L’Étourdi, 1784/Première partie/25

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 125-130).

LETTRE XXV.

Tableau d’une ſociété du jour.


Pour faire diverſion à ma douleur, je m’aviſai d’aller, en attendant l’heure du ſpectacle, chez cette Madame d’Arbal, a qui le Chevalier m’avait préſenté, & dont la maiſon était le rendez-vous de tous les étourdis, & de toutes les femmes galantes de la ville. Quelle compagnie ! Tout y était d’une impudence & d’une fatuité difficile à imaginer. Un vieux Commandeur de Malthe, tout rongé de goutte, marmottant ſur le ton de ſes douleurs, un air d’opéra, regardait languiſſamment une prude de dix luſtres accomplis, qui, d’un air dévot, ſoupirait myſtiquement pour un jeune fat qui, dans le même temps, débitait cent ſottiſes à la fille de la bigotte. Deux jeunes femmes étendues ſur un ſopha, s’entretenaient ſur l’amour, n’ayant perſonne avec qui elles puſſent le faire. Une précieuſe, faute d’avoir auſſi quelqu’un avec qui converſer, s’amuſait à détailler ſenſuellement des fêtes où elle n’avait point été. Un petit-maître à longue criniere, & un grand homme au viſage couperoſé, ſe députaient les bonnes graces, d’une maigre & ſeche femme. Les enragés ! Il me ſemblait voir deux chiens ſe battre pour un os.

La maîtreſſe de la maiſon, tout en déchirant le prochain, faiſait l’apologie de la charité chrétienne à un Poëte cauſtique qui avait juré d’endormir la ſociété par la lecture de ſes vers. Quand il fut à une épigramme qu’il avait compoſée contre un de ſes confreres, il ajouta : c’eſt un faquin à qui je veux donner cent coups de bâton. Vous le pouvez facilement, dit en bâillant un railleur, car vous êtes aſſez bien en fonds. Cette plaiſanterie nous garantit du ſommeil, & prouva, comme l’a fort bien dit Horace, que


Souvent un ſeul & ſimple mot

Vaut mieux qu’un long diſcours pour faire taire un ſot.


Une femme de quarante ans, à trois mentons, & d’un nez ſans fin, profitant de l’exemple, ſe pencha vers moi, pour me dire que cette vieille décrépite dans l’intervalle des rides de laquelle s’élevaient de gros poireaux ombragés de longs poils gris qui ſe mouvaient au branle de la tête & ſe jouaient ſur ſon viſage au gré des zéphirs, avait pouſſé le ſcrupule juſques à épouſer un jeune homme de dix-ſept ans pour pouvoir goûter ſans remords des plaiſirs qu’elle aimait.

Les autres jouaient, & je t’aſſure que je ne jouais pas le plus mauvais rôle. J’avais le malin plaiſir de parcourir tous ces ridicules, & de les graver dans ma mémoire pour m’en amuſer au beſoin. La pendule, en ſonnant ſix heures, m’avertit qu’il était temps de paraître à la comédie, j’y courus.

Serfet que j’y rencontrai, & qui, en amant tendre, poſſédait le journal de ſa maîtreſſe, m’apprit qu’elle était avec ſa fille chez Madame de Becni, J’avais connu cette Dame chez ma couſine, auſſitôt les aîles du deſir m’y tranſporterent.

Ce fut bien pis encore ! L’on ne me donna pas le temps d’inſtruire Madame d’Herbeville de la viſite que je venais de lui faire : il manquait un acteur pour la partie d’une vieille coquette, dont les graces étaient perdues dans les rides, & dont l’embonpoint avait ſuivi les dents lorſqu’elles avaient pris congé d’elle. Je fus forcé de faire un brélan qui me parut auſſi long que l’âge, & auſſi triſte que l’individu sexagénaire qui en était la principale actrice, & qui ſe tourmentait continuellement ſur ſa chaiſe, en m’agaçant de geſtes, d’œillades, & de propos.

Je me plaçai de façon que j’étais en face de mademoiſelle d’Herbeville qui était à côté de ſa maman. Pénétré du plaiſir de la voir, de la regarder, je ne ſus pas un inſtant ce que je faiſais. La triſteſſe où elle me paraiſſait plongée, m’en cauſait à moi-même, & les réflexions qu’elle me faiſait faire me donnait des diſtractions ſi fréquentes, que j’impatientais la femme reſpectable avec laquelle je jouais, & qui aimait le jeu.

La partie de Madame d’Herbeville finit avant la mienne. Elle ſortit tout de ſuite, & emmena ſon aimable fille. À leur paſſage, je les ſaluai reſpectueuſement, & cette politeſſe ne m’attira de la part de Mademoiſelle Roſe qu’une révérence qu’elle fit ſéchement, & les yeux baiſſés.

Le voyageur que l’éclair a ébloui, ſe ſent moins anéanti par l’horrible fracas du tonnerre qui, ſe briſant en éclats ſur ſa tête, le laiſſe dans la cruelle attente du coup qui doit le réduire en poudre, que je ne le fus par ce départ ſi précipité & ſi peu prévu, & qui dérangea dans un inſtant tous les beaux projets que j’avais enfanté pendant la nuit. J’étais ſi agité que, quoique je gagnaſſe, je mourais d’ennui. Je ne ſoupirais qu’après l’inſtant où je ſerais libre pour me livrer tout entier à mes réflexions, & porter remede à ma douleur. Madame de Becni vint l’y appliquer comme je me diſpoſais à ſortir.

Il y a ſi long-temps qu’on ne vous a vu, Chevalier, me dit-elle, que lorsqu’on vous poſſede, l’on ſe détache difficilement du plaiſir de vous avoir. Ainſi je compte que vous viendrez paſſer quelques jours à ma campagne.

Je n’eus pas beſoin de conſulter ma réponſe : elle fut toute des plus négatives. Madame de Becni inſiſta, & m’apprit que Madame & Mademoiſelle d’Herbeville ſeraient de la partie. À ce nom ſi chéri, je m’inclinai, remerciai de la faveur, & je promis.

Je joins ici copie des lettres que Mademoiſelle d’Herbeville écrivit dans le temps à une amie. Comme elles contiennent le tiſſu de cette aventure, elles tiendront lieu de ce que je pourais t’en dire.