L’Étourdi, 1784/Seconde partie/19

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 99-104).

LETTRE XIX.

Coup de théatre.


LE Comte avait prévenu ſa femme du tour que je venais de faire par ſon conſeil, à ces trois Dames, & de ſon projet à les faire trouver enſemble, pour jouir de leur ſurpriſe lorſqu’elles ſe donneraient réciproquement des nouvelles de Mylord ; car c’était là le plus joli de l’aventure. La Comteſſe qui était liée de ſociété avec ces Dames, conſentit à ſe prêter à notre plaiſanterie ; elle les fit inviter à ſouper toutes les trois, & toutes les trois promirent

Je me tins caché pendant toutes les ſcenes, derriere une porte vitrée, d’où je pouvais, ſans qu’on m’apperçût, tout voir & tout entendre.

Madame d’Orfoy fut la premiere à arriver. Elle ne manqua pas de raconter d’abord l’accident fâcheux arrivé au pauvre Gordon, & à me dépeindre, en contrefaiſant mes révérences, & répétant quelques-unes de mes phraſes. La Comteſſe & ſon mari éclataient de rire ; & Madame d’Orfoi n’ayant garde d’en ſoupçonner le motif, l’attribuait au ridicule qu’elle copiait, lorſque ſa ſœur entra.

Elle lui fit part ſur le Champ du motif de leurs éclats de rire, plaignant cependant Mylord de ſon accident. — Il m’a également fait beaucoup de peine, dit-celle-ci ; mais je n’ai pu m’empêcher de rire du baragouin & du maintien de ſon ambaſſadeur, & j’ai été preſque obligée de deviner, parmi tout ce qu’il m’a dit, que Gordon avait eu la cuiſſe caſſée. Eh bien, tu as fort mal deviné, car ſon accident n’eſt point à la cuiſſe, mais au poignet. — Je vous demande pardon, ma ſœur, il a eu la cuiſſe fracaſſée dans une chûte de cheval. — Il n’eſt nullement queſtion de chûte de cheval, interrompit Madame d’Orfoi. Son malheur lui eſt arrivé à la chaſſe par un fuſil qui a crêvé entre ſes mains. L’Abbé de Morangeu, qui était chez moi, l’a entendu de même ; d’ailleurs je n’ai pas beſoin de témoin, je ſais ce que je dis ; — & moi auſſi je ſais ce que je dis, repartit d’un air piquée la ſœur, & je ſuis certaine que Mylord eſt boîteux d’une chûte de cheval, faite à la plaine des ſablons, un jour de courſe. Je le tiens d’un Muſicien Italien qui a paſſé à Montpellier exprès, & de la part de M. Gordon pour me donner de ſes nouvelles, & qui eſt venu chez moi ce matin. — Eh ! bien ma ſœur, vous vous trompez encore. La perſonne qui a été chez vous, & qui certainement eſt la même que j’ai vu, n’eſt point Italien, mais Anglais, & très-Anglais. Allons donc, il n’y avait qu’à le voir & l’entendre !

Le Comte & la Comteſſe craignant que cette diſpute ne devint ſérieuſe, étaient ſur le point de tout avouer à ces Dames, lorſqu’on annonça la cadette. Ses ſœurs lui raconterent d’abord ce qui faiſait l’objet de leur diſpute, & la prierent d’être leur juge, parce que ſans doute elle avait eu auſſi, la viſite de l’ambaſſadeur de Mylord.

Vous extravaguez toutes les deux, ou vous voulez vous faire rire, dit-elle, M. Gordon n’eſt ni boîteux, ni manchot, mais borgne d’un coup de fleuret ; c’eſt ainſi que me l’a dit, & que vous l’aura dit de même la perſonne qui nous a donné de ſes nouvelles. — N’eſt-ce pas un grand homme, brun, un peu maigre, vêtu de bleu, d’une aſſez jolie figure. — Juſtement c’eſt là, l’Anglais qui m’a appris l’accident de Mylord. — C’eſt auſſi là l’Italien qui m’a donné de ſes nouvelles. — Anglais, Italien, vous plaiſantez je penſe ; il eſt Français, Peintre, ne manquant pas d’eſprit, mais un peu bavard… Comme je ſortis alors de l’endroit où j’étais caché, elles s’écrierent toutes les trois à la fois, ah ! le voilà, qu’il diſe la vérité, & qu’il nous juſtifie. N’eſt-ce pas que vous m’avez dit que Mylord avait eu le poignet emporté. — Il eſt vrai. — Ne m’avez-vous pas dit qu’il avait eu la cuiſſe caſſée ; — pardonnez-moi. — Et pourquoi m’avez-vous dit que Mylord avait perdu un œil ; vous avez donc voulu nous jouer ? — Mesdames, daignez m’entendre. M. le Comte, dont je ſuis l’ami, & qui ſait que quelquefois je m’amuſe à contrefaire l’Anglais ou l’Italien, m’a propoſé d’aller, ſous ce déguiſement, vous donner des nouvelles de Mylord Gordon, auquel il ſait que vous vous intéreſſez ; & il a cru que cette plaiſanterie vous amuſerait, lorſque vous la découvririez ; pardon ſi j’ai fait ou dit quelque choſe qui ait pu ne pas vous être agréable.

Vous vous en êtes acquitté, avec tant de vraiſemblance, me dit Madame d’Orfoy, que j’en ai été dupe ; & je vous pardonne de m’avoir ſi bien trompée, & allarmée ſur le compte de Mylord Gordon. — Vous avez trop bien réuſſi pour que je puiſſe vous en ſavoir mauvais gré, me dit la ſeconde ſœur. — Quant à moi, me dit la cadette, je n’oublirai pas aiſément l’excellente recette pour la migraine.

Ne ſongeons qu’à nous réjouir, dit le Comte, l’eſſaim des plaiſirs voltige partout où ſe trouvent les graces ; allons mes Dames, allons nous mettre à table.