L’Étourdi, 1784/Première partie/9

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 43-48).

LETTRE IX.

Le Chevalier de Serfet catéchiſe ſon ami.


LE ſombre chagrin de ne pouvoir ſatisfaire mes deſirs, le temps & l’abſence qui détruiſent tout, n’avaient pu affaiblir mon amour. L’image des plaiſirs dont j’avais joui me pourſuivait partout, & malgré le peu d’espoir de retourner à ... je me délectais à ſavourer le plus agréable des ſouvenirs, & à rendre intérieurement un culte idolâtre à l’objet qui m’avait donné les premieres leçons du bonheur ſuprême, je dis les premieres leçons du bonheur, car les plaiſirs que j’avais trouvé dans les bras d’Euphroſine, n’étaient rien en comparaiſon de la volupté que j’avais gouté dans les amoureux délires de la Comteſſe. Je me plaiſais à rappeller d’elle, j’uſques aux moindres circonstances.

Lorſqu’un jour, l’un de mes parens le plus léger & le plus audacieux petit-maître qu’on eût jamais vu ; & qui adoré de toutes les femmes, les trompait & les déchirait ſans ceſſe ; le Chevalier de Serfet, me fit tant la guerre ſur ma mélancolie, & me preſſa avec tant d’inſtance de lui en avouer le motif, que je ſoulageai mon cœur en lui faiſant part de mon amour.

„ As-tu donc perdu la tête ? me dit le Chevalier, & veux tu, à ton âge, t’enterrer tout vif ? ou ſi tu as réſolu d’être le Céladon moderne ? quelle folie ! le temps vole, s’enfuit, que d’une aîle auſſi légére ton amour l’accompagne ; crois moi : quitte ces chimeres où ton ame ſe livre, fais de tes beaux jours un meilleur emploi ! & ſommes nous, je te le demande, éternels pour vouloir que nos ſentimens le ſoient ? Tu fais plus d’honneur aux femmes qu’elles n’en méritent en ſupoſant qu’elles ſoient déſolées de notre perte ; va, s’il eſt encore des Ulyſſes, il eſt bien peu de Pénélopes. „

„ Quand on leur dit qu’on les trouve aimables, qu’elles nous plaiſent, même qu’on les adore, elles ſavent que cela ne veut dire autre choſe ſi non qu’elles ſont à nos yeux allez belles pour exciter nos deſirs ; mais pour les promeſſes de fidélité que nous pouvons leur faire, elles les regardent comme la monnoie courante dont nous nous ſervons pour finir les traités que nous voulons faire avec elles ; & ſi elles nous reçoivent dans leurs bras, ne ſois pas aſſez ſimple pour t’imaginer que c’eſt l’amour qui nous les ouvre, leurs deſirs nous y mettent davantage que leur complaiſance pour les nôtres. “

„ Je te jure qu’aucune femme ne prétend, en favoriſant quelqu’un, lui impoſer un joug onéreux, & encore moins que ce ſoit pour elles un principe d’eſclavage. Ne ſonge donc plus à ta Comteſſe, qui peut-être dans ce moment, ſe conſole entre les bras d’un rival des rigueurs de ton abſence. Je t’aſſure qu’il n’eſt point de paſſion qui ſoit à l’abri de toute impreſſion étrangere, & que l’objet pour lequel tu brûles, n’eſt pas exempt de toute faibleſſe. — Ah ! mon ami, dis-je au Chevalier, ne fais pas cette injure à la Comteſſe, qui eſt la femme la plus tendre, la plus ſenſible… la plus… tout ce que tu voudras, interrompit-il, mais je te répete qu’elle t’a déjà ſacrifié, ou que bientôt elle te ſacrifiera au moindre objet relatif à ſes plaiſirs, à ſes intérêts ou à ſa vanité. “

„ Et toi, l’imagination échauffée, & t’appeſantiſſant ſur ta tendreſſe, tu t’abuſes en prenant pour de l’amour ce qui n’eſt en nous qu’un goût vif pour le plaiſir & la galanterie. Il n’eſt pas étonnant qu’à ton âge, & qu’avec un cœur auſſi brûlant que le tien, l’on ſe trompe ſur ſes ſentimens. La vapeur de ces mouvemens qui nous tiennent comme enchantés, ne ſe diſſipe que lorſqu’elle ceſſe d’être nourrie par la préſence de l’objet qui l’a fait naître, ou par des lettres fréquentes qui en émanent. Ceſſe d’écrire à ta maîtreſſe, & tu verras bientôt la preuve de ce que je te dis.

— Ah ! Serfet, qu’oſes tu me propoſer ? Rompre auſſi durement avec une femme qui mérite le plus d’égards, déchirer l’ame la plus délicate ! — Eh bien ménage ſa ſenſibilité, ne mets plus dans tes lettres le même feu, retranches-en ce délire auquel tu dois les aſſurances de ſa tendreſſe, car, crois moi, ſi tes lettres ne portaient pas avec elles l’empreinte de la plus vive ardeur, il y a long-temps que tu n’y recevrais plus de réponſe. — Quel eſt donc cet aveuglement, Chevalier, de ne pas admettre dans le monde une ſeule femme dont le cœur ſoit ſuſceptible d’un attachement tendre, invariable, & à l’abri des révolutions ? — Tu ſerais fort aiſe de lever le coin du voile qui me dérobe ce phénix — ſans doute ? — “ Eh bien, je veux t’en procurer le moyen ? Écris à la Comteſſe, & laiſſe lui entrevoir que tu as fait une autre inclination. Son amour-propre en ſera humilié & ſi elle te ſacrifie à ſa tendreſſe alors je me rends. “

„ En attendant, continua Serfet, comme tu es jeune, que je ſuis ton ami, ton parent, c’eſt à moi de te jeter dans le monde, & de te le faire connaître : il eſt partout le même, écoute-moi.