L’Évolution actuelle de la littérature italienne - A. Fogazzaro

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L’Évolution actuelle de la littérature italienne - A. Fogazzaro
Revue des Deux Mondes3e période, tome 118 (p. 341-363).
L'ÉVOLUTION ACTUELLE
DE
LA LITTÉRATURE ITALIENNE

M. A. FOGAZZARO

Malgré la séparation que la politique de ces dernières années a provoquée entre la France et l’Italie, le développement littéraire des deux pays continue à présenter bien des caractères communs. Fermées au commerce et à l’industrie, les frontières restent ouvertes, aux idées, et les idées passent librement : dernier lien entre les peuples, plus solide peut-être que les autres dans sa ténuité, parce qu’il échappe en partie à la clairvoyance des hommes d’État et à la bonne volonté des diplomates. Alliée à l’Allemagne par les calculs de son gouvernement, d’une alliance, il faut bien le dire, que la nation a fini par accepter, grâce aux fantômes de Rome et de Tunis agités avec persévérance par la presse officielle, l’Italie actuelle, pays jeune ou rajeuni, subit tout naturellement l’influence du grand empire qui lui prête son appui. De cette influence, on pourrait trouver des traces facilement reconnaissables, entre autres dans le mouvement des études historiques dans la péninsule : la vaillante école dont l’initiateur fut Francesco de Sanctis, et qui compte aujourd’hui tant de représentans distingués parmi lesquels un ancien ministre de l’instruction publique, M. Villari, l’école qui a défriché le moyen âge italien et renouvelé l’étude de la renaissance, procède presque tout entière, par la nature de ses recherches, par sa méthode, et même un peu par son style, des historiens allemands. Si de la littérature historique on passe à la littérature d’imagination, on sera forcé de reconnaître aussi que la poésie allemande a exercé une action incontestable sur la poésie italienne. M. Giosuè Carducci, qui joue avec beaucoup de solennité le rôle de poète national, doit peut-être autant à Chamisso et à Heine qu’à Horace, et la réforme métrique qu’il a inaugurée dans ses Odes barbares s’appuie aussi bien sur les principes de la versification allemande que sur ceux de la versification latine. D’autres poètes, M. Olindo Guerrini, M. C. Boito, M. A. Gruf, sont également assez imbus de germanisme ; et il y a, de l’Allemagne à l’Italie et réciproquement, un échange de traductions fort actif. Mais, si l’influence allemande l’a emporté dans l’histoire et même jusqu’à un certain point dans la poésie, l’influence française est restée prédominante dans le roman qui, en Italie comme ici, est le genre littéraire en tout cas le plus cultivé, et peut-être bien celui dans lequel il s’est produit les œuvres les plus importantes. On peut même dire sans exagération que, pendant ces quinze dernières années, l’évolution du roman italien correspond presque trait pour trait à celle du roman français, sans que cela signifie, bien entendu, qu’elle n’ait pas son originalité. Au triomphe momentané de nos naturalistes, a répondu celui des véristes, car de l’une à l’autre école, il n’y a guère que l’étiquette qui ne soit pas la même : M. Verga a commencé sa série de romans d’observation (les Vaincus) au moment où les Rougon-Macquart commençaient à s’imposer ; ses nouvelles siciliennes, ainsi que celles de M. Capuana, font un joli pendant aux nouvelles paysannes de M. de Maupassant ; M. Capuana dans sa Giacinta, M. Cesare Tronconi, aujourd’hui retiré de l’arène littéraire, dans plusieurs romans qui soulevèrent en leur temps de violentes polémiques, tout récemment encore Mlle Annie Vivanti, dans sa Marion, chanteuse de café-concert, peignaient avec une grande hardiesse les troubles les plus violens des sens et les perturbations sociales qui en résultaient. Mme Mathilde Serao empruntait presque son titre au maître de Médan, et donnait le Ventre de Naples comme tout exprès pour appeler la comparaison avec le Ventre de Paris, Le règne du vérisme a duré juste aussi longtemps que celui du naturalisme, et voici que, depuis quelques années, le roman italien paraît se transformer dans le même sens que le roman français. Peu à peu, il s’est ouvert aux préoccupations psychologiques, que MM. Verga et Capuana, d’ailleurs, avaient toujours conservées ; puis aux préoccupations morales, inséparables de celles-ci ; puis aux préoccupations métaphysiques. Quelques-uns des chefs du mouvement vériste ont même été des premiers à entrer dans la voie nouvelle : M. Capuana s’est intéressé au spiritisme, tout comme M. Léon Hennique et avec plus de naïveté que M. J.-K. Huysmans. Les nouveaux-venus, qui étaient partis en campagne sur les traces de leurs aînés, se sont mis à chercher une forme d’art moins dogmatique et plus large, et quelques-uns d’entre eux, M. F. de Roberto ou M. G. d’Annunzio, se sont ainsi taillé de rapides succès. En sorte que, le succès du vérisme étant épuisé, on voit reparaître l’idéalisme, par une oscillation d’ailleurs naturelle de l’invisible balancier qui règle les mouvemens de la pensée. La renaissance de l’idéalisme est aujourd’hui le fait saillant de la littérature, du roman surtout, au-delà des Alpes aussi bien qu’en-deçà, un fait que ceux-là mêmes qui le déplorent sont forcés de constater. Ces mouvemens de la pensée ou ces caprices de la mode sont toujours le résultat de tendances générales, et, si j’ose dire, l’œuvre collective du public. Personne ne niera cependant que certaines individualités contribuent, dans des proportions difficiles à déterminer, à les former ou à les imposer : il est évident, par exemple, que la personne de M. de Goncourt et celle de M. Zola ont contribué pour une part très large au succès du naturalisme, et que la personne de M. de Vogué a contribué pour une part qui n’est pas moindre à la renaissance de l’idéalisme. En Italie, le même phénomène s’est produit. MM. Verga et Capuana ont joué un rôle qui correspond assez exactement à celui de MM. de Goncourt et Zola. Et c’est, non pas un essayiste à vues d’historien, mais un romancier, poète à ses heures, M. Antonio Fogazzaro, qui est aujourd’hui le représentant le plus autorisé de l’évolution idéaliste, dont il a été aussi l’initiateur. C’est à ce titre qu’il nous a paru mériter d’être étudié ici : d’autant plus que son œuvre, peu volumineuse, mais très variée, présente en beaucoup de ses parties un très vif intérêt, et que l’intelligente et fidèle traduction de M. A.-M. Gladès vient d’offrir aux lecteurs français le meilleur peut-être de ses romans, le Mystère du poète : celui, en tout cas, qu’il a tiré le plus directement de son propre fonds, et celui dans lequel il a le plus librement exprimé sa personnalité intellectuelle et morale.


I

M. A. Fogazzaro approche de la cinquantaine. C’est un homme de taille moyenne et bien prise, aux cheveux épais grisonnant à peine, de physionomie ouverte, de politesse élégante. Il a cette grâce sans apprêt, cette simplicité d’allure, cette retenue correcte qu’on trouve assez souvent chez les Italiens des provinces du Nord, Lombards ou Vénitiens.

J’ai eu le plaisir de passer une journée avec lui, il y a quelques mois, dans sa petite villa d’Oria, sur le lac de Lugano : une délicieuse maison rose, qu’entoure un jardin en terrasse, où septembre semait l’exquise odeur de l’olea fragrans, d’une coquetterie si rustique, de couleurs si gaies, qu’elle semble dressée au milieu du féerique paysage qui l’entoure pour la poésie, pour le rêve ou pour le bonheur. Là, M. Fogazzaro se trouve au centre même du monde poétique qu’il a créé : sans quitter sa terrasse, il peut apercevoir la plupart des sites qu’il a chantés dans ses vers ou dans lesquels il a placé les scènes principales de ses romans. Ensemble, nous avons fait le tour du vallon de Valsolda, dont le nom a servi de titre à son premier recueil de vers. Je ne voudrais point me servir de cette conversation pour chercher à tracer de l’écrivain italien un portrait moral qui, d’ailleurs, serait tout à son avantage. Je puis dire pourtant qu’elle me montra une âme en harmonie avec les œuvres que je venais justement de lire, une âme douce et cependant capable d’exaltation, organisée pour le rêve, pour la contemplation et pour la création romanesque. Moins mystique peut-être que ses personnages de prédilection, M. Fogazzaro leur ressemble par bien des traits. Peut-être ces impressions personnelles, que la crainte d’être indiscret nous empêche seule d’étendre, nous aideront-elles à parcourir son œuvre, comme nous allons le faire avant d’en chercher les traits généraux.

C’est à Vicence que M. Fogazzaro naquit, en 1842, et c’est là qu’il fit ses études classiques, sous la direction de l’abbé Giacomo Zanella : un des poètes marquans de l’époque, qui rimait, selon la formule néo-classique, des vers très soignés, d’une élégance recherchée, que la finesse et la mesure propres à l’esprit vénitien empêchaient de tomber dans l’affectation. Après avoir fait son droit à l’Université de Turin, il passa ses examens d’avocat à la cour d’appel de Milan. Quoiqu’il n’eût pas l’intention de pratiquer le barreau, sa vie fut alors pendant quelque temps incertaine : des essais poétiques lui avaient inspiré le goût des lettres et le désir d’entrer dans la carrière littéraire ; mais il manquait de confiance en ses propres forces. Aussi, les poésies qu’il écrivit à cette époque trahissent-elles une tristesse découragée, une sorte de frayeur devant l’action qui cherche son réconfort dans des aspirations pieuses. Il se plaint de sentir sa pensée frappée à mort, son génie éteint, ses jeunes espérances trompées : « Épuisé, je me laisse tomber à terre, — parce que je ne sais pas la route, — et que mon âme triste ne désire pas l’apprendre… (Sconforto). » Plaintes de jeune homme indécis, mélancolies que connaissent bien ceux qui ne sont pas entrés d’emblée dans une carrière déterminée, ceux qui ont tâtonné en cherchant leur voie, ceux qui, doués d’un talent encore inconscient de soi-même, ont payé leur tribut aux fatigantes oisivetés. Il en sortit en écrivant son premier livre : un petit poème intitulé Miranda, qui parut en 1874 et obtint tout de suite un certain succès, en partie à cause de son grand charme poétique et sentimental, en partie aussi grâce aux nombreuses relations que le père du jeune poète, alors membre de la chambre des députés, possédait dans le monde de la presse, de la politique, de l’art et du high-life.

Le plan, le ton, la qualité poétique de Miranda rappellent quelques-uns de ces poèmes familiers, issus d’Hermann et Dorothée ou de Louise, de Voss, qui, comme le Trompette de Saeckingen, de Scheffel, ou le Preneur de rats de Hameln, de M. Julius Wolf, jouissent d’une grande popularité en Allemagne. Le sujet en est d’une extrême simplicité.

Deux jeunes gens, Enrico et Miranda, s’aiment. Il n’y a nul obstacle entre eux : leur union, au contraire, réjouirait également la mère de Miranda, et le bon docteur qui est l’oncle d’Enrico. Mais Enrico est poète, il est ambitieux, il ne veut point engager sa vie dans un mariage bourgeois, borner son cœur aux étroites limites d’un premier amour. Il a le courage d’écrire ces choses à la jeune fille dont il a deviné l’amour dans une lettre d’ailleurs fort belle, qu’il lui laisse en partant. Puis il s’en va vivre la vie qu’il voulait, accidentée, aventureuse, riche de ces sensations violentes dont il croyait avoir besoin pour les changer en poésie. Un grand désir de toutes choses brûle en lui, et c’est avec toute l’ardeur d’une âme jeune et fervente qu’il s’avance vers l’inconnu promis à ses espérances :

« — Enfant, vers la lune — j’agitais mes petites mains, — et je demandais, je demandais des ailes, — pour monter de mon berceau, jusqu’au disque d’argent vagabond. — Entant négligé, obscur, — un âpre feu me dévorait alors, — pour les ivresses du monde et ses splendeurs. — Et, maintenant, je me sens des ailes. — Et maintenant, monde, tu m’appartiens. — Par l’enchantement des vers, — je t’entraîne ; à moi la gloire ! à moi l’amour ! »

Hélas ! cette ivresse n’est pas de longue durée : bientôt le jeune poète, que ses premiers succès avaient grisé, en sent la vanité. Les louanges qui ont accueilli ses livres, les amours faciles que lui a valu sa gloire naissante, n’ont point rempli son cœur, et voici se lever en lui le souvenir de son premier amour.

Mais pendant les quatre années qu’Enrico a passées loin d’elle, Miranda n’a pas cessé de l’aimer, et, de temps en temps, elle note, dans son carnet de jeune fille, ses impressions monotones et tristes, ses souvenirs, ses regrets :

« — Ma mère, c’est vrai, — je ne sais jamais te dire de douces paroles. — S’il m’avait épousée, je les garderais — pour lui. De baisers mes lèvres sont avares, — mais ses mains chaque matin, chaque soir, — je les aurais baisées à tous les instans, — s’il l’avait permis. Et maintenant, meurent — en moi les baisers, les douces paroles.

« Souvent, à quinze ans, je me sentais, — le soir, si triste, que je pleurais. — Je ne savais pourquoi. À présent, je le sais. »

Peu à peu, cet amour sans espoir, auquel Miranda n’essaie pas de s’arracher, la dévore : sa tristesse devient maladie, elle se fane, elle se flétrit, elle meurt. Et Enrico, qu’une dépêche de son oncle a rappelé au moment même où se réveillaient ses anciens souvenirs, n’arrive que pour la voir mourir.

Ce petit poème est devenu très populaire en Italie. Écrit avec une extrême simplicité, il dégage une irrésistible émotion qui voile ce que la donnée a de sentimental et d’un peu factice. Le journal de Miranda surtout est d’un tel accent de vérité que, pour un instant, il vous fait oublier le mot sceptique de Shakspeare : « Des hommes sont morts et les vers les ont mangés ; mais cela n’a jamais été pour l’amour. »

Soit ! On ne meurt pas d’amour dans la vie réelle, dont les détails, les distractions, les besoins atténuent tous nos sentimens et les empêchent de s’épanouir. Mais, en poésie, pourquoi non ? Refuserons-nous au poète le droit de pousser nos émotions jusqu’à une intensité qu’elles n’atteignent guère dans l’ordinaire existence ? C’est là une idéalisation, si l’on peut dire, dont il ne saurait se passer, qui est la condition même de son art : à lui d’avoir assez de force créatrice pour nous faire oublier qu’il nous transporte à côté ou au-dessus du monde réel, assez de force d’expression pour que ses fantômes nous semblent, quoique plus purs, de même étoffe que nous-mêmes. Et Miranda nous donne vraiment cette double illusion.

Je l’avoue, j’ai pour cette première œuvre de M. Fogazzaro une tendresse particulière et je ne crois pas que, dans la suite, il ait rien fait d’aussi complet, ni peut-être même d’aussi grand dans son genre que ce petit poème. Les vers, réunis deux ans plus tard sous le titre de Valsolda, restent à peu près dans les mêmes tons. Ce sont de courtes pièces lyriques qui expriment, pour la plupart, un état d’âme mélancolique, préservé pourtant d’une excessive tristesse par des aspirations chrétiennes déjà assez consistantes. Quelques-unes de ces pièces sont d’une facture tout à fait personnelle ; d’autres rappellent Heine et d’autres même les poètes trécentistes, dont M. Fogazzaro semble s’être à plus d’une reprise inspiré.

« Dans l’ombre du soir grandit — la chambre vide. Hors de chaque fenêtre, — sous la clarté des murs, le lac apparaît — comme un désert, infini comme la mer.

« Je voudrais sortir par cette mer déserte, — naviguer seul, naviguer loin, — et toute rive ayant disparu de ma vue, — m’abandonner à l’onde et à mes pensées.

« Alors sortiraient les fantômes, — que le cœur cache le plus jalousement ; — je m’assoirais à la poupe, eux à la proue ; — et, sans parler, nous nous regarderions. »

Les deux dernières strophes pourraient être signées, ou peu s’en faut, de Guido Cavalcanti ; et même elles rappellent directement le fameux sonnet que Dante adressait à son plus cher ami :


Guido vorreri quo tu, Lapo ed io…


Les deux derniers morceaux de Valsolda paraissent indiquer chez l’auteur ce conflit de sentimens, cette hésitation pénible que connaissent souvent les jeunes hommes qui ne sont pas entrés d’emblée dans une carrière déterminée, et qui, l’âge avançant, se trouvent pris entre leurs chères rêveries et les ordres de la réalité. L’une, écrite en face de la pointe hardie qui domine Oria, exprime avec puissance ce vœu de mort, ce désir de repos qui hante volontiers les imaginations oisives :

« Je voudrais dormir au sommet du mont, — où meurt le soir la dernière lumière, — sans pied insolent qui foule mon visage, — sans plainte inutile qui oppresse mon cœur… »

L’autre est, au contraire, une sorte d’appel à l’action : « Va parmi les hommes poètes ! .. »

Cette seconde voie devait l’emporter. M. Fogazzaro ne se décida pas à courir les hasards de la vie littéraire : non pas par crainte des difficultés matérielles qu’elle comporte en Italie plus peut-être que partout ailleurs, car il avait l’avantage de jouir d’une fortune indépendante, mais plutôt, je pense, par une conception plus haute de ses devoirs d’écrivain. Dans une existence bien réglée, la littérature d’imagination, si dangereuse à ceux qui la cultivent, doit toujours demeurer une espèce de luxe, aux débordemens duquel d’autres préoccupations, d’ordre plus pratique, puissent opposer un frein. Le poète de Miranda voulut qu’il en fût ainsi pour lui : il accepta donc de modestes fonctions dans l’administration municipale de sa ville natale. Le soin de ces fonctions a sans doute contribué, dans la suite, à retarder ses travaux littéraires, car en notre époque de production si active, les six volumes qu’il a publiés jusqu’aujourd’hui semblent une œuvre bien restreinte.

Le premier de ses romans, Malombra, passa presque inaperçu au moment de sa publication. Il devait avoir dans la suite un regain de succès assez vil pour qu’un critique le saluât comme « l’œuvre d’art la plus forte et la plus belle… qui soit apparue en Italie depuis les Fiancés[1]. » En réalité, c’est là un enthousiasme dont il faut un peu rabattre, car le premier roman de M. Fogazzaro, quelque intéressant qu’il soit d’ailleurs, a les défauts d’un premier roman : c’est un livre trop long, trop touffu, trop complexe, dans lequel l’auteur a jeté trop de choses, comme s’il avait voulu manifester toute sa personnalité dans une seule œuvre qui va de l’humour au tragique, du blasphème à la sainteté. Deux ou trois intrigues parallèles se développent autour de l’étrange figure de dona Marina, une fantasque jeune fille que de mystérieux liens rattachent à une aïeule morte folle après de coupables amours. La malheureuse, après la mort de ses parens qui l’ont laissée sans fortune, est venue habiter chez son oncle, le comte César d’Ormengo, qui lui inspire une insurmontable antipathie. Une nuit, elle trouve dans une cachette de sa chambre une boucle de cheveux, un gant et un miroir, avec un court manuscrit. Ce manuscrit est le dernier cri de désespoir qu’ait poussé dona Cécilia Varenga, femme du comte Emmanuel d’Ormengo, dans la réclusion où la jalouse rancune de son mari lui faisait cruellement expier un sentiment qui l’avait offensé, fille y rappelait, en termes obscurs, les souvenirs de sa passion, et terminait en demandant vengeance contre son bourreau : « Toi qui retrouveras et liras ces paroles, disait-elle, reconnais en toi mon âme malheureuse ! » Affolée par cette lecture, Marina s’imagine qu’elle a en effet hérité l’âme douloureuse de Cécilia, et que son existence est condamnée à reproduire les phases principales de celles de son aïeule. Elle croit alors reconnaître en son oncle César le mari de Cécilia, et bientôt, retrouver son amant de l’autre vie en la personne d’un jeune écrivain, que protège le comte d’Ormengo, Corrado Silla. Elle se prend pour lui d’un amour à base de haine, que Corrado serait prêt à partager, mais qui l’effraie, auquel il résiste, car il n’y croit reconnaître qu’une passion mauvaise et, dans sa lutte, il est soutenu par le chaste sentiment que lui inspire une autre jeune fille, toute simple et bonne, celle-là, Edith Steinegge. Alors, l’amour de Marina se change en haine ; le désespoir achève de troubler son âme malade ; et à travers des scènes où l’on côtoie la folie, elle arrive au suicide, après avoir causé la mort de son oncle et frappé mortellement Silla. — Ce sont là, ou peu s’en faut, les données d’un roman feuilleton ; et quelque talent que déploie l’auteur dans la peinture des caractères, quelque largement qu’il remue les questions les plus hautes, l’intérêt de son livre en est diminué, ou plutôt baisse d’un degré. L’étrange, l’imprévu, l’illogique, prennent une place à laquelle ils ne sauraient prétendre dans une véritable œuvre d’art ; et parmi les frissons qui vous secouent de page en page, il en est dont on rougit un peu. Le livre n’en est pas moins, dans ses meilleurs morceaux, profond et suggestif ; et il présente cet intérêt particulier que, malgré la bizarrerie des incidens et les caractères très bien observés et très dissemblables des principaux personnages, il manifeste son auteur, avec sa sensibilité particulière et les opinions qu’il professe sur toutes choses. On reconnaît un croyant, un croyant combatif, dans l’épisode de la conversion du père d’Edith Steinegge, qui jusqu’au moment où un bon curé de campagne l’amène au catholicisme avait été « un exemple de rectitude morale unie aux opinions les plus fausses sur tous les sujets. » À le voir se jouer avec le mystère et le surnaturel, on le devine enclin au mysticisme. Il n’y a pas jusqu’à ses opinions politiques qui ne transparaissent à travers celles du comte César, en qui des aspirations démocratiques se mélangent aux ferveurs nobiliaires d’un grand seigneur maniaque et mécontent. Il n’y a pas jusqu’à sa nationalité que ne trahisse l’abondance avec laquelle il transcrit les conversations vénitiennes de la comtesse Fosca et de son fils Nepo, le fiancé de Marina. Du reste, il a évidemment incarné quelques traits de sa propre personnalité en Corrado Silla, dont il analyse volontiers les idées morales ou littéraires avec une sympathie toute partiale ; et certaines des pages qu’il consacre à nous expliquer ce personnage semblent des fragmens de journal intime remaniés et mis avec effort à la troisième personne. Qu’on en juge par celle-ci :

«… À peine eut-il écrit ces lignes, qu’il voulut couper par un travail tranquille cette agitation qui l’affaiblissait. Il recourut à un vieux manuscrit, son fidèle compagnon, qui se développait peu à peu parmi ses autres travaux, nourrie en partie de ses méditations, en partie de sa quotidienne expérience des hommes et de la vie. C’étaient des études morales sur le vif. Il semblait à Silla que la littérature moderne était extrêmement pauvre de ces livres comme ceux dans lesquels de grands écrivains d’autrefois ont dépeint l’homme intérieur avec une sévérité toute scientifique et un art exquis du style ; et il lui semblait que dans une telle étude, les observations et les faits contemporains devaient se comparer aux faits et aux observations du passé, afin de mesurer la valeur morale, relative et absolue de notre génération. Pour lui, la valeur des transformations religieuses et politiques, même celle des progrès scientifiques et matériels, se résolvait dans la somme, non de vérité ou de prospérité, mais de bien et de mal moral qui en résulte ; car si le bien en général est le but auquel tend toute la multiple activité humaine, le bien moral est sa loi même, la condition de sa durée ; sans compter que, par son moyen, terme d’une équation mystérieuse, l’homme se rapproche de l’essence de la vérité et de la beauté beaucoup plus que par la connaissance de l’art. Quant à l’art, il le jugeait d’après le même critère, tout en méprisant, comme puérile et fausse, la théorie de l’enseignement moral direct. Il estimait qu’il y a vraiment des chiffres qui peuvent mesurer la valeur morale, mais qu’en cette vie ils échappent à l’esprit humain ; il n’estimait guère, comme élémens de recherche, les chiffres des statistiques, dans lesquels les unités sont arbitrairement combinées par certains caractères communs, tout extérieurs et particuliers, qui aboutissent à des classemens artificiels… Il préférait donc à de grossiers calculs arithmétiques l’œuvre des observateurs moraux attentifs à rechercher dans les paroles et dans les actions humaines des motifs intérieurs, et l’œuvre des penseurs habiles à coordonner ces observations et à en déduire des jugemens presque scientifiques. Il voulait que les observations se fissent et s’exposassent avec la plus grande précision possible ; aussi attribuait-il peu de valeur à celles qu’on trouve dans les romans. »

Il n’est pas besoin de beaucoup de clairvoyance pour deviner que, dans de tels morceaux, l’auteur se substitue à son personnage. En réalité, c’est tout un programme littéraire que M. Fogazzaro emprunte au manuscrit de Corrado Silla. Il le traduit dans une langue un peu obscure, un peu fumeuse, mais qui, pourtant, finit par dire ce qu’elle veut dire et par recommander une méthode qui unirait l’exactitude scientifique à la hauteur des tendances morales. On ne pourra s’empêcher de remarquer que Malombra s’éloigne beaucoup de cette méthode : si les tendances morales qui s’en dégagent, surtout la longue lettre de Silla contre le penchant pervers qui le pousse à Marina, possèdent ce caractère d’élévation que recherche M. Fogazzaro, en revanche, nous sommes très loin de l’observation exacte sur laquelle il faudrait toujours, nous a-t-il dit, appuyer ses jugemens et ses déductions. À plus d’une reprise, son imagination l’entraîne hors des limites du vraisemblable, qui n’est pas la vérité absolue si l’on veut, mais qui est la vérité relative sans laquelle il n’y a plus d’art d’écrire et que lui interdit a singularité même de son thème principal.

Peut-être cette singularité fut-elle la cause de l’insuccès relatif de Malombra, qui, au moment de sa publication, fut à peine remarqué. M. Fogazzaro vit l’écueil, et l’évita dans son deuxième roman, Daniele Cortis : un livre puissant et solide, d’un vit intérêt romanesque, d’une grande élévation morale.

Cette fois encore, M. Fogazzaro s’est plu à nouer les fils d’une intrigue assez compliquée, qui met en mouvement, avec beaucoup d’habileté, de nombreux personnages. Mais le drame à trois qui se joue à travers ces complications et parmi ces comparses est des plus simples : c’est celui d’un amour illégitime entre deux êtres à l’âme haute, qui luttent contre leur passion et finissent par en triompher. Un drame éternel, toujours le même et toujours différent, plus fréquent dans la vie que dans la littérature où l’adultère est trop souvent traité comme un lait naturel ; un drame de douleur et de vertu, qu’il faut quelque courage pour écrire, tant les combats du devoir ont été proscrits du roman ramené à la description des triomphes de l’instinct. Placer dans une conscience l’idée qu’il faut résister à la poussée du cœur et des sens ; montrer, à travers des péripéties qui augmentent l’intensité de la tentation, cette idée persistante et victorieuse ; finir par un sacrifice d’où les héros sortent ennoblis et pantelans, — c’est là, on le reconnaîtra, une véritable hardiesse. D’autant plus que M. Fogazzaro, loin de chercher, dans la vie pratique de ses héros, des intérêts ou des devoirs particuliers qui pussent les obliger au sacrifice, a réuni, au contraire, autour d’eux, les circonstances qui auraient pu leur servir d’excuses à leurs propres yeux ou à ceux du lecteur. La baronne Hélène de Santa Giulia appartient à une famille d’esprits légers, et c’est bien elle-même qui s’est, pour ainsi dire, fait son âme ; elle a pour mari un homme grossier, brutal et pis que cela, chevalier d’industrie à ses heures, menacé sans cesse de s’effondrer dans quelque scandale d’argent ; non-seulement il n’y a pas d’amour entre eux, mais il n’y a pas d’estime : car, si elle le méprise pour les grandes et petites infamies qu’il commet tous les jours, il la croit infidèle, et il en prendrait, à ce qu’il semble, assez allègrement son parti. Ajoutez qu’il n’y a pas entre eux le lien des enfans. Qu’est-ce donc qui la retient de s’abandonner à l’amour passionné qu’elle éprouve pour son cousin, le député Daniele Cortis ? Qu’est-ce donc qui la poussera à suivre son mari, que la ruine oblige enfin à partir pour l’Amérique, quand même elle pourrait rester au milieu des siens, auprès de celui qu’elle aime, sans que personne songe à la blâmer d’avoir séparé sa vie d’une vie indigne, perdue et condamnée ? Qu’est-ce aussi qui empêche Cortis de chercher à profiter du sentiment qu’il inspire et qu’il partage, des heures de faiblesse qu’Hélène aurait peut-être, — car quelle femme aimante, vraiment femme, n’en a jamais ? Ce n’est aucune considération d’ordre extérieur, aucune raison pratique, ce n’est que la qualité de leur âme, ce n’est que la vertu, — il faut bien employer ce mot quand bien même il fait parfois sourire, — la vertu appuyée, il est vrai, par la foi religieuse. Hélène et Daniele ne veulent entre eux rien qui les abaisse, et ne demandent à l’amour que sa plus noble essence, la part mystérieuse de sacrifice et de dévoûment qu’il renferme toujours : « Vois-tu, dit Daniele à son amie au moment où ils mesurent ensemble tout ce qui les unit et tout ce qui les sépare, j’ai besoin d’aimer et de souffrir pour ce que j’aime. Alors je suis heureux, alors je sens en moi comme une flamme de vie, comme une bénédiction de Dieu, je sens toute ma dignité d’homme, toute ma force… Et si je t’aime, Hélène, comment veux-tu que mon bonheur ne soit pas de continuer à t’aimer, en sacrifiant, à présent et toujours, tout ce qu’il faut sacrifier, mais en sachant bien que tu m’aimes aussi et que ton amour est aussi fort et aussi noble que le mien ? .. » C’est ce haut respect d’eux-mêmes qui les sauve, tant qu’ils sont ensemble, des périls de l’intimité, qui leur impose leur conduite quand sonne l’heure de la séparation et que librement ils s’en vont loin l’un de l’autre, qui les console aussi en les exaltant sur une pensée orgueilleuse et stoïque.

Ce drame d’amour devient par momens d’une intensité saisissante. Nous l’avons dégagé de l’ensemble du livre dont il fait l’unité, mais qui, dans la pensée de l’auteur, est d’une portée plus générale. Daniele Cortis, en effet, est député. Il l’est par devoir plus encore que par goût, par ferveur de convictions, par zèle patriotique ; et dans l’accomplissement dévoué de ses fonctions, il trouve un contrepoids à la passion qui le ronge, une autre raison d’exister. M. Fogazzaro a donné un développement assez considérable à l’exposé des idées politiques de son héros, qui, on peut le croire, sont les siennes. Ce sont celles de la « démocratie chrétienne, » et l’objectif principal de l’honnête homme qu’un petit district de montagnes a envoyé, à quatre voix de majorité, siéger à la chambre, paraît être de chercher un compromis acceptable entre les exigences de l’Église et celles de l’État : « Mon idéal politique ne sera jamais, dit-il dans un de ses discours qu’on nous rapporte tout au long, celui du parti qui voudrait subordonner les droits et les intérêts de l’État à une autorité peut-être plus grande et plus légitime, mais fondée sur une autre base, par d’autres moyens, pour d’autres fins. Je puis désirer, par une certaine conception d’équilibre politique et par désir patriotique de pacification intérieure, que ce parti accepte honnêtement l’actuel ordre des choses et entre utile et respectable à la chambre ; mais si j’ai l’honneur d’y siéger à ce moment-là, je ne combattrai pas dans ses rangs, du moins jusqu’à ce que, s’étant transformé de parti essentiellement religieux en parti essentiellement civil, il ait profondément modifié ses vues sur les droits et les fonctions de l’État. » — Cette partie politique du roman, qui en diminuerait peut-être l’intérêt auprès des lecteurs français, contribua au contraire à en assurer le succès auprès du public italien. En Italie, en effet, bien plus encore qu’en aucun autre pays, la question civile et religieuse est la question vitale par excellence : depuis Dante, elle a toujours passionné tous les écrivains qui ont fait vibrer l’âme de la nation, elle s’est toujours mêlée, directement ou indirectement, à toutes leurs conceptions romanesques ou poétiques. Ces dernières années, les œuvres les plus populaires étaient d’habitude animées d’un esprit ardemment anticlérical : c’est à cet esprit, par exemple, que M. Carducci a dû une bonne partie de ses succès. L’attitude très franche prise par M. Fogazzaro dans Daniele Cortis est donc fort significative : elle correspond à un mouvement d’opinion dont on voudrait en vain méconnaître la portée ; elle rattache la réaction idéaliste, que représente notre auteur, à l’évolution actuelle du catholicisme ; elle établit une sorte de lien entre les livres de purs littérateurs, qui remuent des idées et ramènent au premier plan les préoccupations de la conscience, et les plus récentes encycliques de Léon XIII. Le grand succès qu’obtint Daniele Cortis est encore venu souligner cette signification, en montrant à quel point les dispositions du public qui lit répondent aux aspirations des écrivains soucieux de l’action de leur plume.

Le Mystère du poète, qui suivit Daniele Cortis à un assez long intervalle, n’est plus un roman d’idées, mais de pur sentiment. Il est écrit en forme de confession, de récit posthume ; de place en place, la narration est interrompue par des pièces de vers qui l’illustrent. Le héros anonyme nous est présenté comme un écrivain « qui combattit non sans succès dans les lettres italiennes et qui est mort presque subitement il y a quelques années. » Cet écrivain, idéaliste comme l’auteur, romanesque comme lui, raconte la simple histoire d’un amour qui absorba toute sa vie. Il était à demi engagé dans une de ces liaisons mondaines, où il y a plus d’amour-propre et d’habitude que de sentiment, lorsque, dans une villégiature sur les bords du lac de Lugano, il rencontra une jeune fille dont il reconnut la voix pour l’avoir entendue deux fois dans un rêve. Ce détail indique déjà quel sera le diapason de l’œuvre. Miss Violette Yves, qui connaît ce compagnon de hasard pour avoir admiré un de ses poèmes, partage bientôt l’enthousiasme qu’elle inspire. Mais elle n’est pas libre, elle est fiancée à un excellent homme, qu’elle estime sans l’aimer ; son mariage répond aux désirs des deux oncles qui l’ont élevée ; de plus, elle a dans son passé de précédentes fiançailles déjà rompues, et des fiançailles où tout son cœur s’était donné : elle ne veut pas faire parler d’elle une seconde fois, elle n’est pas même sûre de pouvoir encore aimer comme elle a aimé. Ajoutez qu’elle souffre d’une légère infirmité, une attaque de paralysie l’ayant frappée au côté gauche, et qu’elle est d’une santé toujours menacée. Pour toutes ces raisons, elle s’arrache au sentiment qui l’attire, et disparaît après de rapides adieux. Celui qui l’aime ne perd pas l’espérance : il découvre, grâce aux renseignemens d’une voisine de table d’hôte, que miss Yves, qui en ce moment voyage en Italie avec un de ses oncles, habite Nuremberg ; et quand il l’y suppose de retour, il va l’y chercher. Il la retrouve, elle continue à le repousser tout en l’aimant. Mais, servi par le hasard et par la sympathie d’une fillette de seize ans qui a l’intelletto d’amore, il réussit à faire savoir au fiancé de Violette que miss Yves se sacrifie à son engagement et s’obstine à tenir contre son cœur une parole qu’elle avait donnée lorsque son cœur était encore libre. Le fiancé, le professeur Topler, est un trop galant homme pour vouloir s’imposer dans de telles circonstances : il se retire. Comme Violette l’avait prévu, cette rupture la fâche avec ses oncles. Obligée de quitter leur maison, elle se réfugie auprès d’amis, qui sont fixés à Rüdesheim. C’est là que son mariage doit s’accomplir, et qu’il s’accomplit en effet ; mais la rencontre subite de son premier fiancé, qui s’est remis à la poursuivre, provoque la nouvelle attaque qui la menaçait sans cesse : et elle meurt le soir même de ses noces, dans le train qui l’emportait.

Une telle analyse est tout à fait impuissante à donner l’idée d’un livre dans lequel les faits sont de peu d’importance. Que peuvent signifier les faits dans un roman d’amour ? Ils sont toujours à peu de chose près les mêmes : la vieille histoire qui reste toujours nouvelle, comme dit le poète. C’est de la seule intensité des sentimens exprimés que dépend l’intérêt. L’intrigue du roman de M. Fogazzaro n’est ni meilleure ni pire que beaucoup d’autres : elle a l’avantage de nous promener dans des lieux poétiques, favorables aux descriptions et aux clairs de lune ; elle met en scène des figures de second plan qui, comme celle de Topler senior, le frère du fiancé de Violette, sont dessinées avec caractère et introduisent un peu de variété dans l’action. Mais l’attention ne s’arrête qu’à demi sur les paysages, sur les incidens, sur les personnages secondaires : dès les premières lignes de l’ouvrage, on y sent un souffle de vraie tendresse, qui subsiste jusqu’à la dernière page, et qui en fait le charme profond : charme que rompent cependant, de-ci, de-là, des gestes un peu brusques, des expressions un peu outrées, une exaltation un peu démonstrative. C’est que, il faut bien le dire, la sensibilité italienne s’exprime autrement que la nôtre, et nous avons quelque peine à la comprendre : elle reste toujours, à ce qu’il nous semble, un peu extérieure dans ses manifestations ; elle ne recule pas devant certaines exagérations de mots ou d’attitudes qui nous froissent ; elle s’abandonne avec une liberté que nous serions volontiers disposés à taxer de sans-gêne ou d’indiscrétion ; elle déborde avec une abondance qui parfois frise à nos yeux le ridicule. Ce dernier trait est surtout décisif, car nous avons à un degré unique l’effroi du ridicule, et sitôt que nous l’apercevons ou croyons l’apercevoir, nous fermons notre cœur. Eh bien, j’en suis sûr, cette impression de repliement que produit l’approche du ridicule, on l’a éprouvée tout à l’heure, lorsque j’ai dit que le héros de M. Fogazzaro reconnaissait la voix de Violette pour l’avoir entendue deux fois dans des rêves. On la retrouverait de temps en temps encore au cours du livre, à des degrés plus ou moins forts. Parfois, c’est tout un fragment de scène, comme celle où les deux fiancés s’attendrissent jusqu’aux larmes en pensant à leurs parens morts, et se répètent l’un à l’autre : « Mon pauvre père ! .. Ma pauvre mère ! .. » sans qu’on puisse s’empêcher de songer à l’emphase d’acteurs de mélodrames. Tantôt c’est un mot seul, un mot que nous jugeons excessif et dissonant. Lisez, je vous prie, cette page qui termine l’introduction :

«… C’est le jour des morts, le brouillard fume autour des fenêtres de la villa solitaire où je suis l’hôte de mes neveux, je m’enferme dans les souvenirs du passé. Quelqu’un répète au-dessous de moi, au piano, je ne sais quelle monotone musique d’exercices ; j’entends dans la chambre voisine les pas tranquilles des serviteurs. Personne ne songe à ce que je fais, à ce que je sens. Ma main tremble, mon cœur n’est qu’une palpitation, des larmes me montent à la gorge. Et mon récit me paraîtra peut-être si froid à moi-même ! Je voudrais parler, mais non avec la parole qui meurt, parler de l’autre monde inconnu avec la parole vive qui va, qui va d’atome en atome, ne repose jamais, est peut-être entendue dans les mondes inaccessibles à l’œil humain, s’il y a là des esprits capables de sentir toutes les vibrations. Je voudrais pouvoir parler non pas à la foule, mais seulement aux cœurs généreux qu’une calomnie a pu consister et aux cœurs pervers qui en auraient joui. Dois-je sur ce déposer la plume et me confier en Dieu ? Je pense à elle, à mon étoile, et j’entends sa douce voix étrangère, la voix la plus douce, je crois, qui ait résonné sur des lèvres humaines, me dire tendrement : cher, écris ; write, love. »

C’est charmant ; mais n’y a-t-il pas là plusieurs traits, — j’ai souligné les deux plus frappans, — devant lesquels un écrivain français aurait reculé ? Qu’on ne croie pas que je les relève pour les reprocher à M. Fogazzaro : il est Italien, et il serait absurde de lui demander d’écrire autrement qu’en italien. Mais j’ai voulu marquer, à propos d’un livre que tant de qualités imposent, une des raisons pour lesquelles on aura toujours beaucoup de peine à goûter en France les œuvres étrangères, même choisies parmi les plus dignes d’intérêt. Les Français sont, je crois, le seul peuple de l’Europe qui possèdent le sens aigu du ridicule et soient ainsi préservés de toute exagération de sentiment, de toute enflure d’expression. Il ne faudrait pas qu’un défaut qui n’est un défaut qu’en France nuisît à des écrivains dont la pensée mérite d’être connue, dont l’effort doit être apprécié. Je m’empresse d’ajouter que ce défaut ne se sent pas fréquemment dans le Mystère du poète, et qu’il est bien racheté par la sincérité de l’émotion et par la puissance communicative que l’auteur a su lui donner.


II

Nous avons examiné sommairement les principaux ouvrages de M. Fogazzaro, auxquels il faudrait ajouter encore quelques écrits de moindre importance : nous pouvons maintenant en marquer la place et en dégager les tendances principales.

Si d’abord on les examine à un point de vue purement littéraire, on trouvera qu’ils rompent franchement avec les traditions à la mode pendant ces dernières années. En Italie comme en France, en effet, une des conséquences du triomphe momentané du naturalisme a été de pousser les écrivains à la recherche de ce que je voudrais appeler le style plastique. Le monde extérieur étant devenu la matière principale de l’observation littéraire, il a bien fallu s’appliquer avant tout à en rendre les aspects et approprier la langue à cette destination : de là, la recherche des mots qui peignent, l’abondance des expressions techniques, la prédominance accordée aux adjectifs, la phrase solide, souvent harmonieuse, mais bornée, privée à la fois des aperçus de la suggestion et des élans de l’éloquence ; de là, en un mot, le matérialisme de la forme moulant, parfois avec beaucoup d’art, le matérialisme de la pensée. Mais peu à peu, le monde extérieur, tel qu’il se révèle à l’observation, a passé au second plan de la littérature, qui, comme nous l’avons déjà noté, s’ouvre de plus en plus à des soucis d’un autre ordre. À mesure qu’elle s’éloigne ainsi de l’idéal naturaliste, elle tend tout naturellement à s’éloigner aussi de ses traditions de style, avant tout pittoresques et descriptives. La langue s’idéalise avec la pensée : il lui faut maintenant des formes moins arrêtées, des phrases plus souples, dussent-elles pour cela sembler moins belles, moins d’adjectifs et plus de verbes, bref, un appareil plutôt expressif que plastique. Cette tendance est très frappante dans le livre de M. Fogazzaro. En vers comme en prose, il s’est émancipé des habitudes courantes : il est aussi loin de M. Carducci que de M. de Amicis. Ses descriptions, toujours brèves, visent plus à l’exactitude qu’à la splendeur : elles se contentent d’esquisser les fonds sur lesquels se détachent des figures très vivantes, qui accaparent l’attention ; et son soin principal paraît être de donner à ses figures toute l’intensité de vie dont elles sont susceptibles et de montrer, à travers les mouvemens qui les emportent, les mobiles intérieurs qui les dirigent.

C’est donc la vie intérieure que M. Fogazzaro observe avec prédilection et cherche à traduire. Mais on peut l’observer de l’œil désintéressé du psychologue dont le dilettantisme sagace se complaît en découvertes ingénieuses et sans conséquences. Étudier les jeux intimes de l’âme, en effet, c’est là une occupation pleine d’agrémens, propre à séduire ceux-là mêmes pour lesquels l’âme est un terme d’un sens incertain. Or, par la nature même de ses croyances, M. Fogazzaro se trouve en tout autre position. Je ne sais si son catholicisme est tout à fait orthodoxe : il a écrit une curieuse brochure dans laquelle il prend beaucoup de peine pour chercher un point de rencontre entre les théories évolutionnistes et la loi romaine[2] ; et je ne crois pas que les déclarations de Daniele Cortis, qu’il serait évidemment prêt à contresigner, suffiraient à des consciences résolument cléricales. Mais, enfin, il est en tout cas spiritualiste convaincu : l’âme est pour lui la partie divine de notre être, le souffle qui nous survivra ; elle est personnelle, réservée à l’immortalité, responsable des actes qu’elle a dirigés ou laissé commettre. Il ne peut donc se contenter de l’observer en simple curieux, que divertissent ses hésitations, ses bonds et ses caprices : il l’observe à la fois avec le parti-pris de la guider dans ses ascensions pour lui certaines, et cependant à travers son tempérament particulier qui n’est peut-être pas autant d’un directeur de consciences que d’un artiste et surtout d’un amoureux. De là, des préoccupations un peu contradictoires de mystique et de moraliste, qu’il n’est pas très facile de concilier.

Le moraliste voudrait bien être sévère : il s’efforce d’arriver à une conception austère de la vie, que tantôt il développe à travers les discours de ses personnages, que d’autres fois il expose en nous initiant à leurs luttes intimes. Il nous les montre luttant en héros contre la passion, qui pourtant les domine, ou, de toute leur énergie, trempant leur âme et l’exaltant au-dessus des tentations. Le mal les guette sous ses formes les plus séduisantes : ils lui résistent, et généralement ils sont les plus forts. Dans Malombra, l’espèce de guerre amoureuse qui sévit entre Silla et Marina prend un caractère presque symbolique ; la femme, là, représente la chair, la chair maudite, avec ses tyrannies démoniaques, ses appels affolans, ses damnations fatales, ses humiliantes victoires, soudaines comme des orages d’été, avec surtout ce je ne sais quel halo mystérieux qui enveloppe et idéalise sa matérialité ; l’homme, lui, c’est l’intelligence, supérieure et vaincue, l’âme remplie de bonne volonté, mais que le corps oppresse, et qui, aspirant au bien de toute son essence divine, est toujours prête à tomber d’autant plus lourdement qu’elle a volé plus haut. Ces deux forces ennemies se sont réconciliées, dans Daniele Cortis, où, réunies, elles luttent ensemble contre le même ennemi, contre la pensée coupable qu’incarnait plus haut dona Marina : Hélène et Daniele, que l’amour rapproche, que le devoir sépare, sont d’accord pour mater leur chair et se réfugier ensemble dans un rêve d’idéalité qui les sauve de l’adultère, non de l’orgueil. Enfin, dans le Mystère du poète, l’amour et le devoir n’étant plus opposés l’un à l’autre, les deux êtres qui s’aiment arrivent tout près du bonheur : seule, la mort les en écarte ; encore, laisse-t-elle chez le survivant le sentiment consolateur d’une union surnaturelle, plus vraie que la réalité : « Dans mon être mortel tu vis, image éternelle… »

Comme on le voit, il y a une sorte de lien entre les trois romans principaux de M. Fogazzaro. Ils tournent, si je puis parler ainsi, autour d’un axe commun ; ils posent et discutent, à trois momens différens de la vie morale, et à travers des circonstances d’ailleurs dissemblables, ce problème éternel de l’amour. Ils le posent avec des inquiétudes qu’expliquent les aspirations pratiques d’un moraliste, ils le suivent avec toute la ferveur d’une âme tendre et mystique, ils ne le résolvent pas parce que, réduit à des termes aussi contradictoires, il est insoluble. Et l’on dirait qu’en présence de cette œuvre où il a mélangé toutes les nuances d’un sentiment qui va de la plus basse concupiscence (dona Marina) à la plus pure tendresse (Violette Yves), M. Fogazzaro a été pris d’un doute, j’allais dire d’un remords. Il s’est demandé, il a dû se demander si l’intensité même de ses peintures de l’amour, si la violence des luttes qu’il décrit, au lieu de montrer au lecteur les dangers de la passion, ne leur en montraient pas plutôt l’attrait ; et, un hasard l’aidant, il est arrivé à discuter lui-même la question générale que soulèvent ses romans, comme tous les romans d’amour. Nous le suivrons sur ce terrain, où il nous conduit avec un discours lu au Cercle physiologique de Florence, le 28 mars 1887, et publié sous ce titre : une Opinion d’Alessandro Manzoni.

Voici quelle fut l’occasion de ce discours :

M. Bonghi, dans une cérémonie de commémoration en l’honneur de Manzoni, avait insisté sur ce fait qu’en comparant le manuscrit original des Fiancés au texte imprimé, on pouvait remarquer que les scènes d’amour et les descriptions de sentiment avaient disparu du roman célèbre. Et il avait expliqué ces suppressions en lisant un fragment inédit de Manzoni, qui ne laissait aucun doute sur ses intentions. C’est une sorte de dialogue entre l’auteur et un personnage imaginaire. Celui-ci s’étonne de ces suppressions et en demande le pourquoi : « Pourquoi ? répond Manzoni. Parce que je suis de ceux qui disent qu’on ne doit pas parler d’amour de manière à incliner l’âme des lecteurs vers cette passion… » Et plus loin : « Je conclus que l’amour est nécessaire dans ce monde : mais il y en aura toujours assez ; il n’est donc pas nécessaire que les autres se donnent la peine de le cultiver, car, en voulant le cultiver, on ne fait pas autre chose que de le provoquer là où il n’y en a pas besoin. Il y a d’autres sentimens dont la morale a besoin et qu’un écrivain peut, selon ses forces, répandre un peu plus dans les âmes : ainsi la pitié, l’amour du prochain, la douceur, l’indulgence, le sacrifice de soi-même. Oh ! de ces sentimens-là, il n’y en a jamais de trop, et gloire aux écrivains qui cherchent à en mettre un peu plus dans les choses de ce monde ! Mais de ce qu’on appelle l’amour, il y en a, en faisant un calcul modéré, six cents fois plus qu’il n’en serait nécessaire à la conservation de notre honorable espèce. J’estime donc œuvre imprudente de le fomenter par des écrits, et j’en suis si persuadé que si un beau jour, par miracle, il me venait à l’esprit les pages d’amour les plus éloquentes qu’homme ait jamais écrites, je ne prendrais pas la plume pour en mettre une ligne sur le papier, tant je suis certain que je m’en repentirais. »

On sait que la littérature italienne contemporaine, — les véristes avec M. Verga, les poètes avec M. Carducci, qui a été jusqu’à exclure l’auteur des Fiancés d’une anthologie destinée aux écoles, — a en grande partie échappé à l’influence de Manzoni. Mais ce n’est point le cas de M. Fogazzaro qui, au contraire, se rattache à la filiation de l’illustre écrivain par la simplicité et la clarté de sa forme aussi bien que par ses tendances très catholiques. Les paroles citées par M. Bonghi l’ont donc vivement frappé ; et, en toute loyauté, il en a reconnu et tiré les conséquences. N’impliqueraient-elles pas, en effet, la condamnation de presque toute littérature, en tout cas des livres préférés, des pages les plus souvent relues, les plus universellement admirées ? Plus qu’aucune autre, la littérature contemporaine tomberait sous leur sentence, quelle que soit son étiquette, quel que soit son programme. M. Fogazzaro l’a reconnu et il en a été effrayé : « Beaucoup d’écrivains, dit-il en commentant l’arrêt du maître, ont représenté la passion sensuelle sans autre intention que de reproduire la vérité, ou de plaire, ou de retirer de leurs livres gloire et profit, sans autre frein que les lois pénales. Leur succès a été douloureux pour la morale et pour l’art… Beaucoup se sont indignés d’une telle bassesse. Quelques-uns ont exprimé directement leur indignation ; à d’autres, il a semblé que le meilleur moyen de combattre un art abject était de lui opposer un art élevé, et ils ont tenté de représenter l’amour dans une forme telle que « l’âme des lecteurs, » pour accepter l’expression manzonienne, y fût inclinée, mais en s’élevant, en se purifiant. Ceux-ci s’attendaient à être frappés de Iront, en pleine poitrine, par l’ennemi ; et voici qu’ils sont frappés aux épaules, par un puissant qu’ils se glorifiaient d’avoir avec eux. C’est un homme de génie, un grand poète, le plus grand poète que l’Italie ait possédé depuis des siècles ; c’est un profond connaisseur de l’âme humaine : il en a représenté, avec une égale puissance, de nobles et d’ignobles, de froides et de passionnées ; il en a mis en lumière, avec un art incomparable, les mouvemens intimes. Même si la question pendante était une question d’art, son seul vote contre un plébiscite de tous les temps pourrait faire réfléchir. Mais il n’en fait pas une question d’art, il en fait une question de morale. Or, ce grand poète est un catholique non moins ardent que Rosmini, il met au service de la foi catholique une logique non moins aiguë, non moins inflexible que celle de l’illustre philosophe, une lucidité d’intelligence encore plus lumineuse. Cette foi lui enseigne la morale la plus sublime que le monde ait entendue. Il la possède comme son bien propre, il l’a infusée dans le roman comme une inextinguible flamme de vie, qui anime tout, qui se retrouve dans chaque parole ; il l’a élevée, seule et haute, dans un livre pareil à une lumière de salut qui ne s’obscurcit pas. Si un jugement d’Alexandre Manzoni a une immense autorité en matière d’art, il en a une bien plus grande encore en matière de morale. Et c’est là le cas du jugement qu’exprime la page rapportée par M. Bonghi… »

On le voit, M. Fogazzaro pose avec une parfaite loyauté le problème inquiétant qu’une page exhumée de Manzoni a suscité dans sa conscience de peintre de l’amour. Malgré le respect qu’il proclame pour l’auteur des Fiancés, j’aime à croire que ce n’est point parce que cette page est de lui qu’elle l’a si profondément troublé : car enfin, Manzoni n’est qu’un homme, et pour grande qu’est son autorité, elle n’est point infaillible. Mais le jugement rigoureux qu’elle exprime, peut-être bien qu’il venait prêter sa nette formule à de vagues scrupules encore inavoués qui flottaient dans l’esprit de M. Fogazzaro, comme ils flottent sans doute dans celui de beaucoup d’autres romanciers lorsqu’ils songent à l’action possible de leurs livres. Subitement il lui révélait la contradiction presque inévitable qui existe entre les aspirations d’un moraliste, c’est-à-dire d’un homme qui rêve de guider son prochain vers un certain idéal, et les exigences ou les habitudes de la littérature, qui, quoi qu’on fasse, est toujours prête à sacrifier le sens moral au sens esthétique. Une inflexible logique lui posait sans aucune atténuation ce problème inquiétant : ou bien contribuer à déchaîner parmi les hommes la passion de l’amour, toujours dangereuse, parce qu’ils y sont toujours trop enclins, ou bien renoncer à peindre l’amour et encourir le blâme de l’avoir fait. Comment échapper à ce redoutable dilemme ?

M. Fogazzaro a tendu toutes ses facultés pour y parvenir. Dans les vingt pages qu’il consacre à réfuter l’opinion extrême de Manzoni, il a mis autant de talent, autant de tendresse, autant de charme que dans les meilleurs morceaux de ses romans. C’est toujours un spectacle intéressant que celui d’un écrivain qui se débat contre lui-même : ce spectacle, M. Fogazzaro nous le donne, et non sans candeur. Il se consume en efforts pour démontrer qu’une conception vulgaire de l’amour peut seule donner raison à Manzoni, et pour échapper à une telle conception. Mais là précisément est la difficulté. Dans Daniele Cortis, Daniele se séparait d’Hélène en lui traduisant des paroles latines qui les représentaient unis non par la chair, mais par le corps, comme s’unissent les astres et les planètes, par la lumière, ou les palmiers, par le front, non par la racine. Ici l’on emprunte à des saints des définitions de l’amour qui en font u la sublime unité idéale de deux êtres humains ; » on recourt à une belle image orientale, évoquée déjà dans le Mystère du poète, qui identifie l’amour avec la charité et avec la piété, tout comme les mystiques du XIIIe siècle se plaisaient à le faire ; on cite Dante et Shelley ; on s’élève avec éloquence contre l’idée que la conservation de l’espèce est la fin suprême de l’amour ; on croit trouver la réfutation de cet argument si schopenhauérien dans ce fait que l’amour, plus tenace que la vie, « grandit quand l’espèce n’y a plus d’intérêt, quand un des deux amans a été emporté par la mort ; » à ce propos, on se demande, « avec une froideur positiviste, » si un tel sentiment n’est pas en opposition directe avec l’instinct de l’espèce, et l’on conclut enfin en s’inscrivant en faux contre la sentence de Manzoni. Il le faut bien, car autrement, qu’en adviendrait-il du Mystère du poète, de Daniele Cortis, de Malombra, ou même du délicieux petit poème de Miranda, et encore des romans d’amour et des poèmes d’amour que M. Fogazzaro écrira dans la suite, qu’il écrira, dis-je, qu’il le veuille ou non, parce qu’il a l’amour dans l’âme ? Il le faut bien, parce qu’autrement il faudrait passer condamnation sur presque toute la littérature moderne, et que ce serait grand dommage ! Il le faut bien ; mais le lecteur, et, qui sait ? l’auteur lui-même, ne conserveront-ils aucun doute, seront-ils délivrés de tous scrupules ? ..

On n’attend pas que nous tranchions ce grand débat. Sans doute, Manzoni, dans la courte demi-page où il se prononce avec une netteté saisissante, nous a paru d’une logique serrée qui, selon l’expression de M. Fogazzaro, fait réfléchir, et dans les argumens invoqués contre lui, il nous a semblé, pour dire les choses franchement, qu’on se payait un peu de mots. Hélas ! oui, on citait trop de saints, trop de poètes, on nous donnait, d’après eux, une définition trop sublime de l’amour. Nous écoutions, et un vent de scepticisme nous emportait. Nous nous demandions si l’on trouve l’amour sublime ailleurs que dans la poésie. Nous nous rappelions que l’histoire des poètes est pleine de désillusions. Mille épisodes inquiétans hantaient notre mémoire : c’était Lamartine effaçant du Lac les deux strophes où montait la voix victorieuse des sens ; c’était Goethe oubliant si vite Frédérique aux pieds de Charlotte, puis oubliant Charlotte à son tour, avant même de l’avoir remplacée, grâce aux seuls charmes du gai paysage qu’il traversait en la fuyant ; c’était, pour abréger une nomenclature qui pourrait être infinie, c’était Dante lui-même, entrant d’un pas allègre dans la « forêt obscure, » au lendemain de la mort de Béatrix. Oui, ces exemples illustres, et combien d’observations faites sur des matières plus communes, sur ceux qui nous entourent, sur nous-mêmes, réfutaient douloureusement les argumens de l’orateur. Notre bon sens lui répondait qu’il n’y a qu’un seul amour, toujours le même, quelque grande part qu’il fasse à l’idéal, quelque divin qu’il soit ou qu’il se croie ; que, dans un nombre infini de cas, cet amour est contrarié par les lois, par les usages, par les convenances, par la morale ; qu’alors il devient une force destructive si terrible, qu’elle est presque irrésistible et sème autour d’elle les ruines, les hontes, les désolations ; qu’en conséquence, ceux qui prisent au-dessus de tout le bon ordre de la société et le bel équilibre de l’âme doivent se méfier d’elle et soigneusement éviter d’augmenter sa tragique puissance…

Mais peut-être que nous pensions ainsi parce que la question nous avait été posée un peu crûment, et aussi parce que, pour y répondre, M. Fogazzaro s’est placé sur un terrain, comment dirais-je ? sur un terrain trop peu terrestre. On pourrait la prendre autrement. On pourrait accepter l’amour pour ce qu’il est, avec ses grandeurs et ses faiblesses, ses misères et ses beautés, sans parti-pris de pessimisme cynique, ni phraséologie idéaliste. Peut-être bien qu’on trouverait alors que, malgré les ravages qu’il promène à travers notre pauvre monde, malgré le sang et les larmes qu’il fait couler, il est encore ce qu’il y a de plus noble et de meilleur dans notre âme, comme il est le sourire de notre vie. Et l’on ne voudrait plus le proscrire, quelque périlleux qu’il soit ; et l’on donnerait tort à Manzoni, quand même il a pour lui l’inflexible logique ; et l’on relirait les romans de M. Fogazzaro, en y prenant un vit plaisir, non pas à cause de la résistance que ses personnages opposent à leurs sentimens quand ils sont coupables, mais tout simplement parce que les sentimens qu’ils éprouvent sont puissans ou délicats, profonds ou charmans, décrits avec talent, avec sympathie surtout, et, — que l’âme de Manzoni leur pardonne ! — parce qu’ils « inclinent l’âme vers l’amour. »


EDOUARD ROD.

  1. G. Scotti. Romanzi et Romanzieri, Casalbadino, 1889.
  2. Per un recente raffronto delle theorie di S. Agostino et di Darwin circa le creazione. Milan, 1891.