L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Première partie/Chapitre 8

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L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914 (p. 70-80).

VIII

moriliré


(Carnet de notes d’Amédée Florence.)

22 janvier. — Voici deux jours que nous avons quitté Sikasso, et j’ai déjà l’impression qu’il y a quelque chose qui ne va plus. Ce n’est qu’une impression, je le répète, mais il me semble que l’esprit de nos serviteurs est moins bon, que les âniers, par exemple, mettent encore moins d’ardeur, s’il est possible, à presser le pas des ânes, que les porteurs se fatiguent plus vite et réclament de plus fréquents repos. Tout cela n’existe peut-être que dans mon imagination, et peut-être suis-je influencé à mon insu par les prédictions du kéniélala de Kankan. Il n’est pas impossible que ces prédictions, que j’avais presque oubliées, aient repris une certaine valeur depuis que nous avons dépassé Sikasso et que l’escorte a été réduite de moitié.

Aurais-je donc peur ? Que non pas ! Ou plutôt, si j’ai peur, c’est que cet imbécile de kéniélala, au lieu de répéter bêtement sa leçon, n’ait pas eu réellement le don de seconde vue. Qu’est-ce que je demande, moi ? Des aventures, des aventures, et encore des aventures, que je transformerai en bonne copie, comme c’est mon métier. Or, des aventures, des vraies, j’en suis à les attendre.

23 janvier. — Je persiste à penser que nous allons comme un convoi de tortues. Il est vrai que la nature du terrain ne se prête pas à une marche rapide. Ce ne sont que montées et descentes. Malgré tout, la mauvaise volonté de nos nègres me paraît certaine.

24 janvier. — Qu’est-ce que je disais ? Nous arrivons ce soir à Kafélé. Nous avons mis quatre jours à faire une cinquantaine de kilomètres. Douze kilomètres par jour, ce n’est pas mal, comme record.

31 janvier. — Eh bien ! On l’a battu, ce record ! Nous avons employé six jours pour faire cinquante autres kilomètres — total : cent kilomètres en dix jours ! — et nous voici dans une petite villégiature du nom de Kokoro. Je vous prie de croire que je n’y louerai pas une villa pour passer l’été au bord de la mer. Quel trou !

Après avoir laissé en arrière, il y a trois jours, un village appelé Ngana — où diable vont-ils chercher ces noms-là ? — nous avons encore gravi une dernière côte assez raide, puis nous sommes définitivement descendus dans la vallée, que nous suivons pour l’instant. Montagnes dans l’Ouest, le Nord et le Sud. Devant nous, vers l’est, la plaine.

Pour comble de malheur, nous allons être retenus un certain temps à Kokoro. Ce n’est pas que nous y soyons prisonniers. Au contraire, le chef du village, un certain Pintié-Ba, est notre ami tout à fait intime. Mais…

Mais je réfléchis que c’est un axiome littéraire de débuter par le plus ennuyeux. Je jette donc rapidement, à titre de mémorandum, quelques notes ethnographiques, avant de continuer mon histoire.

À Kokoro commence le pays des Bobos. Si le nom est plutôt drôle, les habitants le sont moins. De simples brutes.

Léger crayon de ces brutes :

Les hommes, en général assez bien faits, sont absolument nus. Les vieillards portent entre les jambes une bande d’étoffe appelée bila. Les vieilles femmes remplacent le bila par un bouquet de feuilles dans le bas du dos ; c’est plus coquet. Quelques jeunes gens, ceux qui donnent le ton de la mode, ont adopté le bila, en l’ornant, par-derrière, d’une queue en cotonnade terminée par une petite houppe. Voilà le suprême du genre ! Ajoutez à ce simple vêtement un collier de trois rangs de cauries, des jarretières, une feuille de palmier autour des chevilles, des boucles d’oreilles en fer et une flèche en corne ou un roseau traversant le nez, et vous aurez le type de l’élégant chez les Bobos.

Quant aux femmes, elles sont hideuses avec leurs bustes trop longs sur des jambes trop courtes, leur ventre proéminent pointu au nombril, et leur grosse lèvre inférieure traversée par une corne et un rouleau de feuilles de l’épaisseur d’une bougie. Il faut voir ça !

Quant aux armes : des sagaies et quelques fusils à pierre. Certains ont, en plus, un petit fouet auquel sont suspendus des gris-gris.

Ces gaillards-là ne sont pas difficiles sur l’article nourriture. Ils mangent sans répugnance de véritables charognes en putréfaction. Pouah ! Et leur mentalité est à l’avenant. Qu’on en juge d’après la manière dont nous sommes entrés en relation.

Cette ingénieuse transition m’amène tout naturellement à reprendre le fil de mon histoire.

La scène est à Kokoro, hier, 30 janvier. Il fait nuit. Au moment où nous arrivons à proximité du village, nous nous heurtons à une foule hurlante de nègres — nous en comptons au moins huit cents à la lumière des torches — qui ne paraissent pas animés des intentions les plus conciliantes. C’est la première fois que nous avons une réception de ce genre. Aussi nous arrêtons-nous un peu surpris.

Surpris, mais pas très inquiets. Tous ces lascars-là ont beau brandir leurs armes, il est clair qu’avec une décharge de mousqueterie, on balaierait sans peine tout ce joli monde. Le capitaine Marcenay donne un ordre. Ses hommes prennent en main leurs fusils, dont ils débouclent les étuis. Toutefois, ils ne les sortent pas. Le capitaine hésite, en effet. Tirer sur son prochain est toujours une chose grave, même quand ce prochain est un Bobo. Jusqu’ici, la poudre est restée muette, et on voudrait bien ne pas la faire parler.

Les choses en sont là, quand le cheval de Saint-Bérain, effrayé par les clameurs, fait une pointe irrésistible et pare des quatre pieds. Désarçonné, Saint-Bérain pique une tête magistrale et tombe en plein dans le tas des nègres.

Ceux-ci poussent des hurlements féroces, et se précipitent sur notre malheureux ami, quand…

… quand Mlle Mornas lance à toute bride son cheval parmi les Noirs. Aussitôt, l’attention se détourne de Saint-Bérain. On entoure la courageuse écuyère. Vingt sagaies sont dirigées contre elle…

— Manto ! crie-t-elle à ses agresseurs. Ntéa bé souba. (Silence ! Je suis sorcière.)

Tout en parlant, elle tire de l’arçon de sa selle une lampe électrique de poche qui s’y trouvait par bonheur, et l’allume, puis l’éteint alternativement, pour bien montrer qu’elle dispose du feu et des éclairs.

À cette vue, les hurlements s’apaisent, et il se fait autour d’elle un grand cercle respectueux, au milieu duquel s’avance Pintié-Ba, déjà nommé. Il va nécessairement faire un discours. C’est la maladie de tous les gouvernants de la terre. Mais Mlle Mornas lui impose silence. Elle entend courir d’abord au secours de Saint-Bérain, qui n’a pas bougé depuis sa chute et doit être blessé, par conséquent.

Vérification faite par le docteur Châtonnay, qui a pénétré dans le cercle avec la même tranquillité que s’il entrait chez un client, Saint-Bérain est blessé. Il est même couvert de sang. Il est tombé si malencontreusement qu’un silex pointu lui a pratiqué une large entaille un peu plus bas que les reins.

Je songe à cet instant que voici réalisée l’une des prédictions du kéniélala. Tout arrive. Cela me donne bon espoir pour les autres, mais j’ai froid dans le dos en pensant au sort de mes articles.

Cependant le docteur Châtonnay a lavé la plaie. Il prend sa trousse et recoud le blessé, tandis que les nègres le contemplent avec une profonde stupéfaction.

Pendant que l’opération se poursuit, Mlle Mornas, qui est restée à cheval accorde à Pintié-Ba licence de parler. Celui-ci s’approche et lui demande en bambara, ou dans un charabia analogue, pourquoi le toubab (le toubab, c’est Saint-Bérain) les a attaqués avec un fusil. Mlle Mornas nie le fait. Le chef insiste et désigne l’étui que Saint-Bérain porte en bandoulière. On lui explique la vérité. Peine perdue, il faut, pour le convaincre, retirer l’enveloppe, ouvrir l’étui qui réfléchit à la lueur des torches et montrer les lignes que celui-ci contient.

À cette vue, les yeux de Pintié-Ba étincellent de convoitise. Ses mains se tendent vers cet objet brillant. Comme un enfant gâté, il le demande, il le veut, il l’exige. Saint-Bérain refuse avec indignation.

Mlle Mornas, qui voudrait consolider la paix toute récente, insiste en vain. À la fin elle se fâche.

— Mon neveu !… dit-elle sévèrement, en faisant de nouveau jouer sa lampe électrique dans la direction du pêcheur récalcitrant.

Saint-Bérain cède immédiatement et livre l’étui à lignes à Pintié-Ba, qui attribue son succès au pouvoir magique de la lampe électrique et à l’influence de la sorcière.

Quand cet imbécile est en possession de son trésor, c’est du délire. Il danse une gigue endiablée, puis, sur un signe de lui, toutes les armes disparaissent, et Pintié-Ba s’avance au milieu de nous.

Il nous tient un discours par lequel il nous invite, paraît-il, à circuler dans le village autant qu’il nous plaira et ordonne, pour le lendemain, un tam-tam en notre honneur.

Étant donné l’attitude pacifique des Bobos, le capitaine Marcenay, ne voit aucun inconvénient à ce que nous acceptions l’invitation. Le lendemain donc, c’est-à-dire aujourd’hui, au début de l’après-midi, nous rendons visite à nos nouveaux amis, tandis que notre escorte et notre personnel noir restent en dehors du tata.

Ah ! mes très chers, quel patelin ! Les goûts sont libres, mais, en ce qui me concerne, je préfère les Champs-Élysées.

Nous allons directement au « palais » du dougoutigui. C’est une agglomération de cases située au milieu du village, près du tas central des immondices, ce qui n’est pas pour l’embaumer. Extérieurement, ces cases, construites en pisé, sont badigeonnées avec de la cendre. Mais c’est l’intérieur qu’il faut voir ! La cour n’est qu’un bourbier servant de parc à des boeufs et à des moutons. Tout autour, les pièces ; il faut descendre pour y pénétrer. Ne l’essayez pas ! On y respire une odeur abominable qui prend à la gorge, et on doit lutter avec les chèvres, les poules et autres animaux de basse-cour qui s’y promènent en liberté.

D’après la description du « palais », il est aisé de concevoir ce que peuvent être les demeures des vulgaires citoyens. Ce sont des antres, où grouillent rats, lézards, mille-pattes et cancrelats, au milieu d’ordures de toute espèce, d’où se dégage une odeur fétide.

Charmant séjour !

C’est dans le « palais » qu’a lieu la réception « officielle ». Elle consiste à faire à Pintié-Ba des cadeaux, d’ailleurs sans valeur, depuis des morceaux d’étoffes jusqu’à des cadenas sans clé, depuis de vieux pistolets à pierre, jusqu’à du fil et des aiguilles.

Littéralement ébloui par ces présents magnifiques, le dougoutigui donne le signal du tam-tam.

Tout d’abord, des musiciens parcoururent le village, en jouant, qui du bodoto, trompe faite en corne d’antilope, qui du bouron, autre trompe en défense d’éléphant, qui encore du tabula, soit, en français, du tambour. Deux hommes portent ce tabala, sur lequel un troisième frappe à tour de bras avec une sorte de massue, dont le nom est tabala kalama. À ce propos, le capitaine Binger fait observer avec raison que kalama a tout l’air de venir de calamus, et que par suite, tabala kalama signifie littéralement : plume à écrire du tambour.

Aux sons de ces différents instruments, les Bobos se réunissent sur la place, et la fête commence.

Une sorte de polichinelle soudanais, le mokho missi kou, fait son entrée et danse avec force grimaces et contorsions. Il est vêtu d’un maillot en étoffe rouge et coiffé d’un bonnet orné de queues de vaches, duquel tombe un morceau d’étoffe qui recouvre son visage. Il porte en bandoulière un sac rempli de ferraille bruyante, et chacun de ses mouvements fait sonner des grelots et des sonnettes attachés à ses poignets et à ses chevilles. Avec de longues queues de vaches, il chatouille agréablement la figure des assistants.

Lorsqu’il a terminé ses exercices qui semblent amuser beaucoup Pintié-Ba et ses administrés, ces derniers, sur un signe du chef, poussent des rugissements de bêtes féroces, ce qui équivaut, j’imagine, à d’unanimes applaudissements.

Le silence rétabli, Pintié-Ba se fait apporter une ombrelle ornée de cauries et d’amulettes, non qu’il en ait besoin, mais parce qu’un dougoutigui n’est rien, s’il n’a, largement ouvert au-dessus de sa tête, le parasol, insigne du pouvoir.

Aussitôt, les danses reprennent. Hommes, femmes, enfants forment le cercle, les griots frappent sur des tabala, et deux danseuses accourent des extrémités opposées de la place. Après trois rapides pirouettes, elles s’élancent l’une contre l’autre, non pas face à face, mais, au contraire, en se tournant le dos, et, parvenues au contact, se heurtent réciproquement le plus fort possible.

À ces deux « danseuses » se succèdent deux autres, et enfin tous les assistants se livrent, en poussant des cris sauvages, à une sorte de quadrille échevelé, auprès duquel notre « chahut » paraîtrait bien terne et bien modeste.

La danse se termine par une procession. Les Bobos défilent devant Pintié-Ba en chantant un choeur accompagné du bruit assourdissant des tabula, des trompes et des flûtes de roseau, dont les sons stridents déchirent les oreilles.

Enfin, c’est l’heure du souper, et alors commence une scène de carnage, une orgie de sang.

On apporte sur la place une douzaine de moutons tués dans les cases. D’un arbre à l’autre, les indigènes tendent de longues cordes et délimitent ainsi un espace carré, au milieu duquel les femmes entassent du bois sec. Puis, armés de couteaux, les nègres dépècent les animaux, et les découpent en lanières que les femmes suspendent aux cordes, tandis que le feu est mis au bûcher. Quand il estime la cuisson suffisante, Pintié-Ba fait un signe, et tous les nègres se ruent sur les quartiers de viande, les saisissent à pleines mains et les déchirent avec leurs dents. Rien ne leur répugne. Le spectacle est horrible.

— Ce sont des cannibales ! s’écrie Mlle Mornas, qui est toute pâle.

— Hélas, oui ! ma chère enfant, répond le docteur Châtonnay. Mais, si manger est le seul plaisir de ces pauvres êtres, c’est qu’ils ont perpétuellement la même souffrance : la faim.

Écoeurés, nous ne tardâmes pas à regagner nos tentes, tandis que, pour les nègres, la fête se prolongeait fort tard. Elle dura même toute la nuit, ainsi que nous le prouvèrent les vociférations qui arrivaient jusqu’à nous.

2 février. — Nous sommes toujours à Kokoro, où nous retient la blessure de Saint-Bérain. L’oncle-neveu (je l’appelle ainsi définitivement) ne pourrait se tenir à cheval.

3 février. — Toujours Kokoro. C’est gai !

4 février, 6 heures du matin — Enfin, nous partons !

Même jour, le soir. — Faux départ. Nous sommes encore à Kokoro.

Ce matin, dès l’aube, nous avons pourtant subi les adieux de nos amis les Bobos. (On a les amis qu’on peut.) Tout le village était debout, le dougoutigui en tête, et ce fut une litanie de souhaits. « Que N’yalla (Dieu) vous ramène en bonne santé ! » « Qu’il vous donne un bon chemin ! » « Qu’il vous donne un bon cheval ! » À l’énoncé de ce dernier voeu, Saint-Bérain, dont la blessure est encore sensible, Saint-Bérain a fait la grimace.

Nous nous arrachons à ces démonstrations, et la colonne s’ébranle.

Elle s’ébranle, mais elle n’avance pas. C’est pire qu’avant Kokoro. La mauvaise volonté est criante. À tout instant, un porteur s’arrête, et il faut l’attendre, la charge d’un âne tombe, et il faut la remettre en place. À dix heures, au moment de la halte, on n’a pas fait six kilomètres.

J’admire la patience du capitaine Marcenay. Pas une fois il ne s’est départi du calme le plus parfait. Rien ne le rebute, rien ne le lasse. Il lutte avec une énergie froide et calme contre ce parti pris d’obstruction.

Mais, au moment de repartir pour l’étape du soir, c’est une autre chanson. Moriliré déclare qu’il s’est trompé. On consulte les deux guides de Mlle Mornas. Tchoumouki dit comme Moriliré.

Tongané affirme, au contraire, qu’on est en bonne voie. Nous voilà bien renseignés ! Lequel croire ?

Après beaucoup d’hésitations, on se rallie à l’avis de la majorité, et l’on revient en arrière. Alors c’est merveille de voir à quel train nous marchons. Les Noirs ne sont plus fatigués, les charges des ânes se sont consolidées toutes seules. En une heure, nous parcourons la distance qui en a exigé quatre en sens contraire, et, avant la nuit, nous reprenons notre campement du matin, près de Kokoro.

6 février. — Hier, 5 février, nous sommes repartis sans trop d’anicroches, et, chose admirable, par le même chemin auquel nous avions renoncé la veille. Moriliré nous déclare, en effet, au réveil, que, toute réflexion faite, c’est le soir et non le matin qu’il s’est trompé ! De nouveau, Tchoumouki le soutient. Je suis fort enclin à croire que ces deux moricauds sont de mèche pour se payer notre tête.

Rien de particulier ce jour-là, sauf la mauvaise volonté à laquelle nous commençons à être habitués, mais deux incidents graves aujourd’hui.

Pendant l’étape du matin, un âne tombe tout à coup. On veut le relever. Il est mort. Bien entendu, cette mort peut être naturelle. J’avoue que je songe, cependant, au doung-kono ou à quelque autre saleté du pays.

On ne dit rien. On répartit la charge de l’âne défunt sur ses congénères, et nous reprenons notre marche.

Au départ de l’après-midi, deuxième incident. On constate qu’il manque un porteur. Qu’est-il devenu ? Mystère. Le capitaine Marcenay mord sa moustache, je vois bien qu’il est soucieux. Si les nègres nous abandonnent, nous sommes frais. Or, rien de plus contagieux que le microbe de la désertion. Aussi, je m’aperçois que, depuis ce moment, la surveillance est devenue plus étroite. Nous sommes contraints de défiler comme à la parade, et les cavaliers de l’escorte ne permettent plus aucune fantaisie individuelle. Cette discipline rigoureuse me gêne personnellement ; je l’approuve cependant.

À l’arrivée, le soir, autre surprise. On s’aperçoit que plusieurs nègres sont ivres. Qui donc leur a donné à boire ?

Le capitaine organise la garde du camp de la manière la plus méticuleuse, puis il va trouver M. Barsac, avec lequel je suis précisément, et l’entretient de la situation, qui va s’aggravant depuis Sikasso. Le docteur Châtonnay, M. Poncin, Mlle Mornas, puis Saint-Bérain, viennent nous rejoindre successivement, si bien que nous tenons, en somme, un vrai conseil de guerre.

Le capitaine expose en quelques mots les faits, dont il attribue la responsabilité à Moriliré. Il propose de soumettre le guide infidèle à un interrogatoire, et d’agir ensuite au besoin par la force. Chaque nègre serait individuellement accompagné d’un tirailleur, qui l’obligerait à marcher, fût-ce sous menace de mort.

M. Barsac n’est pas de cet avis, et Saint-Bérain pas davantage. Interroger Moriliré, c’est lui donner l’éveil, lui montrer qu’il est démasqué. Or, nous ne possédons aucune preuve contre lui, nous sommes même incapables d’imaginer dans quel but il nous trahirait. Moriliré n’aurait qu’à nier, nous ne pourrions rien lui répondre. Quant aux Noirs, quel moyen a-t-on de les contraindre ? Que fera-t-on, s’ils se couchent, s’ils opposent seulement la force d’inertie ? Les fusiller serait un mauvais moyen de nous assurer leurs services.

On conclut qu’il faut garder le silence, être de plus en plus ferme, tout en s’armant d’une patience invincible, et, par-dessus tout, surveiller soigneusement Moriliré.

C’est très bien, mais une réflexion me vient. Pourquoi s’entête-t-on dans ce voyage ? La mission avait pour objet de s’assurer de la mentalité des nègres de la boucle du Niger et de leur degré de civilisation. Eh bien ! on la connaît, leur mentalité. Que les populations habitant entre la côte et Kankan, voire, à la rigueur, jusqu’à Tiola ou même Sikasso, soient assez dégrossies pour être dignes de quelques droits politiques, je veux bien le concéder, malgré que ce ne soit pas mon avis. Mais depuis Sikasso ?… Ce ne sont pas ces sauvages qui nous entourent, ces Bobos aussi proches de l’animal que de l’homme, qu’on songerait à transformer en électeurs, je suppose. Dès lors, à quoi bon s’obstiner ? N’est-il pas évident que, plus on va s’avancer vers l’est, c’est-à-dire plus on va s’éloigner de la mer, moins les naturels auront eu de contacts avec les Européens, et que, par suite, leur vernis de civilisés (?) sera de plus en plus mince ?

Ces vérités me paraissent éblouissantes, et je m’étonne que mes compagnons de voyage n’en soient pas, eux aussi, éblouis.

Au fait ! peut-être le sont-ils, mais peut-être aussi ont-ils leurs raisons de fermer les yeux. Examinons cela.

Primo : le capitaine Marcenay. Pour lui, la question ne se pose pas. Le capitaine n’a pas à discuter ; il obéit. Au surplus, je n’imagine pas qu’il lui viendrait, même en l’absence d’ordre, la pensée de reculer tant que Mlle Mornas ira de l’avant. La sympathie qu’ils éprouvent l’un pour l’autre a marché beaucoup plus vite que nous depuis Sikasso. Nous nous trouvons en présence d’une passion officielle, avouée de part et d’autre, et qui doit finir logiquement par un mariage, à telle enseigne que M. Barsac a, de lui-même, renoncé à ses allures conquérantes, pour redevenir uniquement l’excellent homme qu’il est en réalité. Donc, passons.

Secundo : M. Poncin. M. Poncin est, lui aussi, un subordonné et, lui aussi, il obéit. Quant à ce qu’il pense en son for intérieur, bien fin qui le dira. M. Poncin prend des notes du matin au soir, mais est d’un silencieux à rendre des points à Hermès lui-même. Je jurerais que depuis le départ il n’a pas prononcé dix paroles. Mon opinion personnelle est qu’il s’en fiche. Donc, passons sur M. Poncin.

Tertio : Saint-Bérain. Oh ! ça, c’est une autre affaire. Saint-Bérain ne voit que par les yeux de sa tante-nièce ; il n’existe que par elle. D’ailleurs, Saint-Bérain est si distrait qu’il ne sait peut-être pas qu’il est en Afrique. Donc, passons sur le numéro trois.

Quarto : Mlle Mornas. Nous connaissons la raison de son voyage. Elle nous l’a dit : son caprice. Cette raison suffirait, même si la délicatesse ne nous interdisait pas de chercher à savoir s’il en existe une autre en réalité.

Quinto : Moi. Ce numéro cinq est le seul dont la conduite soit parfaitement logique. Quelle est ma raison d’être, à moi ? La copie. Donc, plus il y aura d’embêtements de toute sorte, plus je fabriquerai de copie, et plus je serai content. Il est, par conséquent, tout simple que je ne songe pas à revenir en arrière. Aussi je n’y songe pas.

Reste M. Barsac. Lui, il ne doit obéissance à personne, il n’est amoureux de personne, il a dû s’apercevoir que nous étions en Afrique, il est trop sérieux pour céder à un caprice, et il n’a pas de copie à placer. Alors ?…

Ce problème me tracasse tellement que je vais délibérément lui poser la question à lui-même.

M. Barsac me regarde, hoche la tête de haut en bas, et me répond par un geste qui ne signifie rien. C’est tout ce que je peux en tirer. On voit que c’est un habitué de l’interview.

7 février. — Il y a du nouveau, et la nuit a été fort agitée. Conséquence : nous ne sommes pas partis à l’heure habituelle, et nous ne ferons aujourd’hui qu’une seule étape, celle du soir.

Relatons les faits dans leur ordre chronologique. On en tirera forcément cette conclusion que la distraction peut quelquefois avoir du bon.

On avait décidé, hier, de ne rien dire à Moriliré et de se borner à le surveiller plus étroitement. Dans ce but, et afin de garder l’individu à l’oeil sans mettre les hommes de l’escorte dans la confidence de nos craintes, nous étions convenus de veiller à tour de rôle. Comme nous sommes six, y compris Mlle Mornas qui tient à compter pour un homme, ce n’est vraiment pas une affaire.

Conformément à ce programme, on a divisé la nuit, de neuf heures à cinq heures, en six fractions sensiblement égales, puis on a tiré ces fractions au sort. Nous sortons de l’urne dans l’ordre suivant : Mlle Mornas, M. Barsac, le capitaine Marcenay, moi, Saint-Bérain et M. Poncin. Tel est l’arrêt du destin.

À une heure du matin, mon tour arrive, et je remplace le capitaine Marcenay. Celui-ci me dit que tout va bien et me montre, d’ailleurs, Moriliré, qui dort non loin de nous, enroulé dans son doroké. La lune, qui est précisément dans son plein aujourd’hui, permet de discerner le visage noir du drôle et fait ressortir la blancheur de son vêtement.

Rien d’anormal pendant mon tour de garde, si ce n’est que, vers une heure et demie, je crois entendre ce même ronflement qui nous a tant intrigués le soir de notre première journée après Kankan. Le bruit paraît venir de l’est, mais il est, cette fois, si lointain, si faible, si insaisissable, que je ne suis pas encore très sûr à l’heure actuelle de l’avoir réellement entendu.

À deux heures et quart, je passe la consigne à Saint-Bérain et je vais me coucher. Je ne peux dormir. Manque d’habitude sans doute, le sommeil interrompu ne veut plus revenir. Après une demi-heure de lutte, j’y renonce et, je me lève, dans l’intention d’aller finir ma nuit en plein air.

À ce moment, j’entends de nouveau — tellement faible que je peux croire à une seconde illusion — ce même bruit de ronflement qui a, tout à l’heure, attiré mon attention. Cette fois, j’en aurai le coeur net. Je m’élance au-dehors, et je tends l’oreille dans la nuit…

Rien, ou, du moins, si peu de chose ! Un souffle qui décroît, décroît et meurt, par gradations insensibles dans la direction de l’est. Il faut me résigner à rester dans le doute.

Je me décide à aller retrouver Saint-Bérain, qui est en train de faire son tour de garde.

Surprise ! — (au fait ! est-ce une surprise ?) — Saint-Bérain n’est pas à son poste. Gageons que l’incorrigible distrait a oublié la consigne et qu’il s’occupe de tout autre chose. Pourvu que Moriliré n’en ait pas profité pour nous brûler la politesse !

Je m’en assure. Non, Moriliré ne s’est pas enfui. Il est toujours là, qui dort béatement, à plat sur le sol. J’aperçois sa face noire et son doroké blanc vivement éclairés par la lune.

Tranquillisé de ce côté, je me mets en quête de Saint-Bérain, dans l’intention de le tancer d’importance. Je sais à peu près où le trouver, car j’ai remarqué qu’une rivière coule non loin de notre campement. J’y vais tout droit, et, conformément à mes prévisions, j’aperçois une ombre au milieu du courant. Comment l’enragé pêcheur peut-il être à cette distance de la rive ? Il a donc le pouvoir de marcher sur les eaux ?

Ainsi qu’il me l’a appris ce matin, Saint-Bérain a tout bonnement improvisé, avec trois bouts de bois, un radeau juste assez grand pour le porter, puis, à l’aide d’une longue branche en guise de gaffe, il s’est poussé à quelques mètres de la rive. Là, il a « mouillé » au moyen d’une grosse pierre jouant le rôle de l’ancre, et qu’une corde en fibre de rônier relie au radeau. La fabrication de ce matériel n’a pas exigé plus d’une demi-heure de travail. C’est très ingénieux.

Pour l’instant, ce n’est pas cela qui me préoccupe.

Je m’approche du bord, et j’appelle d’une voix assourdie :

— Saint-Bérain ?…

— Présent ! me répond l’ombre des eaux.

Je reprends :

— Qu’est-ce que vous faites, là, Saint-Bérain ?

J’entends un petit rire, puis l’ombre répond :

— Je braconne, mon cher.

Je crois rêver. Braconner ?… Au Soudan ?… Je ne sache pas que la pêche y soit réglementée. Je répète :

— Vous braconnez ?… Qu’est-ce que vous me chantez là ?

— Sans doute, me répond Saint-Bérain, puisque je pêche, la nuit, à l’épervier. C’est absolument défendu.

Cette pensée l’amuse beaucoup. Il rit, l’animal.

— Et Moriliré ?… dis-je, exaspéré.

C’est, dans la nuit, un formidable juron, que ma plume se refuse à transcrire, puis l’ombre se met en mouvement et Saint-Bérain, fait comme un voleur, trempé jusqu’aux genoux, saute sur la rive. Il est affolé, maintenant. C’est un peu tard.

— Moriliré !… répète-t-il d’une voix étranglée.

— Oui, Moriliré, lui dis-je. Qu’en avez-vous fait, malheureux ?

Ici, nouveau juron, et Saint-Bérain prend sa course dans la direction du poste, qu’il n’aurait pas dû quitter.

Heureusement, Moriliré dort toujours. Je pourrais même affirmer qu’il n’a pas fait un mouvement depuis que j’ai relevé le capitaine Marcenay. C’est ce que constate Saint-Bérain.

— Vous m’avez fait une peur ! soupire-t-il.

À ce moment, nous entendons un bruit assez violent du côté de la rivière que nous venons de quitter. On jurerait un homme qui se noie.

Nous courons, Saint-Bérain et moi, et, en effet, nous distinguons, au-delà du radeau improvisé, quelque chose de noir qui se débat.

— C’est un nègre, dit Saint-Bérain.

Il monte sur son radeau, et dégage le nègre, qu’il apporte à la rive, tout en m’expliquant :

— Le moricaud s’est empêtré dans mon épervier, que j’ai oublié. (Naturellement, mon brave Saint-Bérain.) Mais que diable faisait-il là, ce nègre ?

Nous nous penchons sur le pauvre diable qui, d’ailleurs, respire avec une force suffisante pour que nous n’ayons aucune inquiétude sur son sort, et un même cri s’échappe de nos lèvres :

— Moriliré !…

C’est Moriliré, en effet, Moriliré complètement nu, mouillé de la tête aux pieds, à demi suffoqué par sa noyade. Il est clair que le guide a quitté le camp, qu’il a traversé la rivière à la nage, qu’il s’est offert une petite promenade dans la campagne, et qu’au retour il s’est embarrassé dans le filet providentiellement oublié par Saint-Bérain. Sans notre précieux distrait, la fugue du traître nous restait peut-être à jamais inconnue.

Mais, soudain, cette pensée me vient : et l’autre Moriliré, celui qui dort si bien à la clarté de la lune ?

Je cours à ce dormeur obstiné, je le secoue… Bon ! j’aurais dû m’en douter, le doroké est vide et me reste dans la main. Quant à la face noire, ce n’est qu’un morceau de bois surmonté du casque et du plumet dont l’ancien tirailleur orne ses avantages naturels.

Cette fois, le drôle est pris en flagrant délit. Il faudra bien qu’il s’explique.

Je retourne près de Saint-Bérain et de son prisonnier. Ce dernier semble revenir péniblement à la vie.

Je dis : semble, car, tout à coup, il saute sournoisement sur ses pieds et s’élance du côté de la rivière, dans l’intention évidente d’y prendre un nouveau bain.

Moriliré a compté sans son hôte. La main de Saint-Bérain s’abat sur le poignet du fugitif qui fait de vains efforts pour se dégager.

Sincèrement, je crois Saint-Bérain moins séduisant que l’Apollon du Belvédère, mais il est fort comme Hercule. Il doit avoir une pince terrible, si j’en juge par les contorsions et les grimaces du nègre. En moins d’une minute, Moriliré est vaincu, glisse sur les genoux et demande grâce. En même temps, de sa main inerte quelque chose tombe.

Je me baisse et ramasse l’objet. Malheureusement, nous ne nous méfions pas assez du nègre. Moriliré se dégage d’un effort désespéré, se jette sur moi et s’empare, avec sa main libre, dudit objet, qui disparaît dans sa bouche.

Troisième juron de Saint-Bérain. Je saute à la gorge du captif, dont mon compagnon empoigne l’autre bras.

Moriliré, étranglé, doit restituer. Il ne restitue, hélas ! qu’à moitié. Avec ses dents d’acier, le nègre a coupé en deux l’objet suspect, dont une partie est engloutie dans les profondeurs de son estomac.

Je regarde ma conquête. C’est une petite feuille de papier, sur laquelle il y a quelque chose d’écrit.

— Tenez bien cette canaille, dis-je à Saint-Bérain.

Saint-Bérain me rassure d’un mot, et je cours chercher le capitaine Marcenay. Le premier soin de celui-ci est de déposer Moriliré congrûment ficelé dans une tente, autour de laquelle il place quatre hommes munis de la consigne la plus sévère. Après quoi, nous allons tous les trois chez le capitaine, très impatients de savoir ce qu’il y a sur la feuille de papier.

À la lueur d’une lanterne, on constate que ce sont des caractères arabes. Le capitaine, arabisant distingué, n’aurait aucune peine à les lire, s’ils étaient mieux tracés, et si le document était intact. Or, l’écriture est des plus imparfaites, et, comme je l’ai dit, nous ne possédons qu’une partie du texte. Dans l’état actuel, ce n’est qu’un rébus, que l’insuffisante lumière de la lanterne ne permet pas de déchiffrer. Il faut attendre le jour.

Mais, le jour venu, nous réfléchissons que nous allons sans doute nous donner une peine inutile. Tout porte à croire que Moriliré, ne pouvant plus espérer nous tromper, voudra tout au moins se valoir notre indulgence, qu’il avouera sa faute, par conséquent, et nous donnera lui-même la traduction complète du document.

Nous nous dirigeons vers la tente qui lui sert de prison, nous y pénétrons…

Stupéfaits, nous nous arrêtons sur le seuil : les liens du prisonnier jonchent le sol. La tente est vide.