L’Étourdi, 1784/Seconde partie/13

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, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 58-63).

LETTRE XIII.

Les affaires.


RAſſaſſié des plaiſirs qu’on trouve dans le monde & affaiſſé ſous le poids de ceux dont j’avais joui avec les femmes, ne pouvant plus être avec ma Cécile la ſeule qui pût alors m’intéreſſer & m’inſpirer du goût pour ſon ſexe, je tournai mes deſirs vers d’autres objets. Je mis tout mon bonheur à poſſéder des ſuperbes chevaux, les voitures les plus élégantes & les plus nouvelles ; à avoir une grande quantité de grands & beaux laquais, des magnifiques meubles ; enfin une maiſon vaſte & montée ſur le plus grand ton.

Mais tout ce train immenſe & ſomptueux ne pouvait être ſoutenu qu’à grands frais ; & comme, en le prenant, je n’avais point conſulté ma fortune qui, comme tu ſais, n’était rien moins que conſidérable, elle fut bien vite diſſipée, & je fus réduit à faire des affaires ; c’eſt à dire d’emprunter de toute part, d’acheter à crédit de tout côté & revendre à vil prix les mêmes objets pour leſquels j’avais pris des engagemens ruineux ; & lorſque l’échéance de mes engagemens arrivait j’en contractais de nouveaux & de bien plus conſidérables pour acquitter les premiers.

Je ne puis te dépeindre combien un honnête homme, qui ſe trouve dans cette dure extrémité, ſouffre de remords intérieurs d’employer des reſſources malheureuſement trop en uſage dans la capitale, parmi les jeunes gens de condition qui abuſent de leur nom, de l’état de leurs parens, & de la facilité du marchand, pour ſe ruiner & ruiner vingt familles, dont l’exiſtance dépend des engagemens que contracte ce marchand qui vous vend à crédit, & qui, trompé par vos promeſſes, eſt obligé de manquer aux ſiennes, & d’enlever le ſalaire du malheureux ouvrier qui n’a le plus ſouvent que cette reſſource pour ſe nourrir lui & ſes enfans.

Quand je réfléchis à ces écarts de ma jeuneſſe, j’en ai le cœur déchiré ! Mais lorſqu’on eſt encore dans la fougue de l’âge & des paſſions, les réflexions n’ont aucun empire ſur nous. Les remords ſont étouffés par les paſſions qui nous maîtriſent, & il n’eſt rien qu’on ne ſacrifie pour les ſatisfaire. J’en ai fait une bien dure expérience, puiſque j’ai diſſipé toute ma fortune, & une grande partie de celle de mes parens pour payer mes dettes. Mais revenons aux affaires.

Je te diſais donc que lorſque arrivait l’époque où je devais payer les billets que j’avais donné en échange des marchandiſes, & que je me trouvais ſans argent, je faiſais, pour en avoir, vendre à grande perte les effets que j’avais acheté à crédit. Heureux de trouver des gens qui vouluſſent me le faire.

Il me ſouvient qu’un jour étant bien preſſé d’argent, & ne trouvant plus qu’un chétif marchand de planches qui voulût me livrer de la marchandiſe à crédit, je lui en achetai pour deux mille francs, dont on ne m’offrit que vingt-cinq louis, lorſque je voulus m’en defaire. Cette ſomme ne pouvant remplir mon objet, & n’ayant pas d’autre reſſource pour me fournir de numéraire, je m’aviſai d’en tirer un meilleur parti en faiſant conſtruire des voitures pour l’autre monde. Effectivement cet expédient me réuſſit, graces aux gens qui voulurent bien prendre congé de cet hémiſphere.

Ce fut alors que je m’écriai comme le Docteur Pangloſſ, que nous étions ſur le meilleur des mondes poſſibles. Il ſemblait que la nature fût d’accord avec mes beſoins. En vérité j’étais épouvanté du nombre des morts qui arrivaient chaque jour. J’en étais inſtruit par la viſite des foſſoyeurs des différentes paroiſſes auxquels j’avais vendu mes cercueils à un prix bien inférieur à celui qu’ils les achetaient, & ces vivans là qui s’enrichiſſent aux dépends des morts, me procurerent une ſomme d’argent preſque égale à celle que j’avais acheté l’étoffe dont j’avais fait faire des capotes ſans couture, comme le peuple les appelle communément.

Mais il y a un terme à tout. Les marchands me refuſerent crédit ; & mes créanciers ennuyés de m’accorder infructueuſement du temps, perſécutés à leur tour, me mirent aux trouſſes toute la légende ſubalterne de la juſtice. Je bataillai tant que je pus ; mais faute de ſecours je fus obligé de tout abandonner, & de me réduire à un point infiniment plus éloigné que celui d’où j’étais parti.

Que de réflexions ne fis-je pas dans cette ſituation critique ; & combien de fois ne maudis-je pas & le luxe & tous les déſagrémens qu’il entraîne. Mais dans de pareils momens, les réflexions ſont plus nuiſibles qu’utiles, & malheureuſement c’eſt ce dont on a une ample proviſion. Cependant comme il fallait prendre un parti, je me décidai à louer un petit appartement propre & commode, à ne garder qu’un ſeul domeſtique, & muni de bons livres, & appelant la philoſophie à mon ſecours, elle m’aida à ſupporter, avec patience, mon déſaſtre, & à attendre que mes parens euſſent arrangé mes affaires.

Ce fut alors que dégagé de toute inclination, éloigné de tous deſirs, & entiérement détaché de ceux que les paſſions entraînent après elles, je m’amuſai à écrire au journal de Paris cette lettre qui fit tant de bruit, intrigua toute la ville, & la mit en l’air pour en connaître l’Auteur. Je vais te la retracer, ainſi que celles qu’on y répondit. J’y joindrai également celle où eſt renfermée l’idée ſinguliere de me mettre en loterie. Idée trouvée ſi plaiſante qu’os en a fait pluſieurs comédies[1].




  1. Voyez l’Amant gros lot, & l’Amour par loterie.