L’Évolution, la Révolution et l’Idéal anarchique/IV

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IV

« L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », dit la déclaration de principes de l’ « Internationale ». Cette parole est vraie dans son sens le plus large. S’il est certain que toujours des hommes dits « providentiels » ont prétendu faire le bonheur des peuples, il n’est pas moins avéré que tous les progrès humains ont été accomplis grâce à la propre initiative de révoltés ou de citoyens déjà libres. C’est donc à nous-mêmes qu’il incombe de nous libérer, nous tous qui nous sentons opprimés de quelque manière que ce soit et qui restons solidaires de tous les hommes lésés et souffrants en toutes les contrées du monde. Mais pour combattre, il faut savoir. Il ne suffit plus de se lancer furieusement dans la bataille, comme des Cimbres et des Teutons, en meuglant sous son bouclier ou dans une corne d’aurochs ; le temps est venu de prévoir, de calculer les péripéties de la lutte, de préparer scientifiquement la victoire qui nous donnera la paix sociale. La condition première du triomphe est d’être débarrassé de notre ignorance : il nous faut connaître tous les préjugés à détruire, tous les éléments hostiles à écarter, tous les obstacles à franchir, et d’autre part, n’ignorer aucune des ressources dont nous pouvons disposer, aucun des alliés que nous donne l’évolution historique.

Nous voulons savoir. Nous n’admettons pas que la science soit un privilège, et que des hommes perchés sur une montagne comme Moïse, sur un trône comme le stoïcien Marc Aurèle, sur un Olympe ou sur un Parnasse en carton, ou simplement sur un fauteuil académique, nous dictent des lois en se targuant d’une connaissance supérieure des lois éternelles. Il est certain que parmi les gens qui pontifient dans les hauteurs, il en est qui peuvent traduire convenablement le chinois, lire les cartulaires des temps carolingiens ou disséquer l’appareil digestif des punaises ; mais nous avons des amis qui savent en faire autant et ne prétendent pas pour cela au droit de nous commander. D’ailleurs, l’admiration que nous éprouvons pour ces grands hommes ne nous empêche nullement de discuter en toute liberté les paroles qu’ils daignent nous adresser de leur firmament. Nous n’acceptons pas de vérité promulguée : nous la faisons nôtre d’abord par l’étude et par la discussion, et nous apprenons à rejeter l’erreur, eût-elle un millier d’estampilles et de brevets. Que de fois en effet, le peuple ignorant a-t-il dû reconnaître que ses savants éducateurs n’avaient d’autre science à lui enseigner que celle de marcher paisiblement et joyeusement à l’abattoir, comme ce bœuf des fêtes que l’on couronne de guirlandes en papier doré !

Des professeurs cousus de diplômes nous ont complaisamment fait valoir les avantages que présenterait un gouvernement composé de hauts personnages comme ils le sont eux-mêmes. Les philosophes, Platon, Hegel, Auguste Comte ont orgueilleusement revendiqué la direction du monde. Des hommes de lettres, des écrivains, tels Honoré de Balzac et Gustave Flaubert, pour ne citer que les morts, ont également revendiqué au profit des hommes de génie, c’est-à-dire à leur profit personnel, la direction politique de la société. Le mot « gouvernement de mandarins » a été crûment prononcé. Que le destin nous garde de pareils maîtres, épris de leur personne et pleins de mépris pour tous autres gens de la « vile multitude » ou de « l’immonde bourgeoisie ». En dehors de leur gloire rien n’avait plus de sens ; sauf leur coterie, il n’existerait que des apparences, des ombres fugitives. Et pourtant leurs livres, si pleins de saveur qu’ils soient, nous montrent en ces génies de très médiocres prophètes : aucun d’eux n’eut de l’avenir une plus vaste compréhension que le moindre prolétaire et ce n’est point à leur école que nous pouvons apprendre le bon combat. À cet égard, le plus obscur de ceux qui luttent et souffrent pour la justice nous en enseigne davantage.

Notre commencement de savoir, nos petits rudiments de connaissances historiques, nous disent que la situation actuelle comporte des maux sans fin qu’il serait possible d’éviter. Les désastres continus et renouvelés que produit le régime social actuel dépassent singulièrement tous ceux que causent les révolutions imprévues de la nature, inondations et cyclones, secousses terrestres, éruptions de cendres et de laves. C’est un problème de comprendre comment les optimistes à outrance, ceux qui à toute force veulent que tout marche à souhait dans le meilleur des mondes possibles peuvent fermer les yeux sur l’épouvantable situation faite à tant de millions et de millions d’entre les hommes, nos frères. Les divers fléaux, économiques ou politiques, administratifs ou militaires, qui sévissent dans les sociétés « civilisées », — sans parler des nations sauvages, — ont d’innombrables individus pour victimes, et les fortunés qui sont épargnés ou seulement effleurés par le malheur, font comme s’ils ne s’étaient pas aperçus de ces hécatombes, ils s’arrangent de leur mieux pour vivoter tranquillement, comme si tous ces désastres n’étaient pas des réalités tangibles !

N’est-il pas vrai que des millions d’hommes en Europe, portant le harnais militaire, doivent pendant des années cesser de penser à haute voix, prendre le pas et le pli de la servitude, subordonner toutes leurs volontés à celle de leurs chefs, apprendre à fusiller père et mère si quelque despote imbécile l’exige ? N’est-il pas vrai que d’autres millions d’hommes, plus ou moins fonctionnaires, sont également asservis, obligés de se courber devant les uns, de se redresser devant les autres, et de mener une vie conventionnelle presque entièrement inutilisée pour le progrès ? N’est-il pas également vrai que chaque année des millions de délinquants, de persécutés, de pauvres, de vagabonds, de sans-travail, se voient enfermés en cellules, soumis à toutes les tortures de l’isolement ! Et, comme conséquence de ces belles institutions politiques et sociales, n’est-il pas vrai que les hommes s’entre-haïssent encore de nation à nation, de caste à caste ? La société ne vit-elle pas en un tel désarroi, que, malgré la bonne volonté et le dévouement de beaucoup d’hommes généreux, le pauvre qui souffre de la faim risque de mourir dans la rue, et que l’étranger peut se trouver seul, complètement seul, sans un ami, dans une grande cité où pourtant les hommes, de prétendus « frères », grouillent par myriades ? Ce n’est pas « sur un volcan », c’est dans le volcan même que nous vivons, dans un enfer ténébreux, et si nous n’avions pas l’espoir du mieux et l’invincible volonté de travailler pour un avenir meilleur, que nous resterait-il à faire, sinon à nous laisser mourir, comme le conseillent, sans oser le faire, tant de malheureux plumitifs, et comme l’accomplissent, plus nombreux chaque année, des légions de désespérés ?

Ainsi le premier élément du savoir évolutionnaire se montre à nous : l’état social nous apparaît par tous ses côtés mauvais. « Connaître la souffrance ! » tel est le précepte initial de la loi bouddhique. Nous connaissons la souffrance ! Nous la connaissons même si bien que dans les districts manufacturiers de l’Angleterre la maladie a reçu le nom de play : se sentir le corps torturé par le mal n’est qu’un « jeu » pour l’esclave accoutumé au travail forcé de l’usine[1].

Mais « comment échapper à la souffrance ! » ce qui est le deuxième stade de la connaissance d’après le Bouddha ? Nous commençons à le savoir aussi, grâce à l’étude du passé. L’histoire, si loin que nous remontions dans la succession des âges, si diligemment que nous étudiions autour de nous les sociétés et les peuples, civilisés ou barbares, policés ou primitifs, l’histoire nous dit que toute obéissance est une abdication, que tout servitude est une mort anticipée ; elle nous dit aussi que tout progrès s’est accompli en proportion de la liberté des individus, de l’égalité et de l’accord spontané des citoyens ; que tout siècle de découvertes fut un siècle pendant lequel le pouvoir religieux et politique se trouvait affaibli par des compétitions, et où l’initiative humaine avait pu trouver une brèche pour se glisser, comme une touffe d’herbes croissant à travers les pierres descellées d’un palais. Les grandes époques de la pensée et de l’art qui se suivent à de longs intervalles pendant le cours des siècles, l’époque athénienne, celles de la Renaissance et du monde moderne, prirent toujours leur sève originaire en des temps de luttes sans cesse renouvelées et de continuelle « anarchie », offrant du moins aux hommes énergiques l’occasion de combattre pour leur liberté.

Si peu avancée que puisse être encore notre science de l’histoire, il est un fait qui domine toute l’époque contemporaine et forme la caractéristique essentielle de notre âge : la toute-puissance de l’argent. Pas un rustre perdu en un village écarté qui ne connaisse le nom d’un potentat de la fortune commandant aux rois et aux princes ; pas un qui ne le conçoive sous la forme d’un dieu dictant ses volontés au monde entier. Et certes, le paysan naïf ne se trompe guère. Ne voyons-nous pas quelques banquiers chrétiens et juifs se donner le plaisir délicat de tenir en laisse les six grandes puissances, de faire manœuvrer les ambassadeurs et les rois, de signifier aux cours d’Europe les notes qu’ils rédigent sur leurs comptoirs ? Cachés au fond de leurs loges, ils font représenter pour eux une immense comédie dont les peuples mêmes sont les acteurs et qu’animent gaiement des bombardements et des batailles : beaucoup de sang se mêle à la fête. Maintenant ils ont la satisfaction de tenir leurs officines dans les cabinets des ministres, dans les secrètes chambres des rois et de diriger à leur guise la politique des États pour le besoin de leur commerce. De par le nouveau droit public européen, ils ont affermé la Grèce, la Turquie, la Perse, ils ont abonné la Chine à leurs emprunts, et ils se préparent à prendre à bail tous les autres États, petits et grands. « Princes ne sont et rois ne daignent », mais ils tiennent en main la monnaie symbolique devant laquelle le monde est prosterné.

Un autre fait historique évident s’impose à la connaissance de tous ceux qui étudient. Ce fait, cause de tant de découragements chez les hommes dont la bonne volonté l’emporte sur la raison, est que toutes les institutions humaines, tous les organismes sociaux qui cherchent à se maintenir tels quels, sans changement, doivent, en vertu même de leur immuabilité, faire naître des conservateurs d’us et d’abus, des parasites, des exploiteurs de toute nature, devenir des foyers de réaction dans l’ensemble des sociétés. Que les institutions soient très anciennes et que pour en connaître les origines il faille remonter aux temps les plus antiques ou même à l’époque des légendes et des mythes, ou bien qu’elles se réclament d’une révolution populaire, elles n’en sont pas moins destinées, en proportion de la rigidité de leurs statuts, à momifier les idées, à paralyser les volontés, à supprimer les libertés et les initiatives : pour cela il suffit qu’elles durent.

La contradiction est souvent des plus choquantes entre les circonstances révolutionnaires qui virent naître l’institution et la manière dont elle fonctionne, absolument à rebours de l’idéal qu’avaient eu ses naïfs fondateurs. À sa naissance, on poussait des cris de : Liberté ! Liberté ! et l’hymne de Guerre aux Tyrans résonnait dans les rues ; mais les « tyrans » sont entrés dans la place, et cela par le fait même de la routine, de la hiérarchie et de l’esprit de regrès qui envahissent graduellement toute institution. Plus elle se maintient longtemps et plus elle est redoutable, car elle finit par pourrir le sol sur lequel elle repose, par empester l’atmosphère autour d’elle : les erreurs qu’elle consacre, les perversions d’idées et de sentiments qu’elle justifie et recommande prennent un tel caractère d’antiquité, de sainteté même, que rares sont les audacieux qui osent s’attaquer à elle. Chaque siècle de durée en accroît l’autorité, et si, néanmoins, elle finit par succomber, comme toutes choses, c’est qu’elle se trouve en désaccord croissant avec l’ensemble des faits nouveaux qui surgissent à l’entour.

Prenons pour exemple la première de toutes les institutions, la royauté, qui précéda même le culte religieux, car elle existait, bien avant l’homme, en nombre de tribus animales. Aussi quelle prise cette illusion de la nécessité d’un maître n’a-t-elle pas eue de tout temps sur les esprits ! Combien étaient-ils d’individus en France qui ne s’imaginaient pas être créés pour ramper aux pieds d’un roi, à l’époque où La Boétie écrivait son Contr’Un, cet ouvrage d’une si claire logique, alliée à tant d’honnête simplicité ? Je me rappelle encore la stupeur que la proclamation de la « République » produisit en 1848 chez les paysans de nos campagnes : « Et pourtant il faut un maître ! » répétaient-ils à l’envi. Aussi s’arrangèrent-ils bientôt de manière à se donner ce maître, sans lequel ils ne s’imaginaient pas de société possible : évidemment leur monde politique devait être fait à l’image de leur propre monde familial, dans lequel ils revendiquaient l’autorité, la force même et la violence. Tant d’exemples de royautés diverses frappaient leurs yeux, et d’autre part l’hérédité de la servitude s’élimine si difficilement du sang, des nerfs, de la cervelle, que malgré le fait accompli, ils ne voulaient point admettre cette révolution des villes qui n’était pas encore une évolution des esprits villageois.

Heureusement que les rois eux-mêmes se chargent de détruire leur antique divinité : ils ne se meuvent plus en un monde inconnu du vulgaire ; mais, descendus de l’empyrée, ils se montrent, bien malgré eux, avec leurs travers, leurs caprices, leurs pauvretés, leurs ridicules ; on les étudie à la lorgnette, au monocle et sous toutes leurs faces ; on les soumet à la photographie, aux instantanés, aux rayons cathodiques, pour les voir jusque dans leurs viscères. Ils cessent d’être rois pour devenir de simples hommes, livrés aux flatteries bassement intéressées des uns, à la haine, au rire, au mépris des autres. Aussi faut-il se hâter de restaurer le « principe monarchique » pour essayer de lui rendre vie. On imagine donc des souverains responsables, des rois citoyens, personnifiant en leur majesté la « meilleure des Républiques », et quoique ces replâtrages soient de pauvres inventions, ils n’en ont pas moins dans certaines contrées une durée plus que séculaire, tant l’évolution lente des idées doit amener de révolutions partielles avant que la révolution complète, logique, soit accomplie ! Sous ses mille transformations, l’État, fût-il le plus populaire, n’en a pas moins pour principe premier, pour noyau primitif, l’autorité capricieuse d’un maître et par conséquent, la diminution ou même la perte totale de l’initiative chez le sujet, car ce sont nécessairement des hommes qui représentent cet État, et ces hommes, en vertu même de la possession du pouvoir, et par la définition même du mot « gouvernement » sous lequel on les embrasse, ont moins de contrepoids à leurs passions que la multitude des gouvernés.

D’autres institutions, celles des cultes religieux, ont pris aussi sur les âmes un si puissant empire que maints historiens libres d’esprit ont pu croire à l’impossibilité absolue pour les hommes de s’en affranchir. En effet, l’image de Dieu, que l’imagination populaire voit trôner au haut des cieux, n’est pas de celles qu’il soit facile de renverser. Quoique dans l’ordre logique du développement humain, l’organisation religieuse ait suivi le mouvement politique et que les prêtres soient venus après les chefs, car toute image suppose une réalité première, cependant la hauteur suprême à laquelle on avait placé cette illusion pour en faire la raison initiale de toutes les autorités terrestres, lui donnait un caractère auguste par excellence ; on s’adressait à la puissance souveraine et mystérieuse, au « dieu Inconnu », dans un état de crainte et de tremblement qui supprimait toute pensée, toute velléité de critique, de jugement personnel. L’adoration, tel est le seul sentiment que les prêtres permettaient à leurs fidèles.

Pour reprendre possession de soi-même, pour récupérer son droit de pensée libre, l’homme indépendant, — hérétique ou athée, — avait donc à tendre toute son énergie, à réunir tous les efforts de son être, et l’histoire nous dit ce qu’il lui en coûta pendant les sombres époques de la domination ecclésiastique. Maintenant le « blasphème » n’est plus le crime des crimes, mais l’antique hallucination, transmise héréditairement, flotte encore dans l’espace aux yeux de foules innombrables.

Elle dure quand même, tout en se modifiant chaque jour afin de s’accommoder aux scrupules, aux idées nouvelles, et de faire une part sans cesse croissante aux découvertes de la science, qu’elle a néanmoins l’audace de mépriser en apparence et de honnir. Ces changements de costume, ces déguisements même aident l’Église, et avec elle tous les cultes religieux, à maintenir leur autorité sur les esprits, à poser leur main sur les consciences, à faire de savantes mixtures des vieux mensonges avec la vérité nouvelle. Jamais ceux qui pensent ne doivent oublier que les ennemis de la pensée sont en même temps par la force des choses, par la logique de la situation, les ennemis de toute liberté. Les autoritaires se sont accordés pour faire de la religion la clef de voûte de leur temple. Au Samson populaire de secouer les colonnes qui la soutiennent !

Et que dire de l’institution de la « justice » ? Ses représentants, aussi, comme les prêtres, aiment à se dire infaillibles, et l’opinion publique, même unanime, ne réussit point à leur arracher la réhabilitation d’un innocent injustement condamné. Les magistrats haïssent l’homme qui sort de la prison pour leur reprocher justement son infortune et le poids si lourd de la réprobation sociale dont on l’a monstrueusement accablé. Sans doute, ils ne prétendent pas avoir le reflet de la divinité sur leur visage ; mais la justice, quoique simple abstraction, n’est-elle pas aussi tenue pour une Déesse et sa statue ne se dresse-t-elle pas dans les palais ? Comme le roi, jadis absolu, le magistrat a dû pourtant subir quelques atteintes à sa majesté première. Maintenant c’est au nom du peuple qu’il prononce des arrêts, mais sous prétexte qu’il défend la morale, il n’en est pas moins investi du pouvoir d’être criminel lui-même, de condamner l’innocent au bagne et de renvoyer absous le scélérat puissant ; il dispose du glaive de la loi, il tient les clefs du cachot ; il se plaît à torturer matériellement et moralement les prévenus par le secret, la prison préventive, les menaces et les promesses perfides de l’accusateur dit « juge d’instruction ; » il dresse les guillotines et tourne la vis du garrot ; il fait l’éducation du policier, du mouchard, de l’agent des mœurs ; c’est lui qui forme, au nom de la « défense sociale », ce monde hideux de la répression basse, ce qu’il y a de plus repoussant dans la fange et dans l’ordure.

Autre institution, l’armée, qui est censée se confondre avec le « peuple armé ! » chez toutes les nations où l’esprit de liberté souffle assez fort pour que les gouvernants se donnent la peine de les tromper. Mais nous avons appris par une dure expérience que si le personnel des soldats s’est renouvelé, le cadre est resté le même et le principe n’a pas changé. Les hommes ne furent pas achetés directement en Suisse ou en Allemagne : ce ne sont plus des lansquenets et des reîtres, mais en sont-ils plus libres ? Les cinq cent mille « baïonnettes intelligentes » qui composent l’armée de la République française ont-elles le droit de manifester cette intelligence quand le caporal, le sergent, toute la hiérarchie de ceux qui commandent ont prononcé « Silence dans les rangs ! » Telle est la formule première, et ce silence doit être en même temps celui de la pensée. Quel est l’officier, sorti de l’école ou sorti des rangs, noble ou roturier, qui pourrait tolérer un instant que dans toutes ces caboches alignées devant lui pût germer une pensée différente de la sienne ? C’est dans sa volonté que réside la force collective de toute la masse animée qui parade et défile à son geste, au doigt et à l’œil. Il commande ; à eux d’obéir. « En joue ! Feu ! » et il faut tirer sur le Tonkinois ou sur le Nègre, sur le Bédouin de l’Atlas ou sur celui de Paris, son ennemi ou son ami ! « Silence dans les rangs ! » Et si chaque année, les nouveaux contingents que l’armée dévore devaient s’immobiliser absolument comme le veut le principe de la discipline, ne serait-ce pas une espérance vaine que d’attendre une réforme, une amélioration quelconque dans le régime inique sous lequel les sans-droit sont écrasés ?

L’empereur Guillaume dit : « Mon armée, Ma flotte » et saisit toutes les occasions pour répéter à ses soldats, à ses marins qu’ils sont sa chose, sa propriété physique et morale, et ne doivent pas hésiter un seul instant à tuer père et mère si lui, le maître, leur montre cette cible vivante. Voilà qui est parler ! Du moins ces paroles monstrueuses ont-elles le mérite de répondre logiquement à la conception autoritaire d’une société instituée par Dieu. Mais si aux États-Unis, si dans la « libre Helvétie », l’officier général se garde prudemment de répéter les harangues impériales, elles n’en sont pas moins sa règle de conduite dans le secret de son cœur, et quand le moment est venu de les appliquer, il n’hésite point. Dans la « grande » république américaine le président Mac Kinley élève au rang de général un héros qui applique à ses prisonniers philippins la « question de l’eau » et qui donne l’ordre de fusiller dans l’île de Samar tous les enfants ayant dépassé la dixième année ; dans le petit canton suisse d’Uri d’autres soldats, qui n’ont pas la chance de travailler en grand comme leurs confrères des États-Unis, font « régner l’ordre » à coups de fusil tirés sur leurs frères travailleurs. Ce n’est donc pas sans diminution de leur dignité morale, sans abaissement de leur valeur personnelle, de leur franche et pure initiative, que dans n’importe quel pays, des hommes sont tenus de subir pendant des années un genre de vie qui comporte de leur part l’accoutumance au crime, l’acceptation tranquille de grossièretés et d’insultes, et par-dessus tout, la substitution d’une autre pensée, d’une autre volonté, d’une autre conduite à celles qui eussent été les leurs. Le soldat ne s’est pas tu impunément pendant les deux ou trois années de sa forte jeunesse : ayant été privé de sa libre expression, la pensée elle-même se trouve atteinte.

Et de toutes les autres institutions d’État, qu’elles se disent « libérales », « protectrices » ou « tutélaires », n’en est-il pas comme de la magistrature et de l’armée ? Ne sont-elles pas fatalement, de par leur fonctionnement même, autoritaires, abusives, malfaisantes ? Les écrivains comiques ont plaisanté jusqu’à lassitude les « ronds-de-cuir » des administrations gouvernementales ; mais si risibles que soient tous ces plumitifs, ils sont bien plus funestes encore, malgré eux d’ailleurs et sans qu’on puisse reprocher quoi que ce soit à ces victimes inconscientes d’un état politique momifié, en désaccord avec la vie. Indépendamment de beaucoup d’autres éléments corrupteurs, favoritisme, paperasserie, insuffisance de besogne utile pour une cohue d’employés, le fait seul d’avoir institué, réglementé, codifié, flanqué de contraintes, d’amendes, de gendarmes et de geôliers l’ensemble plus ou moins incohérent des conceptions politiques, religieuses, morales et sociales d’aujourd’hui pour les imposer aux hommes de demain, ce fait absurde en soi, ne peut avoir que des conséquences contradictoires. La vie, toujours imprévue, toujours renouvelée, ne peut s’accommoder de conditions élaborées pour un temps qui n’est plus. Non seulement la complication et l’enchevêtrement des rouages rendent souvent impossible ou même empêchent par un long retard la solution des affaires les plus simples, mais toute la machine cesse parfois de fonctionner pour les choses de la plus haute importance, et c’est par « coups d’État », petits ou grands, qu’il faut vaincre la difficulté : les souverains, les puissants se plaignent dans ce cas que « la légalité les tue » et en sortent bravement « pour rentrer dans le droit ». Le succès légitime leur acte aux yeux de l’historien ; l’insuccès les met au rang des scélérats. Il en est de même pour la foule des sujets ou des citoyens qui brisent règlements et lois par un coup de révolution : la postérité reconnaissante les sacre héros. La défaite en eût fait des brigands.

Bien avant d’exister officiellement comme émanations de l’État, avant d’avoir reçu leur charte des mains d’un prince ou par le vote de représentants du peuple, les institutions en formation sont des plus dangereuses et cherchent à vivre aux dépens de la société, à constituer un monopole à leur profit. Ainsi l’esprit de corps entre gens qui sortent d’une même école à diplôme transforme tous les « camarades », si braves gens qu’ils soient, en autant de conspirateurs inconscients, ligués pour leur bien-être particulier et contre le bien public, autant d’hommes de proie qui détrousseront les passants et se partageront le butin. Voyez-les déjà, les futurs fonctionnaires, au collège avec leurs képis numérotés ou dans quelque université avec leurs casquettes blanches ou vertes : peut-être n’ont-ils prêté aucun serment en endossant l’uniforme, mais s’ils n’ont pas juré, ils n’en agissent pas moins suivant l’esprit de caste, résolus à prendre toujours les meilleures parts. Essayez de rompre le « monôme » des anciens polytechniciens, afin qu’un homme de mérite puisse prendre place en leurs rangs et arrive à partager les mêmes fonctions ou les mêmes honneurs ! Le ministre le plus puissant ne saurait y parvenir. À aucun prix on n’acceptera l’intrus ! Que l’ingénieur, feignant de se rappeler son métier, difficilement appris, fasse des ponts trop courts, des tunnels trop bas ou des murs de réservoirs trop faibles, peu importe ; mais avant tout, qu’il soit sorti de l’École, qu’il ait l’honneur d’avoir été au nombre des « pipos » !

La psychologie sociale nous enseigne donc qu’il faut se méfier non seulement du pouvoir déjà constitué, mais encore de celui qui est en germe. Il importe également d’examiner avec soin ce que signifient dans la pratique des choses les mots d’apparence anodine ou même séduisante : telles les expressions de « patriotisme », d’ « ordre », de « paix sociale ». Sans doute c’est un sentiment naturel et très doux que l’amour du sol natal : c’est chose exquise pour l’exilé d’entendre la chère langue maternelle et de revoir les sites qui rappellent le lieu de la naissance. Et l’amour de l’homme ne se porte pas uniquement vers la terre qui l’a nourri, vers le langage qui l’a bercé, il s’épand aussi en élan naturel vers les fils du même sol, dont il partage les idées, les sentiments et les mœurs ; enfin, s’il a l’âme haute, il s’éprendra en toute ferveur d’une passion de solidarité pour ceux dont il connaît intimement les besoins et les vœux. Si c’est là le « patriotisme », quel homme de cœur pourrait ne pas le ressentir ? Mais presque toujours le mot cache une signification tout autre que celle de « communauté des affections » (Saint-Just) ou de « tendresse pour le lieu de ses pères ».

Par un contraste bizarre, jamais on ne parla de la patrie avec une aussi bruyante affectation que depuis le temps où on la voit se perdre peu à peu dans la grande patrie terrestre de l’Humanité. On ne voit partout que drapeaux, surtout à la porte des guinguettes et des maisons à fenêtres louches. Les « classes dirigeantes » se targuent à pleine bouche de leur patriotisme, tout en plaçant leurs fonds à l’étranger et en trafiquant avec Vienne ou Berlin de ce qui leur rapporte quelque argent, même des secrets d’État. Jusqu’aux savants, qui, oublieux du temps où ils constituaient une république internationale de par le monde, parlent de « science française », de « science allemande », de « science italienne » comme s’il était possible de cantonner entre des frontières, sous l’égide des gendarmes, la connaissance des faits et la propagation des idées : on vante le protectionnisme pour les productions de l’esprit comme pour les navets et les cotonnades. Mais, en proportion même de ce rétrécissement intellectuel dans le cerveau des importants, s’élargit la pensée des petits. Les hommes d’en haut raccourcissent leur domaine et leur espoir à mesure que nous, les révoltés, nous prenons possession de l’univers et agrandissons nos cœurs. Nous nous sentons camarades de par la terre entière, de l’Amérique à l’Europe et de l’Europe à l’Australie ; nous nous servons du même langage pour revendiquer les mêmes intérêts, et le moment vient où nous aurons d’un élan spontané la même tactique, un seul mot de ralliement. Notre ligne surgit de tous les coins du monde.

En comparaison de ce mouvement universel, ce que l’on est convenu d’appeler patriotisme n’est donc autre chose qu’une régression à tous les points de vue. Il faut être naïf parmi les naïfs pour ignorer que les « catéchismes du citoyen » prêchent l’amour de la patrie pour servir l’ensemble des intérêts et des privilèges de la classe dirigeante, et qu’ils cherchent à maintenir, au profit de cette classe, la haine de frontière à frontière entre les faibles et les déshérités. Sous le mot de patriotisme et les commentaires modernes dont on l’entoure, on déguise les vieilles pratiques d’obéissance servile à la volonté d’un chef, l’abdication complète de l’individu en face des gens qui détiennent le pouvoir et veulent se servir de la nation tout entière comme d’une force aveugle. De même, les mots « ordre, paix sociale » frappent nos oreilles avec une belle sonorité ; mais nous désirons savoir ce que ces bons apôtres, les gouvernants, entendent par ces paroles. Oui, la paix et l’ordre sont un grand idéal à réaliser, à une condition pourtant : que cette paix ne soit pas celle du tombeau, que cet ordre ne soit pas celui de Varsovie ! Notre paix future ne doit pas naître de la domination indiscutée des uns et de l’asservissement sans espoir des autres, mais de la bonne et franche égalité entre compagnons.

  1. Ruskin, The Crown of Wild Olive.