L’Étourdi, 1784/Seconde partie/20

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 104-109).

LETTRE XX.

La femme fouettée & vengée[1].


EN quittant Montpellier, je vins à Niſmes, grande & ancienne ville, & contenant plus d’antiquités que preſque tout le reſte de la France. Delà je fus voir les beaux reſtes du pont du gard. Je parcourus tout le Vivarais, je traverſai le rhône, & vins prendre la route du Dauphiné, en remontant ce fleuve du côté où l’on voit encore le château qui ſervit de retraité à Pilate, lors de ſon exil dans les Gaules. Je donnai tous mes ſoins à viſiter le Lionnais, & je m’en fus dans la Franche-Comté voir mon frere qui était en garniſon à Beſançon depuis près d’un an. Je le trouvai, par haſard, l’amant, & l’amant heureux d’une jolie femme, qui avait une ſœur encore plus jolie, que j’avais connu & courtiſée autrefois au couvent : elle avait épouſée, depuis quatre ans, un Robin qui meſuſait de la permiſſion. que ſon âge lui donnait d’être jaloux & par conſéquent déplaiſant.

Je cherchai, comme tu te l’imagines bien, à obtenir ce qu’elle n’avait jamais voulu m’accorder au couvent ; mais elle ne voulait point ſe départir de ſes principes, & je crois qu’elle ne s’en ſerait jamais écartée, malgré mes ſollicitations, & même celles de ſa ſœur que mon frere comme de raiſon, avait engagée de parler en ma faveur, ſi ſon vieux jaloux n’eût travaillé pour mes plaiſirs, en voulant trop contrarier ceux de ſa femme, en lui faiſant la cruauté de s’oppoſer à ce qu’elle fût chez une de ſes parentes & de ſes amies, à une aſſemblée qu’elle avait accepté, ne prévoyant pas que ſon tyran dût la refuſer, & cela d’une façon ſi impérieuſe, que toute jolie femme qu’elle était, elle n’eut rien à répondre. Elle renferma ſon chagrin avec tout le ſoin poſſible, & en apparence ſoupa de fort bon appétit vis-à-vis de ſon loup garou. Il n’avait pas coutume de mettre beaucoup d’intervalle entre le repas et le coucher. Sa frugalité obviait à ſes indigeſtions ; & ſon eſtomac eût pu cuire toute ſa nourriture dans le peu de temps qu’il faut pour ſe déshabiller. Il fallut donc paſſer de la table au lit, & la Dame ne fut pas trop fâchée de cette conjoncture, parce que la coutume de Monſieur était de s’endormir ſans délai, & de ne ſe réveiller qu’à ſix heures du matin. Sa femme feignit vîte de s’endormir pour mieux veiller, & ſitôt qu’elle eût entendu les ſignaux du ſommeil de ſon époux, elle ſe leva le plus, doucement qu’elle put, & hâtant ſa toilette, elle ſe rendit à l’aſſemblée, où elle danſa & reſta juſques à quatre heures du matin qu’elle s’éclipſa, afin d’être déshabillée, couchée, & endormie avant que ſon mari pût s’aviſer de ſe réveiller. Par malheur cela lui était arrivé au milieu de la nuit, & ayant cherché ſa femme, dans le lit ſans la trouver, il s’était douté du tour, & en avait prémédité un autre.

Dès qu’il eut les yeux ouverts, à l’heure de ſon lever, il s’aſſura qu’elle était revenue, & tout préoccupé de ſon deſſein, il s’habilla, & paſſant deſſous ſa robe de palais une groſſe poignée de verges, il revint au lit, & fit ſubir, à ſon aimable moitié, le honteux châtiment de l’enfance révoltée ; enſuite il la laiſſa réfléchir ſur cet acte cruel du mépris le plus offenſant.

Elle ne s’abandonna point à une inutile & lâche triſteſſe, & ſongea à ſe venger. Pour cela elle m’écrivit un petit billet. Auſſi ſurpris que flatté, je vole chez elle. Elle me conta toute ſon hiſtoire avec une grande ſincérité, & m’engagea à l’aider à punir cet époux criminel. Je n’ai jamais eu l’ame noire, ainſi il ne fut queſtion de ma part ni de fer, ni de priſon. Je lui conſeillai ſeulement de lui faire les cornes. Cette idée fut de ſon goût, & je lui montrai pluſieurs fois comment il fallait s’y prendre.

Le Robin revient du palais, & ſa femme le reçoit le plus gayement du monde. Comment, Madame, lui dit ce vieux bouru, vous voilà bien joyeuſe pour une femme fouettée ? Et vous, vous voilà bien fier, répartit-elle, pour un homme… Et en même-temps elle lui fit les cornes. Le mari ſoupçonnant ce qui en pouvait être, & ayant appris que j’avais été quelque temps ſeul avec elle, prit la choſe fort mal, & voulut ſe jeter ſur elle. Mais avec un piſtolet de poche, elle aſſura ſa retraite juſques chez ſon pere, où elle diſcontinua de me voir ; & ſon mari ne peut rien lui reprocher que de lui avoir fait une fois les cornes ; ce qui ne ſerait pas arrivé ſans ſa ridicule jalouſie, & s’il avait conſenti que ſa femme fût participer à des plaiſirs décents.

  1. Si le lecteur s’eſt apperçu qu’il y a dans les lettres que je publie deux ou trois aventures qui ont quelques reſſemblance avec des anecdotes déjà connues, à plus forte raiſon trouvera-t-il, en liſant celle-ci, une grande ſimilitude avec celle de M. de F. **, & par là ſera-t-il en droit de blâmer l’éditeur de lui répéter des choſes qui ne ſont pas neuves. Car c’eſt du neuf qu’il veut. Pour ma juſtification je répondrai que des gens digne de foi, & dont je ne puis révoquer le témoignage en doute, m’ayant aſſuré que le fait était arrivé tel qu’il eſt ici rapporté à l’Auteur de ces lettres ; je n’ai pas cru devoir le ſupprimer vu que ce n’eſt pas la premiere fois que deux perſonnes employent les mêmes moyens. D’ailleurs le parti que l’on prend dans les différentes circonſtances de la vie, eſt ſouvent le produit de la premiere idée qui s’offre à l’eſprit, & il eſt poſſible que l’héroïne de cette aventure connut celle de Madame de F. **, & que ſe trouvant dans le même cas, elle ait voulu l’imiter dans ſes moyens de vengeance. Que n’ai-je eu le bonheur d’être ſon Chevalier. J’aime, à la folie de faire des cornes.
    (Note de l’éditeur.)