce devait être évidemment le chemin des girafes, à en juger par les innombrables empreintes qu’y avaient laissées leurs sabots. Là, le Chinois prit position derrière un gros arbre, déroula la longue corde qui ne le quittait jamais, et, la coupant en deux, il en forma deux longueurs de trente mètres. Puis, après avoir lesté un des bouts de chacune de ces cordes avec un gros caillou, — ce qui en fit un excellent lasso, — il attacha fortement l’autre bout aux basses branches de l’arbre. Enfin, lorsqu’il eut pris soin de rouler sur son bras gauche l’extrémité libre de ces deux engins, il s’abrita derrière le tronc et attendit.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’un coup de feu retentissait à quelque distance. Aussitôt, un piétinement rapide, dont le bruit, pareil à celui d’un escadron de cavalerie, grossissait de seconde en seconde, annonça que les girafes détalaient comme Lî l’avait prévu. Elles venaient droit sur lui, en suivant leur sentier, mais sans soupçonner la présence d’un ennemi qui se trouvait sous le vent.

Ces girafes étaient vraiment superbes, avec leurs naseaux au vent, leurs petites têtes effarées, leurs langues pendantes. Quant à Lî, il ne s’inquiétait guère de les regarder. Son poste avait été judicieusement choisi près d’une sorte d’étranglement du chemin, où ces animaux ne pouvaient passer qu’à deux de front, et il n’avait qu’à attendre.

Il en laissa d’abord défiler trois ou quatre ; puis, avisant l’une d’elles, qui était d’une taille extraordinaire, il lança son premier lasso. La corde siffla, s’enroula autour du cou de la bête, qui fit quelques pas encore ; mais soudain la corde se tendit, lui serra le larynx, et elle s’arrêta.

Le Chinois n’avait pas perdu son temps à la regarder faire. À peine avait-il vu son premier lasso arriver au but que, prenant en main le second, il venait de le jeter sur une autre girafe.

Le coup ne fut pas moins heureux. Tout cela s’était passé en moins d’une demi-minute. Déjà le troupeau épouvanté s’était dispersé en toutes directions ; mais les deux girafes, à demi étranglées et pantelantes, restaient prisonnières.

« Arrivez donc, petit père ! » cria le Chinois à Cyprien, qui accourait vers lui, peu confiant dans la manœuvre.

Il fallut bien, pourtant, se rendre à l’évidence. Il y avait là deux superbes bêtes, grandes, fortes, bien en chair, le jarret fin, la croupe luisante. Mais Cyprien avait beau les regarder et les admirer, l’idée de s’en servir comme d’une monture ne lui paraissait guère réalisable.

« En effet, comment se tenir sur une échine pareille, qui descend vers l’arrière-train avec une inclinaison de soixante centimètres, au moins ? disait-il en riant.

— Mais en se mettant à cheval sur les épaules et non pas sur les flancs de la bête, répondit Lî. D’ailleurs, est-il bien difficile de placer une couverture roulée sous l’arrière de la selle ?

— Nous n’avons pas de selle.

— J’irai chercher la vôtre tout à l’heure.

— Et quelle bride mettre à ces bouches-là ?

— C’est ce que vous allez voir. »

Le Chinois avait réponse à tout, et, avec lui, les actes suivaient de près les paroles.

L’heure du dîner n’était pas arrivée que déjà, avec une partie de sa corde, il avait fait deux licous très forts, dont il coiffa les girafes. Les pauvres bêtes étaient si ahuries de leur mésaventure, et d’ailleurs d’un tempérament si doux, qu’elles n’opposèrent aucune résistance. D’autres bouts de cordes devaient servir de rênes.

Ces préparatifs terminés, rien ne fut plus aisé que de conduire en laisse les deux captives. Cyprien et Lî, revenant sur leurs pas, retournèrent alors au campement de la veille pour y reprendre la selle et les objets qu’ils avaient dû abandonner.

La soirée s’acheva à compléter ces arrangements. Le Chinois était véritablement d’une merveilleuse adresse. Non seulement il eut bientôt modifié la selle de Cyprien, de telle sorte qu’elle pouvait se poser horizontalement sur le dos de l’une des girafes, mais il se fabriqua pour lui-même une selle de branchages ; puis, par surcroît de précaution, il passa la moitié de la nuit à briser les velléités de résistance des deux girafes en les montant successivement et en leur démontrant, par des arguments péremptoires, qu’il fallait lui obéir.