L’Évolution Française sous la Troisième République/Chapitre XI

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chapitre xi

l’éducation.

L’enseignement primaire. — Les résultats de la laïcisation. — L’instituteur. — Insuffisance de l’enseignement moral. — La pédagogie germanique. — Écoles primaires supérieures et professionnelles. — L’enseignement secondaire : l’empreinte impériale et monastique. — Le surmenage. — L’éducation du caractère. — Lycées de filles. — Renaissance universitaire. — Étudiants et professeurs. — Les droits de l’État.

La réforme des trois ordres d’enseignement entreprise par la troisième République présente ceci de particulier que l’unité n’y est qu’apparente. Le but poursuivi, les moyens employés et les résultats atteints diffèrent essentiellement, selon qu’il s’agit de l’enseignement primaire, de l’enseignement secondaire ou de l’enseignement supérieur. La réforme de l’enseignement primaire a soulevé de violentes polémiques et a nécessité, de la part de la nation, des sacrifices pécuniaires importants ; on en attendait de grands résultats qui ont tardé à se produire ; faute d’avoir été précédée ou accompagnée d’une réforme équivalente dans les idées et dans les mœurs, le résultat n’a pas répondu complètement aux espérances du législateur. Les circonstances ont, d’ailleurs, transformé la question scolaire en question politique, et l’entreprise s’est ainsi trouvée faussée dans son principe. L’enseignement secondaire a été amélioré après une série de tâtonnements et d’expériences de détail. Ce qui l’a le mieux servi, c’est peut-être la concurrence des établissements libres ; mais on n’a eu pour lui ni grandes ambitions, ni audaces généreuses. L’enseignement supérieur, enfin, a subi une transformation radicale qui, discrètement, mais résolument conduite, n’a été aperçue du public qu’au moment où elle s’achevait par la reconstitution des universités régionales.

Il entrait une sorte de confiance naïve dans l’ardeur avec laquelle les républicains entreprirent la réforme de l’enseignement primaire. Dans un discours célèbre prononcé à Belleville, le 12 août 1881, Gambetta appela l’école « le séminaire de l’avenir », « celui d’où sortiront des citoyens mûrs pour les difficultés de la vie intérieure et prêts aussi pour le service extérieur de la France ». Tous ceux qui travaillaient avec lui au relèvement national partageaient son enthousiasme ; ils aimaient à se répéter que le maître d’école allemand prépara la revanche d’Iéna et entrevoyaient les jeunes générations groupées autour d’instituteurs préoccupés uniquement d’associer leurs élèves aux espérances du lendemain, de les rendre aptes aux saintes besognes, aux forts labeurs qui leur semblaient réservés. Pour exécuter ce programme, il fallait, avant tout, réaliser l’unité de pensée et de sentiment, il fallait créer, en quelque sorte, une « âme collective » qui serait celle de la jeune France. La religion et la monarchie étaient, à ce moment-là, trop étroitement unies pour que la République pût confier en sécurité l’éducation de ses fils aux congrégations enseignantes ; mais, d’autre part, les passions religieuses étaient trop surexcitées, les excès de certains catholiques avaient trop attiré l’attention sur le « péril clérical » pour que la laïcisation s’opérât avec le calme et la mesure qui eussent convenu. Les républicains ne s’avisèrent point du danger de mêler la politique à l’éducation ; les idées généreuses et un peu utopiques dont ils s’inspiraient leur dissimulaient ce danger ; ils ne prirent pas assez de peine pour tenir leur loi scolaire au-dessus des querelles du jour.

La loi supprimait la « lettre d’obédience », simple certificat délivré par le supérieur d’une congrégation et qui tenait lieu de brevet de capacité à celui qui le recevait. Ce traitement privilégié constituait une profonde injustice à l’égard des instituteurs laïques : on s’étonne qu’un semblable régime ait pu subsister si longtemps. Les catholiques, eux, ne comprirent pas à quel point la lettre d’obédience choquait les instincts les plus légitimes de la démocratie ; il eût été habile de leur part d’en accepter la suppression ; l’énergie que mirent leurs représentants à en défendre le principe sollicita les représailles et accrut l’animosité, si bien que la majorité supprima complètement de la loi scolaire tout ce qui avait trait à la religion[1]. Les tempéraments que les libéraux s’étaient proposé d’y introduire n’auraient peut-être pas suffi à amener l’apaisement, mais ils l’auraient hâté ; ils auraient entravé, en tous les cas, le mouvement en faveur des écoles libres et empêché que l’éducation ne devienne une cause de discorde au sein de la nation. Il ne faut pas perdre de vue, en effet (nous le disions dans le chapitre précédent), que, si les Français ne sont pas dévots, ils n’admettent guère une éducation totalement dépourvue de sens religieux. C’est ainsi qu’un très grand nombre d’entre eux ont envoyé leurs enfants dans les écoles libres, bien que n’approuvant pas le but poursuivi par les fondateurs de ces écoles.

En 1890-91, il existait en France 81,990 écoles primaires, dont 67,318 écoles publiques et 14,672 écoles privées. Sur ce nombre total, 63,419 écoles étaient laïques et 18,571 congréganistes. Il restait encore 3,899 écoles publiques congréganistes[2]. Or, le 1er  octobre 1891 expirait le délai pour la laïcisation des écoles de garçons. On était curieux dans le Parlement et au dehors de connaître les résultats de l’œuvre de laïcisation scolaire qui se poursuivait depuis une dizaine d’années. Une enquête fut ordonnée ; les documents recueillis furent remis à une commission de statistique chargée de les interpréter et d’en tirer les conclusions. Le rapport de cette commission, rédigé par M. Levasseur, membre de l’Institut, porta sur la période 1879-1889. On constata tout d’abord une augmentation de près de 200,000 sur le chiffre des élèves inscrits ; la concurrence sera toujours bienfaisante ; mais la lutte entre l’Église et l’État avait, d’autre part, entraîné la disparition du plus grand nombre des écoles laïques privées : près de 1,800, contenant 100,000 élèves, avaient péri durant cette période. Quant aux écoles laïcisées, elles figuraient pour un chiffre de 5,063 ; en concurrence avec elles étaient nées 2,839 écoles libres congréganistes. Avant la laïcisation, les 5,063 écoles comptaient 648,824 élèves ; laïcisées, elles n’en avaient plus que 495,963, soit une perte de 152,861 élèves, tandis que les écoles libres récemment fondées en avaient acquis 354,473[3].

Beaucoup de ces écoles libres ont été fondées et continuent d’être soutenues par des hommes mêlés aux luttes politiques ou par des associations, comme la Société d’éducation et d’enseignement, dont les publications disent assez l’esprit ; elles ont, en général, un caractère nettement antirépublicain. Mais l’enseignement moral y est donné sous la forme religieuse, celle que la masse comprend le mieux ; il n’est peut-être pas impossible d’enseigner la morale en dehors de toute idée religieuse, bien que les tentatives faites jusqu’à ce jour ne soient guère encourageantes ; mais, pour le tenter, de quelle vigueur d’esprit ne faut-il pas être doué ? Quelles connaissances étendues ne faut-il pas posséder ? Voilà pourtant ce qu’on demande à de tout jeunes gens à peine dégrossis par leur passage à l’école normale d’instituteurs et qui seraient à peine en état de recevoir eux-mêmes l’enseignement si délicat qu’on les charge de donner à d’autres. Pour bâtir les écoles qui manquaient, les représentants de la nation n’ont pas ménagé les deniers publics[4] ; leur zèle s’est souvent traduit par des dépenses exagérées et un luxe inutile ; nul ne songerait, cependant, à critiquer les « palais scolaires » qu’ils ont élevés si l’on était certain que lesdits palais servent à former les citoyens que souhaitait Gambetta. Or, il ne suffisait pas de bâtir des écoles ni même de rédiger des programmes ; il fallait encore former des éducateurs ; on n’y a point songé ou, du moins, on n’y a guère réussi ; dans les programmes, on a fait une place à l’enseignement moral et civique, sans s’aviser qu’il ne suffit pas d’être honnête et patriote pour enseigner le patriotisme et l’honnêteté.

Les jeunes instituteurs qui sont venus en foule proposer leurs services possèdent, en général, une instruction d’ensemble incertaine, un jugement léger et facilement téméraire, une culture morale incomplète et une éducation professionnelle presque nulle. « Les études trop rapides, a dit un directeur d’école normale, sont fatalement superficielles ; aucune affirmation du maître ou des manuels ne peut être soumise à un sérieux contrôle. L’élève n’aperçoit jamais qu’une face des choses, celle qu’on lui présente… Le peu qu’il sait sur une question, c’est pour lui, trop souvent, la question tout entière ; aussi a-t-il une tendance à porter inconsidérément sur les hommes et les choses des appréciations téméraires et des jugements absolus. En classe, il lui arrive d’affirmer d’énormes sottises, d’un ton dogmatique qui semble défier toute contradiction, et c’est pitié de l’entendre exprimer des opinions intransigeantes sur des faits sociaux, politiques et religieux qui n’ont plus de mystères pour lui dès qu’il a lu dix lignes d’un mauvais petit journal[5]. » Pour atténuer ce que ce jugement contient de trop sévère, il faut rappeler que de nombreuses exceptions honorent le corps des instituteurs ; il faut aussi se souvenir de l’abnégation dont s’inspirent leurs actes[6].

Les bons conseils, assurément, ne leur manquent pas. « Ne croyez pas, leur dit-on, que vos chefs vous pèseront au poids des parchemins qu’ont acquis vos élèves ; attachez moins d’importance à l’obtention d’un brevet ou d’un certificat, plus d’importance aux bons instincts et à l’éducation morale. Le meilleur maître n’est pas celui qui se pare du plus grand nombre de succès dans les concours : c’est celui dont l’école a formé le plus d’honnêtes gens[7]. » Ce langage leur est tenu fréquemment, mais ils ne sont pas élevés de manière à le pouvoir comprendre, encore moins le mettre en pratique ; il leur reste toujours et malgré tout cette impression qu’ils ont une tâche politique à remplir ; qu’une fois pourvus d’un poste, ils auront à lutter contre certaines influences, à défendre certaines idées ; au lieu que le mot : laïque signifie neutre, non confessionnel, il a pris, quand il s’agit de l’école primaire, le sens d’antireligieux, en sorte « qu’une école cesse d’être laïque si on y prononce le nom de Dieu[8] ».

Même jugement faussé chez l’adversaire ; on a oublié tout ce que la loi scolaire renfermait de bon et d’utile, le principe d’obligation et de gratuité qu’elle consacrait et qui est si conforme aux aspirations de la démocratie ; on a oublié les programmes sagement établis, cette ardente volonté de bien faire qui animait les réformateurs, leur souci de ménager les transitions en ne laïcisant les écoles que peu à peu. Tout a disparu devant la controverse politico-religieuse que la loi provoqua et derrière laquelle s’abritent toutes les rancunes, toutes les haines du passé : on n’a plus vu qu’une chose dans la loi, les amendements qui n’y sont pas.

L’enseignement « moral et civique » qu’elle instituait n’a rien en lui-même d’antireligieux. Matthew Arnold, le célèbre écrivain anglais, conte comment, visitant des écoles communales de Paris, il assista à l’interrogatoire habituel que le maître pose aux tout jeunes enfants : À qui sommes-nous redevables de cette belle classe, de ces bancs, de ces jolies images ? — Au lieu du traditionnel : C’est à Dieu — l’élève répondit ces mots plus précis : C’est à la Patrie. Arnold se retira surpris, admirant la simplicité antique de cet enseignement. Qui peut prétendre que la disparition du mot Dieu ait, ici, correspondu à une pensée impie ? Mais quand il s’agit d’expliquer aux enfants les devoirs « envers la famille, envers les serviteurs, envers nos semblables », ou bien « les éléments de la morale sociale, les idées de justice, de charité, de fraternité[9] », le maître se trouve embarrassé. Aussi a-t-on rétabli discrètement dans les programmes détaillés des sections les mots : « devoirs envers Dieu[10] ». La permission ainsi donnée, le maître a peur d’en user : son enseignement ne serait facilité que s’il pouvait prendre Dieu pour centre de ses raisonnements. Or, en admettant que ses convictions personnelles ne l’en détournent pas, ce qui n’est pas toujours le cas, son intérêt le lui interdit : il craint de se compromettre et se borne à lire deux ou trois phrases d’un manuel quelconque : elles tombent, froides, compassées, mortes pour ainsi dire, dans l’esprit de l’enfant et y demeurent stériles. On peut dire qu’en ce moment en France, l’enseignement moral, dans les écoles publiques, existe à peine ; on en trouve une preuve indirecte, mais valable, dans les statistiques criminelles. En inaugurant par un remarquable discours un récent congrès international de sociologie, sir John Lubbock, chancelier de l’Université de Londres et membre de la Chambre des communes, rappela les grands efforts éducatifs accomplis par l’Angleterre depuis 1870 et leur attribua très légitimement l’amélioration qu’il se plut à constater dans la criminalité. « La moyenne des personnes ordinairement dans nos prisons, dit-il, est tombée de 12,000 à 5,000. La moyenne annuelle des condamnés à la prison pour de graves délits est tombée de 3,000 à 800. Sous le rapport des crimes commis par la jeunesse, le résultat est surprenant, et le nombre annuel des jeunes gens condamnés est tombé de 14,000 à 5,000. » On ne saurait méconnaître la relation étroite qu’accusent ces chiffres entre l’éducation et la criminalité. Ils sont de nature à réjouir ceux qui croient à l’influence bienfaisante de l’instruction populaire sur les mœurs et les idées, mais force nous est de constater en même temps que les statistiques criminelles françaises accusent, elles, une inquiétante augmentation du nombre de crimes et de délits, et spécialement de ceux qui sont commis par de très jeunes gens, en sorte que, « loin d’entendre célébrer et bénir comme en Angleterre la diffusion de l’instruction, beaucoup d’esprits en viennent à douter de sa vertu, et d’autres, plus violents, à la dénoncer même comme un fléau[11] ».

Faudra-t-il réintégrer Dieu dans l’école primaire ? La question a été posée[12] timidement ; on n’y a pas encore répondu ; mais il est douteux que la réponse soit négative. Peu à peu on se rend compte que cette question-là n’a rien à voir avec celle de la laïcisation du personnel. Les congréganistes, sortis de l’école, n’y rentreront pas ; mais on s’aperçoit que tout n’est pas bon à expulser dans leur bagage pédagogique, et que si l’heure est venue de se passer de leur concours, il sera plus difficile de se passer entièrement de leurs doctrines.

Ce n’est pas seulement l’enseignement moral, c’est aussi l’enseignement général qui a produit un certain désenchantement ; ici, il est vrai, le mal est moindre, et le remède plus à portée. On a trop attendu du simple contact de la science, de la contemplation béate de la nature, tant pour former les élèves que pour préparer les maîtres. Il y a eu abus de musées, de monographies ; les leçons de choses ont envahi les manuels et alourdi les méthodes ; ce cadeau de la pédante Allemagne s’approprie mal à l’esprit français, apte à subir l’influence des idées et celle des hommes bien avant celle des choses. Sans admettre avec M. Francisque Bouillier que « les élèves d’avant 1871 en savaient tout autant, sinon davantage, que ceux qui leur ont succédé depuis le règne de la pédagogie[13] », on se demande s’ils ne comprenaient pas mieux ce qui leur était enseigné et si les quelques notions très irrégulièrement semées dans leur esprit n’y germaient pas plus à l’aise que ne le peuvent faire les notions soigneusement étiquetées et cataloguées dont on les gave aujourd’hui.

Et quant à la nature, pas plus que la science, elle n’exerce d’action directe et immédiate sur l’enfant. L’âme humaine est recouverte d’une sorte de vernis animal dont elle doit être dépouillée premièrement. « Menez un soir quelques-uns de vos élèves, a écrit M. Buisson, le très distingué directeur de l’enseignement primaire, à quelques pas de la dernière maison du village, à l’heure où s’éteignent les bruits du travail et de la vie, et faites-leur lever les yeux vers le ciel étoilé. Ils ne l’ont jamais vu ; ils n’ont jamais été saisis de cette pensée des mondes innombrables et de l’ordre éternel, de l’éternel mouvement de l’univers. Éveillez-les à ces idées nouvelles !… » Ce sont là de belles illusions. Pour être saisi par la pensée de l’ordre éternel des choses, il faut avoir déjà beaucoup songé et beaucoup appris. Ce qui indique d’ailleurs que l’on a fait fausse route, c’est la déplorable apathie dans laquelle retombent, après l’école, ceux qui l’ont le plus assidûment fréquentée[14] et qui ont paru le mieux profiter de ses enseignements. Il faut se garder d’observer les effets de la loi scolaire dans les villes, sur les enfants des ouvriers, lesquels vivent dans un milieu où les occasions de s’instruire sont déjà plus nombreuses et où l’instruction est plus appréciée. C’est dans les bourgs, dans les villages, dans les hameaux, qu’il importe d’en étudier les conséquences. Les paysans, après tout, représentent la grande masse de la population ; et s’ils demeurent dans l’ignorance, pendant que les autres classes de citoyens s’instruisent, une fissure profonde se creusera dans le sein même de la nation. Or, c’est un fait qui frappe tous les esprits impartiaux : l’instruction répandue si généreusement ne pénètre point les milieux ruraux. Les enfants achèvent leurs classes, obtiennent même le certificat d’études, mais ils donnent à ceux qui les examinent l’impression d’un fiasco pédagogique. On sent qu’ils ont retenu, qu’ils n’ont pas compris ; et ce qu’ils ont retenu, ils l’oublient aussitôt après l’école. Ne faudrait-t-il pas en revenir à ces cours d’adultes institués par la Convention, et que dans chaque commune le maître d’école avait mission de donner une fois par semaine, pour les citoyens, sans distinction d’âge ni de sexe ? Il est douloureux de penser qu’après cent ans nous en sommes encore là. On ne lit guère les livres ; on ne lit que les journaux. Il y a disette absolue de conférences ; les municipalités rurales ne songent pas en organiser même sur des sujets techniques d’utilité immédiate.

À côté de l’enseignement primaire, l’enseignement primaire supérieur a été créé presque de toutes pièces[15]. « Ce n’est pas le collège dégénéré, a dit M. Ch. Dupuy, dans une de ses circulaires ministérielles ; c’est l’école perfectionnée. Il s’agit d’associer un complément d’instruction générale avec un commencement d’instruction professionnelle. » Les programmes en ont été rédigés de façon à répondre à cette heureuse définition. L’histoire moderne, la géographie commerciale, les langues vivantes, des notions de droit usuel et d’économie politique, la comptabilité et quelques travaux manuels s’y superposent ingénieusement au programme de l’école primaire. Les enfants qui fréquentent ces écoles ont pour destinée « probable de remplir un de ces nombreux emplois d’ordre moyen que l’agriculture, le commerce, l’industrie offrent aux travailleurs avec la perspective d’une position de plus en plus aisée, mais toujours modeste[16] ». En 1891, 2,353 garçons et 1,240 filles se sont présentés pour l’obtention de bourses aux écoles primaires supérieures ; en 1893, 2,705 garcons et 1,265 filles. En 1889, 7,869 élèves sont sortis des écoles de garçons : un relevé détaillé a permis de constater que les diverses professions choisies par ces 7,869 garçons étaient bien en rapport avec le but qu’on se proposait. Environ 20 pour 100 sont entrés dans le commerce, 27 dans l’industrie, 7 dans l’agriculture, 6 dans l’enseignement ; 3 pour 100 sont entrés dans les banques, 1 et demi dans les chemins de fer, 2 dans l’armée, 4 dans l’administration ; 7 pour 100 ont passé dans les écoles spéciales préparatoires à différentes professions. Un moment, on avait craint que les élèves des écoles primaires supérieures n’allassent grossir le nombre déjà si élevé des candidats aux emplois de l’État. En 1889, sur 7,869, il ne s’en est trouvé que 294 pour suivre cette voie. Cette crainte n’était donc pas justifiée ; il y a lieu de s’en féliciter. C’est la preuve que l’école primaire supérieure répond à un besoin, et qu’elle a été organisée comme il convenait.

De même qu’une commission scolaire municipale est instituée dans chaque commune pour surveiller et encourager la fréquentation des écoles, auprès de chaque école primaire supérieure, un comité de patronage doit veiller aux intérêts matériels des élèves et à la bonne tenue de l’école. Il y a là tout un embryon d’organisation[17] dont le développement rendra les plus grands services si l’on ne s’écarte pas de la pensée qui l’a fait naître. On peut faire de l’école primaire supérieure un centre de culture remplissant le rôle que, dans bien des endroits, l’école primaire n’a su ni pu remplir. Une expérience inutile et dangereuse si elle doit être généralisée, intéressante si elle demeure unique, a été faite en 1888. 22 jeunes gens de quatorze à seize ans, choisis parmi les meilleurs élèves des écoles primaires supérieures de Paris, ont été placés dans une classe spéciale du lycée Charlemagne pour y recevoir l’enseignement classique : on voulait se rendre compte de la possibilité pour ces jeunes gens de se préparer en trois ans au baccalauréat ès lettres. La ville de Paris a, en outre, créé au collège Rollin des bourses d’externat spécialement réservées aux élèves d’élite sortant des écoles primaires supérieures.

À côté de l’enseignement primaire supérieur, mais ayant avec lui plus d’un point de contact, grandit l’enseignement professionnel. La loi du 11 décembre 1880 a réglementé, sous le nom d’écoles manuelles d’apprentissage, les écoles publiques ou libres fondées en vue de développer chez les jeunes gens qui se destinent aux professions manuelles les connaissances techniques, et leur a assimilé celles des écoles primaires supérieures où il existe des cours ou des classes d’enseignement professionnel. On avait cru remarquer que la valeur de l’ouvrier, dans presque tous les corps de métiers, tendait à s’abaisser. C’est ce qui a amené les pouvoirs publics à se préoccuper de cette si importante question. L’État a créé trois écoles nationales professionnelles, à Voiron, Vierzon et Armentières (1886-1887). Bien des villes industrielles l’avaient devancé : c’est là ce qui donne à cet enseignement un caractère tout spécial et lui assure un avenir fécond[18]. L’impulsion a surtout été locale ; de vieilles fondations se sont développées : telles les fameuses écoles de la Martinière à Lyon, créées par legs du général Martin, qui naquit à Lyon en 1735 et mourut à Lucknow en 1800, après une existence bizarrement remplie ; ou bien les chambres de commerce ont agi : ce fut le cas pour l’école française de bonneterie, fondée à Troyes en 1888 ; ou bien même c’est l’initiative individuelle qui s’est manifestée : le principal du collège de Saumur a obtenu de créer ainsi, à ses frais, auprès de son collège, une école industrielle. Ces écoles ont donc ce qui manque en général à nos établissements d’instruction publique : la diversité. Elles échappent à cette manie d’unité, d’uniformité, qui a paralysé tant d’efforts et de bonnes volontés. Le danger est qu’à coups de règlements, de décrets et de circulaires, on en arrive à les rendre de plus en plus semblables les unes aux autres et à leur enlever toute leur élasticité.

Un grand nombre de sociétés privées aident à la diffusion de l’enseignement. Ce sont : la Société pour l’instruction élémentaire, fondée en 1815 par Carnot ; les Associations polytechnique et philotechnique, qui datent, l’une de 1830, l’autre de 1848 ; l’Union française de la jeunesse, créée en 1875 ; la Société académique de comptabilité de Marseille ; la Société philomathique de Bordeaux, créée en 1808 ; la Société d’enseignement professionnel du Rhône ; la Société industrielle d’Amiens ; le Cercle d’études commerciales de Limoges, et bien d’autres encore. Jamais ces sociétés ne seront trop nombreuses, ni assez actives. Il importe aux vieux pays d’Europe de franchir un pas difficile. Les connaissances que possède ailleurs le moindre des citoyens n’y sont encore ni assez complètes, ni assez répandues. Beaucoup de science élève, très peu de science grise. Si l’on ne devait pas pousser plus loin l’instruction populaire, on n’aurait fait qu’exciter des convoilises, attiser des haines et dévoyer des âmes.

Quand l’Université de France a accepté définitivement le régime de la concurrence pour ses établissements d’enseignement secondaire, et quand, se plaçant en face des établissements religieux, elle leur a dit : « Je vous enlèverai vos élèves en faisant mieux que vous », elle a remporté sur elle-même une de ces victoires qui sont à l’origine de tous les relèvements et qui autorisent toutes les espérances. Beaucoup, néanmoins, demeurèrent sceptiques et se demandèrent comment l’Université arriverait à se réformer elle-même, condition indispensable pour la lutte et le triomphe.

L’Université est une congrégation laïque fondée par Napoléon en vue d’une besogne précise et mesquine : mettre la jeunesse de tout un pays sous le même harnais. Son fondateur ne s’est pas contenté de lui donner des règlements ; il lui a fabriqué un état d’esprit, ce qui est pour une association l’entrave par excellence à tout progrès et à toute évolution. Il lui a insufflé cet esprit de hiérarchie qui rend l’obéissance passive et le commandement brutal, et lui a assigné, pour se mouvoir, un chemin désespérément étroit, uniforme et plat. Il l’a installée à l’ombre de son pouvoir protecteur, l’habituant à n’agir que sur son ordre et lui assurant le repos mental qu’entraîne l’irresponsabilité. La fascination qu’exerçait le génie de Napoléon, sa conception simple, sinon noble, de l’éducation, la grande lassitude que le drame révolutionnaire laissait après lui, enfin de vieilles habitudes de rigidité monastique, de discipline sombre et d’emprisonnement préventif, eurent pour conséquence que ce plan fut compris et réalisé de point en point ; de toutes les institutions impériales, il n’en est pas qui aient reçu du fondateur une empreinte plus profonde et plus indélébile ; on peut dire que les destinées de la France eussent été modifiées si sa pédagogie avait été différente, Les établissements d’instruction secondaire ont rempli leurs programmes et brisé les générations successives qui leur furent confiées. Les classes dirigeantes ont témoigné la plus complète inaptitude non seulement à diriger le pays, mais à se diriger elles-mêmes. Il a fallu cette formidable leçon de choses, la guerre de 1870, pour éveiller la nation, la tirer de sa torpeur, lui rendre le sens de ce que nul ne lui apprenait plus, la vie virile, l’art de vouloir et d’agir.

Dans l’histoire des doctrines de l’éducation qu’écriront nos petits-fils, l’étrangeté incolore de la période qui s’achève apparaîtra bien plus nettement qu’elle ne le fait à nos yeux. On ne l’expliquera que par les bouleversements que les découvertes scientifiques ont fait subir aux conditions de la vie matérielle des individus, et aussi par la montée lente et incessante du flot démocratique qui a hypnotisé les esprits et troublé les idées. Comment concevoir sans cela cette indifférence pour la formation de l’homme, quand on sait que de cette formation dépendent l’avenir de la nation et la grandeur de la race ? Que le moyen âge ait été tout près d’ériger en maxime pédagogique le mépris du corps[19], cela se comprend, puisque sa tendance était de placer hors de ce monde l’idéal de la vie et d’offrir les biens éternels comme but suprême aux efforts des vivants. Mais que dans un temps où la concurrence est si âpre et si universelle, où toutes les forces sont nécessaires pour parvenir, où la vie est sans cesse assimilée à une bataille, on néglige toute une portion de l’être humain ; que l’on ne cherche qu’à meubler l’esprit, sans tremper le caractère ni développer l’équilibre corporel, c’est là ce qui est fait pour confondre l’imagination.

Et pourtant cela est ainsi. Personne, durant de longues années, ne s’est avisé que le lycée était une honnête pépinière de fonctionnaires consciencieux, routiniers, condamnés à la médiocrité, faits pour être conduits. Ceux qui s’occupaient de pédagogie ne semblaient point se douter qu’on y pût quelque chose ; ils publiaient des ouvrages incroyablement vides, sans souffle, sans génie, sans originalité même, où la préoccupation de discipliner, de briser, de dompter, se manifestait exclusivement[20]. À l’heure où s’achevait en Angleterre cette merveilleuse transformation de l’éducation scolaire qui est la cause première et fondamentale de tout l’accroissement de puissance dont l’Empire britannique a bénéficié en ces derniers temps, personne en France ne songeait à en étudier le secret. Quelques appels isolés[21] avaient bien retenti çà et là, mais on ne voulait voir dans ces manifestations que la plainte d’un rêveur ou les craintes chimériques d’un exalté.

Il s’en fallait que tous, dans l’Université, fussent satisfaits de leur sort. Les professeurs avaient déjà — ce qui les distingue si honorablement aujourd’hui — un dévouement sans bornes, une absolue dignité de vie et la conscience de travailler à une tâche ingrate, mais noble. Ils souffraient moins de la modestie de leur existence que du manque de considération ; s’ils ne pouvaient d’eux-mêmes s’élever à une conception de leur rôle pédagogique supérieure au courant d’idées qui les portait, ils conservaient du moins une certaine indépendance de jugement ; ils conservaient aussi quelques préférences démocratiques mélées à quelques habitudes d’esprit un peu frondeuses et parfois un peu voltairiennes. Tel était le personnel que la troisième République trouva en fonction et dont elle n’eut pas de peine à gagner les sympathies. Quant aux lycées et collèges, ils participaient du délabrement général des établissements scientifiques. On avait bien élevé çà et là des constructions grandioses et impratiques ; mais derrière les façades en pierre de taille les cabinets de physique demeuraient vides, les laboratoires de chimie restaient déserts[22].

Tout d’abord, on s’occupa des programmes. En France, l’enseignement secondaire avait longtemps été uniforme ; il comportait l’étude du grec et du latin, se terminait par la classe de philosophie et avait pour sanction le baccalauréat ès lettres. En 1852, on avait créé ce qu’on appelait la bifurcation. Les élèves sortant de la troisième et plus spécialement doués au point de vue scientifique pouvaient ainsi parvenir en deux ans au lieu de trois au baccalauréat ès sciences, terme de leurs études. En 1865, M. Duruy créa l’enseignement secondaire spécial. On a dit du célèbre ministre qu’il fut un « précurseur de la République » ; et de fait, par sa croyance au progrès, par sa conception de l’éducation et des mœurs publiques, M. Duruy appartenait tout entier à la période réformatrice et novatrice qui s’est ouverte au lendemain de la guerre. La création de l’enseignement secondaire spécial devait, dans sa pensée, procurer aux jeunes gens qui se destinaient à l’agriculture, à l’industrie ou au commerce, une instruction rapide, sans grec ni latin. Le principal avantage de cet enseignement consistait dans sa durée réduite à quatre années ; or, en 1881, on ajouta une cinquième année, et, en 1886, une sixième. L’enseignement spécial perdait ainsi sa raison d’être. D’autre part, on se plaignait unanimement de l’influence néfaste exercée par le baccalauréat sur les études classiques.

Le conseil supérieur de l’instruction publique avait devant lui une besogne particulièrement délicate ; de l’ensemble des plaintes, des critiques, des projets, des vœux formulés de toutes parts, rien ne se dégageait qui pût servir d’indication ; le but même à atteindre demeurait imprécis. Chacun sentait la nécessité des réformes ; personne ne savait dans quel sens les accomplir. Des réquisitoires ingénieux et séduisants avaient été dressés contre les études classiques ; la guerre leur était déclarée par les universitaires mêmes[23] ; ils s’essayaient à la liberté de pensée et rédigeaient des plans d’amélioration avec toute la bonne volonté et la gaucherie qui distinguent les esprits récemment émancipés. On prônait les sciences exactes, escomptant les effets d’une philosophie cachée, voire même d’une morale inédite dont elles auraient contenu les précieux germes[24] ; et surtout on n’appréciait plus, en fait de connaissances, que la quantité, si bien que les programmes allèrent se surchargeant sans cesse, les nomenclatures s’allongeant, les examens se multipliant, et qu’on put entrevoir, dans l’avenir, la France soumise au régime du mandarinat.

Peut-être la tâche eût-elle semblé moins laborieuse si le conseil supérieur s’était trouvé différemment composé ; si, à côté des représentants de la pédagogie officielle, on avait su faire une place aux représentants de tous les grands intérêts sociaux[25]. Mais l’Université n’en était pas encore à se laisser pénétrer par les souffles du dehors. Le vieil esprit de l’institution pesait encore trop puissamment sur ses assemblées pour que ceux qui y siégeaient ne ressentissent pas quelque effroi à l’idée de prendre conseil d’hommes n’appartenant pas à leur corporation, n’ayant pas, sur bien des points, les mêmes idées, les mêmes habitudes d’esprit, disposés à considérer les choses sous un angle différent. Or, tenus en dehors de ce qui concerne l’éducation de leurs enfants, n’étant appelés au lycée que pour quelques fêtes rares et solennelles, les parents se désintéressent de ce qui s’y passe. On leur a dit : Nous allons élever vos enfants, ne vous mélez de rien, — et ils ont pris cette recommandation au pied de la lettre. Une seule chose les passionne : l’examen. Perdre une année faute de quelques points leur paraît l’infortune suprême, et ils n’ont pas tout à fait tort en ce temps de concurrence réglementée où, dans beaucoup de carrières, la valeur et l’effort individuels n’arrivent point à primer l’ancienneté. Qu’on ajoute à cela les incessants progrès de la science, la succession des découvertes qui modifient les points de vue et transforment les méthodes, et l’on comprendra comment, à l’heure même où l’opinion commençait à se préoccuper du surmenage, l’Université en vint, avec la ferme intention d’alléger ses programmes, à les surcharger encore davantage !

Dès qu’on parla de surmenage, l’Académie de médecine estima que la chose était de son ressort, et qu’une incursion de sa part dans le domaine de l’instruction publique serait de tous points légitime. Mais pas plus l’Académie de médecine que le conseil supérieur ne s’avisèrent qu’il y avait là autre chose qu’une question de programmes ; avant de décider que le cerveau travaillait trop, il n’était pas inutile cependant de se souvenir des muscles qui ne travaillaient pas assez, en sorte que l’équilibre se trouvait rompu. Ce fut l’initiative privée qui s’exerça cette fois, pour organiser au sein de l’Université, — et d’abord un peu malgré elle, — les exercices physiques, et pour rappeler qu’on peut faire de l’éducation morale avec de l’éducation physique, et qu’en tous les cas on n’en fait point avec de l’enseignement tout seul.

La religion occupe, au lycée, une place accessoire et peu considérée ; mais cela n’a pas, au point de vue moral, le même inconvénient qu’à l’école primaire. Le lycéen a souvent reçu de sa famille une empreinte de foi religieuse, de vertu sévère ou tout au moins de patriotisme convaincu. Il est rare que sa conscience ne soit pas éveillée. Ce qui lui manque, c’est le caractère ; on ne lui apprend pas à vouloir ; on ne lui laisse pas l’usage de sa liberté ; on ne l’exerce pas à l’iniliative et à la décision, et comment les maîtres le pourraient-ils quand ils sont eux-mêmes dépendants à l’excès, inspectés, surveillés, emmaillotés pour ainsi dire[26] ? Si les établissements libres avaient su organiser cette éducation de caractère, même à dose restreinte, abaisser les murailles, rendre la vie facile et joyeuse aux enfants, les habituer progressivement à la liberté, rien n’eût sauvé les lycées : ni les dépenses généreusement votées pour en rebâtir les murailles vétustes et en améliorer l’aménagement et le mobilier, ni les sacrifices consentis pour abaisser le prix de la pension, augmenter le nombre des bourses, faciliter à tous l’accès de l’instruction secondaire. Mais, bien qu’en lutte ouverte avec l’Université, les établissements libres participaient de son esprit et de ses traditions ; à ses procédés pédagogiques, la plupart se bornaient à superposer une action religieuse très fortement exercée ; ils redoutaient également l’esprit de liberté et l’esprit d’innovation.

Pendant la période décennale 1876-1887, les établissements d’enseignement secondaire de l’État avaient gagné 10,907 unités ; de 1887 à 1891, ils en ont perdu 6,188. La population des lycées et collèges était en 1887 de 89,902, et en mai 1891 elle n’était plus que de 83,714. Cette diminution porte pour les quatre cinquièmes sur l’internat. Pendant ce temps les établissements ecclésiastiques ne cessaient de s’accroître d’une progression lente, mais continue : de 309 qu’ils étaient en 1876 avec 46,816 élèves, ils passèrent à 349 en 1887 et à 352 en 1891 ; ils ont alors 51,287 élèves. Il convient d’ajouter 139 petits séminaires avec plus de 20,000 élèves. Ces chiffres permettent de constater que les élèves perdus par l’État n’ont point passé aux établissements ecclésiastiques, puisque ces derniers n’ont gagné que 1,200 élèves alors que l’État en perdait 6,000[27]. Plusieurs motifs peuvent être invoqués pour expliquer cette perte : le décret de 1887, qui a relevé le prix de la rétribution scolaire, les énormes progrès de l’enseignement professionnel et utilitaire. Mais il est certain que l’insignifiance de l’éducation morale, le souci trop exclusif des succès aux examens et l’oubli des conditions propices à la formation du caractère et au développement de la virilité y sont pour beaucoup.

Si le zèle des congréganistes en a été stimulé, on ne saurait marquer trop d’admiration pour la façon dont l’Université en a accepté les conséquences. En vain lui a-t-on suggéré la possibilité d’obtenir une législation protectrice ; elle n’a pas même demandé la réapplication des décrets de 1880, qui avaient désorganisé momentanément les collèges des Jésuites[28]. Elle s’est contentée des armes de liberté qu’elle avait noblement choisies. Seulement la lutte reste âpre, quoique sourde, et c’est pourquoi les universitaires ont médiocrement goûté l’appel à « l’esprit nouveau » formulé en 1893 par leur grand maître d’alors, M. Spuller.

La République a fait plus pour l’enseignement secondaire des filles que pour celui des garçons. On peut presque dire qu’elle l’a créé. L’histoire de l’enseignement des filles est celle des retards indéfinis que la routine administrative, d’une part, l’instabilité politique, de l’autre, ont opposés aux progrès reconnus dès longtemps comme indispensables. C’est l’Assemblée constituante qui a proclamé le principe de l’égalité des sexes en matière d’éducation. Lakanal fit décréter par la Convention que chaque école primaire serait divisée en deux sections, l’une pour les garçons avec un instituteur, l’autre pour les filles avec une institutrice[29]. Rien de pratique ne sortit de cette décision ; elle resta lettre morte. Le statut du 17 mars 1808, qui posa les bases de l’Université impériale, ne fit pas mention des écoles de filles. Un rapport, rédigé en 1810 par Mme de Genlis pour l’Empereur, constata des abus, des négligences sans nombre. Mêmes constatations vingt et un ans plus tard, sous la plume de M. de Montalivet s’adressant au roi Louis-Philippe[30]. Une ordonnance de 1836 détermina enfin les conditions dans lesquelles pouvaient être établies les écoles de filles ; mais l’obligation pour les communes d’en établir ne fut inscrite dans la loi que par la seconde République. Pour l’enseignement secondaire la lutte fut plus longue encore. Sans doute, Mme Campan avait conçu de vastes projets qu’elle put croire un moment près de se réaliser. Mais Napoléon ne les apprécia guère et s’en tint, pour les maisons de la Légion d’honneur, à un plan plus modeste. En dehors des pensionnats religieux, qui se multiplièrent vers le milieu du présent siècle, il n’y eut que les cours, dont la vogue fut, à un moment, très considérable ; ils visaient pour la plupart à donner le goût de l’étude plutôt qu’à instruire. Dus à l’initiative privée, ils conquirent peu à peu les sympathies officielles ; l’Université prêta ses professeurs, donna même l’hospitalité de la Sorbonne. L’heure enfin sonna de créer un enseignement secondaire régulier pour les filles. Ce fut l’objet de la proposition Camille Sée qui, déposée à la Chambre en octobre 1878, et amendée par Paul Bert, aboutit, sous le ministère Jules Ferry, à la loi du 21 décembre 1880[31].

Cette loi souleva des tempêtes ; la modération et la sagesse de ses principales dispositions furent méconnues. On eût dit, à entendre les déclamations de ses adversaires, qu’elle instituait un enseignement basé sur une assimilation monstrueuse entre la femme et l’homme. En réalité, elle continuait les traditions pédagogiques de Mme de Maintenon, dont s’étaient écartées les fondatrices de pensionnats religieux. À peine l’avait-on promulguée qu’une école normale s’ouvrait à Sèvres pour en poursuivre l’application, que vingt-cinq projets de création de lycées de filles étaient adoptés, et que des négociations se trouvaient ouvertes avec de nombreuses municipalités en vue de multiplier le nombre de ces établissements. L’utilité d’une mesure législative se reconnaît à l’empressement que mettent les citoyens à en faire usage.

Ce qui est encore préférable dans une démocratie, c’est que la loi ait à consacrer l’initiative heureuse des citoyens. La reconstitution des universités régionales en a fourni l’occasion ; mais une semblable occasion se présente si rarement en France, que le législateur a semblé hésiter à la saisir, comme si l’entreprise l’eût inquiété par son audace et sa nouveauté. L’idée, pourtant, n’était pas nouvelle et n’avait pas été jugée audacieuse en des temps moins propices.

En 1815, Royer-Collard rédigea une ordonnance par laquelle l’Université impériale, disparaissant, faisait place à dix-sept universités régionales. Cette ordonnance ne vit pas le jour. Celui qui l’avait conçue était assez libéral pour apprécier la portée d’une telle réforme et en escompter les avantages, mais la plupart des Français n’eussent aperçu, dans cet acte, qu’une réaction de parti pris contre le régime précédent ; les universités régionales ne pouvaient vivre, d’ailleurs ; tout leur manquait. Il semble que Guizot et Victor Cousin aient eu des vélléités de reprendre le plan de Royer-Collard ; mais l’impopularité qui s’attachait alors à toute entreprise de décentralisation paralysa leur bonne volonté. La loi de 1850, qui détruisit l’Université en tant que corporation jouissant d’un monopole et d’une dotation, ne créa point d’universités ; elle se contenta d’organiser, au lieu et place de cette corporation, le département de l’instruction publique, c’est-à-dire l’enseignement de l’État à côté de l’enseignement libre. M. Duruy se trouvait un peu dans la même situation que Guizot. Il fonda pourtant cette École des hautes études, base première de la réforme et qui fut véritablement un foyer d’esprit — sinon de vie — universitaire. C’est après 1870 que le réveil eut lieu. On s’avisa tout à coup du rôle que les étudiants allemands avaient joué dans le rétablissement de l’Empire, et, par comparaison, on constata avec étonnement que la France n’avait pas d’étudiants.

Entendons-nous. Elle en avait neuf mille contre vingt-deux mille en 1893. L’écart est grand en quantité ; mais en qualité, il est immense. Les neuf mille suivaient quelques cours, ou plutôt étaient inscrits en vue de certains examens ; ils s’y préparaient, isolés, délaissés ; ils étudiaient ; ce n’étaient point des étudiants. Ce qui caractérise avant tout les étudiants, c’est la solidarité : solidarité dans les travaux, dans les amusements, dans l’effort, dans l’émotion, solidarité non seulement avec les camarades plus âgés ou plus jeunes qui arrivent et qui partent, mais avec les maîtres dans la recherche passionnée du progrès scientifique : une université individualiste où chacun ne travaillerait qu’à son propre avancement et ne songerait qu’à son propre avenir, serait une institution en quelque sorte contre nature. Loin de produire de la force collective, elle engendrerait le desséchement et la désagrégation. Chaque fois que la jeunesse d’un pays se trouve agglomérée dans un lieu de travail, si ce lieu est un foyer de vie nationale, c’est qu’il y a, entre ceux qui s’y trouvent réunis, excès de solidarité. Le critérium est certain ; car, pour que la solidarité soit suffisante dans le travail, elle doit nécessairement — lorsqu’il s’agit de jeunes hommes — être excessive dans l’amusement. Les peuples bien inspirés donnent aux manifestations joyeuses de leurs étudiants une importance extrême ; ils ont rarement à s’en repentir.

Vers 1875, les hommes politiques avisés sentaient bien que de ce chef une force manquait à la France ; mais ils s’imaginaient encore qu’une transformation dans l’organisation universitaire suffirait à y pourvoir. M. Waddington prépara un projet de loi qui créait sept universités au moyen d’un groupement des académies, celles de Caen, de Paris et de Rennes s’unissant pour former l’université de Paris, celles de Grenoble, Dijon et Clermont entrant dans l’université de Lyon… et ainsi de suite. Le projet était défectueux doublement : d’abord parce qu’une université, pour vivre d’une vie propre, ne doit pas être coupée en morceaux, et ensuite parce que le nom ne fait pas la chose, et qu’avant d’avoir des universités, il fallait former des étudiants. La loi de M. Waddington eut le sort de l’ordonnance de Royer-Collard ; elle resta dans les cartons. Le gouvernement ne pouvait pas grand’chose en cette affaire, et l’œuvre qu’il souhaitait d’accomplir devait êlre le fait d’hommes éminents qui, uniquement préoccupés de relever l’instruction publique, travaillaient depuis longtemps déjà, en dehors de toutes les fluctuations politiques au développement des facultés. M. du Mesnil fut l’un de ces hommes ; Albert Dumont en fut un autre, zélé, persévérant, infatigable. D’autres ouvriers vinrent ensuite qui, plus heureux, ont vu le couronnement de l’édifice : M. Liard, l’éminent directeur de l’enseignement supérieur, qui a lui-même exposé l’historique de la question ; M. Lavisse, dont l’éloquence a fait vibrer tant de fois la jeunesse des écoles… d’autres encore, placés moins en évidence, mais dont l’action et l’influence ne se sont pas exercées moins fortement dans une sphère plus restreinte.

Il fallait refaire les bâtiments, les cadres, l’outillage, refaire aussi les programmes. Les bâtiments étaient insuffisants ; en beaucoup d’endroits ils n’étaient pas convenables. L’outillage se trouvait incomplet et parfois même n’existait pas du tout. Les cadres demandaient à être élargis. Les programmes étaient en désaccord avec l’état de la science, surtout en ce qui concerne la médecine et la licence ès lettres. La transformation commença très modestement vers 1879 à Lyon, à Douai, à Bordeaux, à Paris, à Montpellier.

En moins de trois ans il y eut des groupes d’étudiants çà et là ; le germe réformateur se multipliait. Le Parlement ne refusa pas les crédits nécessaires, assez modestes d’ailleurs. En 1883, on se livra à une enquête. Une question fut posée aux intéressés : Y a-t-il lieu de transformer les facultés en universités analogues à celles qui existent à l’étranger ? Dans la majorité des facultés on répondit : Oui. La tentation de présenter une loi en réponse à ces vœux se manifesta de nouveau. « Mais, dit M. Liard, on eut la sagesse d’attendre encore. On crut qu’il valait mieux mettre les facultés à même de faire les preuves de leur vocation universitaire, On leur donna pour cela une liberté qu’elles n’avaient jamais connue, des organes de vie commune entièrement nouveaux, et on leur dit : Vivez et agissez. Les universités seront la fin et la récompense[32]. » En effet, les décrets de 1885 rendirent aux facultés la personnalité civile, qui avait cessé d’exister en fait sinon en droit. Le conseil général fut créé, sorte de sénat universitaire qui, dans chaque académie, exerce des attributions scolaires, scientifiques, administratives, financières et disciplinaires. On poursuivit successivement la concentration des maîtres au sein de chaque faculté et la concentration des facultés au sein de chaque académie ; pendant ce temps, la concentration des étudiants s’opérait d’autre part. On cherchait moins à créer des ressources pécuniaires qu’à multiplier les liens qui unissent les facultés aux villes, aux régions, aux citoyens. À Lyon se fondait la société des Amis de l’Université lyonnaise, inspirée par l’esprit d’initiative qui distingue cette grande cité. Montpellier envisageait déjà l’opportunité des fêtes de son sixième centenaire pour affirmer l’intensité de ses aspirations et de sa vitalité universitaires. Mais le public n’était pas encore dans la confidence. Les journaux ne parlaient point. On s’indignait donc quand on voyait MM. Berthelot et Spuller transporter à Lille les facultés de droit et de lettres qui vivaient isolées à Douai. On criait à la centralisation en présence d’une mesure préparatoire à la plus complète et à la plus franche entreprise décentralisatrice que la France ait vue s’accomplir en ce siècle.

« Voilà cinq ans que dure l’expérience, écrivait en 1890 M. Liard, et sur plus d’un point elle a réussi au delà des espérances les plus optimistes. Le moment de la consécration ne saurait tarder beaucoup. Il faut au fait surajouter le droit. Ce n’est pas, qu’on veuille bien le remarquer, simple affaire de mots ou de vanités locales. Il ne faudrait pas dire : Telles qu’elles sont aujourd’hui, avec leurs conseils généraux, nos facultés ont un mode de vie comparable à celui des universités de l’étranger. Elles n’auraient qu’un nom de plus le jour où elles deviendraient des universités. Non ; aux groupes qu’elles forment aujourd’hui il manque deux choses essentielles : l’unité et la personnalité. Ces groupements se soutiennent sans doute, car ils reposent sur la bonne volonté et sur une espérance ; mais ils ne constituent qu’un état transitoire, et non pas un état définitif. Chacun des éléments qui les constituent est plus fort que Le tout, ce qui est une contradiction. Il a l’unité légale, le groupe ne l’a pas ; il a la personnalité civile, le groupe ne l’a pas davantage[33]. »

Le 22 juillet 1890, le gouvernement déposa au Sénat un projet de loi relatif à la constitution des universités. La discussion s’ouvrit le 10 mars 1892 ; une année et demie s’était écoulée à recueillir les avis du monde lettré, et surtout à écouter les doléances des villes qui se croyaient lésées. Les sénateurs étaient, en majorité, hostiles ; les intérêts locaux primaient une fois de plus l’intérêt général. La question, toutefois, n’est qu’ajournée ; il est à peu près impossible de l’éluder. En tous les cas, l’article 71 de la loi des finances du 28 avril 1893, en disposant que « le corps formé par la réunion de plusieurs facultés de l’État dans un même ressort académique est investi de la personnalité civile », a fait cesser l’anomalie fâcheuse que signalait M. Liard. Entre temps d’heureux progrès ont été réalisés. Les villes universitaires ont fait des sacrifices considérables : « Lyon a dépensé sept millions ; Bordeaux, trois ; Grenoble a donné pour ses facultés 720,000 francs et Caen près de 900,000. Depuis 1876, il a été créé, tant dans les facultés anciennes que dans les facultés de médecine et de droit nouvellement instituées, deux cent onze chaires magistrales, deux cents cours complémentaires, cent vingt-neuf maîtrises de conférences[34]. » Enfin la nature de l’enseignement s’est modifiée. « Ici, où dominaient les préoccupations professionnelles, on a mis plus de science, et là on a donné une tâche professionnelle aux facultés qui n’en avaient pas[35]. » Les étudiants sont devenus les associés des professeurs. « Ils ne reçoivent plus la science toute faite ; ils collaborent à sa confection ; ils participent aux recherches, aux tâtonnements, aux investigations de leurs maîtres[36]. »

Eux-mêmes ont uni leurs efforts en fondant des associations que les pouvoirs publics ont ingénieusement encouragés. L’Associalion générale des étudiants de Paris, fondée en 1884, comptait en 1893 près de 6,000 membres actifs[37]. Elle a joué un rôle actif en 1889, lors de l’inauguration du palais de la Sorbonne, qui attirait à Paris les représentants des universités du monde. Ses délégués ont participé, au dehors, à plus d’une solennité scientifique internationale. Si, en d’autres circonstances, elle a surpris et découragé quelques-uns de ses protecteurs et déterminé un courant d’opinion moins favorable à leurs vues, la la faute en est à ce cynisme qui a dominé trop longtemps la jeunesse française et contre lequel elle a peine à réagir, parce que la génération précédente ne l’y aide guère. À cet égard, la présence à Paris et dans d’autres grandes villes de nombreux étudiants étrangers doit être considérée comme un bienfait ; il y a vingt ans, le chiffre en était insignifiant ; il est considérable aujourd’hui. Leur influence n’aura pas été sans résultat ; ils apprennent à connaître une France que chez eux on ignorait, et ils donnent aux Français, leurs camarades, une plus juste notion du reste du monde,

On ne doit pas s’imaginer que les universités régionales, une fois reconstituées, bénéficieront d’une indépendance absolue. Le régime d’émancipation qu’elles ambitionnent paraîtrait intolérable au Sénat de Cambridge ou au Président de Yale ; elles pourront penser et agir plus librement ; c’est déjà beaucoup. Mais elles ne sauraient se soustraire à l’action de l’État, qui s’exerce désormais sur l’instruction publique en France d’une manière à peu près irrémédiable, À l’avènement de la troisième République, la question était encore indécise si l’État prendrait, oui ou non, la prépondérance définitive sur l’enseignement libre ; la République l’a résolue selon l’affirmative. Elle n’y était point obligée par son principe ; ce sont plutôt les circonstances qui l’y ont amenée. La résistance de l’enseignement libre a été opiniâtre ; elle a donné, par moments, l’illusion d’une demi-victoire, mais c’est là une illusion. Quand les haines politiques qui opposent à l’école primaire publique l’école primaire libre auront achevé de s’apaiser, celle-ci disparaîtra, parce que ses moyens de subsistance seront taris : elle ne recevra plus d’argent et ne suscitera plus d’enthousiasmes. Les tentatives faites en vue de créer un enseignement supérieur libre à Paris, à Angers, à Lille, à Lyon, à Toulouse, ont abouti à des mécomptes, et, là encore, la politique sert de soutien. Une seule fondation a prospéré : l’École libre des sciences politiques de Paris. C’est assurément l’une des plus belles créations du temps présent ; mais son succès est exceptionnel, comme son origine.

Et quant à l’enseignement secondaire, outre qu’il est de sa nature fictif et conventionnel, apte, par conséquent, à subir les métamorphoses les plus radicales, il importe de noter que nul effort sérieux et suivi n’a encore été fait par l’État pour en exclure ses rivaux. Nous avons indiqué déjà que l’Université avait noblement accepté la lutte à armes égales, mais si un de ses grands maîtres venait à prendre l’initiative d’une législation protectrice, la majorité de l’opinion le critiquerait à peine ; à coup sûr elle ne se révolterait pas, tant le sort de l’enseignement libre lui est devenu indifférent. Elle estime donc que l’éducation est un service d’État.

La tendance à attribuer à l’État un rôle pédagogique semble se fortifier de nos jours : de quelque côté qu’on se tourne, on aperçoit l’école primaire dirigée, inspectée ou convoitée par l’État[38] ; mais cette tendance n’est pas nouvelle. Longtemps les théologiens l’ont encouragée ; saint Thomas d’Aquin admet en termes formels le droit de l’État[39]. Les « lois et statuts » de l’Université faits et promulgués le 18 septembre 1600 par « l’ordre et la volonté » du roi Henri iv le proclament implicitement[40]. Du temps de Louis viv, la théorie demeure la même[41]. Aux approches de la Révolution, on disserte savamment et non sans pédanterie sur tout ce qui touche à l’éducation. La plupart des grandes pensées et des utopies de la Convention ont déjà été énoncées et discutées. Diderot et Helvétius se sont trouvés d’accord dans leurs protestations en faveur « d’une éducation nationale et civile confiée à des mains laïques et dirigée par l’État[42] ». Et Turgot déclare que « l’étude des devoirs du citoyen doit être le fondement de toutes les autres études[43] ». Le président Rolland, dans son Plan d’éducation des universités et collèges[44], propose que tous les établissements créés par l’initiative privée soient subordonnés aux collèges officiels, et, par arrêt du 6 août 1779, la Cour de Paris ordonne que dans toutes les villes où il y a des collèges, les maîtres de pension seront tenus d’y conduire « tous leurs pensionnaires étudiant la langue latine, à partir de la cinquième ». La vieille France, on le voit, n’était point libérale en matière d’éducation. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que la France moderne ait laissé prendre à l’État la prépondérance pédagogique. Il n’y aurait pas lieu non plus de s’en inquiéter outre mesure s’il ne s’agissait que de science. Asservir la science est impossible ; elle réside désormais à des hauteurs inaccessibles. Mais l’éducation comprend, autre chose que la culture de l’esprit ; pour faire un homme, on a besoin de liberté. Le pouvoir appartiendra peut-être, dans l’avenir, à des collectivités dont l’idéal humain aura été abaissé par les soucis matériels ou par une lutte pour l’existence trop longue et trop âpre ; et ces collectivités détiendront l’autorité universitaire ; quel usage en feront-elles ?…

  1. Votée par la Chambre en 1880, elle fut amendée par le Sénat. Jules Simon fit remplacer les mots : « Instruction morale et civique » par ces mots : « Devoirs envers Dieu et envers la Patrie ». Nous avons dit qu’un amendement fut introduit, en vue de laisser au Conseil départemental la faculté « d’autoriser les ministres des différents cultes ou leurs délégués à donner l’instruction religieuse dans les locaux scolaires, le dimanche, les autres jours de vacances et une fois par semaine, à l’issue de la classe du soir ». La Chambre repoussa ces modifications, et devant l’expression de sa volonté le Sénat céda et dut y renoncer. (Voir le chapitre précédent, La République et l’Église.) — S’autorisant d’une circulaire de M. Duvaux, en date de 1882, des instituteurs prirent sur eux, dans les Côtes-du-Nord, d’enseigner le catéchisme à l’école, en dehors des heures de classe. Interpellé à ce sujet en novembre 1891, M. Léon Bourgeois, ministre de l’instruction publique, déclara qu’il ne voyait rien là de répréhensible ; mais que si l’autorité ecclésiastique continuait dans certains diocèses à ajouter au catéchisme des chapitres sur les devoirs électoraux et sur le degré d’obéissance due à l’autorité civile, il interdirait cette pratique.
  2. Le total des écoles mixtes (filles et garçons) était de 19,380, dont 13,742 tenues par des instituteurs.
  3. Les principales congrégations enseignantes sont : les Frères des Écoles chrétiennes, qui ont des écoles dans 751 localités de France ; les Frères de Lamennais, qui en ont 337 (dont 302 en Bretagne, où ils donnent l’enseignement à 42,000 enfants) ; les Frères Maristes (299) ; les Frères de Saint-Gabriel (124) ; les Frères de Saint-Viateur (119) ; les Marianistes (85). — (Annuaire de la jeunesse, 1894.)
  4. Le budget de l’instruction publique pour 1893 était de 176 millions, sur lesquels 125 millions pour l’enseignement primaire.
  5. Le programme des Écoles normales, par É. Devinat, directeur de l’École normale. (Revue pédagogique, août 1892.)
  6. On sait que ce sont les instituteurs eux-mêmes qui ont demandé la suppression de l’exemption du service militaire dont ils bénéficiaient.
  7. Conseils aux instituteurs, tiré d’un Bulletin scolaire départemental.
  8. Le Temps du 4 octobre 1894. On comprend que les choses ne changeront que lorsqu’on aura retiré aux préfets la nomination des instituteurs et émancipé les inspecteurs d’académie de la tutelle préfectorale. Jusque-là l’instituteur sera choisi pour des motifs autres que des motifs scolaires et restera un agent politique.
  9. Programme des cours moyen (9 à 11 ans) et supérieur (11 à 13 ans).
  10. Id.
  11. Le Temps du 3 octobre 1894.
  12. Voir Instruction et Éducation, par M. Brunetière. — Revue des Deux Mondes, 1895.
  13. La Pédagogie et les Pédagogues, par M. Fr. Bouillier. (Correspondant du 25 août 1892.)
  14. Depuis que ces lignes sont écrites, un Congrès s’est tenu au Havre (septembre 1895), en vue d’étudier l’organisation de l’enseignement des adultes.
  15. Il compte aujourd’hui 236 écoles et 528 cours complémentaires. Les écoles primaires supérieures ont été réorganisées par décret du 21 janvier 1893.
  16. Ch. Dupuy, Circulaire de 1893.
  17. Il est malheureusement certain que, malgré les progrès réalisés, tout, en France, est plus ou moins en façade. Les Français ont besoin d’harmonie extérieure plus que de progrès réel. Un ministre croit avoir fait de grandes choses lorsqu’il a écrit de nombreuses circulaires ; et les renseignements officiels indiquent trop souvent comme accompli ce qui a été décidé. En temps de démocratie, les véritables résultats rapides et profonds s’obtiennent par les efforts de collectivités formées en dehors de la politique et du fonctionnarisme.
  18. Ces écoles dépendaient du ministère du commerce et du ministère de l’instruction publique. La loi de finances de 1892 a disposé que les écoles primaires supérieures professionnelles ayant des sections industrielles et commerciales relèveraient du ministère du commerce et prendraient le nom d’Écoles pratiques de commerce et d’industrie.
  19. Encore sait-on combien virile fut l’éducation des chevaliers qui étaient les « dirigeants » d’alors.
  20. Voir l’ouvrage de Mgr Dupanloup, De l’Éducation.
  21. Voir L’Éducation homicide, de Victor de Laprade.
  22. Voir Éducation et Instruction, par M. O. Gréard, 4 vol.
  23. Voir la Question du latin, par M. Raoul Frary. Les partisans des lettres y répondirent, avec M. Michel Bréal, que « ce serait pure folie de travailler de nos propres mains à détruire des études avec lesquelles tout notre passé est si intimement lié ». (De l’Enseignement des langues anciennes, par M. Bréal.)
  24. « Elle (la science) mûrit le caractère en lui communiquant par une sorte de contagion la fixité des lois naturelles. Elle lui apprend tout ensemble l’obéissance et la liberté, en l’affranchissant des tutelles inférieures pour le courber devant la seule autorité respectable ; elle le délivre des superstitions et lui donne l’indépendance véritable en le soumettant à un maître unique. De plus, la science est une poésie et une religion ; elle secoue l’âme du noble frisson de l’immense et de l’éternel, et en l’agrandissant l’élève et par là la purifie. » Berthelot, La crise de l’enseignement secondaire. La science éducatrice. (Revue des Deux Mondes du 15 mai 1891.)
  25. Un vœu dans ce sens a été formulé par M. Joseph Reinach dans une des discussions relatives au budget de l’instruction publique.
  26. Un mouvement de réforme est né dans le sein de l’Université ; appuyés par la compétence et l’autorité de M. H. Marion, professeur de pédagogie à la Faculté des lettres de Paris, un certain nombre de proviseurs et de professeurs ont eu des initiatives heureuses ; il est impossible néanmoins de prévoir ce qu’il adviendra de leurs entreprises : il y a bien là le germe d’une transformation, mais son développement est combattu par de faux partisans des idées réformatrices. — Voir les ouvrages de M. Marion, et notamment son rapport à la commission chargée d’étudier les améliorations à introduire dans le régime des établissements d’enseignement secondaire, 1889. — Quant à l’enseignement lui-même, une plus grande liberté est accordée aujourd’hui à celui qui le donne ; on le tient moins étroitement captif dans les liens de la tradition ; son talent et ses succès excuseront de sa part bien des hardiesses qui eussent paru suspectes, il y a quelques années.
  27. Quant à l’enseignement libre laïque, sa chute a été rapide : 494 établissements secondaires et 30,000 élèves formaient son bilan en 1876. En 1887, il comptait 302 établissements et 20,000 élèves ; en 1891, 250 établissements et 15,000 élèves.
  28. En 1865, les Jésuites possédaient en France 14 établissements d’enseignement secondaire avec 5,074 élèves. En 1876, ils en possédaient 27 avec 9,131 élèves.
  29. Décret du 27 brumaire an iii (17 novembre 1794).
  30. « Un certain nombre d’écoles rangées parmi les écoles de garçons, écrivait le ministre, comprennent des enfants des deux sexes. — Tout porte à croire que les écoles spécialement destinées aux filles ont été laissées dans une situation encore plus déplorable que celle des garçons. »
  31. Voir sur cette question les très intéressants exposés de M. Gréard, vice-recteur de l’Académie de Paris, dans le troisième volume de son ouvrage : Éducation et instruction.
  32. Universités et facultés, par L. Liard.
  33. L. Liard, Universités et facultés.
  34. Paul Melon, L’enseignement supérieur et l’enseignement technique en France.
  35. Id.
  36. Rapport de M. Ch. Dupuy sur le budget de l’instruction publique, 1893.
  37. Annuaire de la Jeunesse, 1894.
  38. Il est à remarquer que le monde anglo-saxon n’échappe pas, sur ce point, au courant général. Si d’ailleurs le mouvement a été plus tardif et plus lent en Angleterre, c’est que l’industrie privée y forme le citoyen désiré d’après un type défini, le même pour tous. Sous une diversité d’apparences, on peut dire que l’unité se trouve réalisée à tel point que l’État ne saurait la rendre plus complète.
  39. Contra impugnantes religionem.
  40. Le désacord entre l’État et l’Église est même prévu. L’article 23 spécifie que dans l’enseignement de la faculté « rien ne sera contraire aux droits et à la dignité du roi et du royaume ». (Compayné, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France, t. ii.)
  41. Voir les Mémoires sur les ordonnances.
  42. Compayré, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France, t. ii.
  43. Mémoires au roi.
  44. Présenté le 13 mai 1768 aux Chambres assemblées du Parlement de Paris.