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L’Étourdi ou les Contretemps/Édition Librairie de France, 1922/Acte V

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L’Étourdi ou les Contretemps
Théâtre completLibrairie de Francetome I (p. 111-132).
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ACTE V


Scène première

MASCARILLE, ERGASTE
MASCARILLE

Ah ! chien ! ah ! double chien ! mâtine de cervelle,
Ta persécution sera-t-elle éternelle ?

ERGASTE

Par les soins vigilants de l’exempt Balafré,
Ton affaire allait bien, le drôle était coffré,
Si ton maître au moment ne fût venu lui-même,
En vrai désespéré, rompre ton stratagème :
« Je ne saurais souffrir, a-t-il dit hautement,
Qu’un honnête homme soit traîné honteusement ;
J’en réponds sur sa mine, et je le cautionne. »
Et comme on résistait à lâcher sa personne,
D’abord il a chargé si bien sur les recors,
Qui sont gens d’ordinaire à craindre pour leur corps,

Qu’à l’heure que je parle ils sont encore en fuite,
Et pensent tous avoir un Lélie à leur suite.

MASCARILLE

Le traître ne sait pas que cet Égyptien
Est déjà là-dedans pour lui ravir son bien.

ERGASTE

Adieu ; certaine affaire à te quitter m’oblige.

MASCARILLE, seul.

Oui, je suis stupéfait de ce dernier prodige ;
On dirait, et pour moi j’en suis persuadé,
Que ce démon brouillon dont il est possédé
Se plaise à me braver, et me l’aille conduire
Partout où sa présence est capable de nuire.
Pourtant je veux poursuivre, et, malgré tous ces coups,
Voir qui l’emportera de ce diable ou de nous.
Célie est quelque peu de notre intelligence,
Et ne voit son départ qu’avecque répugnance ;
Je tâche à profiter de cette occasion.
Mais ils viennent ; songeons à l’exécution.
Cette maison meublée est en ma bienséance,
Je puis en disposer avec grande licence ;
Si le sort nous en dit, tout sera bien réglé ;
Nul que moi ne s’y tient, et j’en garde la clé.
Ô Dieu ! qu’en peu de temps on a vu d’aventures,
Et qu’un fourbe est contraint de prendre de figures !


Scène II

CÉLIE, ANDRÈS
ANDRÈS

Vous le savez, Célie, il n’est rien que mon cœur
N’ait fait pour vous prouver l’excès de son ardeur :
Chez les Vénitiens, dès un assez jeune âge,
La guerre en quelque estime avait mis mon courage ;
Et j’y pouvais un jour, sans trop croire de moi,
Prétendre en les servant un honorable emploi :
Lorsqu’on me vit pour vous oublier toute chose,
Et que le prompt effet d’une métamorphose
Qui suivit de mon cœur le soudain changement
Parmi vos compagnons sut ranger votre amant,
Sans que mille accidents ni votre indifférence
Aient pu me détacher de ma persévérance.
Depuis, par un hasard d’avec vous séparé
Pour beaucoup plus de temps que je n’eusse auguré,
Je n’ai, pour vous rejoindre, épargné temps ni peine.
Enfin, ayant trouvé la vieille Égyptienne,
Et, plein d’impatience, apprenant votre sort,
Que pour certain argent qui leur importait fort,
Et qui de tous vos gens détourne le naufrage,
Vous aviez en ces lieux été mise en otage.
J’accours vite y briser ces chaînes d’intérêt,
Et recevoir de vous les ordres qu’il vous plaît.
Cependant on vous voit une morne tristesse,
Alors que dans vos yeux doit briller l’allégresse ;
Si pour vous la retraite avait quelques appas,
Venise, du butin fait parmi les combats,
Me garde pour tous deux de quoi pouvoir y vivre ;
Que si, comme devant, il vous faut encor suivre,

J’y consens, et mon cœur n’ambitionnera
Que d’être auprès de vous tout ce qu’il vous plaira.

CÉLIE

Votre zèle pour moi visiblement éclate ;
Pour en paraître triste, il faudrait être ingrate ;
Et mon visage aussi, par son émotion,
N’explique point mon cœur en cette occasion :
Une douleur de tête y peint sa violence,
Et si j’avais sur vous quelque peu de puissance,
Notre voyage, au moins pour trois ou quatre jours,
Attendrait que ce mal eût pris un autre cours.

ANDRÈS

Autant que vous voudrez, faites qu’il se diffère ;
Toutes mes volontés ne butent qu’à vous plaire ;
Cherchons une maison à vous mettre en repos.
L’écriteau que voici s’offre tout à propos.


Scène III

CÉLIE, ANDRÈS, MASCARILLE
ANDRÈS

Seigneur Suisse, êtes-vous de ce logis le maître ?

MASCARILLE

Moi pour serfir à fous.

ANDRÈS

Moi, pour serfir à fous.Pourrons-nous y bien être ?

MASCARILLE

Oui ; moi pour détrancher chafon champre garni :
Mais ché non point locher te gent te méchant vi.

ANDRÈS

Je crois votre maison franche de tout ombrage.

MASCARILLE

Fous noufeau dans sti fil, moi foir à la fissage.

ANDRÈS

Oui.

MASCARILLE

Oui.La matame est-il mariage à monsieur ?

ANDRÈS

Quoi ?

MASCARILLE

Quoi ? S’il être son fame, ou s’il être son sœur ?

ANDRÈS

Non.

MASCARILLE

Non.Mon foi, pien choli : fenir pour marchandisse,
Ou pien pour temanter à la palais choustice ?
La procès il faut rien ; il coûter tant t’archant ;
La procurair larron, l’afocat pien méchant.

ANDRÈS

Ce n’est pas pour cela.

MASCARILLE

Ce n’est pas pour cela.Fous tonc mener sti fille
Pour fenir pourmener, et recarter la file ?

ANDRÈS

Il n’importe.
Il n’importe. (À Célie.)
Il n’importe. Je suis à vous dans un moment.
Je vais faire venir la vieille promptement,
Contremander aussi notre voiture prête.

MASCARILLE

Li ne porte pas pien ?

ANDRÈS

Li ne porte pas pien ? Elle a mal à la tête.

MASCARILLE

Moi, chavoir te pon fin, et te fromage pon ;
Entre fous, entre fous tans mon petit maisson.


Scène IV

LÉLIE, ANDRÈS
LÉLIE, seul.

Quel que soit le transport d’une âme impatiente,
Ma parole m’engage à rester en attente,
À laisser faire un autre et voir, sans rien oser,
Comme de mes destins le ciel veut disposer.
(Andrès sort de la maison.)
Demandiez-vous quelqu’un dedans cette demeure ?

ANDRÈS

C’est un logis garni que j’ai pris tout à l’heure.

LÉLIE

À mon père pourtant la maison appartient,
Et mon valet, la nuit, pour la garder s’y tient.

ANDRÈS

Je ne sais ; l’écriteau marque au moins qu’on la loue ;
Lisez.

LÉLIE

Lisez.Certes, ceci me surprend, je l’avoue ;
Qui diantre l’aurait mis ? et par quel intérêt ?…
Ah ! ma foi, je devine à peu près ce que c’est :
Cela ne peut venir que de ce que j’augure.

ANDRÈS

Peut-on vous demander quelle est cette aventure ?

LÉLIE

Je voudrais à tout autre en faire un grand secret ;
Mais pour vous il n’importe, et vous serez discret.
Sans doute, l’écriteau que vous voyez paraître,
Comme je conjecture au moins, ne saurait être
Que quelque invention du valet que je dis,
Que quelque nœud subtil qu’il doit avoir ourdi
Pour mettre en mon pouvoir certaine Égyptienne
Dont j’ai l’âme piquée, et qu’il faut que j’obtienne.
Je l’ai déjà manquée, et même plusieurs coups.

ANDRÈS

Vous l’appelez ?

LÉLIE

Vous l’appelez ? Célie.

ANDRÈS

Vous l’appelez ? Célie.Eh ! que ne disiez-vous ?
Vous n’avez qu’à parler ; je vous aurais sans doute
Épargné tous les soins que ce projet vous coûte.

LÉLIE

Quoi ! vous la connaissez ?


ANDRÈS

Quoi ! vous la connaissez ? C’est moi qui maintenant
Viens de la racheter.

LÉLIE

Viens de la racheter.Ô discours surprenant !

ANDRÈS

Sa santé de partir ne nous pouvant permettre,
Au logis que voilà je venais de la mettre ;
Et je suis très ravi, dans cette occasion,
Que vous m’ayez instruit de votre invention.

LÉLIE

Quoi ! j’obtiendrais de vous le bonheur que j’espère ?
Vous pourriez… ?

ANDRÈS, heurte à la porte.

Vous pourriez… ? Tout à l’heure on va vous satisfaire.

LÉLIE

Que pourrais-je vous dire, et quel remercîment ?…

ANDRÈS

Non, ne m’en faites point, je n’en veux nullement.


Scène V

MASCARILLE, LÉLIE, ANDRÈS
MASCARILLE

Eh bien ! ne voilà pas mon enragé de maître !
Il nous va faire encor quelque nouveau bissêtre.

LÉLIE

Sous ce grotesque habit, qui l’aurait reconnu ?
Approche, Mascarille, et sois le bienvenu.

MASCARILLE

Moi souis ein chant t’honneur, moi non point Maquerille,
Chai point fentre chamais le fame ni le fille.

LÉLIE

Le plaisant baragouin ! Il est bon, sur ma foi !

MASCARILLE

Allez fous pourmener, sans toi rire te moi.

LÉLIE

Va, va, lève le masque, et reconnais ton maître.

MASCARILLE

Partié, tiable, mon foi, chamais toi chai connaître.

LÉLIE

Tout est accommodé ; ne te déguise point.

MASCARILLE

Si toi point t’en aller, che paille ein coup te poing.

LÉLIE

Ton jargon allemand est superflu, te dis-je ;
Car nous sommes d’accord, et sa bonté m’oblige :
J’ai tout ce que mes vœux lui pouvaient demander,
Et tu n’as pas sujet de rien appréhender.

MASCARILLE

Si vous êtes d’accord par un bonheur extrême,
Je me dessuisse donc, et redeviens moi-même.

ANDRÈS

Ce valet vous servait avec beaucoup de feu ;
Mais je reviens à vous, demeurez quelque peu.

LÉLIE

Eh bien ! que diras-tu ?

MASCARILLE

Eh bien ! que diras-tu ? Que j’ai l’âme ravie
De voir d’un beau succès notre peine suivie.

LÉLIE

Tu feignais à sortir de ton déguisement,
Et ne pouvais me croire en cet événement.

MASCARILLE

Comme je vous connais, j’étais dans l’épouvante,
Et trouve l’aventure aussi fort surprenante.

LÉLIE

Mais confesse qu’enfin c’est avoir fait beaucoup.
Au moins j’ai réparé mes fautes à ce coup,
Et j’aurai cet honneur d’avoir fini l’ouvrage.

MASCARILLE

Soit, vous aurez été bien plus heureux que sage.


Scène VI

CÉLIE, MASCARILLE, LÉLIE, ANDRÈS
ANDRÈS

N’est-ce pas là l’objet dont vous m’avez parlé ?

LÉLIE

Ah ! quel bonheur au mien pourrait être égalé !

ANDRÈS

Il est vrai, d’un bienfait je vous suis redevable ;
Si je ne l’avouais, je serais condamnable ;
Mais enfin ce bienfait aurait trop de rigueur
S’il fallait le payer aux dépens de mon cœur :
Jugez dans le transport où sa beauté me jette,
Si je dois à ce prix vous acquitter ma dette ;
Vous êtes généreux, vous ne le voudriez pas.
Adieu pour quelques jours, retournons sur nos pas.
(Il emmène Célie.)

MASCARILLE

Je ris, et toutefois je n’en ai guère envie ;
Vous voilà bien d’accord : il vous donne Célie,
Et… Vous m’entendez bien.

LÉLIE

Et… Vous m’entendez bien.C’est trop, je ne veux plus
Te demander pour moi de secours superflus :
Je suis un chien, un traître, un bourreau détestable,
Indigne d’aucun soin, de rien faire incapable.
Va, cesse tes efforts pour un malencontreux
Qui ne saurait souffrir qu’on le rende heureux !
Après tant de malheurs, après mon imprudence,
Le trépas me doit seul prêter son assistance.

MASCARILLE

Voilà le vrai moyen d’achever son destin ;
Il ne lui manque plus que de mourir enfin
Pour le couronnement de toutes ses sottises.
Mais en vain son dépit pour ses fautes commises
Lui fait licencier mes soins et mon appui ;
Je veux, quoi qu’il en soit, le servir malgré lui,
Et dessus son lutin obtenir la victoire :
Plus l’obstacle est puissant, plus on reçoit de gloire,
Et les difficultés dont on est combattu
Sont les dames d’atours qui parent la vertu.


Scène VII

MASCARILLE, CÉLIE
CÉLIE

Quoi que tu veuilles dire, et que l’on se propose,
De ce retardement j’attends fort peu de chose ;

Ce qu’on voit de succès peut bien persuader
Qu’ils ne sont pas encor fort près de s’accorder,
Et je t’ai déjà dit qu’un cœur comme le nôtre
Ne voudrait pas pour l’un faire injustice à l’autre ;
Et que très fortement, par de différents nœuds,
Je me trouve attachée au parti de tous deux :
Si Lélie a pour lui l’amour et sa puissance,
Andrès pour son partage a la reconnaissance
Qui ne souffrira point que mes pensers secrets
Consultent jamais rien contre ses intérêts.
Oui, s’il ne peut avoir plus de place en mon âme,
Si le don de mon cœur ne couronne sa flamme,
Au moins dois-je ce prix à ce qu’il fait pour moi
De n’en choisir point d’autre au mépris de sa foi,
Et de faire à mes vœux autant de violence
Que j’en fais aux désirs qu’il met en évidence :
Sur ces difficultés qu’oppose mon devoir,
Juge ce que tu peux te permettre d’espoir.

MASCARILLE

Ce sont, à dire vrai, de très fâcheux obstacles,
Et je ne sais point l’art de faire des miracles ;
Mais je vais employer mes efforts plus puissants,
Remuer terre et ciel, m’y prendre de tous sens,
Pour tâcher de trouver un biais salutaire ;
Et vous dirai bientôt ce qui se pourra faire.


Scène VIII

CÉLIE, HIPPOLYTE
HIPPOLYTE

Depuis votre séjour, les dames de ces lieux
Se plaignent justement des larcins de vos yeux ;
Si vous leur dérobez leurs conquêtes plus belles,
Et de tous leurs amants faites des infidèles,
Il n’est guère de cœurs qui puissent échapper
Aux traits dont à l’abord vous savez les frapper ;
Et mille libertés à vos chaînes offertes
Semblent vous enrichir chaque jour de nos pertes.
Quant à moi, toutefois, je ne me plaindrais pas
Du pouvoir absolu de vos rares appas,
Si, lorsque mes amants sont devenus les vôtres,
Un seul m’eût consolé de la perte des autres.
Mais qu’inhumainement vous me les ôtiez tous,
C’est un dur procédé dont je me plains à vous.

CÉLIE

Voilà d’un air galant faire une raillerie ;
Mais épargnez un peu celle qui vous en prie :
Vos yeux, vos propres yeux se connaissent trop bien
Pour pouvoir de ma part redouter jamais rien ;
Ils sont fort assurés du pouvoir de leurs charmes,
Et ne prendront jamais de pareilles alarmes.

HIPPOLYTE

Pourtant en ce discours je n’ai rien avancé
Qui dans tous les esprits ne soit déjà passé ;
Et, sans parler du reste, on sait bien que Célie
A causé des désirs à Léandre et Lélie.

CÉLIE

Je crois qu’étant tombés dans cet aveuglement,
Vous vous consoleriez de leur perte aisément,
Et trouveriez pour vous l’amant peu souhaitable
Qui d’un si mauvais choix se trouverait capable.

HIPPOLYTE

Au contraire, j’agis d’un air différent,
Et trouve en vos beautés un mérite si grand ;
J’y vois tant de raisons capables de défendre
L’inconstance de ceux qui s’en laissent surprendre,
Que je ne puis blâmer la nouveauté des feux
Dont envers moi Léandre a parjuré ses vœux ;
Et le vais voir tantôt, sans haine et sans colère,
Ramené sous mes lois par le pouvoir d’un père.


Scène IX

MASCARILLE, CÉLIE, HIPPOLYTE
MASCARILLE

Grande, grande nouvelle, et succès surprenant,
Que ma bouche vous vient annoncer maintenant !

CÉLIE

Qu’est-ce donc ?

MASCARILLE

Qu’est-ce donc ? Écoutez, voici sans flatterie…

CÉLIE

Quoi ?

MASCARILLE

Quoi ? La fin d’une vraie et pure comédie.
La vieille Égyptienne, à l’heure même…

CÉLIE

La vieille Égyptienne, à l’heure même…Eh bien ?

MASCARILLE

Passait dedans la place, et ne songeait à rien,
Alors qu’une autre vieille assez défigurée,
L’ayant de près au nez longtemps considérée,
Par un bruit enroué de mots injurieux
A donné le signal d’un combat furieux
Qui pour armes pourtant, mousquets, dagues ou flèches,
Ne faisait voir en l’air que quatre griffes sèches,
Dont ces deux combattants s’efforçaient d’arracher
Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair.
On n’entend que ces mots, chienne, louve, bagasse !
D’abord leurs scoffions ont volé par la place,
Et laissant voir à nu deux têtes sans cheveux,
Ont rendu le combat risiblement affreux.
Andrès et Trufaldin, à l’éclat du murmure,
Ainsi que force monde, accourus d’aventure,
Ont à les décharpir eu de la peine assez,
Tant leurs esprits étaient par la fureur poussés.
Cependant que chacune, après cette tempête,
Songe à cacher aux yeux la honte de sa tête,
Et que l’on veut savoir qui causait cette humeur,
Celle qui la première avait fait la rumeur,
Malgré la passion dont elle était émue,
Ayant sur Trufaldin tenu longtemps la vue :

« C’est vous, si quelque erreur n’abuse ici mes yeux,
Qu’on m’a dit qui viviez inconnu dans ces lieux,
A-t-elle dit tout haut. Ô rencontre opportune !
Oui, seigneur Zanobio Ruberti, la fortune
Me fait vous reconnaître, et dans le même instant
Que pour votre intérêt je me tourmentais tant :
Lorsque Naples vous vit quitter votre famille,
J’avais, vous le savez, en mes mains votre fille,
Dont j’élevais l’enfance, et qui, par mille traits,
Faisait voir, dès quatre ans, sa grâce et ses attraits.
Celle que vous voyez, cette infâme sorcière,
Dedans notre maison se rendant familière,
Me vola ce trésor. Hélas ! de ce malheur
Votre femme, je crois, conçut tant de douleur,
Que cela servit fort pour avancer sa vie ;
Si bien qu’entre mes mains cette fille ravie
Me faisant redouter un reproche fâcheux,
Je vous fis annoncer la mort de toutes deux.
Mais il faut maintenant, puisque je l’ai connue,
Qu’elle fasse savoir ce qu’elle est devenue. »
Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix
Pendant tout ce récit répétait plusieurs fois,
Andrès, ayant changé quelque temps de visage,
À Trufaldin surpris a tenu ce langage :
« Quoi donc ! le ciel me fait trouver heureusement
Celui que jusqu’ici j’ai cherché vainement,
Et que j’avais pu voir sans pourtant reconnaître
La source de mon sang et l’auteur de mon être !
Oui, mon père, je suis Horace, votre fils :
D’Albert, qui me gardait, les jours étant finis,
Me sentant naître au cœur d’autres inquiétudes,
Je sortis de Bologne et, quittant mes études,
Portai durant six ans mes pas en divers lieux,
Selon que me poussait un désir curieux.
Pourtant, après ce temps, une secrète envie

Me pressa de revoir les miens et ma patrie ;
Mais, dans Naples, hélas ! je ne vous trouvai plus,
Et n’y sus votre sort que par des bruits confus :
Si bien qu’à votre quête ayant perdu mes peines,
Venise pour un temps borna mes courses vaines ;
Et j’ai vécu depuis, sans que de ma maison
J’eusse d’autres clartés que d’en savoir le nom. »
Je vous laisse à juger si, pendant ces affaires,
Trufaldin ressentait des transports ordinaires.
Enfin, pour retrancher ce que plus à loisir
Vous aurez le moyen de vous faire éclaircir,
Par la confession de votre Égyptienne,
Trufaldin maintenant vous reconnaît pour sienne ;
Andrès est votre frère, et comme de sa sœur
Il ne peut plus songer à se voir possesseur,
Une obligation qu’il prétend reconnaître
A fait qu’il vous obtient pour épouse à mon maître,
Dont le père, témoin de tout l’événement,
Donne à cet hyménée un plein consentement ;
Et, pour mettre une joie entière en sa famille,
Pour le nouvel Horace a proposé sa fille.
Voyez que d’incidents à la fois enfantés !

CÉLIE

Je demeure immobile à tant de nouveautés.

MASCARILLE

Tous viennent sur mes pas, hors les deux championnes
Qui du combat encor remettent leurs personnes :
Léandre est de la troupe, et votre père aussi.
Moi, je vais avertir mon maître de ceci,
Et que, lorsqu’à ses vœux on croit le plus d’obstacle,
Le ciel en sa faveur produit comme un miracle.

HIPPOLYTE

Un tel ravissement rend mes esprits confus,
Que pour mon propre sort je n’en aurais pas plus.
Mais les voici venir.


Scène X

TRUFALDIN, ANSELME, PANDOLFE, ANDRÈS, CÉLIE, HIPPOLYTE, LÉANDRE
TRUFALDIN

Mais les voici venir.Ah ! ma fille !

CÉLIE

Mais les voici venir.Ah ! ma fille ! Ah ! mon père !

TRUFALDIN

Sais-tu déjà comment le ciel nous est prospère ?

CÉLIE

Je viens d’entendre ici ce succès merveilleux.

HIPPOLYTE, à Léandre.

En vain vous parleriez pour excuser vos feux,
Si j’ai devant les yeux ce que vous pouvez dire.

LÉANDRE

Un généreux pardon est ce que je désire ;
Mais j’atteste les cieux qu’en ce retour soudain
Mon père fait bien moins que mon propre dessein.

ANDRÈS, à Célie.

Qui l’aurait jamais cru, que cette ardeur si pure
Pût être condamnée un jour par la nature !
Toutefois tant d’honneur la sut toujours régir,
Qu’en y changeant fort peu, je puis la retenir.

CÉLIE

Pour moi, je me blâmais, et croyais faire faute
Quand je n’avais pour vous qu’une estime très haute.
Je ne pouvais savoir quel obstacle puissant
M’arrêtait sur un pas si doux et si glissant,
Et détournait mon cœur de l’aveu d’une flamme
Que mes sens s’efforçaient d’introduire en mon âme.

TRUFALDIN

Mais, en te recouvrant, que diras-tu de moi
Si je songe aussitôt à me priver de toi,
Et t’engage à son fils sous les lois d’hyménée ?

CÉLIE

Que de vous maintenant dépend ma destinée.


Scène XI

TRUFALDIN, MASCARILLE, LÉLIE, ANSELME, PANDOLFE, CÉLIE, ANDRÈS, HIPPOLYTE, LÉANDRE.
MASCARILLE

Voyons si votre diable aura bien le pouvoir
De détruire à ce coup un si solide espoir,
Et si contre l’excès du bien qui nous arrive
Vous armerez encor votre imaginative.
Par un coup imprévu des destins les plus doux,
Vos vœux sont couronnés, et Célie est à vous.

LÉLIE

Croirai-je que du ciel la puissance absolue… ?

TRUFALDIN

Oui, mon gendre, il est vrai.

PANDOLFE

Oui, mon gendre, il est vrai.La chose est résolue.

ANDRÈS

Je m’acquitte par là de ce que je vous dois.

LÉLIE, à Mascarille.

Il faut que je t’embrasse et mille et mille fois,
Dans cette joie…

MASCARILLE

Dans cette joie…Ahi ! ahi ! doucement je vous prie.
Il m’a presque étouffé. Je crains fort pour Célie,

Si vous la caressez avec tant de transport :
De vos embrassements on se passerait fort.

TRUFALDIN, à Lélie.

Vous savez le bonheur que le ciel me renvoie ;
Mais puisqu’un même jour nous met tous dans la joie,
Ne nous séparons point qu’il ne soit terminé,
Et que son père aussi nous soit vite amené.

MASCARILLE

Vous voilà tous pourvus ; n’est-il point quelque fille
Qui pût accommoder le pauvre Mascarille ?
À voir chacun se joindre à sa chacune ici,
J’ai des démangeaisons de mariage aussi.

ANSELME

J’ai ton fait.

MASCARILLE

J’ai ton fait.Allons donc ; et que les cieux prospères
Nous donnent des enfants dont nous soyons les pères.