L’Étourdi, 1784/Seconde partie/15

La bibliothèque libre.
, ou attribué au chevalier de Neufville-Montador.
(p. 82-83).

LETTRE XV.

Sans titre.


PEndant le laps de temps que le public s’amuſait de ce que tu viens de lire, je m’amuſais, moi-même beaucoup, des divers ſentimens qu’il en avait. Les uns regardaient, avec raiſon, mon projet de mariage, comme une plaiſanterie à laquelle j’avais cherché de donner un air de vérité. D’autres aſſuraient, avec un ton affirmatif, & comme s’ils euſſent été dans mon ſecret, que mon intention était pure & ſincere. Dans un cercle l’on jurait qu’en crayonnant mon portrait, je n’avais point trempé mon pinceau dans les couleurs de la vérité, l’on m’y faiſait boſſu ou borgne, ou boîteux. Dans une autre ſociété, l’on prétendait que ma taille n’était point ſvelte, mais courte & trapue. Ceux-ci voulaient perſuader que j’étais d’une laideur amere, à des gens qui ſoutenaient, comme s’ils m’euſſent connu, que mon image était reſſemblante. Enfin il n’eſt point de perfection ni de défaut de nature qu’on ne m’ait attribué. Les monſtres furent juſques à m’accuſer de vieilleſſe ! (Journal de Paris du 24 Janvier 1778.) Les lettres initiales de mon ſeing étaient encore une énigme dont chacun prétendait avoir trouvé le mot, & je voyais les eſprits à la torture pour deviner le ſens de ſix lettres capitales, comme ſi leur deſtin y eût été attaché.

Tel eſt le caractere Français, & particuliérement de ceux qui habitent la Capitale. Il ſuffit qu’il ſe faſſe, ſe diſe ou s’écrive quelque choſe de nouveau pour qu’ils s’en occupent avec ardeur & comme les eſprits ſont toujours diviſés, chaque parti s’abboie, ſe mord, ſe déchire, juſques à ce que la décoration change, & qu’une autre ſcene les ait mis en mouvement.