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L’Évolution actuelle de la tactique/02

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L’Évolution actuelle de la tactique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 110-129).
L'ÉVOLUTION ACTUELLE
DE
LA TACTIQUE

DEUXIÈME PARTIE[1]


III

La guerre contre un ennemi invisible. Telle est dès maintenant la caractéristique essentielle des luttes futures. Les Anglais viennent d’en faire la première expérience. Le tir du fusil de guerre ne se voit pas. La balle, lorsqu’elle passe près, claque en coup de fouet au lieu de siffler, et donne l’impression d’une direction de l’ennemi tout autre que la vraie. Au-delà de quelque cent mètres, la détonation ne s’entend plus, surtout par vent contraire. Il en résulte que la cavalerie envoyée en reconnaissance se trouve arrêtée dès qu’elle entre en contact avec l’ennemi, sans qu’elle puisse apercevoir quoi que ce soit. Le nombre des coups de feu ne la renseigne même pas, car quelques hommes, bion pourvus de cartouches, peuvent produire l’illusion du nombre, par la rapidité de leur tir. D’autre part, le soldat à pied, embusqué, se sachant invisible, a conscience de sa sécurité vis-à-vis de l’homme à cheval. Il garde son sang-froid et vise. Entre les deux adversaires, la partie n’est pas égale. Le cavalier s’en rend compte. Ne pouvant utiliser l’arme blanche, il va changer sa tactique. Le renseignement que la vue ne lui permet pas de rapporter, sa carabine va le lui donner.

Assistons par la pensée à une prise de contact. Recevant des coups de feu sans savoir d’où ils viennent, la reconnaissance s’est abritée. Une fraction met pied à terre. Toutefois un homme sur quatre reste à cheval. Les trois autres chevaux sont attachés au premier, ce qui, tout à l’heure, va permettre de les ramener au galop, à leurs cavaliers. Maintenant, ce sont les cavaliers tirailleurs qui se faufilent de buisson en buisson, d’abris en abris, et s’avancent, sans tirer, dans la direction probable de l’ennemi. Leurs flancs sont surveillés par des camarades restés à cheval, en vedette. S’ils ont pu gagner un point d’où la vue s’étend au loin et qu’ils ne reçoivent plus de coups de feu, leurs chevaux, sur un signal, sont amenés au galop et le mouvement en avant est repris. Probablement l’ennemi n’avait là que quelques éclaireurs. Mais plus loin, en répétant le même jeu, la fusillade a éclaté de nouveau. Cette fois, vu la courte distance, on se rend à peu près compte de son origine. Alors le groupe resté à cheval, précédé par ses éclaireurs, cherche à gagner le flanc de l’ennemi et, s’il y réussit, il attaque. Une action de flanc, combinée avec une action de front, fera presque toujours plier l’adversaire, et l’assaillant, gagnant de proche en proche, atteindra ainsi une ligne de résistance plus sérieuse. Ce sera le cas, lorsque le groupe exécutant le mouvement tournant sera à son tour arrêté par la fusillade. Alors interviennent des unités plus fortes, avec du canon, toutes les fois qu’on en aura sous la main, car on ne peut pas perdre du temps à l’attendre. Ces unités chercheront soit l’aile de l’adversaire, soit un espace libre permettant de pénétrer et d’attaquer dans le flanc ou dans le dos la fraction de l’ennemi qui aura été contenue par le combat de front.

Si, comme il faut s’y attendre, la cavalerie doit compter avec un adversaire qui, en marche comme en station, s’enveloppe d’un rideau difficile à percer, alors elle ne pourra indiquer que le contour apparent formé par ce rideau à telle heure de la journée, sans pouvoir en déterminer la composition ni la force.

A moins de faire entrer en action les autres armes, on ne peut plus lui demander davantage. Savoir que l’ennemi n’occupe pas tel point, n’est-ce pas déjà un renseignement de grande valeur que la cavalerie pourra toujours donner ?

Ce résultat peut être obtenu avec de faibles forces de cavalerie, pourvu que celles-ci soient actives, montées sur des chevaux rapides, et composées de bons tireurs rompus au combat de tirailleurs.

Est-ce à dire que notre cavalerie est plus nombreuse qu’il n’est nécessaire ? Bien au contraire. La cavalerie est appelée à jouer dans l’avenir un rôle beaucoup plus grand que par le passé. Dans ce siècle où la loi des accroissemens de vitesse est dominante, elle prend une importance insoupçonnée jusqu’à ce jour. Seule, elle permet, à un général dont les troupes sont engagées sur tout leur front et menacées d’un mouvement enveloppant sur un flanc ou sur leurs derrières, de jeter à temps un grand nombre de carabines, avec artillerie et mitrailleuses, au-devant de l’assaillant et de retarder assez sa marche pour se donner le temps de saisir la victoire.

Seule, la cavalerie permet de profiter sans retard d’une brèche éventuelle dans le front de l’ennemi pour l’attaquer ensuite à revers, ou envelopper brusquement une aile. Elle est l’arme essentielle de la guerre des chemins de fer et doit donc pouvoir attaquer et enlever un nœud vital, même couvert par des redoutes, même défendu par une nombreuse infanterie. Comme à Denain du temps de Villars, il faut qu’elle puisse s’emparer des ouvrages de campagne. Ses camarades de l’infanterie ne le feraient-ils pas si on pouvait les mener aussi rapidement qu’elle à pied d’œuvre ? Les carabines et le canon lui en donnent la faculté. Tout cela ne veut pas dire que la cavalerie doive être désormais de l’infanterie montée, qu’il n’y aura plus de combat à l’arme blanche et que toute idée de choc doive être abandonnée. Il est clair que, dans l’accomplissement d’une des missions qui viennent d’être indiquées, des rencontres soudaines avec la cavalerie de l’adversaire peuvent se produire. Mais il faut préciser ce principe, qui différencie la tactique actuelle de la précédente : c’est qu’on ne doit pas rechercher de bataille de cavalerie, précédant les grandes rencontres de toutes armes. Une pareille tactique n’aurait d’autre résultat que de faire détruire de la cavalerie en pure perte, car, si victorieuses qu’elles soient, les grosses masses de cavalerie n’en seront pas moins arrêtées par la mousqueterie des rideaux et ne pourront donner d’autres renseignemens que ceux que procureront quelques patrouilles bien et rapidement menées.

D’autre part, si on considère que de toutes les armes, c’est la cavalerie qui, dans une campagne, est la plus difficile à reconstituer et que jamais, à aucune époque, elle n’a été plus nécessaire, on voit à quel degré il importe de l’économiser et de ne pas l’exposer à être détruite inutilement.

Pour cette raison, il convient de repousser cette prescription de sacrifice donnée à la cavalerie comme un devoir à remplir pour dégager les autres armes en cas de retraite. Ce n’est pas son sacrifice qu’il faut lui demander, c’est la destruction de l’ennemi. La guerre de 1870 a prouvé l’inutilité des charges. Quelques escadrons pied à terre, soutenus par de l’artillerie, produiront un effet autrement puissant que ces chevauchées de la mort.

Vienne alors la bataille de plusieurs jours, où sur certains points se produiront chez l’adversaire ces effondremens du moral et de la force de résistance, qui amènent les paniques et préparent les déroutes, alors, ces escadrons qui n’auront pas été sacrifiés mais aguerris, tenus aux aguets près de la ligne de feu, attentifs aux péripéties de la lutte, pourront agir soudainement par le sabre. Ce seront de nouveau les victorieuses chevauchées, dans lesquelles plusieurs milliers de cavaliers traversant la bataille, ou contournant une aile, iront sur les derrières s’emparer des passages obligés de la ligne de retraite, s’y établiront solidement et, partant de ces nouveaux points d’appui, attaqueront l’adversaire à revers par leurs feux.

Alors se produira l’événement, que le génie de Napoléon savait si bien amener au moment psychologique, car, pour des troupes durement engagées depuis de longues heures, l’événement sera toujours d’entendre soudainement le canon derrière elles. C’est à ce résultat que doit tendre toute la volonté, toute l’énergie du chef, et la cavalerie de l’avenir, au moyen de ses armes à feu, et grâce à sa vitesse, en donnera la possibilité. Bientôt les pouvoirs publics reconnaîtront que nous ne devons plus avoir qu’une seule sorte de cavalerie, dont l’espèce des chevaux différenciera seule les régimens.

On voit les difficultés nouvelles que rencontrent les reconnaissances. Cependant, les instructions sur le service en campagne de toutes les armées, insistent sur la nécessité d’obtenir des renseignemens plus complets et plus minutieux que jamais. Il est prescrit à tout chef qui doit attaquer, de déterminer d’abord l’étendue de la position qu’occupe l’ennemi, ses parties faibles, la région qui peut être considérée comme la clef de la position, les meilleures directions à donner aux attaques, les mouvemens du terrain dont la possession peut favoriser le développement d’un feu effectif sur la partie la moins forte de l’ennemi, etc.

Ces renseignemens peuvent être obtenus, disent les règlemens, par une observation personnelle du chef, par des pointes d’officiers ou des patrouilles, par des éclaireurs, par des ballons. Mais les règlemens n’essaient pas de faire connaître commentées différens organes d’information peuvent fonctionner. En effet, la recherche de tous ces renseignemens qui repose sur l’observation visuelle, est devenue impossible, sauf dans des cas exceptionnels sur lesquels on ne saurait compter. Alors comment reconnaître ? Il ne reste qu’un seul moyen : le combat. Napoléon disait : « On s’engage partout et puis l’on voit. » Le principe est toujours vrai, mais son application est plus difficile et, maintenant, il faut changer les procédés d’exécution.

Il est facile de comprendre que le danger de frapper dans le vide est devenu d’autant plus grave que la puissance des armes actuelles permet des décisions plus promptes.

Une partie des forces peut être mise hors de combat avant la jonction des autres fractions, trop éloignées ou mal dirigées. Il ne faut donc engager les gros qu’à bon escient et, pour obtenir des renseignemens suffisans, il faudra souvent reconnaître en forces.

Cette manière d’éclairer la situation fait l’objet des plus vives critiques de la part des écrivains militaires.

D’après eux, elle oblige à employer une partie importante des forces, qui est alors exposée à être contre-attaquée par un ennemi très supérieur en nombre ; d’autre part, si la reconnaissance est soutenue par le reste des troupes, il en résulte une bataille de rencontre dans laquelle rien n’a pu être prévu et où le succès, comme la défaite, dépend souvent de la fortune. Avec les anciennes armes, cette thèse pouvait se défendre. Il n’en est plus de même aujourd’hui, et l’emploi des rideaux donne la solution de la question.

Les rideaux sont formés de groupes de combat généralement de faibles effectifs, mais comprenant les trois armes, en proportion variable suivant le terrain et les circonstances. Ces groupes tiennent tout le réseau routier dans la direction de l’ennemi et couvrent les flancs. Ils créent ainsi, à grande distance autour de l’armée, une zone de sécurité très étendue, en dedans de laquelle le commandement peut déplacer les troupes, changer leur direction de marche, en un mot manœuvrer sans que l’adversaire puisse s’en rendre compte. Les groupes de combat des ailes, que le commandement échelonne à volonté, peuvent aussi bien faciliter l’enveloppement de l’adversaire que s’opposer à ses tentatives.

Dans l’ancienne tactique, les colonnes sont liées à leurs avant-gardes. Celles-ci reçoivent d’avance des missions nettement définies, soit d’attaquer, soit de s’emparer de points d’appui pour faciliter le déploiement des gros, soit encore de se tenir sur la défensive en attendant de nouveaux ordres. Aujourd’hui, il ne peut plus en être de même. Les groupes de combat couvrant les colonnes doivent être indépendans des forces qui les suivent. Le chef de chacun d’eux manœuvre d’après les instructions qu’il a reçues, mais avec la plus large initiative. Ils prennent le contact, attaquent. S’ils n’ont rien devant eux, pendant qu’un des groupes à leur droite ou à leur gauche se trouve engagé, ils font surveiller la direction de marche par une faible fraction, et se jettent dans le flanc de l’adversaire qui arrête ou attaque leur voisin. Se prêtant ainsi un mutuel appui, ils peuvent gagner du terrain et forcer l’adversaire à dévoiler sa situation. Ces groupes savent que probablement ils ne seront pas soutenus, car les colonnes qui les suivent seront souvent dirigées ailleurs, d’après les exigences de la manœuvre. Il est donc indispensable qu’ils puissent sans inconvénient se séparer, pendant un certain temps, du corps qui habituellement les fait vivre, et qu’à cet effet, ils soient pourvus d’un train léger.

Ils seront composés surtout de cavalerie, de quelques pièces, et d’une faible force d’infanterie. Les unités cyclistes seront avantageusement employées à ce service. Il ne doit être créé aucun commandement d’ensemble. L’initiative de chacun de ces groupes en serait gênée et leur action ralentie. Leur rôle est de s’engager franchement sur de grands fronts, donnant à l’ennemi l’illusion du nombre.

Toutefois, dès qu’ils se trouvent menacés d’un enveloppement, ou qu’ils se trouvent contre-attaques par des forces très supérieures, ils doivent rompre le combat et manœuvrer en retraite. Il arrivera souvent que, vu la difficulté des prises de contact, ils feront perdre à l’ennemi beaucoup de temps. La nuit leur permettra souvent de se retirer sans trop de peine.

Ces dispositions ont été quelquefois jugées comme devant amener une dispersion des forces. Ce serait vrai, si les groupes de combat étaient fortement constitués ; mais on vient de voir que leur rôle implique une grande légèreté. Leur emploi permet, au contraire, de manœuvrer avec ses forces réunies et de n’engager celles-ci que sur les points où le commandant le juge utile. C’est une application nouvelle du principe toujours vrai de l’économie des forces.

Comment, avec les armes actuelles, pourrait-on concevoir qu’une troupe fût obligée de s’engager, parce que son avant-garde s’est heurtée à l’ennemi ? On s’y verrait cependant amené, si l’emploi des rideaux n’était pas accepté.

Si les procédés paraissent nouveaux, le principe ne l’est pas. L’histoire est pleine d’exemples d’emplois de rideaux stratégiques et tactiques. L’étude de la campagne de 1849 en Hongrie est à ce point de vue instructive.

Dans la portion de la vallée du Danube où se déroulèrent les opérations de cette campagne, le fleuve coule d’abord exactement de l’Ouest à l’Est depuis Komorn jusqu’à Waitzen, sur un parcours de 75 kilomètres environ. À Waitzen, le Danube fait un coude à angle droit et coule ensuite au Sud en arrosant Budapesth, à 35 kilomètres de Waitzen.

Après la défaite qu’ils avaient essuyée à Isaszeg, à 70 kilomètres environ à l’Est de Pesth, les Autrichiens s’étaient retirés vers cette place et, sous sa protection, gardaient la ligne du Danube jusqu’à Waitzen.

Le général Görgei, commandant l’armée hongroise victorieuse, résolut de faire croire aux Autrichiens qu’il ne pensait « à rien autre chose qu’à enlever Pesth de vive force » tandis qu’en réalité il voulait contourner par le Nord le coude du Danube de Waitzen et se porter vers l’Ouest pour débloquer Komorn où tenait encore un parti hongrois.

À cet effet, il dirigea les deux corps d’armée des généraux Gaspar et Aulich sur le Danube, entre Waitzen et Pesth, tandis qu’avec les deux autres corps d’armée qui lui restaient, il marchait sur Waitzen et au Nord. Waitzen une fois enlevé, il ne laissait sur le bas Danube que le corps du général Aulich et une des trois divisions du général Gaspar, pour former le rideau stratégique.

« Il fallait s’attendre, écrit le général Görgei dans ses Mémoires, à ce que fatigué des sempiternelles démonstrations dont le général Aulich devait le régaler, le général commandant l’armée autrichienne passerait de la défensive à l’offensive, pour se débarrasser une fois pour toutes de ses importunités…

« Conformément au plan d’opérations arrêté, le gros de notre armée, après la prise de Waitzen, se porta sans désemparer sur Leva, ville située à 80 kilomètres au Nord-Est de Komorn, dans la vallée du Gran, petit affluent de gauche du Danube… pour couvrir, d’une part, le flanc gauche de notre armée qui se portait au Nord, et pour protéger, d’autre part, la division du corps du général Gaspar (restée à Waitzen) contre une attaque venant le long du Danube par l’amont. Une colonne volante, composée de quatre escadrons de hussards et de deux pièces, fut tirée du 7e corps (Aulich) et chargée de remonter le Danube jusqu’à l’embouchure du Gran.

« Pour protéger notre flanc droit, je chargeai mon frère aîné, Armin Görgei, chef de bataillon de honweds, de se porter avec une colonne volante du côté de Schemnitz vers le Nord (rideau tactique).

« L’armée hongroise réunie autour de Leva franchit le Gran, malgré les difficultés du passage et se heurta, sur la rive droite de cette rivière, aux troupes autrichiennes, qui furent rejetées au Nord du Danube.

« Dans ce combat (continue le général Görgei), donna aussi la colonne volante de Waitzen, le long de la rive gauche du Danube. En côtoyant la rive gauche du Gran, elle fit jouer, sur l’ennemi en retraite de l’autre côté, ses deux pièces d’artillerie. »

« La belle opération de Görgei, dit M. le général Pierron, montre comment une marche de flanc peut être masquée par un rideau de troupes qui sert de bouclier contre l’ennemi »

On voit également dans cet exemple le rôle que doit jouer un groupe de combat du rideau, quand il ne trouve rien devant lui, et comment il peut coopérer à l’action des troupes voisines.


En ce qui concerne les procédés de combat de l’infanterie, les changemens ne sont pas moins importans. La nécessité d’échapper aux vues et de se servir du terrain, comme d’un bouclier, afin de s’approcher de l’ennemi aux courtes distances et de le frapper, oblige à ne mouvoir une troupe, dans la zone de feu, qu’après avoir reconnu d’avance l’endroit où elle doit être amenée, les lignes du terrain par lesquelles on doit la faire passer, et la formation à lui donner à cet effet.

L’infanterie doit donc s’éclairer et se renseigner à de grandes distances. Les éclaireurs à pied ne peuvent être employés que par les fractions en première ligne, quand elles sont arrivées à courte portée de l’ennemi et que le feu est commencé. Jusqu’à cet instant, l’infanterie ne peut être éclairée que par des cavaliers. La cavalerie divisionnaire est en principe affectée à ce service, mais en réalité elle ne peut pas y suffire. Elle est numériquement insuffisante. Forcée de se disperser dans toutes les fractions d’infanterie qui la réclament, obligée à de longues marches pour se mettre à la disposition des détachemens et revenir le soir au régiment qui la fait vivre, elle serait ruinée en quelques semaines. Sa place est avec les groupes de combat des rideaux. Dans la bataille, ses escadrons doivent se tenir prêts à intervenir comme combattans. Ils doivent donc être réunis.

Avec l’organisation actuelle, on ne voit que rarement des cavaliers aux avant-postes d’infanterie. Or ils y sont nécessaires. Il faut donc revenir à l’organisation recommandée par l’Empereur dans ses notes sur l’art de la guerre (troisième note, cavalerie). « C’est en vain qu’on a voulu subvenir au besoin de l’infanterie par des corps de cavalerie indépendante de ses généraux, une funeste expérience n’a que trop souvent démontré les vices de cette méthode… Il n’existe qu’un moyen de leur échapper, c’est d’attacher de la cavalerie aux légions… » et plus loin, dans le projet d’organisation de l’armée : « Les éclaireurs seront des voltigeurs à cheval montés sur des chevaux aussi petits que possible. Ils ne seront pas formés par escadron. Ils resteront divisés par turme, portant le numéro de leur bataillon. En cas de réunion de plusieurs turmes loin de leur bataillon, le commandement appartiendra au plus ancien officier. Les éclaireurs seront équipés exactement comme l’infanterie… Les officiers, sous-officiers et soldats, seront mis à pied et replacés à cheval selon la volonté du chef de bataillon, qui en usera comme pour les grenadiers et les voltigeurs. Ils n’entreront dans aucune des combinaisons de manœuvre de cavalerie, auxquelles la petitesse de leurs chevaux ne les rend pas propres… Ils fourniront les ordonnances (escortes) aux officiers généraux et supérieurs de leur division, escorteront les prisonniers et les bagages, fourniront les postes de correspondance. C’est à cause de toutes ces fonctions qu’ils seront calculés comme cavaliers, parce qu’en effet, aujourd’hui le service occupe un grand nombre de chasseurs, hussards, dragons et cuirassiers. La petite taille des chevaux des éclaireurs les rend propres à suivre partout l’infanterie… »

En outre un organe nouveau est imposé par les nécessités tactiques actuelles. Toute troupe qui n’est pas engagée doit être tenue constamment au courant de ce qui se passe autour d’elle, du déplacement de ses voisines, des directions successives qu’elle devra peut-être prendre. Un officier, très bien préparé, à ce service, peut seul le remplir. C’est l’officier d’orientation. Il rôde autour de son régiment, renseignant sans cesse son colonel et ses détachemens.

Il est facile de comprendre toute son importance dans la zone de feu.

Mais que doit-on entendre par « zone de feu ? » Pour le comprendre, il est nécessaire de se reporter à ce qui se passe sur la ligne de combat.

Sur 100 hommes qui vont au feu pour la première fois, 95 ne voient même pas le bout de leur fusil et tirent presque en l’air.

Sous l’influence de l’émotion, l’iris qui joue le rôle du diaphragme dans les appareils photographiques, agrandit son ouverture, la pupille se dilate, l’homme fait des efforts pour distinguer le point d’où il croit voir venir le danger, le cristallin s’aplatit. L’accommodation de l’œil se fait sur la grande distance, avec une intensité telle, qu’il ne distingue plus que vaguement les objets rapprochés. Sur les 100 hommes, les 5 ou 6 qui ont gardé leur sang-froid, visent ce qu’ils croient être le point occupé par l’ennemi. Leur tir est efficace aux distances inférieures à 600 mètres, parce que leurs balles frappent alors dans une zone de 150 à 200 mètres de profondeur, sans compter les ricochets.

Les autres tirent en donnant à leur fusil une inclinaison quelconque. Leurs balles vont frapper le sol un peu partout, mais principalement à une distance comprise entre la portée maxima du fusil, 3 000 mètres environ, et 2 400 mètres.

Dans cette zone de 600 mètres de profondeur, les balles grêlent, frappant les parties creuses du terrain, même près des crêtes, et rendant très dangereux certains emplacemens des réserves.

Toutefois, les balles ne frappent pas sur toute la largeur de la bataille. Les lignes de combat ne sont jamais des lignes droites. Elles forment des saillans et des rentrans. Les zones qui sont en face des saillans de la ligne de feu de l’adversaire ne reçoivent presque pas de projectiles, tandis qu’au contraire, dans celles qui correspondent aux rentrans, les projectiles s’accumulent.

Mais, pendant toute la durée de la bataille, les lignes de feu se déplacent et telle partie, qui tout à l’heure formait saillant, devient un rentrant. Ainsi se trouve changée la zone où frappe le tir inconscient.

Pour ce motif, il est indispensable que celles des troupes en réserve qu’il faut tenir près du combat, pour pouvoir les faire intervenir à temps, soient en formations larges et souples, permettant de les déplacer rapidement dès que les balles commencent à frapper.

Cette proportion de 5 hommes de sang-froid sur 100 peut paraître extraordinaire à ceux qui n’ont pas assisté à de grandes batailles, en se tenant sur la ligne de feu. Elle n’est cependant pas exagérée et elle est sensiblement la même dans toutes les armées.

Une étude allemande intitulée Sommernachtstraum[2] » relate ainsi les impressions d’un capitaine à la bataille de Gravelotte (Saint-Privat) :

« Ma pensée se porte sur le gefreite Arnold. Arnold était un des meilleurs soldats de ma compagnie. C’était un modèle pour les autres : un éclaireur bien dressé et un bon chef de patrouille. Il eût été un sous-officier parfait, avec un peu moins de mollesse.

« Nous étions sous un feu violent à cinq cents pas d’une position ennemie. Ma compagnie tout entière était déployée ainsi que l’usage le voulait. Je voyais avec anxiété augmenter le trouble dans le tir de nos hommes sans pouvoir y faire quoi que ce soit. Tous tiraient couchés, et je voyais que des crosses de fusil, aux coups de feu, n’étaient pas soulevées de terre. A un certain point de la ligne, je fus étonné de constater que les coups partaient le canon étant très relevé. A mon approche, je remarquai qu’une petite éminence, à peine perceptible et masquant la vue, se trouvait devant ces tirailleurs.

« Ils ne tiraient cependant pas moins vivement que les autres, mais tous leurs projectiles passaient au-dessus de l’élévation et étaient perdus. A mon grand étonnement je remarquai le gefreite Arnold parmi ces tirailleurs. En colère, je me précipitai sur lui, je lui frappai sur l’épaule et lui dis : « Où tirez-vous ? vous ne voyez pas l’ennemi, » et, comme je ne pouvais pas compter que mes paroles fussent comprises au milieu du bruit des tirailleurs, je les accompagnai de gestes significatifs. Arnold se tourna, mais son regard était égaré, il ne reconnaissait pas son capitaine. Au sifflement de quelques projectiles qui passèrent près de nous, il se coucha de nouveau et recommença de tirer avec précipitation. Ma colère n’eut plus de bornes. Je le frappai avec mon épée si fort sur le casque que je le lui bosselai et le lui fis tomber sur la nuque. Comme atteint de la foudre, il tomba à genoux. Le visage pâle, il tremblait de tout son corps. Je ne saisis pas ce qu’il me dit, mais, à son regard, je compris qu’il ne me reconnaissait pas. Je n’oublierai jamais ce regard, moitié suppliant, moitié désespéré, tel celui du chevreuil lorsque le chasseur court à lui pour l’achever. Il s’affaissa un moment comme paralysé, baissa ses yeux hagards vers le sol, puis il se leva vivement, ordonna à ses hommes de l’accompagner sur la position où j’étais, et, comme ils ne comprenaient pas, s’y rendit seul, quoique exposé au feu de ses voisins. »

Il faut néanmoins le reconnaître : à mesure que les troupes s’aguerrissent, le nombre des hommes qui visent augmente rapidement et l’on peut constater que parmi les soldats au cœur solide, ce sont surtout les meilleurs tireurs qui reprennent le plus vite leur sang-froid. C’est là une des raisons essentielles de la nécessité de former de très bons tireurs. Une nation qui veut une armée sérieuse ne saurait faire trop de sacrifices pour atteindre ce résultat.

Notre soldat s’aguerrit vite. Après quelques combats, seuls les hommes trop nerveux continuent à tirer dans le bleu. Ce nombre est encore assez élevé ; non que le courage leur manque, car ils n’hésitent pas à suivre leurs officiers jusqu’au bout, mais ils sont incapables de vaincre leur agitation nerveuse, malgré la volonté de faire leur devoir.

Lorsque, dans un groupe d’hommes, l’émotion prédomine, la faculté de jugement diminue et l’instinct se développe. Celui-ci se manifeste par une tendance irraisonnée à l’imitation. Aussi l’exemple a-t-il une importance capitale. Il peut déterminer l’enthousiasme aussi bien que la panique, et ceci fait comprendre que le soldat en tirailleur, n’étant plus tenu en main comme il l’était autrefois dans le rang, il devient indispensable que sans cesse les chefs donnent l’exemple.

Le front de combat ne sera plus formé par une ligne continue de tireurs, mais bien par un certain nombre de groupes, d’ « essaims, » conduits par un gradé, qui, pour se rapprocher de l’adversaire, suivront les couloirs ou les cheminemens défilés, afin d’ouvrir le feu à aussi courte distance que possible.

Pour gagner du terrain, les officiers et gradés ayant reconnu de nouveaux points à occuper, enlèvent leur troupe en se jetant en avant pour la guider. C’est la tactique essentiellement française du : « Suivez-moi. » Nous lui devons bien des victoires, et il se trouve qu’elle s’applique on ne peut mieux aux procédés de combat aujourd’hui nécessaires.

Tout essaim de. tirailleurs doit s’efforcer de pénétrer dans la ligne ennemie par tous les moyens possibles, sans régler son mouvement sur celui de ses voisins, et surtout sans les attendre.

Il faut en effet se rappeler que, sous une fusillade un peu vive, lorsque les essaims attendent pour avancer que leurs voisins aient facilité leur marche, comme ceux-ci font le même raisonnement, toute la ligne de combat s’immobilise.

L’indépendance du mouvement des essaims sur la ligne de feu oblige donc à cette condition essentielle, qu’ils doivent avoir entre eux des intervalles assez considérables, 50, 80, 100 mètres et quelquefois plus. Alors seulement ils peuvent utiliser les accidens du terrain.

Il est facile de comprendre que la formation d’une ligne de combat sans intervalles amène l’arrêt du mouvement. Il faudrait en effet faire progresser toute la ligne à la fois, ce que la puissance des armes actuelles ne permet plus. Une portion de quelque importance de la ligne de combat ne pourrait même pas se porter en avant sans s’exposer à être fusillée par ses voisines. L’intervalle entre les essaims, en assurant leur indépendance, leur permet de profiter de toutes les occasions favorables pour gagner du terrain et entretenir dans l’ensemble le mouvement en avant.

Il en résulte que, pour progresser, l’essaim ne doit compter que sur ses propres moyens. La plupart du temps, il sera soutenu par l’action de l’artillerie, mais il ne doit pas attendre que celle-ci lui ait ouvert la voie. Croire que l’artillerie seule peut ouvrir le chemin à l’infanterie est une idée fausse et des plus dangereuses.

Une infanterie qui, pour avancer, attendrait que l’artillerie eût éteint le feu ennemi, s’immobiliserait indéfiniment. Tant qu’il passerait des projectiles, elle trouverait la préparation insuffisante. La superposition des feux de mousqueterie et d’artillerie peut faciliter la marche, mais il faut que l’essaim ne compte que sur lui-même, et soit résolu à s’ouvrir le chemin à coups de fusil. L’artillerie aide l’infanterie, elle lui rend la tâche moins dure ; elle ne peut pas l’en exempter.

Arrivé aux courtes distances, l’essaim de tirailleurs progresse en jetant en avant de lui ses meilleurs fusils, qui, par un feu bien dirigé, protègent le mouvement des autres et leur permettent de les rejoindre. L’essaim progresse ainsi, par des mouvemens successifs dont l’amplitude varie d’après les distances, d’une position favorable au tir, à une autre position. Quelle souplesse ne faut-il donc pas au tirailleur ? Il est dorénavant impossible de songer à le faire combattre sac au dos.

Les essaims doivent être encadrés d’autant plus solidement qu’ils sont composés de soldats moins aguerris. Il semble qu’au début d’une campagne, on ne doive pas descendre au-dessous de la section, 50 fusils environ. En Angleterre, où les cadres sont nombreux, le groupe est formé de 25 fusils. Ce nombre est évidemment préférable, mais nos énormes effectifs, composés en majeure partie de réservistes, ne nous le permettent pas. Après quelques combats, on pourra descendre à la demi-section, et même au-dessous avec de vieilles troupes, telles que la légion étrangère ; mais l’expérience seule devra guider.

Avec des groupes de 50 fusils, le commandement sera souvent difficile. Tant qu’on ne sera pas arrivé aux courtes distances de fusillade, c’est-à-dire 400 et 350 mètres, il y aura souvent intérêt à ne pas mettre sur la ligne de feu les 50 fusils de la section. L’essaim devra quelquefois garder un front étroit pour mieux assurer l’action du commandement, et le chef de section mettra en ligne deux, trois escouades selon le terrain, tandis qu’à la position suivante, il n’en mettra peut-être qu’une seule, s’il ne peut employer utilement un grand nombre de fusils. Les hommes qui ne tirent pas se tiennent alors couchés contre la ligne de feu, prêts à intervenir. Mais il est évident que, dans les crises, il ne peut être donné aucun conseil, chacun devant faire ce que lui dictent son jugement et son énergie.

Depuis longtemps, il est partout répété que, pour avancer, une troupe doit prendre la supériorité du feu sur celle qui lui est opposée. Mais qu’entend-on par supériorité du feu ? Elle réside dans ce fait qu’à un moment donné, les projectiles qui, tout à l’heure, frappaient le sol autour des tireurs, passent très haut. C’est que l’adversaire, soit faute de moral, soit que le tir fait éprouvé, s’est rasé sur le sol, n’ose plus lever la tête et tire en l’air. Or c’est l’indépendance et l’espacement des essaims qui permet d’obtenir ce résultat. La supériorité du feu est difficile à prendre dans une fusillade de front, et le nombre des fusils mis en ligne n’est pas, comme on pourrait le croire, un élément décisif. Il peut se faire que 100-150 fusils soient incapables de prendre la supériorité du feu sur 20 fusils placés en face d’eux à 400-500 mètres, à plus forte raison, plus loin. Cela vient de ce que le soldat prend ses dispositions pour s’abriter au mieux du feu dont il sent la direction. Ce feu peut alors augmenter en intensité sans qu’il en soit très impressionné. Au contraire, si, étant abrité des coups qui lui viennent de front, il éprouve le sentiment qu’il reçoit en même temps des coups d’écharpe, comme il ne peut que fort rarement s’abriter dans deux directions à la fois, il reculera ou bien se rasera sur le sol. Il suffit de très peu de projectiles venant d’écharpe pour produire cet effet sur une ligne de feu quelquefois fort longue.

Il est donc facile de comprendre que, lorsque des essaims de tirailleurs, profitant du terrain ou des circonstances favorables, auront pu, en avançant, se placer en saillant par rapport à l’ensemble de la ligne de feu, ils prendront, par cela même, d’écharpe une fraction de la ligne ennemie et assureront ainsi à leurs voisins la supériorité du feu, d’une manière peut-être inconsciente, mais à coup sûr efficace.

C’est l’application du principe de notre règlement du 12 juin 1875 : « Translation forcée du combat sur la ligne de tirailleurs, autrefois chargée seulement de la préparation. »

La ligne de combat subit des pertes, use ses munitions. Elle doit être renforcée et ravitaillée en cartouches. Des fractions constituées, prises dans les réserves, lui sont amenées par les cheminemens déjà utilisés. L’arrivée des renforts sur le front ne provoquera pas un mouvement immédiat en avant.

Dans la guerre sud-africaine, les Anglais ont constaté que l’entraînement de la chaîne couchée, par un élément venu de l’arrière, n’a jamais pu se produire. Dans notre armée, en 1870, il en avait été de même.

Une des manœuvres les plus difficiles et qui exige le plus grand déploiement d’énergie est le renforcement d’une ligne de tirailleurs sous un feu meurtrier. Il est facile de s’en rendre compte en pensant que, si cette ligne ne peut plus avancer, c’est précisément parce que la quantité de projectiles qui passent la cloue au sol. Une ligne de combat fléchit quelquefois parce qu’elle n’a pas pu être renforcée, les renforts qu’on lui amenait ayant été eux-mêmes désorganisés avant d’avoir pu l’atteindre.

En réalité, lorsque les renforts parviennent jusqu’à la ligne de combat immobilisée et tapie derrière les moindres abris, les hommes se couchent sur cette ligne sans la dépasser. Comment, dès lors, une ligne de feu arrêtée peut-elle reprendre le mouvement en avant ?

L’arrivée des renforts permet de réparer les pertes et d’augmenter le nombre des fusils et des cartouches. Le feu, qui auparavant était trop faible pour riposter efficacement, et contraindre l’ennemi à se terrer à son tour, reprend une nouvelle intensité. On peut ainsi dominer le feu de l’adversaire et sur certains points l’éteindre, pendant le temps nécessaire pour que quelques essaims de tirailleurs, profitant de l’accalmie, puissent faire un bond et gagner quelques mètres. Ainsi le renforcement du feu permet de gagner du terrain, et non la poussée des renforts. C’est par une suite d’efforts successifs que l’ennemi peut être détruit. L’assaillant se cramponne au terrain conquis, pour en repartir, et enlever la ligne de résistance suivante. Il appartient au commandement de diriger les réserves, pour alimenter les attaques, là où elles peuvent pénétrer. C’est une tâche des plus difficiles, car elle nécessite du discernement, du sang-froid et du jugement. C’est donc sur la ligne de feu seule que l’on peut se rendre compte de la possibilité de gagner du terrain et de pénétrer. Les attaques à fond viennent toujours de l’initiative de ceux qui sont sur la ligne de combat, et non pas d’une poussée de l’arrière, qui ne peut pas se produire. Comme ce fait tient à la nature même de l’âme humaine, les doctrinaires peuvent enseigner, et faire exécuter sur les champs de manœuvre, ce qu’ils voudront ; ils n’y changeront rien. On doit donc considérer comme impossibles et illusoires les procédés de combat enseignés aux troupes, sous le nom d’attaques décisives.

Est-ce donc, comme il a été dit, que ces procédés de combat « ne tendent à rien moins qu’à enlever au commandement suprême la direction de la bataille, à lui dénier la possibilité comme le droit d’obtenir, s’il en est besoin, la décision par un effet combiné de toutes les forces matérielles et morales dont il dispose et à remettre au tirailleur, c’est-à-dire au soldat isolé, accessible à toutes les émotions et à toutes les surprises, la décision d’une bataille d’armée dans laquelle les effectifs engagés atteindront des centaines de mille hommes et dont l’issue décidera peut-être de la liberté de la nation et de l’avenir de la race ? »

Certes non. Bien au contraire. Jamais l’action du général en chef n’aura été plus nécessaire et plus puissante. Mais elle ne se produira pas dans la même forme qu’autrefois. Seul le chef peut faire manœuvrer ses rideaux et diriger ses masses derrière les rideaux. Dans les futures rencontres d’armées de 40 ou 50 kilomètres d’étendue et qui dureront plusieurs jours, c’est la marche de la bataille elle-même qui va indiquer au général en chef la région où doivent porter ses efforts. Le temps n’est plus où il pouvait, en suivant une idée préconçue, masser ses forces devant la position dont il avait résolu de s’emparer et les lancer à l’attaque dans un geste napoléonien.

Cette ancienne tactique l’exposerait à jeter ses troupes sur la partie la plus forte de l’adversaire. Ce serait alors l’hécatombe et le désastre certain.

Peut-il encore dire : « C’est là que je battrai l’ennemi ? » C’est la bataille elle-même, que ses troupes vont mener partout offensivement avec la dernière énergie, qui va le renseigner sur la région, où les efforts sans cesse renouvelés peuvent être couronnés de succès. Là où il sentira que son épée pénètre, là il accumulera les moyens et les efforts.

Faire des efforts successifs, c’est se faire battre successivement, disent les doctrinaires. Telle est souvent l’influence des mots, que cette formule, séduisante par sa forme même, a été acceptée par certains, sans plus ample informé. Comme la plupart des formules, elle est vraie ou fausse selon le cas auquel on l’applique. Dans l’attaque, son application étroite conduit à ce résultat de faire former les troupes en profondeur, en lignes les unes derrière les autres, de telle sorte qu’elles reçoivent tous les projectiles lancés par l’ennemi. Ceux qui manquent la première ligne atteignent la seconde, et le tir inconscient des affolés devient lui-même efficace.

Ce n’est pas ainsi que les troupes puisées dans les réserves et destinées à produire les efforts successifs de la ligne de combat peuvent être amenées sur cette ligne.

La grande portée des armes oblige à tenir les réserves plus éloignées que par le passé ; en outre, elles doivent être soigneusement maintenues hors des vues de l’ennemi. Lorsqu’elles se portent en avant, elles prennent les formations propres à dissimuler leur mouvement et utilisent les cheminemens déjà reconnus et, s’il se peut, jalonnés, pour gagner sans s’arrêter la ligne de combat, où elles viennent se fondre. D’autre part, comme, sous le feu, on ne commande pas en profondeur, il n’est plus possible de disposer les troupes de telle sorte que la ligne de feu soit toujours renforcée par des élémens du même bataillon ou du même régiment. Certes, le mélange des unités est un grave inconvénient. Tout le monde le reconnaît. Mais il est maintenant inévitable. Dès lors, puisqu’on ne peut s’y soustraire, il devient indispensable d’y préparer les troupes par des exercices répétés.

La tactique de l’artillerie subit une évolution analogue à celle des autres armes. Les lourds groupemens formés par la réunion de nombreuses batteries, et qui étaient la règle, sont remplacés par des fractionnemens dont l’importance dépend des circonstances et surtout du terrain. Une partie de l’artillerie doit avoir pour mission de suivre de près l’infanterie, afin de faciliter ses progrès. La proportion d’artillerie affectée à cet emploi dépend du terrain et de la situation. Elle peut donc ne pas être la même deux jours de suite, et même varier pendant une journée de combat.

Cette nécessité de faire appuyer de près l’infanterie par l’artillerie amènera quelquefois, en pays coupé, l’obligation de fractionner la batterie. Mais, en aucun cas, on ne saurait la transformer en artillerie de bataillon.

L’artillerie ne doit pas recevoir d’ordres de l’infanterie, qu’elle est chargée de soutenir. Le but à atteindre lui est fixé par le commandement. Elle est laissée libre dans le choix des moyens.

L’artillerie qui n’est pas affectée à cette tâche continue à opérer comme par le passé. Toutefois, la concentration des feux sur un même but, au lieu d’être réalisée par le groupement d’un grand nombre de pièces sous le même commandement, doit être plutôt recherchée par la convergence sur un même objectif des feux de batteries éloignées les unes des autres.

L’application de cette méthode est encore difficile. Elle n’entrera réellement dans la pratique que lorsqu’on aura pu fournir à l’artillerie les moyens de faire communiquer entre elles des batteries en position éloignées les unes des autres.

Il n’est pas jusqu’aux profils des ouvrages de campagne qui n’aient dû être modifiés. Les reliefs sont évités, les tranchées sont étroites et profondes. Elles sont quelquefois complétées par des créneaux au ras du sol dissimulés par des branchages. Il est bon de leur donner un développement très supérieur à l’effectif des défenseurs, pour permettre à ceux-ci de changer de position, d’après les points de chute des projectiles. La rapidité avec laquelle des régions entières peuvent être solidement retranchées, semble donner aux fortifications éventuelles une importance jusqu’à ce jour réservée aux forteresses.

Bien d’autres changemens devraient être indiqués, tels que : les opérations de nuit des grandes unités avec emploi de projecteurs électriques[3] ; l’impossibilité de relever les blessés sur la ligne de feu, ce qui modifie complètement le fonctionnement du service de secours de première ligne. Mais ce serait trop étendre cette étude déjà longue.

L’évolution actuelle de la tactique est loin d’être achevée. Bientôt apparaîtront d’autres engins de destruction entraînant d’autres modifications.

Tous les chefs doivent être convaincus qu’il n’est ni règles fixes ni formules donnant la victoire. « L’art de la guerre, a dit le général von der Goltz, dans l’étude précitée, est un sphinx qui se plaît à décevoir celui qui l’interroge et est incapable de résoudre l’énigme par lui-même. » C’est avec son bon sens et son cœur que le combattant doit trouver la solution des problèmes que la situation lui impose.

Tout ce qui vient d’être exposé montre l’importance croissante que prend la valeur des cadres inférieurs. Leur niveau moral ne saurait être trop élevé, car ils devront donner l’exemple partout et sans cesse. Leur recrutement doit donc être l’objet d’une scrupuleuse attention, mais il est encore nécessaire que les insignes de leur grade soient entourés de la considération et du respect que mérite leur état. Les cadres d’une armée se composent de combattans et de fonctionnaires. Une nation qui comprend ses intérêts, loin de passer un niveau égalitaire sur ces deux catégories et de les assimiler l’une à l’autre, s’efforcera par tous les moyens de développer l’orgueil des combattans.

Dans une armée où ce sentiment diminue, les défaillances apparaissent au moment du danger et il est alors trop tard pour y porter remède. Seul, cet orgueil, lorsqu’il est poussé au degré qu’il devrait toujours atteindre, donne le courage de minuit, qui fait braver la mort, même quand personne ne peut ni voir ni savoir. Lorsque nos troupes sont conduites par des chefs animés de tels sentimens, elles peuvent tout braver, tout entreprendre.

Jusqu’à présent, ceux-ci nous ont rarement manqué. Souvent, quand nous n’avons pas réussi, c’est que nous ne les avons pas laissés faire, ou encore que nous les avons écartés comme inquiétans.

Que ce soit une leçon pour l’avenir. N’ayons dans les formules qu’une confiance limitée, et faisons tous nos efforts pour rehausser le caractère et la dignité de ceux dont dépendra peut-être demain le salut de la nation.


  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Sommernachtstraum. Berlin, Mittler, 1888.
  3. Les Anglais ont actuellement deux projecteurs par corps d’armée.