L’Étourdi, 1784/Seconde partie/1

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 3-7).

L’ÉTOURDI.

LETTRE PREMIERE.

Ce qu’on a déjà vu ; des amans ſurpris
& qui ſe ſéparent pour toujours.


Après que Madame d’Herbeville m’eût ſurpris avec ſa fille, & qu’elle m’eût defendu de paraître chez elle, je ne m’y préſentai plus. Je cherchai ſeulement à voir ailleurs mon adorable Roſe, ou à lui faire remettre quelque lettre. Tous les moyens que je tentai furent inutiles : elle était entourée de gens trop dévoués à ſa mere ; malgré tous ces obstacles, l’eſpérance ne s’était pas échappée de mon cœur. Je connaiſſais celui de Mademoiſelle d’Herbeville ; j’oſais compter ſur la parole qu’elle m’avait donnée de n’être jamais à d’autre qu’à moi. Que devins-je, grand Dieu ! quand elle m’eut fait écrire par ſa meilleure amie, par celle qui poſſédait toute ſa confiance, que ſon mariage était arrangé avec le Comte de ... qu’elle était contrainte d’obéir, & qu’elle me conjurait de n’y apporter aucun empêchement.

Cette épître commença par me donner le délire, & finit par me jeter dans un état de démence. Je m’abandonnai tout entier à ma douleur, reſtai deux jours enfermé ſans boire, ſans manger, & ſans recevoir perſonne. Serfet ſeul pénétra, malgré mes ordres, juſques dans l’appartemment où j’étais retiré : il entra avec fracas & précipitation, il avait un air conquérant. Eh bien ! me dit-il, il faut ſans ceſſe t’arracher à l’amour ; oh ! quel cœur que le tien ! Sais-tu bien que tu me donnes de la peine, & que tu t’expoſes à la riſée publique. Je compte que cette leçon te corrigera totalement, & qu’enfin tu te convaincras, qu’il n’eſt aucune femme qui ne nous ſacrifie au moindre intérêt. Eſt-ce que tu comptais ſur une fidélité à toute épreuve de la part de ta maîtreſſe. Pauvre imbécille ! Allons, allons ! faut-il donc tant s’affliger !


L’hymen te la ravit, l’amour te la rendra.


Ou t’en procurera d’autres qui vaudront celle que tu perds & que tu pourais laiſſer à ton tour.

Ce bavardage que j’écoutais avec ce ſilence ſtupide où la douleur m’avait plongé, & que le Chevalier prit pour cette attention reſpectueuſe qu’un écolier prête aux leçons de ſon maître, fit ſur moi la plus vive impreſſion.

Que celui qui le premier a dit que l’amour-propre eſt le ſentiment qui s’empare le plus de notre ame, & qui en exclut tous les autres plutôt que d’en ſouffrir le moindre échec, connaiſſait le cœur humain : la crainte d’être en butte aux éternelles plaiſanteries de Serfet, & la vanité de ne pas paraître plus conſtant que Mademoiſelle d’Herbeville, m’engagerent à ne point me laiſſer mourir comme je l’avais réſolu : je me déterminai à changer abſolument mon genre de vie. Je ſentais que je ne pourais trop noyer mes idées dans tout ce qui pourait affaiblir en moi le ſouvenir de celle que j’adorais encore malgré ſa perfidie. Je conçus cette réſolution avec cette force que je mets dans toutes mes idées. Je m’éloignai, dès le même jour, d’un lieu qui ne m’aurait donné que des cruels ſouvenirs. Je partis pour Paris dans l’intention d’eſſayer ce que pourait l’occupation d’eſprit contre une paſſion qui me tourmentait encore malgré les raiſons que j’avais pour l’éteindre & qui auraient dû ſuffire, ſi le flambeau de l’amour ne dévorait pas tout ce qui s’oppoſe à ſes feux.

J’éprouvai bientôt à quel point l’eſprit ſuit le cœur, & combien il eſt difficile d’arracher l’un à ce qui ſéduit l’autre. Emporté machinalement vers l’objet que je voulais toujours éviter, il ne me reſtait de mes efforts que le ſupplice de les avoir faits. J’étais ainſi tourmenté de plus en plus par l’idée cruelle de ma Roſe, lorſque Serfet, qui vint à Paris, m’apprit qu’elle n’était plus.

Qui le croira ! Une joie barbare vint ſe mêler à ma triſteſſe. Mon ame treſſaillit d’apprendre que ma maîtreſſe n’avait point paſſée dans les bras d’un rival, je préférai de la ſavoir parmi les morts. Étrange effet d’une paſſion violente ! Oui, Deſpras, ſi quelque choſe pût ſécher les pleurs dont j’arroſai ſa cendre, ce fut la certitude qu’elle n’avait point été en la poſſeſſion de l’indigne Comte de ... & que c’était à l’amour à qui elle avait ſacrifié ſa belle vie. Ce courage, qui mérite la plus vive admiration, me fit ſentir, plus que jamais, le malheur de n’avoir pu être unie à une beauté digne d’un meilleur ſort.