L’Évasion (Tolstoï)/11

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XI


Sans entrer en ville, on s’arrêta dans le grand faubourg de Pokrovskoïe, sur la rive gauche de la Volga.

Albine espérait pouvoir causer avec son mari et peut-être même le sortir de sa cachette. Mais, tout le long de cette courte nuit de printemps, le cosaque n’avait quitté les abords de la voiture. Louise qui, sur l’ordre d’Albine était restée assise à sa place, faisait des yeux doux, riait, persuadée que c’était pour elle qu’il restait. Mais Albine ne voyait rien de gai à cette situation et sans deviner pourquoi le cosaque demeurait, ne savait plus que faire.

Plusieurs fois, au long de cette courte nuit, Albine sortit de la chambre de l’auberge et, traversant un corridor empuanti, alla vers la voiture.

Le cosaque ne dormait pas, toujours assis sur une voiture voisine. Et ce n’est qu’avant l’aube, alors que les coqs s’appelaient d’une cour à l’autre, que la jeune femme trouva le moyen de parler à son mari.

En entendant ronfler le cosaque, elle s’approcha doucement de la voiture et frappa sur la caisse.

— José, José, murmura-t-elle, d’une voix effrayée.

— Qu’y a-t-il ? demanda la voix endormie de Migourski.

— Pourquoi ne m’as-tu pas répondu tout de suite ?

— Je dormais, répondit-il.

Au son de sa voix, elle comprit qu’il souriait.

— Faut-il sortir ? demanda-t-il.

— Non. Le cosaque est toujours là, répondit-elle en regardant le soldat couché sur la voiture voisine.

Chose étrange, le cosaque ronflait, mais ses bons yeux bleus étaient ouverts. Il la regardait et ce n’est qu’après avoir rencontré son regard qu’il ferma ses paupières.

— Il m’a semblé qu’il ne dormait pas, se dit Albine. Je me serai trompée, pensa-t-elle en se tournant vers la caisse.

— Souffre encore un peu, dit-elle. Veux-tu manger ?

— Non, je préférerais fumer.

Albine regarda encore le cosaque. Il dormait.

— Je vais chez le gouverneur, dit Albine. Bonne chance.

Et la jeune femme sortit des vêtements de la malle et rentra dans sa chambre.

Vêtue de sa plus belle robe de veuve, elle traversa la Volga sur un bac et, ayant appelé une voiture, se fit conduire chez le gouverneur qui la reçut immédiatement. La belle et souriante veuve, qui parlait très bien français, plut beaucoup au vieux gouverneur qui voulait faire le jeune. Il lui permit tout ce qu’elle voulut et la pria de revenir le lendemain afin qu’il lui délivrât un ordre pour le chef de police à Tsaritzine.

Tout heureuse des résultats de sa démarche, ainsi que de l’action de sa beauté qu’elle avait pu constater, Albine retournait lentement au port longeant une rue mal pavée.

Le soleil était haut au-dessus de la forêt et ses rayons jouaient sur l’eau du fleuve débordé. À droite et à gauche, on voyait comme des nuages blancs, les pommiers en fleurs. Une forêt de mâts s’êtendaient le long du rivage et se reflétaient dans les eaux.

Arrivée au débarcadère, elle demanda à louer un bateau pour Astrakan et aussitôt des dizaines de bateliers bruyants et gais lui proposèrent leur service. Enfin elle conclut marché avec l’un d’eux qui lui plut et visita le bateau qui se trouvait parmi beaucoup d’autres.

Le pilote lui montra un mât qu’on pouvait dresser en cas de grand vent, tandis qu’en cas de calme, il y avait deux rameurs qui attendaient se chauffant au soleil. Il conseilla aussi de ne pas abandonner la voiture, mais de l’amarrer sur le pont après avoir enlevé les roues.

— Une fois amarrée, vous serez mieux assise dedans et si Dieu donne un temps convenable dans cinq jours nous serons à Astrakan.

Albine lui dit de venir à l’auberge de Pokvroskoïe pour voir la voiture et toucher des arrhes.

Tout allait pour le mieux et avec une grande joie elle se dirigea vers l’auberge.