L’Évangile et l’Église/VI

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L’histoire ne connaît pas de religion sans culte, et par conséquent l’existence du culte chrétien n’a rien qui doive surprendre. Mais l’on conçoit non moins facilement que, si l’essence du christianisme est telle que l’a définie M. Harnack, ce christianisme pur exclut tout culte extérieur, Cas singulier d’une religion qui semblerait faite pour des légions angéliques dont chaque individu constituerait une espèce, non pour des hommes destinés à vivre ensemble sur la terre.


I[modifier]

Comme la rupture avec le judaïsme avait obligé la communauté primitive à prendre la forme d’une société distincte, elle la conduisit aussi à se donner des pratiques de culte. « Aucun mouvement religieux ne peut rester sans corps [1]. » Toutefois on nous dit que la fixation du culte chrétien résulta de la lutte soutenue par l’Église contre le gnosticisme. L’Église prit des formes analogues à celles qu’elle réprouvait chez ses adversaires [2]. A la fin du second siècle, elle est un organe de culte, la séparation des prêtres et des laïques est un fait accompli, et des intermédiaires sont admis entre Dieu et l’homme. Comme la philosophie grecque avait influencé la croyance chrétienne à partir de l’an 130, un nouveau stade de l’hellénisation commence vers 220-230 : « alors les mystères et la civilisation grecques, dans toute l’ampleur de leur développement, agissent sur l’Église, mais non la mythologie et le polythéisme. Dans le siècle suivant, l’hellénisme tout entier, avec toutes ses créations et acquisitions, s’établit dans l’Église catholique. Là aussi il y eut des réserves, mais qui ne consistèrent souvent qu’en un changement d’étiquettes, la chose étant prise telle quelle ; et dans le culte des saints naît un christianisme de bas étage [3]. »

A la considérer parle dehors, l’Eglise grecque, et, pour ce qui est du culte, l’on peut en dire autant de l’Eglise romaine, a recueilli, nous assure-t-on, les impressions, les superstitions, les connaissances, les pratiques de siècles infinis ; avec ses rites solennels, ses reliques, ses images, ses prêtres, ses moines et ses mystères, elle se rattache aux cultes helléniques de l’époque néoplatonicienne, non à l’Eglise des premiers temps. « Elle n’apparaît pas comme une création chrétienne avec une trame grecque, mais comme une création grecque avec une trame chrétienne. Les chrétiens du premier siècle l’auraient combattue comme ils combattaient le culte de la Magna Mater et de Zeus Soter... C’est le produit naturel de l’alliage fait avec l’hellénisme, déjà décomposé par l’influence orientale, et la prédication chrétienne [4]. » Le culte en esprit et en vérité devient un culte de signes, de formules et d’idoles : « Jésus-Christ s’est laissé crucifier pour détruire cette sorte de religion [5]. » Le mystère grec s’associe, dans l’Église latine, à l’idée du contrat, du salut rattaché à des conditions déterminées ; les sacrements y sont des moyens d’union à Dieu, que l’on conçoit comme des actes obligatoires ; la discipline de la pénitence ressemble à un code de procédure civile : même en tant que dispensatrice du salut, l’Église romaine est une institution juridique, aussi « polythéiste » d’ailleurs que l’Église grecque [6].

M. Harnack trouve que Luther avait raison de penser que la grâce ne se donne point par morceaux, et que la grâce unique est Dieu même, que toute la doctrine des sacrements est un « attentat à la majesté de Dieu et une servitude des âmes » ; mais le réformateur a eu tort de se laisser entraîner dans des controverses affligeantes sur les moyens de grâce, sur la cène et le baptême des enfants, où il était en danger d’échanger sa haute idée de la grâce divine contre l’idée catholique ; à cet égard, l’héritage qu’il a laissé à son Église a été funeste [7].

II[modifier]

Il est vrai que Jésus, au cours de son ministère, n’a prescrit à ses apôtres ni pratiqué lui-même aucun règlement de culte extérieur qui aurait caractérisé l’Evangile comme religion. Jésus n’a pas plus réglé d’avance le culte chrétien qu’il n’a réglé formellement la constitution et les dogmes de l’Eglise. C’est que, dans l’Evangile, le christianisme n’était pas encore une religion existant par elle-même. Il ne se posait pas en face du judaïsme légal ; les rites mosaïques, pratiqués par le Sauveur et ses disciples, tenaient lieu d’autre institution et satisfaisaient au besoin qu’a toute religion de s’exprimer dans un culte. L’Evangile, comme tel, n’était qu’un mouvement religieux, qui se produisait au sein du judaïsme, pour en réaliser parfaitement les principes et les espérances. Ce serait donc chose inconcevable que Jésus, avant sa dernière heure, eût formulé des prescriptions rituelles. Il n’a pu y songer qu’à ce moment suprême, lorsque l’accomplissement immédiat du règne messianique apparut comme impossible en Israël, et qu’un autre accomplissement, mystérieux dans sa perspective, obtenu par la mort du Messie, resta la dernière chance du royaume de Dieu sur la terre. La cène eucharistique se montre alors comme le symbole du royaume que doit amener le sacrifice de Jésus. Encore est-il que l’eucharistie, au jour de sa célébration première, signifie plutôt l’abrogation du culte ancien et l’avènement prochain du royaume que l’institution d’un nouveau culte, le regard de Jésus n’embrassant pas directement l’idée d’une religion nouvelle, d’une Eglise à fonder, mais toujours l’idée du royaume des cieux à réaliser.

Ce fut l’Église qui vint au monde et qui se constitua de plus en plus, par la force des choses, en dehors du judaïsme. Par là le christianisme devint une religion distincte, indépendante et complète ; comme religion, il eut besoin d’un culte et il l’eut. Il l’eut tel que ses origines lui permettaient ou lui commandaient de l’avoir. Ce culte fut d’abord imité du judaïsme, en tant qu’il s’agit des formes extérieures de la prière, et aussi de certains rites importants comme le baptême, les onctions d’huile, l’imposition des mains. L’acte capital, le repas eucharistique, était plus spécifiquement chrétien. Ce fut, dans l’Eglise des Gentils, le grand mystère, sans lequel on n’aurait pas trouvé que le christianisme fût une religion parfaite.

Il y avait déjà un culte organisé dans les communautés apostoliques, et la promptitude avec laquelle il se constitua montre bien qu’il répondait à une nécessité intime, inéluctable, du nouvel établissement. L’impossibilité de gagner des prosélytes à une religion sans formes extérieures et sans actes sanctifiants aurait été absolue : il fallait que le christianisme fût un culte, sous peine de n’exister pas. C’est pourquoi il fut, et dès son origine, le culte le plus vivant qui se puisse imaginer. Essayons seulement de nous représenter ces baptêmes, avec l’imposition des mains et les manifestations sensibles de l’esprit divin, cette fraction du pain et ce repas où l’on sentait présent le Maître qui venait de quitter la terre, les chants d’actions de grâce qui s’envolent des cœurs, les signes, parfois étranges, d’un enthousiasme qui déborde, N’est-il pas vrai que, s’il n’y a là aucune croyance froide et abstraite, il n’y a pas non plus de rite qui soit purement symbolique et comme l’expression matérielle d’une telle croyance ? Tout est vivant, et la foi et les rites, et le baptême et la fraction du pain : le baptême, c’est l’Esprit, et l’eucharistie, c’est le Christ. On ne spécule pas sur le signe, on ne parle pas d’efficacité physique du sacrement dans le baptême, ni de transsubstantiation dans l’eucharistie ; mais ce qu’on croit et ce qu’on dit va presque au delà de ces assertions théologiques. Le culte de cet âge primitif pourrait se définir : une sorte de réalisme spirituel qui ne connaît pas de purs symboles et qui est essentiellement sacramentel par la place qu’y tient le rite comme véhicule de l’Esprit et moyen de vie divine. Saint Paul et l’auteur du quatrième Evangile en sont témoins.

La même nécessité qui présida aux origines du culte chrétien a produit son accroissement. Le culte de l’Eglise apostolique pouvait répondre aux besoins essentiels de la société chrétienne dans tous les temps ; en sa forme particulière, il répondait aux conditions spéciales du christianisme naissant. Comme l’Eglise n’atteignit pas du premier coup son développement normal, quelle n’a pas cessé de poursuivre, son culte aussi s’est développé et se développe sous l’influence permanente du principe qui l’a fait naître.

Ainsi en avait-il été du culte israélite. C’est par un effet de perspective théologique, et au point de vue de la foi, que ce culte est présenté dans les Livres saints comme un tout homogène, procédant d’une révélation divine qui a réglé jusqu’aux moindres détails de la liturgie et du costume sacerdotal. Dans la réalité, Moïse, autant que son rôle peut être saisi par l’historien, n’a fait, toute proportion gardée, pour le culte israélite, que ce que l’Église apostolique a fait pour le culte chrétien : il en a autorisé ou institué la pratique fondamentale, le culte de l’arche où Iahvé, le Dieu d’Israël, était présent sans image sensible. Tout le reste de l’appareil cultuel a pu être emprunté avant Moïse ou l’a été après lui à d’autres religions, moyennant certains changements qui ont atteint le sens plutôt que la forme des rites. Tout en courant le risque de se corrompre par le mélange d’éléments étrangers, le culte mosaïque a réalisé successivement les transformations que réclamaient sa conservation et son progrès. Les Juifs contemporains de la captivité descendaient des Hébreux compagnons de Moïse, de Josué, de David, et des Cananéens qui s’étaient peu à peu assimilés aux fils d’Israël. Lorsque des groupes humains se mêlent ainsi, ce ne sont pas seulement les qualités physiques des races qui se confondent, mais les qualités intellectuelles et morales, les coutumes, les traditions. Plus d’un rite cananéen a été canonisé dans le Deutéronome et dans le Code lévitique. Il aurait été tout aussi difficile de discerner, dans le type juif du Ve siècle avant notre ère, les traits venus de Canaan, que, dans te Pentateuque, l’apport de la tradition non Israélite. L’ensemble du culte, si diverse que fût la provenance de ses éléments, était un par l’esprit qui le pénétrait, et qui était l’esprit de Moïse et des prophètes, par lequel avait été éliminé ou neutralisé l’esprit delà tradition païenne.

Ce qui était arrivé dans l’histoire de la religion Israélite est arrivé dans celle du christianisme catholique, mais en des conditions différentes, c’est-à-dire plus régulières et moins périlleuses. Supposé que l’on puisse démontrer l’origine païenne d’un certain nombre de rites chrétiens, ces rites ont cessé d’être païens lorsqu’ils ont été acceptés et interprétés par l’Église. Supposé que le grand développement du culte des saints, des reliques, de la Vierge, soit dû, en quelque façon, à une influence païenne, il ne sera pas condamné par le seul fait de cette origine. Si la prédication apostolique n’avait converti que des Juifs, il n’y aurait pas eu, à proprement parler, de culte chrétien, pas plus qu’il n’y aurait eu d’Eglise, ni de dogmes chrétiens. Mais le christianisme, en restant juif, ne pouvait pas être une religion universelle, il n’aurait pas été le christianisme ; et pour être universel, il ne suffisait pas qu’il dépouillât sa forme juive. On ne peut pas soutenir qu’il n’avait aucun besoin de prendre une forme grecque, romaine ou germanique, qu’il aurait dû conquérir le monde par la seule force de ses principes. Les principes sont l’âme de la religion ; mais les principes, sans les institutions et les doctrines religieuses, sont, en toute vérité, une âme sans corps, quelque chose qui n’a ni réalité, ni consistance dans l’ordre de la vie présente. Or les institutions, les formes extérieures et traditionnelles, qui sont indispensables à l’existence et à la conservation d’une religion, sont nécessairement adaptées, de manière ou d’autre, au milieu où elles s’établissent ; elles résultent même, jusqu’à un certain point, de ce milieu, l’adaptation se faisant en vertu d’une action réciproque, parce que si la religion marque de son influence les hommes qui l’acceptent, les hommes à leur tour, peuples ou individus, donnent aussi leur empreinte à la religion qu’ils ont reçue.

Le nombre, la variété, même, dans une certaine mesure, la qualité des symboles, sont quelque chose d’indifférent en soi ou de secondaire ; ce qui leur donne crédit est l’accoutumance ; leur valeur tient au sens qu’on y attache. Que vaut par lui-même le rite de la circoncision ? Moins que rien, car on peut le trouver grossier, absurde et ridicule. Néanmoins, au temps d’Antiochus Epiphane, quand il se trouva être le symbole de la fidélité à Dieu, c’était quelque chose de saint, de noble et de respectable. Il serait puéril de reprocher aux Juifs d’avoir pratiqué la circoncision, et aux prophètes de ne l’avoir pas réprouvée. A aucune époque de l’histoire, avant le grand ébranlement provoqué par le christianisme et par la conversion des païens à Jésus en dehors de la Loi, l’idée de s’en passer ne pouvait venir à aucun Juif pieux, et il aurait été insensé de vouloir la supprimer. C’est la considération des Gentils qui obligea l’Eglise apostolique à ne point l’exiger. Mais les Gentils, qui obtenaient ainsi d’être dispensés d’une coutume juive, pouvaient bien obtenir, d’autre part, la conservation de leurs propres usages, à condition d’y joindre un sens chrétien. Ils ne pouvaient pas se retrouver dans le judaïsme ; mais, pour se retrouver dans le christianisme, ils avaient besoin d’y mettre quelque chose d’eux-mêmes, formes de pensée et formes de culte. L’Eglise n’a rien adopté qui ressemble à la circoncision ; elle a proscrit tous les rites sanglants et magiques des religions anciennes ; par là elle a garanti, autant qu’il était possible et nécessaire, le caractère spirituel de la religion chrétienne. Mais de même que telle façon de se représenter Dieu, l’économie du salut, la rédemption, l’action du Christ glorifié, peut n’être pas sans analogie ou sans rapport historique avec les conceptions philosophiques où religieuses de l’antiquité gréco-romaine, de même le culte catholique peut tenir quelque chose des anciennes religions qu’il a supplantées. Il ne pouvait faire autrement dès qu’il prenait leur place ; le christianisme ne pouvait devenir la religion des Grecs, des Romains, des Germains, sans se faire tout à eux, sans prendre d’eux beaucoup de choses, sans qu’ils entrassent, pour ainsi dire, eux-mêmes dans le christianisme et en fissent vraiment leur religion.

En matière de culte, le sentiment religieux des masses a toujours précédé les définitions doctrinales de l’Église sur l’objet de ce culte. Le fait est plein de signification : il atteste la loi qui réclame un culte approprié à toutes les conditions d’existence et au caractère du peuple croyant. La communion réelle au Christ dans l’eucharistie fut exigée aussi impérieusement par la conscience chrétienne que la divinité de Jésus ; cependant la divinité du Christ n’est pas un dogme conçu dans l’esprit de la théologie juive, et l’eucharistie n’est pas non plus un rite juif ; dogme et rite sont essentiellement chrétiens et procèdent de la tradition apostolique, ce qui n’empêche pas que, dans la façon traditionnelle d’entendre le premier, on ne sente l’influence de la sagesse grecque, et, dans la façon d’entendre le second, un élément qui sans doute appartient au fond commun de plusieurs religions, sinon de toutes, mais qui rappelle de plus près les mystères païens que la conception décolorée du sacrifice dans le judaïsme postexilien. Pour ne pas se faire grec, romain ou germain dans son culte, il eût fallu que le christianisme s’abstînt de venir et de vivre chez les Grecs, les Romains et les Germains. L’adaptation du christianisme était inévitable. Il y a lieu seulement d'examiner si elle a servi la propagation et la conservation de l’Evangile, ou bien si l’Évangile S’Y est lui-même perdu. L’institution du ministère ecclésiastique, les sacrements, le culte du Christ, de la Vierge, des anges et des saints ont ils compromis l’Evangile et répugnent-ils à son esprit ?

Puisque le christianisme est devenu une religion et que, devenant une religion, il est devenu un culte, il avait besoin de ministres. Des réunions nombreuses ne peuvent régulièrement et fréquemment se tenir sans chefs, présidents, surveillants et officiers subalternes qui en assurent le bon ordre. Le collège des anciens, plus ou moins imité des synagogues, fut, dans chaque communauté, ce que le collège apostolique avait été d’abord dans la communauté de Jérusalem. L’attribution de la présidence aux anciens allait de soi, et il était naturel aussi que l’un d’entre eux occupât la première place dans la célébration de la cène. L’hypothèse d’un roulement de fonctionnaires, d’une présidence exercée alternativement par chaque ancien, qui a été mise en avant par certains critiques, ne s’autorise d’aucun témoignage et elle manque de vraisemblance. A côté des chefs, les anciens, presbytres (prêtres) ou épiscopes (évêques), il y eut des ministres inférieurs, les diacres. Quand le ministère extraordinaire des apôtres et des prédicateurs itinérants, quand l’enthousiasme qui suscitait les prophètes tombèrent, comme ils devaient tomber, vers la fin du premier siècle, la charge de l’enseignement et la direction de la communauté passèrent tout entières aux chefs résidents, on peut dire aux administrateurs, qui sans doute les exerçaient en partie depuis l’origine. Ils décidèrent seuls de l’admission des néophytes, et, sauf les cas exceptionnels, conférèrent seuls le baptême ; à mesure qu’il y eut lieu d’organiser une discipline de la pénitence pour les chrétiens baptisés, ils en déterminèrent les conditions. La hiérarchie d’ordre, à trois degrés, se trouva constituée lorsque le premier des anciens se détacha réellement du groupe presbytéral et garda pour lui le titre d’évêque. Les besoins du service liturgique déterminèrent plus tard la création d’offices secondaires qui sont comme un démembrement du diaconat : l’Eglise d’Orient eut des sous-diacres et des lecteurs, ses exorcistes pratiquant leur ministère individuellement et ne constituant pas un ordre du clergé ; l’Eglise d’Occident eut des sous-diacres, des acolytes, des lecteurs, des exorcistes, qui avaient un emploi régulier dans les cérémonies préliminaires du baptême, et des portiers. Toutefois les ordres inférieurs au sous-diaconat, plus tard même le sous-diaconat et enfin le diaconat ont fini par n’être plus, dans l’Eglise latine, que les degrés préparatoires au sacerdoce, qui reste le seul ministère vraiment actif au-dessous de l’épiscopat. Les fonctions liturgiques des autres ordres ont cessé, en fait, d’être spécialisées : les plus hautes sont exercées à l’occasion par des prêtres, et les inférieures par des laïques. Exemple très particulier de ce qu’on pourrait appeler un développement rentré, quelque chose comme une branche rabougrie, sur un arbre qui pousse vigoureusement dans une autre direction, ou comme l’indice d’un organe qui n’existe plus réellement dans un corps vivant.

L’organisation de ce service a été en rapport avec le développement du système sacramentel et n’est pas à juger indépendamment de celui-ci. L’Eglise elle-même compte parmi les sacrements l’ordre, c’est-à-dire la cérémonie par laquelle ses ministres sont investis de leurs pouvoirs. En ce qui concerne leur origine, il en est des sacrements ainsi que de l’Eglise et du dogme, qui procèdent de Jésus et de l’Evangile comme des réalités vivantes, non comme des institutions expressément définies. C’est seulement à partir du XIIe siècle que la tradition occidentale est fixée sur leur nombre. L’Eglise primitive n’en connaissait que deux principaux, le baptême, auquel était associée la confirmation, et l’eucharistie ; le nombre des sacrements secondaires était déterminé. Une telle indécision serait inexplicable si le Christ, au cours de sa vie mortelle, avait attiré l’attention de ses disciples sur sept rites différents, destinés à être la base du culte chrétien dans tous les siècles. Les sacrements sont nés d’une pensée et d une intention de Jésus, interprétées parles apôtres et par leurs successeurs, à la lumière et sous la pression des circonstances et des faits.

Ce doit être par une sorte d’anticipation que le quatrième Evangile montre le baptême chrétien en vigueur pendant le ministère du Sauveur. Toujours est-il que le Christ n’avait pas donné, avant sa mort, de précepte formel à ce sujet. Le baptême était un rite juif, remis spécialement en honneur par Jean-Baptiste, et Jésus lui-même avait reçu ce baptême de Jean. De même que le baptême du Seigneur avait servi d’introduction à l’Evangile, le baptême introduisait chaque fidèle dans la société évangélique, substituée au royaume des cieux. Ce n’était pas un pur symbole de la rémission des péchés et de la régénération spirituelle, mais le signe efficace de l’Esprit reçu par les fidèles, et de leur incorporation à l’Eglise. La notion et la pratique du baptême n’ont subi aucun changement important dans la tradition catholique. L’habitude de conférer le baptême aux enfants constitue un développement disciplinaire qui ne change pas la signification du sacrement, mais qui l’a peut-être un peu diminué et qui a contribué à le dédoubler dans la pénitence [8].

Le baptême, suivi de la confirmation et de la communion, était le rite de l’initiation chrétienne et de la rémission des péchés ; mais l’eucharistie restait le vrai sacrement de l’initié. On n’eut pas d’abord l’idée du chrétien pécheur et réconcilié ; et l’Eglise ne s’y habitua même que très lentement. On supposait que les défaillances communes étaient réparées par une sorte d’effet persévérant du baptême, par la prière, par la communion, par toutes les bonnes œuvres, surtout par les œuvres de charité. Les péchés très graves et scandaleux mettaient en dehors de l’Église et de l’économie régulière du salut ceux qui s’en rendaient coupables. Ceux-ci pourtant furent bientôt admis aune pénitence perpétuelle, acceptée de plein gré, dans l’intérêt de leur âme bien que l’Eglise ne prît pas encore sur elle de pardonner, et qu’elle abandonnât le pécheur repentant à la miséricorde divine. Mais la multiplication des fautes devait produire l’indulgence et une institution de pardon. C’est à l’égard des fautes charnelles que la discipline s’adoucit d’abord : l’évêque de Rome, Calliste, décida que ces péchés pourraient être remis après un temps de pénitence plus ou moins long. Des concessions ne tardèrent pas à être faites sur les cas d’apostasie, notamment après la persécution de Dèce. Le principe de la pénitence temporaire et satisfactoire, avec réconciliation par l’autorité de l’Eglise, soit à l’article de la mort, soit après un laps de temps déterminé, se trouvait acquis : il existe comme un second baptême et une planche de salut après le naufrage. Mais si la pénitence était ainsi devenue une institution chrétienne, et la réconciliation des pécheurs une fonction de l’Église, on ne songeait pas encore à employer le nom de sacrement pour désigner un tel objet : c’était un sacrement honteux. Le pécheur devait s’y soumettre, s’il aspirait à la réconciliation, mais quiconque passait parla pénitence publique. et il n’y en avait pas d’autre, était disqualifié comme chrétien ; les clercs n’y étaient admis qu’en perdant leur rang, et un pénitent réconcilié ne pouvait faire partie du clergé. Le discrédit qui atteignait la pénitence s’effaça progressivement, par la multiplication des cas où on la jugeait nécessaire ; par le fait que nombre de chrétiens se soumirent, en esprit de mortification, à un genre de vie fort analogue au régime de la pénitence ; enfin parce que ce régime se transforma pour faire place à celui de la pénitence privée. Le quatrième concile de Latran (1215) consacre définitivement celui-ci et le régularise : tous les péchés mortels doivent être soumis au propre pasteur ou prêtre, une fois l’an, en vue de la communion pascale, qui est déclarée obligatoire. Le prêtre enjoindra une pénitence proportionnée aux fautes et donnera l’absolution. Dès le XIIe siècle, la pénitence suit l’absolution au lieu de la précéder, ce qui contribue à augmenter dans l’absolution le caractère de grâce et lui donne même la forme d’une grâce sacramentelle. Le développement de la discipline a porté sur tout l’ensemble de l’institution, sujet et objet de la pénitence, déclaration des fautes, caractère, durée, place de la pénitence satisfactoire, et même sur la formule d’absolution, qui a d’abord été déprécative, l’évêque ou le prêtre demandant à Dieu le pardon de celui qu’ils réconciliaient, et qui est devenue impérative, le ministre de l’Eglise disant : « Je t’absous », parce qu’il rend une sentence et confère un sacrement.

On sait que le développement ne s’est pas arrêté là, et que la pénitence, instituée en vue des péchés mortels commis après le baptême, est devenue, en fait, surtout à partir du concile de Trente et dans l’Eglise des derniers siècles, une pratique commune de la perfection chrétienne, qui n’est plus négligée que par les vrais pécheurs. Le sacrement de pénitence a pris le caractère d’une discipline morale, dont l’efficacité ne peut être équitablement jugée que par ceux qui en usent. Et ceux-là y trouvent un secours, non un obstacle à la piété.

Le développement de l’eucharistie a été surtout théologique et liturgique. Le fond de la croyance et du rite n’a pas plus varié que pour le baptême. La cène des premiers chrétiens était un mémorial de la passion et une anticipation du festin messianique, où Jésus était présent. Il n’y a pas de différence très sensible entre la conception paulinienne de l’eucharistie et l’idée qu'en ont aujourd’hui les simples chrétiens, étrangers aux spéculations de la gnose théologique, et qui croient entrer en communion réelle avec le Christ-Dieu par la réception du pain consacré. Le culte chrétien tout entier se développa autour de la cène eucharistique. La simple bénédiction et la distribution du pain et du vin, détachées de l’agape, entourées de lectures, de prières, de chants, étaient devenues le sacrifice de la messe. Puisque la mort de Jésus était conçue comme un sacrifice, l’acte commémoratif de cette mort devait participer au même caractère. La forme liturgique contribuait aussi à le lui donner, par l’oblation réelle du pain et du vin, avec la participation de tous les fidèles. aux mets sanctifiés, comme dans les sacrifices anciens. De là sortit l’idée d’un sacrifice commémoratif qui perpétuait simplement celui de la croix, n’enlevait rien à sa signification ni à son mérite, et qui s’offrait à toutes les intentions que comportait la prière commune de l’Eglise, intérêts spirituels et temporels, salut des vivants et des morts. Le sentiment chrétien qui a gardé, en un sens, la divinité de Jésus contre certaines spéculations de la métaphysique savante, a protégé l’eucharistie contre celles d un symbolisme abstrait. Et comme l’évolution de la pénitence a fini par amener les confessions de dévotion, l’évolution du rite eucharistique aboutit aux messes privées, pour les prêtres, et aux communions de dévotion, pour les fidèles.

Jésus paraît avoir enjoint, ou permis, ou donné à ses disciples l’exemple de faire aux malades des onctions d’huile accompagnées de prières, pour lès soulager ou même les guérir [9] : c’est, dans l’Evangile, tout le sacrement de l’extrême-onction. L’histoire de cette coutume dans les premiers siècles chrétiens est assez obscure. L’usage des onctions d’huile n’a probablement jamais cessé d’être pratiqué depuis les temps primitifs, mais l’emploi de l’huile bénite était très varié. L’onction des malades en danger de mort, par les mains du prêtre, se distingua des autres par sa signification particulière et son caractère plus solennel. Au point de vue historique, c’est ce qui lui valut d’être comptée parmi les sacrements, lorsqu’on s’occupa d’en dresser le catalogue, limité au nombre sept.

Le Christ a reconnu la monogamie comme une institution divine, et il a déclaré indissoluble l’union matrimoniale : c’est, dans l’Evangile, tout le sacrement du mariage. Le mariage des chrétiens fut de bonne heure l’objet d’une bénédiction spéciale ; néanmoins, cette prière de l’Eglise ne fut jamais regardée comme une consécration indispensable du lien conjugal. Ce qui contribua aussi à faire entrer le mariage dans la liste des sacrements, ce furent les paroles de l’Épître aux Ephésiens [10], où le mariage est présenté comme un symbole de l’union du Christ et de l’Eglise, et l’emploi du mot sacramentum dans la Vulgate latine, bien qu’il ait en cet endroit le sens de mystère allégorique et ne vise pas le mariage en lui-même comme un rite sacré.

Le système sacramentel se trouve ainsi embrasser et consacrer l’organisation hiérarchique de l’Eglise et les principaux moments de la vie chrétienne. Sans programme tracé d’avance, une institution s’est réalisée qui entoure l’existence humaine d’une atmosphère divine et qui est sans doute la création la plus considérable, par l’harmonie intime de toutes ses parties et par l’intensité de son influence, qui soit jamais sortie spontanément d’une religion vivante. Le temps où l’Église a défini le nombre des sacrements n’est qu’un point particulier de ce développement et n’en marque ni le commencement ni le terme. Le point de départ est celui qui a été indiqué, à savoir le baptême de Jésus et la dernière cène. Le terme est encore à venir, le développement sacramentel, tout en suivant les mêmes lignes générales, ne pouvant prendre fin qu’avec l’Eglise elle-même

Il ne faut donc pas s’exagérer l’importance de l’œuvre accomplie par les théologiens scolastiques, qui ont fixé, avant le concile de Trente, le chiffre total des sacrements et qui ont réuni sous la même rubrique, en retrouvant en chacun, selon la formule aristotélicienne, une matière et une forme, des actes aussi disparates que le baptême et le contrat matrimonial, l’absolution des péchés et l’extrême-onction. Toutes ces choses existaient, plus vivantes en elles-mêmes que dans la description étudiée que l’on essayait d’en faire, et elles n’ont pas cessé de déborder cette description, qui est, par rapport à elles, ce que serait une formule anatomique incomplète, relativement à un organisme réel. Envisagé historiquement, le développement de cet organisme accuse un effort persévérant du christianisme pour pénétrer de son esprit toute l’existence de l’homme. Cet effort n’appartient-il pas à l’essence d’une religion parfaite, et faut-il s’étonner qu’une religion qui a pris à elle, d’une manière absolue, non seulement son fondateur, mais les premières générations de ses adhérents, en leur demandant le sacrifice de leur vie, n’ait, pour ainsi dire, laissé en dehors de son action aucune partie de l’homme ni de la vie humaine ?

Elle considère l’homme comme lui appartenant tout entier. Cette prise de possession est figurée, d'une certaine manière, par tous les sacrements, et elle avait besoin de l’être. Le christianisme n'a pas échappé à la nécessité du symbole, qui est la forme normale du culte aussi bien que de la connaissance religieuse. Il exprime et proclame son droit, le droit de Dieu révélé en Jésus-Christ, en même temps qu’il agit sur l’homme, par des signes sensibles, rites et formules, appropriés aux fins particulières qu’il se propose. Les signes qu’il emploie n’ont pas été choisis au hasard, ils lui ont été comme suggérés ou imposés par la tradition du passé, les habitudes de vie, les circonstances. Il s’y est logé comme dans un abri indispensable, qui se trouvait à sa disposition ; puis l’évolution des rites a été conditionnée par l’évolution constante de la religion même et de la piété. Il fallait au christianisme des signes sacramentels, il lui en fallait en assez grand nombre ; ils ont été tels que les indiquaient les conditions de l’institution chrétienne ; ils devaient se modifier, au moins accidentellement, et ils se sont développés sous l’influence des conditions intérieures et extérieures dans lesquelles le christianisme a vécu.

A peine est-il besoin de montrer comment le culte de Jésus naquit dans le christianisme, ou plutôt avec lui. Dans les relations quotidiennes qu’ils avaient avec leur Maître, les disciples n’avaient pas eu pour lui d’autre culte qu’un religieux respect. Même après la confession de Pierre, la simplicité des rapports qui existaient entre le Christ et ses apôtres ne fut point altérée. La gloire messianique était encore à venir, et il n’y avait pas lieu de rendre hommage au Messie avant qu’il fût manifesté. Mais la situation respective du Sauveur et de ses fidèles fut toute changée pas l’effet de la passion et de la résurrection. Jésus était entré, pour ce qui le concernait personnellement, dans la splendeur de son règne ; il était vivant et immortel, assis à la droite du Père, participant à sa puissance ; il n’était plus seulement le Maître qui enseigne avec autorité la révélation de Dieu ; il était le Seigneur que Dieu a préposé au gouvernement de son royaume. « Hommes d’Israël, écoutez ces paroles : Jésus de Nazareth, homme recommandé par Dieu auprès de vous par des miracles, des prodiges et des signes, que Dieu a faits par lui au milieu de vous, comme vous-mêmes le savez... ce Jésus que vous avez crucifié, Dieu l’a fait Seigneur et Christ [11]. » « Toute puissance m a été donnée au ciel et sur la terre. Allez instruire toutes les nations... Je suis avec vous toujours jusqu’à la fin du monde [12]. » C’est ainsi que la conscience chrétienne se représentait le fondateur du christianisme, conformément à ce que Jésus lui-même avait annoncé de sa gloire à venir. Il était donc tout naturel que l’on priât Dieu par Jésus, avec Jésus, en Jésus, et l’on ne devait pas tarder à prier Jésus lui-même, si tant est qu’on ne l’ait pas fait aussi dès le commencement, puisqu’il était toujours avec les siens, prêt à les entendre, et qu’il avait pouvoir de les exaucer.

On ne conçoit même pas comment le christianisme aurait pu ne pas être le culte du Christ, et il n’est aucunement téméraire de supposer que ce culte a précédé, en quelque sorte, qu’il a soutenu et inspiré le travail de la pensée chrétienne sur la personne du Rédempteur. La conversation du chrétien était dans les cieux, avec son Seigneur ; s’il distinguait Dieu de son Christ, il n’en voyait pas moins Dieu dans son Christ, tant l’union des deux était étroite et indissoluble ; on priait Dieu en priant le Christ, bien que les prières solennelles de la communauté fussent adressées à Dieu par le Christ. Jésus était comme la face de Dieu, tournée vers l’humanité. La piété chrétienne allait toujours plaçant le Sauveur au plus haut degré de la gloire, cherchant Dieu en lui et le trouvant, l’adorant au ciel et s’efforçant d’imiter ses exemples sur la terre, puisant sa force dans ce double caractère de son objet, le divin et l’humain. C’est là qu’a toujours été la vie du christianisme et le principe de sa fécondité morale. Bien hardis sont ceux qui croient que ce fut une altération de son essence. Inutile d’ajouter que la même piété, sous des formes diverses, subsiste dans les innombrables dévotions qui se sont rattachées au culte de Jésus et qui l’ont perpétué jusqu’à nous, principalement le culte de l’eucharistie et du Sacré-Cœur, celle-ci plus récente en apparence que dans le fond.

Le culte des martyrs n’est guère moins ancien que le martyre même. On s’attacha, dès les premiers temps, à recueillir les restes des frères défunts, surtout de ceux qui étaient morts pour la foi, parce que l’on croyait à la prochaine résurrection de leur corps dans la parousie du Seigneur. Cette pensée de la résurrection agissait alors bien plus puissamment sur les esprits qu’elle ne fait aujourd’hui sur les croyants les plus sincères. Le soin des cadavres s’explique ainsi de la façon la plus naturelle ; et ce soin était accompagné de piété, ayant pour objet des reliques sacrées par l’Esprit et par une espérance immortelle. Le royaume que l’on, avait attendu et que l’on attendait encore avec tant d’impatience, on le voyait maintenant se constituer, au delà de l’horizon terrestre, par tous les bienheureux qui rejoignaient le Christ dans sa gloire et qui n’en restaient pas moins unis comme lui, avec lui, à l’Eglise de la terre, organe de la prédication évangélique et de la préparation du royaume des cieux.

Le culte des saints est donc le complément naturel du culte de Jésus, et le culte de Jésus est le christianisme. Le christianisme sans ce culte n’est qu’une philosophie, disons, si l’on veut, une philosophie mystique, qui voudrait prendre le nom de religion et qui n’y a pas droit, car elle ne garde aucune forme religieuse déterminée. Elle n’est pas le monothéisme israélite, vu que ce monothéisme a sa forme de religion dans le privilège qui fait du Dieu unique le Dieu propre d’Israël. Le christianisme est une religion, et une religion universelle, parce qu’il incarne le Dieu unique dans le Fils de l’homme, et qu’il adore dans le Dieu fait homme le Dieu de l’humanité.

Sauf l’importance particulière de son développement, le culte de Marie se présente dans les mêmes conditions que le culte des saints. La tradition évangélique primitive était remplie tout entière par le souvenir de Jésus ; à peine la mère du Christ était-elle mentionnée dans une circonstance où son intervention n’avait rien de significatif en sa faveur [13]. Puis on se préoccupa de Marie en pensant à l’origine de Jésus. La conception virginale, qui tend seulement à rehausser la personne du Sauveur et à faire valoir la filiation divine, impliquait un spécial honneur pour la Vierge mère. On peut dire que le culte de Marie a profité de tous les progrès que faisait le dogme christologique. La croyance à la virginité gardée après l’enfantement, et la virginité matérielle conservée même dans l’enfantement, a complété l’idée de la conception virginale ; elle servait à glorifier Jésus et subsidiairement, de plus en plus, la mère de Jésus. Il semble que la piété commune ait pris, ici encore, les devants sur la théologie savante, et que le concile d’Ephèse, en proclamant Marie mère de Dieu, ait beaucoup moins donné un nouvel essor à son culte qu’il n’a consacré dogmatiquement un sentiment très vivant de la conscience chrétienne.

On a remarqué que Marie a occupé, dans la théologie postérieure au concile de Nicée, la place qu’Arius avait assignée au Verbe de Dieu. La substitution, qui a été inconsciente, n’est pas pour cela fortuite ; elle se fit par une sorte de nécessité inaperçue, comme si la piété catholique n’avait pu se passer de cette puissance intermédiaire que l’hérésiarque avait voulu personnifier dans le Christ et que l’orthodoxie personnifia dans sa mère. C’est encore la dévotion populaire ou monacale qui eut l’initiative des progrès ultérieurs du culte de Marie, et de ce qu’on peut appeler la marialogie, On sait que la fête de la Conception a précédé en quelque manière et provoqué la doctrine de l’Immaculée-Conception.

Ainsi s’est formé, dans le catholicisme, un idéal humain qui est allé toujours grandissant. La justification historique des assertions de foi dont cet idéal se compose n’a jamais été poursuivie autrement que par le recueil des témoignages où ces assertions mêmes se sont formulées, et qui sont une expression du christianisme catholique. Que cet idéal soit contraire à l’Évangile et qu’il n’en soit issu en aucune façon, il est peut-être moins facile qu’on ne croit de le démontrer.


III[modifier]

Mais, en prouvant la nécessité morale de ce développement, ne prouve-t-on pas qu’il a été « naturel », comme le dit M. Harnack, et en dehors du culte en esprit que le Sauveur était venu instituer ? Le développement, certes, a été naturel en ce qu’il s’est produit dans l’histoire, et pour satisfaire à des besoins qui sont innés à la nature humaine. Dans ce sens-là, on peut dire tout aussi bien que la confiance en Dieu est naturelle à l’homme, et que l’Évangile de la bonté divine est aussi peu surnaturel que le culte chrétien. Si l’on dit naturel le mouvement dont on perçoit la suite, et si l’on met en dehors de la nature l’action de Dieu dans l’âme et l’élan confiant de l’âme vers Dieu, le culte chrétien sera naturel en tant qu’extérieur, et coordonné à un effet surnaturel en tant qu’agissant sur l’âme par un moyen sensible, pour contribuer à produire ce qui est proprement le surnaturel dans l’homme, à savoir la vie en Dieu [14]. La parole évangélique, moyen indispensable de la foi, est tout aussi « naturelle » comme parole que les sacrements le sont comme signe, et elle n’en est pas moins le véhicule d’un bien surnaturel.

L’idée que les théologiens protestants se font volontiers du culte en esprit n’est pas plus rationnelle qu’évangélique. Il est impossible de réunir les hommes dans un culte purement intérieur, et l’on essaierait vainement d’imposer un tel culte à l’être humain, qu’on ne peut dépouiller de sa condition physique,/ et qui ne peut être pensant sans être entendant et parlant. Sa vie religieuse ne peut pas davantage être indépendante de tout élément sensible, qui l’aide à prendre conscience d’elle-même, à se définir et à s’affirmer. Jésus le premier a donné à ses disciples une formule de prières ; il a observé les pratiques du culte juif ; il n’a jamais recommandé aux siens un culte sans pratiques extérieures ; il n’a jamais eu l’intention d’instituer un tel culte. La parole du Christ johannique sur le culte « en esprit et en vérité [15] » n’oppose pas un culte purement intérieur à un culte extérieur ; mais le culte qu’on peut dire inspiré, spiritualisé, le culte chrétien que connaît l’évangéliste et qui est animé par l’esprit donné aux croyants, culte qui peut s’accomplir en tout lieu, est substitué au culte localisé à Jérusalem ou sur le mont Garizim.

C’est le même évangéliste qui a donné la formule du culte en esprit et la formule de l’incarnation ; les deux se correspondent ; Dieu est esprit, ainsi que son Verbe ; le vrai culte est spirituel, puisqu’il se fonde sur la communication de l’esprit divin ; mais comme Dieu esprit se manifeste dans le Verbe incarné, la vie de l’esprit se communique et s’entretient par les sacrements spirituels, l’eau du baptême, le pain et le vin eucharistiques. Le système johannique est d’une parfaite unité ; ni le discours à Nicodème ni l’instruction sur le pain de vie ne contredisent la déclaration faite à la Samaritaine, et le tout s’accorde avec l’idée de l’incarnation, du divin se manifestant dans l’humain, du spirituel agissant dans le sensible, de la réalité éternelle se figurant et se communiquant dans le symbole terrestre. Le culte catholique ne fait qu’appliquer la théorie johannique, et cette théorie a défini le fait évangélique.

L’efficacité des sacrements n’est même pas chose si difficile à concevoir au point de vue de la raison. Il en est des sacrements comme du langage ordinaire, où la vertu des idées passe dans les mots, agit par les mots, se communique réellement, physiquement par les mots, et ne produit pas seulement son effet dans l’esprit à l’occasion des mots. On peut donc parler de la vertu des mots, car ils contribuent à l’existence et à la fortune des idées. Tant qu’une idée n’a pas trouvé une formule capable de frapper les esprits par sa clarté au moins apparente, par sa netteté et sa vigueur, elle n’agit pas. Il est vrai que l’action de la formule dépend des circonstances historiques de sa production. Mais l’analogie n’est point diminuée par là entre les mots, expression naturelle et moyen indispensable pour la communication des idées, et les sacrements, expression de la religion intérieure et moyen de communication avec Dieu. Le sens des symboles sacramentels a été déterminé aussi par les circonstances historiques de leur institution et de leur emploi. De là vient leur efficacité : ce sont des signes appropriés à leur destination, comme les mots peuvent l’être à l’expression de la pensée ; ce sont des signes divins parce qu’ils sont religieux ; ce sont des signes chrétiens, parce qu’ils procèdent du Christ. A tous ces titres, ils sont efficaces, et leur efficacité ne vient pas de celui à qui on les confère ; elle s’exerce en lui et sur lui ; elle tient essentiellement au lien qui les rattache à Jésus, qui en fait pour ainsi dire des actions du Christ vivant dans l’Eglise, et elle est conditionnée à la fois par l’application particulière du signe au sujet qui le reçoit, et par les dispositions de celui-ci.

Ces considérations peuvent aider à comprendre la doctrine de l’Eglise catholique sur les sacrements, et l’harmonie essentielle de cette doctrine avec l’Évangile. L’on n’a pas à démontrer ici la théorie du sacrement efficace par lui-même, à raison d’une institution positive du Christ, avec sa matière et sa forme, qu’on ne peut modifier sans détruire l’effet du sacrement. Les formules delà théologie sacramentelle, comme la plupart des définitions dogmatiques, ont été conçues en opposition avec des assertions que l’Eglise rejette comme erronées, à savoir que les sacrements n’ont point d’efficacité propre, qu’ils ne viennent pas du Christ, que le choix en est arbitraire et sans conséquence pour l’effet. La doctrine positive, contrepartie des opinions condamnées, est toujours susceptible d’explication et de progrès. Il importe peu que les sacrements soient censés composés de matière et de forme ; on pourrait, sans inconvénient, laisser de côté ces notions de l’ancienne philosophie, qu’on leur applique artificiellement, et les considérer en eux-mêmes en les prenant pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des actes religieux doués d’une efficacité surnaturelle. Cette efficacité ne leur appartient pas simplement en tant qu’ils sont des actes religieux, mais en tant qu’ils sont des actes religieux chrétiens, qui sont rapportés au Christ par l’Eglise, dans lesquels le Christ vit et agit comme il vit et agit dans l’Eglise et dans l’enseignement de l’Eglise.

La vie d’une religion n’est pas dans les idées, ni dans les formules, ni dans les rites, comme tels, mais dans le principe secret qui a donné d’abord une puissance attractive, une efficacité surnaturelle aux idées, aux formules, aux rites. Les sacrements ne sont rien pour le chrétien que par Jésus ou son esprit agissant dans le signe sensible ; ils figurent et réalisent l’action perpétuelle du Christ dans l’Eglise. Jésus les a institués en tant qu’ils sont une institution permanente issue de lui et efficace par lui. Les changements incontestables et importants qui se sont produits dans le régime et la collation de plusieurs ne leur ôtent pas le caractère ni la valeur de sacrements du Christ. L’Eglise a toujours cru posséder en elle l’esprit de Jésus pour se gouverner en toutes choses. L’action de l’Esprit est liée aux formes de son gouvernement, de son enseignement et de son culte. L'institution sacramentelle n’est pas un instrument inerte, mais un principe, un mode d’action transmis du Christ à l’Église, susceptible d’applications variées, immuable seulement en lui-même, dans ses directions générales, dans ses formes essentielles. L’Eglise en règle la marche et le fonctionnement, se regardant comme l’interprète autorisée des intentions de son fondateur et de la façon dont il convient de les exécuter. Le système sacramentel est la forme historiquement déterminée que prend l’institution chrétienne, l’Eglise, en tant qu’organisme sanctifiant par le moyen duquel agit le Christ immortel.

Il peut être vrai que Dieu est la grâce unique, en tant qu’il est le bien suprême de l’homme et sa fin dernière. Mais la vie humaine ne peut se résoudre en un simple acte d’union à Dieu qui contiendrait toute la religion. Il est écrit que « la grâce de Dieu » est « multiforme [16] », et «elle doit s’adapter en effet aux conditions très variées de l’existence, y apportant Dieu, dont l’inépuisable nature ne se résume pas non plus pour l’homme en un seul aspect. L’activité du Père ne s’épuise pas dans le seul geste du pardon. Pourquoi son assistance permanente ne serait-elle pas rappelée et garantie par des signes sensibles ? Ces symboles ne portent pas la moindre atteinte à la majesté divine, s’il est bien entendu que leur efficacité n’a rien de magique, et si, au lieu de s’interposer entre Dieu et l’homme, ils ne font que rappeler à celui-ci la présence perpétuellement bienfaisante de son Créateur.

Le ministre des sacrements ne se place pas davantage entre l’homme et son Maître suprême, pour prendre la place de Dieu à l’égard de sa créature. Le caractère social du christianisme exige la réglementation du culte extérieur et une division de rôles dans les actes qui le constituent ; mais le rapport n’en est pas moins immédiat entre Dieu et tous ceux qui, à des titres divers, participent aux actions symboliques du culte chrétien. Dieu n’est pas plus loin du fidèle que de l’évêque ou du prêtre. Clercs et laïques vont à Dieu ensemble, prient Dieu ensemble, se sanctifient ensemble. Il n’y a entre eux qu’une « division de grâces et de ministères &, comme le dit saint Paul ; mais c’est « le même esprit [17] » qui est dans tous. L’Evangile n’est pas ennemi de l’ordre, et l’on ne voit pas bien en quoi l’économie régulière du service divin peut gêner les opérations de la grâce de Dieu.

Toute religion est sacramentelle ; toute religion est aussi plus ou moins déifique, offrant à l’homme un moyen de s’élever jusqu’à la divinité, conçue d’abord et analogiquement à l’image de l’homme. Il ne serait peut-être pas trop difficile de prouver que, dans toutes les religions connues, le culte de l’homme est associé en quelque façon à celui de Dieu. Mais, dans les cultes païens, cette association se fait, en définitive, au détriment de la Divinité, dont on ne voit pas que le trait essentiel est de rester infiniment au-dessus de l’humanité. Le christianisme a évité cette confusion, tout en satisfaisant, par le culte de Jésus et les sacrements qui y sont coordonnés, le besoin de déification qui semble inné à la nature humaine. Il rend au Christ le culte que les Juifs rendaient au Dieu caché, qu’un être humain n’aurait pu regarder sans mourir. Il a pu le faire sans tomber dans le polythéisme et l’anthropolâtrie, parce qu’il distingue, dans l’objet de son adoration, le Dieu éternel et la nature humaine dans laquelle ce Dieu s’est manifesté sur la terre. Le Christ n’en est pas moins assis à la droite du Père, et l’humanité s’élève en lui jusqu’à la divinité. On peut dire, si l’on veut, qu’elle s’adore elle-même en Jésus ; mais on doit ajouter que, ce faisant, elle n’oublie ni sa propre condition ni celle de Dieu. M. Harnack ne condamne pas expressément le culte rendu au Christ, mais il ne l’en regarde pas moins comme une sorte d’idolâtrie, née du polythéisme ancien. Pour lui, le culte de Jésus n’est pas plus légitime que le dogme de sa divinité. Est-ce que les apôtres ont adoré le Christ, même quand ils eurent acquis la foi à sa résurrection ? Est-ce que Jésus a été, pour la première génération chrétienne, autre chose qu’un médiateur divin, celui avec lequel et par lequel on prie et adore utilement le Père, non celui qui est adoré ? Mais ces circonstances ne font que mieux ressortir la nécessité d’un culte déifiant l’humanité, puisque, d’un monothéisme rigoureux, dont on a fortifié plutôt qu atténué la formule, est sorti le culte d’un être humain, dont on n’a jamais voulu renier le caractère humain, tout en proclamant sa divinité ; après quoi, comme pour suppléer le Christ dans son rôle de médiateur, la piété chrétienne s’est fait toute une hiérarchie d’intercesseurs au moyen des esprits célestes et de ses ancêtres spirituels, en tête desquels elle s’est plu à mettre la Vierge Marie.

Ni le culte du Christ, ni le culte des saints ne pouvaient appartenir à l’Evangile de Jésus, et ils ne lui appartiennent pas ; ils sont nés spontanément et ils ont grandi l’un après l’autre, puis ensemble, dans le christianisme se constituant ou déjà constitué. Le culte de Jésus et celui des saints n’en procèdent pas moins l’un et l’autre de ce qu’on pourrait appeler, en toute vérité, la révélation primitive, celle qui n’a jamais été spécifiée dans un enseignement formel et que l’homme porte écrite en caractères indistincts au fond de sa conscience religieuse. L’article qui constitue à lui seul cette révélation inexpliquée, et que Jésus a manifesté dans sa personne et dans sa vie autant que dans son enseignement, mais qu’il a manifesté le premier d’une façon claire et intelligible, parce qu’il le portait réalisé en lui-même, c’est que Dieu se révèle à l’homme dans l’homme, et que l’humanité entre avec Dieu dans une société divine.

L’homme avait toujours cru cela et ne l’avait que vaguement compris. Jésus le lui a fait entendre, et l’on peut dire que, dès ce moment, l’orientation de la prière a été changée, le nuage mythologique a été dissipé, en même temps que la barrière du légalisme et de la révélation verbale était renversée. Ce qu’il y a de plus divin dans le monde n’est pas le fracas du tonnerre, ni la lumière du soleil, ni l’épanouissement de la vie sur la terre ; c’est la beauté des âmes, la pureté du cœur, la perfection de l’amour dans le sacrifice, parce que tout cela est le don souverain de Dieu à l’homme, la plus grande œuvre et la manifestation suprême de Dieu dans l’univers. Ainsi Jésus révéla aux hommes le secret de Dieu et de la religion, parce que Dieu était en lui se révélant aux hommes ; ainsi les hommes sentirent qu’ils possédaient en Jésus Dieu révélé. Cette impression fut plus profonde chez les Gentils, qui ne connaissaient pas Dieu, que chez les Juifs, qui le connaissaient mieux, mais qui étaient accoutumés à l’adorer dans sa majesté redoutable. Toujours est-il que l’éternel principe de la transparence du divin à travers l’humain reçut alors une application nouvelle, très nette et très féconde, que cette application fut la religion chrétienne et le culte de Jésus, et qu’elle ne pouvait pas être autre chose.

Cette application demandait même à n’être pas limitée au culte du Christ. Tous ceux qui avaient rendu témoignage à la révélation de Dieu en Jésus, qui n’avaient pas craint de mourir plutôt que d’en désavouer la certitude, qui en avaient démontré l’efficacité par la pratique des vertus chrétiennes, qui s’étaient endormis dans la paix du Seigneur, avaient reçu également sur leurs fronts un rayon de divinité. Ce n’était pas la pleine lumière, la communication immesurée de l’Esprit et de la gloire de Dieu, mais c’était une participation de ce don, qui devait être saluée avec vénération.

C’est, en effet, comme prolongation du culte de Jésus que se justifie, au point de vu catholique, le culte de la Vierge et des saints. Les saints ne vivent pas seulement dans la mémoire de l’Eglise, mais dans son œuvre présente, par l’influence durable de leur activité personnelle et de l’idéal que leur nom signifie. Leur culte, comme celui de la Vierge et du Christ lui-même, a été ce qu’il a pu et dû être dans les milieux et les temps où il s’est développé. L’esprit chrétien a vivifié et vivifie encore des pratiques mesquines en apparence et qui peuvent devenir aisément superstitieuses. Mais il faudrait voir si ceux qui s’en contentent n’y trouvent pas le Christ, et s’ils seraient capables de le trouver plus facilement ailleurs. Au point de vue réel, la Vierge et les saints sont comme des types religieux inférieurs au Christ, mais unis à lui, menant à lui, agissant par lui et pour lui. Au point de vue du symbolisme théologique et de la conception populaire, le Christ est le médiateur unique, tout-puissant à raison de sa divinité ; la Vierge est un intercesseur subordonné, tout-puissant par le Christ ; le pouvoir des saints est également subordonné à celui de Jésus. On peut dire que le gouvernement de ce monde, même celui des choses morales, ne doit point être partagé par provinces,, selon des spécialités qui rappellent de trop près les petits dieux du paganisme. Et pourtant tout ce qui fut a une vie et une action éternelles en Dieu où tout demeure. Qui supprime l’intercession n’est pas loin de supprimer la prière. N’est-il pas vrai, pour le catholique, d’une vérité de fait, que l’on va par Jésus à Dieu, par les saints à Jésus ? N’est-il pas vrai que le christianisme subsiste par la force que lui donne tout son passé, depuis Jésus jusqu’aux chrétiens de nos jours qui sont dignes de leur nom ? N'est-il pas vrai que tous les fruits de l’Évangile dans le christianisme sont encore l’Évangile ? N’est-il pas vrai que recourir aux saints, c’est recourir à Jésus ; que recourir à Jésus, c’est recourir à Dieu ; que recourir à Dieu avec une foi simple, c’est s’élever au-dessus de soi, entrer dans la religion et la réaliser pour soi ? N est-il pas vrai que, par ces moyens que le protestant trouve si vulgaires et si ridicules, porter un scapulaire, dire le chapelet, gagner des indulgences sur les mérites des saints et pour les âmes du purgatoire, le catholique se met effectivement dans la communion des saints, c’est-à-dire la communion de Jésus, c’est-à-dire la communion de Dieu ?

Il serait sage, assurément, de modérer ce culte dans certaines de ses manifestations, et surtout de l’éclairer sur sa véritable portée. Les considérations générales qui légitiment, au point de vue chrétien, la prière d’intercession comme moyen de fixer l’âme en Dieu par l’intermédiaire des créatures en qui l’on reconnaît qu’il s’est particulièrement révélé, exigent que cette prière diffère, quant à l’esprit, de la superstition païenne et ne se nourrisse pas de chimères. Après tout, dira-t-on, si saint Antoine de Padoue n’a pas vraiment le pouvoir de faire retrouver les objets perdus, gagner le gros lot à la loterie, recevoir au baccalauréat les écoliers dévots et paresseux, il y a chance pour qu’une crédulité naïve fasse tous les frais de l’intervention surnaturelle que l’on sollicite en de pareils cas, et pour que la valeur religieuse et morale des prières faites en ces conditions ne soit pas supérieure à celle des demandes adressées communément aux divinités païennes ; mieux vaudrait recommander aux écoliers de mériter le succès par le travail, à tous de veiller à leurs affaires, de compter à la fois sur la Providence et sur eux-mêmes pour la réussite de leurs entreprises.

Encore est-il que les puérilités apparentes de la dévotion sont moins éloignées qu’il ne semble de la religion. La face des choses est double. L’homme est comme placé entre la nature, où tout paraît fatal, et la conscience, où tout paraît libre. L’univers est pour lui un gigantesque mécanisme qui l’enserre de toutes parts, qui le broiera sans miséricorde, si l’occasion s’en présente, et le spectacle que se donne à lui-même un Être tout-puissant et bon. La contradiction qui se remarque dans la conduite de l’homme demandant à être dispensé de la fatalité, existe aussi dans le monde où se rencontrent la nécessité et la liberté. Aucune prière n’est insignifiante ni ridicule pour l’homme de foi, à condition qu’elle ne méconnaisse pas Dieu dans sa bonté et qu’elle respecte sa souveraineté. Aucune prière n’est justifiée comme acte de raison pure et de piété parfaite, si ce n’est la droiture des intentions, l’application au devoir et là soumission à la volonté divine. A la prendre selon sa signification naturelle et primitive, l’Oraison dominicale ne prêterait guère moins à la critique, en certaines parties, que la prière à saint Antoine de Padoue pour retrouver un objet perdu. La demande : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour », entendue selon la rigueur de sa signification historique [18], ne serait-elle pas subversive de l’économie sociale ? Pratiquement et en règle générale, l’homme adulte et sain peut et doit attendre son pain de son activité. Maintenant le chrétien demande que cette activité soit bénie du ciel ; mais le sens des paroles qu’il prononce était autre à l’origine. Il en est de même pour la demande : « Que ton règne arrive », dont le sens, pour le chrétien moderne, est assez différent de ce qu’il était pour le chrétien primitif. Ainsi la prière tire sa valeur du sentiment qui l’anime et qui en conditionne l’efficacité morale, non de l’occasion qui la provoque, ni même de l’objet qu’elle semble viser directement. Cette efficacité de la prière est indépendante de son exaucement formel, et elle n’est pas plus contestable pour le chrétien que l’existence personnelle de Dieu.

Il ne faut pas s’imaginer qu’on ait prononcé la condamnation du culte des saints, des reliques, de la Vierge et du Sauveur lui-même, parce que ce culte se sera présenté à l’historien comme une concession aux tendances de la religion populaire [19]. Il est essentiel à toute religion vivante d’être une concession de cette sorte. Ce qu’on peut demander au christianisme est de relever le caractère de cette concession par l’esprit qui pénètre le culte et ses pratiques. Les tendances dont il s’agit sont une loi fondamentale de la religion et une condition du développement religieux. Tout est sauvé quand on n’estime pas les formes du culte au-dessus et au dépens de l’esprit qui doit les animer. L’Église ne peut pas plus supprimer l’instinct religieux qu’elle ne semble disposée à l’abandonner complètement à lui-même ; elle fait en sorte de le régler, et les dévotions lui sont un moyen d’entretenir la religion. La piété de telle ou telle nation catholique ne représente peut-être pas l’idéal du catholicisme, mais c’est tout ce que le catholicisme a pu tirer de cette nation. Que peut-on demander à l’Église, sinon un effort continu pour obtenir plus qu’on ne lui a jusqu’à présent donné ? Cet effort existe. M. Harnack reconnaît [20] que les dévotions au Sacré-Cœur, à la Sainte Vierge, et autres semblables, sont devenues, dans l’Église catholique, une source de bénédictions et un moyen d’arriver au Dieu bon. C’est que l’esprit chrétien a pénétré jusqu’au fond de la dévotion et y a mis l’Évangile. Les dévotions, au lieu d’être un empêchement à la religion, lui sont un soutien, tout comme les sacrements, au lieu de dérober le Christ au fidèle, le lui donnent.

Les critiques protestants, lorsqu’ils s’étonnent que l’esprit chrétien se rencontre encore dans le catholicisme malgré l’Église, la foi malgré le dogme, la vraie piété malgré la multiplication des pratiques extérieures, prennent pour des obstacles les garanties réelles et les conditions normales des biens que l’Évangile, devenu religion, adonnés au monde, et que leurs spéculations sur la pure essence du christianisme sont impuissantes à lui procurer. Le protestantisme lui-même ne subsiste-t-il pas, comme religion, par ce qu’il a retenu d’organisation ecclésiastique, d’enseignement officiel et du culte confessionnel ?

Il est vrai que, par suite de l’évolution politique, intellectuelle, économique, du monde contemporain, par suite de ce qu’on appelle d’un mot l’esprit moderne, une grande crise religieuse, qui atteint les Églises, bs orthodoxies et les formes du culte, s’est produite un peu partout. Le meilleur moyen d’y remédier ne semble pas être de supprimer toute organisation ecclésiastique, toute orthodoxie et tout culte traditionnel, ce qui jetterait le christianisme hors de la vie et de l’humanité, mais de tirer parti de ce qui est, en vue de ce qui doit être, de ne rien répudier de l’héritage que les siècles chrétiens ont transmis au nôtre, d’apprécier comme il convient la nécessité et l’utilité de l’immense développement qui s’est accompli dans l’Église, d’en recueillir les fruits et de le continuer, puisque l’adaptation de l’Évangile à la condition changeante de l’humanité s’impose aujourd’hui comme toujours et plus que jamais. Il n’entre pas dans l’objet du présent livre de dire quelles difficultés, plus apparentes peut-être que réelles, ce travail peut rencontrer dans l’Église catholique, ni quelles ressources incomparables y subsistent pour cette grande œuvre, ni comment il serait possible de concevoir, à l’heure actuelle, l’accord du dogme et de la science, de la raison et de la foi, de l’Église et de la société. Si l’on a réussi à montrer que le christianisme a vécu dans l’Église et par l’Église, et qu’il est bien inutile de vouloir le sauver par la recherche d’une quintessence, ce petit volume est suffisamment rempli.




Notes[modifier]

  1. P. 113.
  2. P. 130.
  3. P. 126.
  4. Pp. 137-138.
  5. P. 148.
  6. Pp. 155-156.
  7. Pp. 175, 183-184.
  8. « Le baptême s’est développé, d’une part, dans la confirmation ; de l’autre, dans la pénitence, le purgatoire et les indulgences ; l’eucharistie, dans la présence réelle, l’adoration de l’hostie, la résurrection du corps, la vertu des reliques. » NEWMAN, Essay on the Development 2, (1846), 154.
  9. Cf. MARC, VI, 13.
  10. v, 32.
  11. ACT. II, 22, 36.
  12. MATTH. XXVIII, 18-20.
  13. MARC, III, 31.
  14. « Il ne faut pas nier que ce qui est humain dans l’histoire puisse être divin au regard de la doctrine ; il ne faut pas confondre le développement extérieur des choses avec l’action intime de la Providence ; il ne faut pas raisonner comme si l’existence de l’instrument naturel excluait l’opération de la grâce... Quand la Providence veut faire une révélation, elle ne commence pas sur nouveaux frais, mais elle utilise le système existant ; elle n’envoie pas visiblement un ange, mais elle commissionne et inspire un de nos frères. Les choses ont la même apparence qu’auparavant, bien que désormais une puissance invisible les domine... L’histoire d’Israël (et l’on peut en dire autant du christianisme) est double : terrestre pour le monde, céleste pour les héritiers du royaume. » NEWMAN, Essays critical and historical, II, 230, 194-196.
  15. JEAN, IV, 23-24.
  16. I PlER. IV, 10.
  17. I COR. XII, 4-5.
  18. Cf. supr., p. 60.
  19. « Confiants dans le pouvoir qu’a le christianisme de résister a la contagion du mal, et d’affecter à un usage évangélique les propres instruments et les accessoires du culte du démon ; sentant aussi que ces pratiques, bien qu’elles eussent été corrompues, provenaient de révélations primitives et de l’instinct de la nature, et qu’ils devaient inventer ce dont ils avaient besoin, s’ils ne voulaient pas employer ce qu’ils trouvaient ; (sachant) de plus qu’ils possédaient les vérités originales dont le paganisme esquissait les ombres, les chefs de l’Église, dès les temps anciens, étaient disposés, l’occasion se présentant, à adopter, à imiter ou à sanctionner les rites existants et les coutumes du peuple, aussi bien que la philosophie des gens éclairés. » NEWMAN, Development, 358.
  20. Dogmengeschichte, III,670, n. 3.



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