L’Évolution des dépenses privées depuis sept siècles/04

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L’ÉVOLUTION DES DÉPENSES PRIVÉES
DEPUIS SEPT SIÈCLES[1]

LE LOGEMENT
I.
CHATEAUX ET JARDINS

Nous ne savons pas trop si rame de nos aïeux fut pareille à la nôtre ; il faudra le travail de plusieurs générations pour la dévoiler davantage. L’histoire qu’on nous enseigne ne nous a pas là-dessus appris grand’chose. Pour mesurer l’énergie des hommes qui foulèrent avant nous ce sol de France, nous n’avons pas de dynamomètre ; aucun phonographe n’a enregistré leurs éclats de rire ; nous ne pouvons jauger les tonneaux de larmes qu’ils ont répandues et il n’est point de réactif chimique qui trahira la somme exacte de leurs vertus et de leurs vices.

Il faut nous en tenir au matériel, tourner autour d’eux. Comme la coquille nous révèle l’animal disparu, le bâtiment nous révèle l’habitant, l’idéal de l’homme visible qui mange, marche, se bat ou travaille. Cet idéal crée le milieu ou excite à le transformer ; mais le milieu à son tour influe sur l’idéal de vie, sur ce que l’on prise le plus à chaque époque et sur l’ordre et la nature des distances qui, suivant les époques, séparent les humains. Ce ne sont pas de simples chiffres, de simples rapprochemens d’érudition morte, que nous fournit l’étude du logement, du sacrifice que l’on faisait pour lui, de son rôle dans la satisfaction des besoins intellectuels.

Cela permet de deviner un peu les âmes, car une évolution psychologique a modifié les conditions de la vie sociale tandis que, d’âge en âge, s’accumulaient et se façonnaient si diversement les pierres, la brique, le bois et le fer. Malheureusement, à la distance de plusieurs siècles, les toits de chaume, les plus intéressans de tous puisqu’ils sont les plus nombreux, les millions de toits des inconnus de la glèbe et du pavé, sont ceux que l’on voit le moins. Eux aussi pourtant ont changé, aussi bien que les demeures superbes jadis insoucieuses de l’énorme masse sur quoi portait leur grandeur ; et des trois phases historiques qu’a traversées le logement, — Force, Magnificence, Commodité, — la dernière seule comportait des biens accessibles à tous.


I

De ces biens le principal, au moyen âge, était la sécurité. La Force était le Luxe le plus urgent, puisqu’elle garantissait tous les autres. Entre les riches qui pouvaient s’offrir ce luxe par la possession d’un château fort et les vilains du plat pays qu’abritait un toit sans défense, il y avait alors plus de distance qu’il n’en subsiste présentement entre un Crésus et un indigent, du fait de leurs logis respectifs. Pécuniairement, l’écart était moindre aux temps féodaux entre le donjon et la masure qu’il ne fut aux temps modernes entre un palais princier et une cabane rurale, parce que le superflu des grands avait augmenté plus que le nécessaire des petits.

Dans ces châteaux sauvagement dressés sur quelque éperon de falaise, au sommet de roches escarpées par la nature et le ciseau, la place réservée à l’habitation était fort restreinte ; seules les murailles en prenaient à leur aise, leur largeur égalait parfois celle de l’espace libre qu’elles encerclaient, de sorte que le diamètre extérieur d’une tour était double de celui du vide intérieur. Joignez à cela les voûtes des étages, les paremens des fossés et parfois une « chemise » de trois ou quatre mètres d’épaisseur, qui revêt et protège le pied des constructions, il est clair que la maçonnerie absorbe la plus grosse part du devis.

Suivant le plus ou moins de proximité de la pierre, le prix d’une maçonnerie de remparts variait, aux XIIIe et XIVe siècles, de 12 à 24 francs le mètre cube en monnaie de nos jours[2]. Ces chiffres, plus élevés que les nôtres, montaient à 35 francs le mètre cube lorsqu’il s’agissait de travaux d’art, de cathédrales ou de salles gothiques, avec sculptures, ogives et colonnes ; ils descendaient à 9 francs, si l’entrepreneur n’avait à édifier qu’une bâtisse vulgaire, dont les matériaux étaient moins solides. En appliquant le prix moyen de 18 francs le mètre cube aux châteaux dont les dimensions sont exactement connues, nous arrivons à nous rendre compte, par le prix qu’ils ont coûté à l’origine, de ce que les barons féodaux mettaient à leur loyer.

Le château du sire de Coucy, dont nous admirons encore les ruines, peut être considéré comme un des plus illustres spécimens du genre. Le donjon, de 30 mètres de large au dehors, avait 16 mètres au dedans et des murs de 7 mètres d’épaisseur ; sa hauteur était de 50 mètres. Il contenait donc, des fondations au sommet, avec les planchers voûtés, une masse de 25 000 mètres cubes de maçonnerie d’une valeur de 450 000 francs. Les quatre tours d’encoignure, de beaucoup moindre importance, — 20 mètres de large en dehors, — et les deux grandes salles, — l’une de 60 mètres sur 15, l’autre de 21 mètres sur 11, — où se trouvent les cheminées sculptées des neuf Preux et des neuf Preuses, « en partie modernes, » écrivait Androuet du Cerceau en 1576, représentaient ensemble 31 700 mètres cubes, ou 571 000 francs.

Si bien que la maçonnerie du château de Coucy montait au total, en chiffres ronds, à un million de francs de notre monnaie. A combien s’élevaient les autres chapitres ? Si l’on admettait pour une forteresse de Thiérache, au temps de saint Louis, les proportions admises pour les maisons de location du Paris actuel, la part de la maçonnerie ne serait que de 40 pour 100 du devis ; les terrassemens en auraient absorbé 2 pour 100, la charpente (fer et bois) 18 pour 100, la toiture 5 pour 100, la menuiserie et les parquets 13 pour 100 ; le reste, — 22 pour 100, — se partagerait entre la plomberie, la fumisterie, la peinture et la décoration, les glaces, les marbres, la quincaillerie, l’ascenseur, l’électricité et les honoraires de l’architecte.

L’ignorance où l’on était de presque tous les besoins que nous venons d’énumérer constituait une première économie ; avec des plafonds voûtés, des planchers dallés et des escaliers de pierre pris dans l’épaisseur des murs il n’existait pas de charpente et fort peu de menuiserie. Le bois d’ailleurs était à bas prix. Si la porte d’entrée d’un château notable arrivait à valoir jusqu’à 1 500 francs, c’est à cause du fer dont elle était garnie, de ses gonds, de ses équerres, des barres à serrures et à verrous qui la maintenaient, et des centaines de gros clous à double pointe qui la hérissaient. La toiture seule revenait cher à qui prétendait couvrir sa terrasse en plomb, comme celle de Coucy, parce que le plomb, — à 200 francs les 100 kilos, — coûtait six fois plus que de nos jours.

En ajoutant un quart, soit 250 000 francs, au million de la maçonnerie on obtient une somme de douze à treize cent mille francs à laquelle peut être estimé le débours d’Enguerrand de Coucy pour bâtir cette demeure exceptionnelle. Au taux ordinaire à l’époque, de 9 pour 100, ce capital correspondait à un loyer de 122 000 francs.

Aucun autre seigneur en France n’était peut-être aussi chèrement logé et peu sans doute étaient aussi riches. En effet la baronnie de Coucy, composée de 150 paroisses, fut achetée plus tard (en 1400) 12 millions de francs par le Duc d’Orléans, qui avait eu pour moitié de ce prix le Comté de Blois, d’un territoire pourtant beaucoup plus vaste. C’est que la valeur d’un fief en revenu, — sans parler de sa valeur politique, — ne dépendait pas de sa superficie, mais du plus ou moins grand nombre de terres que le suzerain y possédait en propre et des droits lucratifs qu’elles lui rapportaient. Ainsi, dans la même région, le Comté de Clermont (Oise) ne rapportait que 225 000 francs (en 1514), quoiqu’il eût 1 669 fiefs dans sa mouvance ; tandis que le Duché de Nemours (Seine-et-Marne), d’une étendue beaucoup moindre, devait être d’un bien meilleur profit, puisqu’il se vendait 22 millions de francs (en 1505).

Mais, précisément parce que Coucy fut le prototype de la magnificence féodale, on ne trouverait guère aucun « burg » qui lui puisse être comparé : Turenne par exemple, chef-lieu d’une puissante vicomté, est de dimensions cinq fois plus petites. Des murailles de 7 mètres de large n’étaient pas communes ; je n’en ai, pour ma part, rencontré nul autre échantillon. Pour 24 000 francs seulement, la comtesse d’Artois, en 1310, édifiait à son château de Bapaume la grande salle qui avait 27 mètres de long, 23 de large et 13m, 33 de haut. Ici, les murs n’avaient que 1m, 66 d’épaisseur et le mètre cube de maçonnerie ne revenait pas à 11 francs de notre monnaie.

Les prix du mètre superficiel nous révèlent, par leur diversité même, la différence de structure des remparts ; ce sont parfois de simples revêtemens de briques appliqués sur des remblais de terre. Ils coûtent moins cher dans les petites cités que dans les « bonnes villes, » parce qu’ils sont plus minces ; et chez les châtelains, au moyen âge, la massivité des murailles était le critérium de l’opulence, comme le furent aux temps modernes les lambris dorés ou les plafonds peints.

Dans ces donjons à l’accès situé parfois dans le vide, comme un perchoir ou un nid d’oiseau, abordables seulement avec une échelle ou par des courtines aussi dangereuses pour les défenseurs que pour les assaillans ; dans ces logis-armures dont les sous-sols et les combles renfermaient tout le nécessaire de la vie : magasin de denrées ou « garnison, » moulin, cour, puits, écuries et étable, une salle unique servait aux propriétaires de chambre à manger, à causer et à dormir. Confians dans l’œil du guetteur, qui veillait au sommet de la tour trivialement baptisée d’Engoule-Vent ou de Froid-Cul, les habitans défiaient les surprises, sinon les sièges ; car les forteresses soi-disant imprenables ont toutes été prises plusieurs fois, du XIIIe au XVIe siècle, après des assauts plus ou moins rudes et un blocus plus ou moins long.

Mais s’ils vivaient tranquilles, ils s’aperçurent qu’ils vivaient très mal sitôt que la guerre privée cessa d’être légitime et fructueuse. Ces maisons fortes étaient précieuses aussi longtemps qu’elles permettaient de dominer ou de se défendre : au XIVe siècle une position stratégique était si recherchée qu’il s’y campait parfois deux forteresses, toutes voisines l’une de l’autre : dans telles localités comme Charlus ou Gimel, en Limousin, se voyaient un « château supérieur » et un « château inférieur » appartenant à deux familles différentes. A Miremont, en Auvergne, les mêmes murailles sont alloties entre deux seigneurs : chacun a son corps de logis flanqué de deux tours, l’une carrée et l’autre ronde ; la chapelle, au dehors, demeure indivise avec une cloche particulière pour chacun. En Lorraine, le manoir féodal se partage souvent en hauteur, par étages, ou en largeur, par le mur de refend de la grand’salle ; tel héritier jouit de la moitié ou d’un quart.

Une simple tour, comme celle de Tulle au XIIIe siècle, était possédée conjointement par plusieurs maîtres, laïques et clercs, qui négociaient librement les parcelles dont ils étaient détenteurs avec les droits y attachés. Les droits cédés par l’un d’eux représentent un capital de 150 000 francs. Ce n’est plus de loyers qu’il s’agit alors, mais de rentes foncières. Au contraire, le « droit de retraite » à l’intérieur des remparts du logis seigneurial est bien, pour les villageois des environs, — pour les « retraihans, » comme on les appelle à Epoisses (Bourgogne), — une sorte de loyer qu’ils paient en contribuant à l’entretien des fortifications : « Mes amis, que faut-il faire pour se sauver ? demandait un évêque à des paysans en les catéchisant. — Monseigneur, il faut se retirer dans le château quand les gens d’armes venont. »

Pour apprécier comment étaient logés ces paysans dans leurs propres chaumières, on n’a point la ressource d’en mesurer les ruines, ainsi qu’on le peut faire pour les châtelains. Ces cabanes rustiques n’ont pas laissé de traces. Leurs prix de vente ou de location, relevés dans une trentaine de nos départemens actuels, à Bruyères dans l’Aisne, dans l’Orne, à Almenèches, dans le Nord, à Wambrechies, dans la Dordogne, à Saint-Pardoux, à Beaucaire dans le Gard, à Clavy dans les Ardennes, dans le Cher, l’Eure, Seine-et-Oise, etc., etc., montrent ces loyers oscillant entre un maximum de HO francs et un minimum de 15 francs, et ressortant en moyenne à une quarantaine de francs par an. Ces chiffrés, rapprochés du coût des matériaux aux mêmes époques, font augurer que ces maisonnettes étaient fort peu de chose ; l’abondance du bois que chacun avait presque pour rien, grâce aux droits d’usage, et les prétentions très humbles des habitans expliquent ce bon marché des constructions rurales.

Beaucoup de gentilhommières étaient elles-mêmes des plus médiocres ; on se tromperait fort si l’on imaginait la généralité des nobles au moyen âge en possession d’un château véritable. Le prix de ces châteaux, qui varie de 400 000 francs à 15 000, et qui le plus souvent ne dépasse pas une soixantaine de mille francs, était encore trop au-dessus des facultés de la masse des hobereaux. Sur 263 fiefs d’un arrondissement, dont le revenu nous est connu au XVIe siècle, il s’en trouvait un de 25 000 francs de rente, deux de 12 000, six de 7 000, onze de 3 500, cinquante de 1 000 à 2 500, soixante de 1 500 à 1 000, et 133 de moins de 150 francs de rente.

De cette poussière de seigneuries il en fallait beaucoup, réunie en une seule main, pour constituer une honorable aisance ; les filles de cette toute petite noblesse, à peine dotées, se mariaient dans la sous-bourgeoisie ou la grosse paysannerie des bourgs du voisinage ; les fils aînés régnaient dans un manoir de quatre pièces, flanqué d’une tour et de contreforts, entre lesquels pendait en échauguette une guérite dont la destination n’était point belliqueuse. Ces bicoques ainsi façonnées en châteaux, sises au milieu d’un champ de blé, se vendaient une vingtaine de mille francs, et il se trouvait 500 ou 600 de ces patriciens champêtres, vivant fort maigrement sur leurs terres, contre 15 ou 20 familles de « haute noblesse, » c’est-à-dire de noblesse que les hasards de la guerre ou de la faveur avaient enrichie et possessionnée.


II

Celle-ci, depuis la fin du XVe siècle, avait métamorphosé ses demeures. Inutiles, puisqu’ils ne pouvaient tenir plus de quelques jours contre une petite troupe munie de canons, les anciens types firent aux générations nouvelles l’effet d’obscures prisons. Non qu’il eût existé précédemment un modèle invariable, ni comme style, puisque de Philippe-Auguste à Louis XII, trois gothiques successifs avaient pris la place du roman, ni comme disposition militaire et tactique ; les villes fortifiées par Vauban et ses élèves, sur tout le royaume de Louis XIV, se ressembleront beaucoup plus que les donjons sortis de terre à quelques lieues d’intervalle et à quelques années de distance les uns des autres ; d’une diversité infinie, élancés ou trapus, de trois ou de six étages, carrés, octogones ou en losange, parfois ronds du côté du précipice et rectilignes du côté du plateau, couronnés de plates-formes crénelées ou de toits aigus.

L’intérieur ne s’était pas moins transformé : tous les châteaux que nous englobons sous l’étiquette générique de « moyen âge » et que, grâce au recul des temps, nous imaginons tous pareils, ne se ressemblent nullement. Il y eut plus de différence, au point de vue des convenances de l’habitation, entre ceux du milieu du XIVe siècle et ceux de la fin du XVe, qu’entre ceux de la Renaissance et ceux du siècle de Louis XIV, bien que ces derniers, au point de vue architectural, n’eussent absolument rien de commun avec leurs prédécesseurs immédiats.

Josselin, par exemple, demeure patrimoniale des Rohan, qui semble à nos yeux une relique féodale, était, pour le sire de Rohan qui l’édifia vers 1480, un logis de goût tout moderne, fait pour remplacer le vieux château du même nom, dont Beaumanoir avait été le capitaine (1351), dont le connétable Olivier de Clisson avait augmenté les défenses (1400) et qui, déserté par les contemporains de Louis XI, vieillit dans l’abandon jusqu’à sa démolition en 1629. Les chevaliers du XIVe siècle avaient une première fois, comme à La Rochefoucauld, démoli les forteresses de leurs ancêtres du XIIe pour leur en substituer de nouvelles, aussi bien que, deux cents ans plus tard, leurs descendans repétrirent à leur mode les constructions gothiques.

Il est très rare de voir, comme à Biron, les ouvertures en plein cintre de l’époque romane côtoyer des fenêtres à meneaux, surmontés d’accolades, du XVe siècle, qui voisinent elles-mêmes avec un pavillon du temps de Henri IV. Il est plus rare encore qu’une ample maison de campagne à vérandahs, suivant les plans de la Restauration ou de Louis-Philippe, succède, ainsi qu’à Randan, à un oppidum très peu postérieur à Charlemagne, sans que rien soit resté debout qui rappelle les dix siècles d’intervalle. Est-ce parce que les bâtimens ont vécu comme les hommes sans respecter le passé et sans toutefois l’abolir ? Toujours est-il que le plus grand nombre fut remanié lentement et sans trêve, avant comme après le XVIe siècle. Mais ce qui caractérise, en opposition à l’idéal gothique, l’idéal de la Renaissance, c’est que le mot de « château, » qui en latin, étymologiquement, voulait dire un « fort, » perdit son sens belliqueux pour prendre dans la langue nouvelle une acception de noble beauté.

Ce changement d’objectif dans les mœurs précéda la révolution artistique : Gaillon fut bâti par le cardinal d’Amboise « à la moderne, » écrit Du Cerceau en 1576, ce qui pour nous veut dire en gothique de 1500 ; mais ce qui, pour l’architecte de 1576, voulait dire à la mode surannée, en opposition aux châteaux tout récens et dans le goût du jour qui, eux, étaient dits « à l’antique, » puisque en effet sous Charles IX les bonnes copies de l’antiquité étaient la dernière nouveauté.

Georges d’Amboise, après avoir carrément rasé le Gaillon citadelle, qu’il avait hérité de ses prédécesseurs archevêques de Rouen, au lieu de reporter le Gaillon pacifique sur un terrain plus libre, où il eût pu donner à ses constructions tout le développement nécessaire, crut devoir se servir des anciennes fondations, et déploya vainement de grands efforts pour dissimuler les défauts du périmètre trop étroit qu’il avait subi. François Ier fit de même à Saint-Germain et d’aussi brutales démolitions furent pratiquées alors, suivant leurs ressources, par Coligny à Tanlay (1540), par François de Béthune à Rosny, par Mornay à Villarceaux, par le prince de Gorrevod à Marnay (Franche-Comté), par cent autres ici ou là.

Souvent, après avoir mis bas les murs cicatrisés des guerres anglaises, fraîchement troués des boulets papistes ou huguenots, avant l’achèvement des nouveaux toits, l’argent manquait ; il fallait suspendre. A Serrant (1546), une génération, arrivée à la moitié du corps principal, doit s’arrêter au perron. Les travaux n’y seront repris que cent ans plus tard (1636), par Bautru, qui commence les ailes : celles-ci seront achevées par de nouveaux venus au bout de soixante ans (1704).

La plupart des propriétaires en usaient avec plus d’économie ; ils prenaient leur maison par la douceur. Ils avaient hérité, reçu en dot ou acheté des demeures lourdes et maussades ; ils les manipulèrent en les démantelant : écrétant les bretesches crénelées, taillant des fenêtres dans les barbacanes allongées, élargies, perçant des lucarnes dans les toitures qu’ils finissaient par coiffer de campaniles. Quelques donjons, après des arrangemens et des toilettes successives, passèrent, comme à Esclimont, pavillons d’entrée ou porches d’honneur. Tels de vieux soldats devenus concierges. Les adaptations, les embellissemens, absorbaient parfois une vie entière ; ils furent plus ou moins bien faits, plus ou moins heureux : question d’aisance et de goût.

A des enceintes respectées, l’on additionna des bâtimens, galeries et commodités modernes, « propres pour loger, » écrit Du Cerceau au sujet de Montargis ; quoique les anciens donjons eussent paru très « logeables, » deux cents ans plus tôt. A Vallery, sur l’emplacement des murailles gothiques partiellement abattues, le maréchal de Saint-André « leva deux corps d’hôtel, » avec un pavillon de très belle ordonnance ; et le reste du vieux château de guerre lui servit de basse-cour.

Cette substitution d’une architecture à l’autre se fît plus ou moins tardivement : la Ferté-Vidame avait encore en 1635 ses deux antiques donjons, lorsque le premier duc de Saint-Simon acquit aux enchères cette maison couverte partie de tuiles et partie de bois, ou bardeaux, dont le mobilier ne valait pas 2 000 francs. Ce « gros château » ne fut démoli qu’après la mort de l’auteur des Mémoires, lorsqu’il passa au financier Jean-Joseph de Laborde, qui le remplaça par une somptueuse maison de plaisance. Samuel Bernard transforma de même le château de Méry-sur-Oise, dont il avait épousé l’héritière, Mme de Saint-Chamans. Parfois quelque vestige du passé restait debout : deux tours à Meilhan, une à Saint-Aignan ou à Mouchy, celle-ci reliée à l’habitation par un couloir.

Le rasement des forteresses privées et des maisons « situées en bonne assiette, » dont l’histoire fait souvent honneur à Richelieu parce qu’il le prescrivit, ne s’effectua nullement en vertu d’un édit royal. L’opération que le ministre de Louis XIII avait confiée à des exempts commissionnés à cet effet, et investis du droit de requérir la force armée, ne porta que sur un nombre tout à fait infime de châteaux. Ce fut par une évolution lente et volontaire, sous l’influence des goûts et des besoins nouveaux, qu’aux maisons à créneaux et à bastions succédèrent les maisons à statues et à terrasses. Jusqu’à la Révolution, le seigneur haut justicier conserva le droit de bâtir sur sa terre une citadelle sans lettres du Roi, et néanmoins, on n’en connaît aucun qui ait usé de cette licence.

Ceux des châteaux forts que personne ne se soucia de restaurer, et qui ne périrent pas de mort violente, tombèrent dans la décrépitude ; « déchus » après quelque siège, ou n’étant plus entretenus, ils moururent pierre à pierre. Les Petites Affiches, sous Louis XV, offraient la terre de Chaumont-sur-Ayre, composée de quatre villages, près de Bar-le-Duc, ajoutant qu’ « un curieux se procurerait, en démolissant le château, des pierres d’une grosseur prodigieuse et susceptibles de toutes sortes d’ornemens, tant pour le dedans que pour le dehors d’une jolie habitation, parce que ces pierres, une fois travaillées, forment un marbre de la plus belle espèce. »

Le château de Bonaguil (Lot-et-Garonne), avec donjon de 54 mètres de haut terminé par une plate-forme de 25 mètres de long, fut vendu, peu avant la Révolution, par son dernier seigneur pour 400 francs et deux sacs de noisettes. Les bois de la charpente étaient arrachés, en 1840, par un entrepreneur peu archéologue. « Classées » aujourd’hui, inscrites au bureau d’assistance des Monumens historiques, ces murailles reçoivent une vague aumône qui les empêche de s’effondrer tout à fait. Souvent aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans un coin des fiers édifices délabrés dont nul ne prenait plus souci, gîtait quelque famille besoigneuse du cru ; ou bien le fermier du domaine, — c’est le cas à Thouars, siège du duché de La Trémoille, — logeait seul dans le manoir chevaleresque.

Tandis que la terre de Coislin, produisant près de 18 000 francs de rente, est mise en vente en Bretagne, près de Nantes, la marquise de Coislin achète à Paris un hôtel, place Louis XV. Cette prédilection de Paris et de Versailles, que l’on a reprochée avec raison à la noblesse de Cour, ne lui était pas particulière. Les villes de province exerçaient alors la même sorte d’attrait sur la local-gentry d’alentour : « Il y a, dit un Anglais (1763), beaucoup de châteaux habitables dans un rayon de quelques milles autour de Boulogne-sur-Mer, mais la plupart sont vides. On m’a offert une maison complète, en partie meublée, avec un jardin (de 1 hectare 70 ares) en bon état d’entretien et deux prés pour foin ou herbe, » à 1 600 mètres de la ville et ayant une jolie vue sur la mer, pour 880 francs par an. « La noblesse n’a pas le bon sens de résider à la campagne, où elle peut vivre à petits frais et améliorer en même temps son bien. Elle laisse ses châteaux aller en ruines et ses jardins se transformer en pâtures et réside dans des trous obscurs de la haute ville, sans lumière, sans air ni confort. Là ces gens meurent de faim à la maison, afin de paraître bien habillés une fois par semaine, à l’église ou sur le rempart. »

L’absentéisme, comme on l’a nommé, ne fut pourtant pas général, même parmi les courtisans, puisque beaucoup de travaux furent exécutés et beaucoup de reconstructions entreprises au XVIIIe siècle en province ; tel le château de l’Hermitage, près de Condé, dans le Nord, que le duc de Croy avait abattu en 1749, à la mort de son père, réédifié sur nouveaux plans durant vingt-trois années, en y dépensant un million de francs, et que son fils à son tour rasa en 1785 pour élever une demeure plus importante, à peine terminée en 1789.

Il est vrai que les propriétés créées à cette époque étaient situées le plus souvent dans un rayon voisin de Paris ; l’éloignement de la Cour, sous les Valois, c’était la révolte ; sous les Bourbons, cela sent l’exil. A l’exemple de Louis XV, qui se déplace moins loin qu’un roi mérovingien à travers la France, mais tourne toujours dans le même cercle, de Versailles à Marly, Fontainebleau ou Compiègne, avec, pour remplir l’intervalle de ces « grands voyages, » de petits séjours à Choisy, La Muette, Bellevue, Crécy ou Trianon, les princes du sang, les grands seigneurs se groupent dans les départemens contigus à la capitale. Si La Rochefoucauld, avec ses trois étages de galeries ajourées et les sculptures féeriques de ses voûtes, est abandonné par ses maîtres pour Liancourt ou La Roche-Guyon, c’est que la notion du confort avait varié depuis le XVIe siècle.

On ne jugeait plus, comme les contemporains de Charles IX, que ce fût « une chose digne d’admiration et la principale singularité parmi les plus exquis bâtimens de France, de voir les offices de Madrid, — au bois de Boulogne, — « pratiquées dessous en même sorte que le dessus, ayant leur jour descendant du haut par quelques cadres ouverts au ras de terre, » et quoiqu’un écrivain du même temps eût estimé les quatre grosses tours de Chambord « garnies de toutes commodités, comme chambre, garde-robe, privés et cabinets, » il fallait, pour s’y plaire au siècle des boudoirs, y vivre en maréchal de Saxe avec un traitement princier et loger dans ses communs un régiment de mille cavaliers à ses couleurs. « C’est ici la fin d’un beau songe, » disait en mourant le vainqueur de Fontenoy. Mais on s’explique aussi comment la gêne des propriétaires pouvait entraîner la ruine des demeures historiques, en voyant, sous le premier Empire, le « sénateur comte de Cossé, » fils du Brissac massacré en 1792, se bâtir modestement un logis dans la cour du château ducal inhabitable, qu’il renonçait à restaurer faute de ressources ; travail énorme qu’un retour de fortune permit à la génération suivante d’entreprendre en 1844.


III

A la fin du régime féodal, lorsqu’ils cessèrent d’être un besoin, les châteaux furent un titre : ils n’étaient plus redoutables, ils devinrent somptueux. Par eux, au lieu de dominer, l’on brilla, avec des murs à l’épreuve des balles, mais non des écus. Aussi ces murs changèrent-ils de maîtres en même temps que d’aspect. Cette révolution qui fit, en architecture, du « tremeau » moyen âge, — partie de parapet entre deux embrasures, — le « trumeau » actuel, espace de mur entre deux fenêtres, fit, en histoire sociale, du châtelain en cuirasse un châtelain en veston. Depuis un Baudouin le Fourbe ou un Geoffroy le Barbu, spéculateurs en batailles du XIIIe siècle, jusqu’aux sires du XXe siècle, lutteurs d’usine ou de comptoir, des avènemens successifs finirent par loger dans la « Tour de la Ligue, » la « Chambre du Roi » ou le « Pavillon des Grâces, » les illustrations de la Banque, des Chemins de fer, du Charbon, des Vins mousseux, des Sucres, des Tapis, des Engrais, de la Métallurgie ou des Produits chimiques.

N’allez pas croire que la mainmise des hommes nouveaux sur les anciennes demeures soit un fait propre à notre temps. C’est un fait permanent depuis sept siècles et sans doute éternel. S’il paraît plus saillant de nos jours, c’est parce que les « arrivés » d’aujourd’hui gardent leur nom et que les « parvenus » d’autrefois prenaient le nom de leur terre ; un maître de forges achèterait aujourd’hui, de la descendance de Brantôme, éteinte dans la misère, l’immense domaine de Bourdeilles, qu’il ne se parerait pas comme Jean Bertin, bourgeois de Périgueux, enrichi dans la fabrication du fer, acquéreur de cette seigneurie en 1730, des titres de comte de Bourdeilles, seigneur de Brantôme et premier baron de Périgord. Si ce transfert de propriété nous frappe davantage depuis la Renaissance, c’est que les acheteurs, tous gens de finance, sont d’un autre métier que les vendeurs, gens d’épée, tandis qu’au moyen âge ils étaient tous de profession militaire, la seule qui permît aux laïques d’acquérir et de conserver.

Ne nous y trompons donc pas. Depuis trois siècles, ces châteaux seigneuriaux, que leur valeur d’art ou leur intérêt d’antiquité fait qualifier d’historiques, n’ont été maintenus, restaurés, embellis, que par la richesse des partisans, pirates d’impôt et trésoriers de l’ancien régime : soit que les gens de finance aient fait très vite, dans leur descendance mâle, souche de gentilshommes et de marquis qui achetèrent ces châteaux ; soit qu’ils y aient été représentés par leurs filles, devenues marquises ou duchesses, et, dans ce cas, leur nom roturier pouvait ne pas être sur la porte, mais leur sang coulait dans les veines des occupans de vieille extraction. Ceux-ci eurent à s’en féliciter ; car ce sang était souvent de qualité supérieure, sang d’intelligence et de volonté. La fille du nouvel enrichi n’apportait pas seulement à son mari de l’or pour conserver une habitation qui lui échappait, voire pour recouvrer celle des ancêtres qui avait précédemment passé en d’autres mains, — j’en pourrais citer des exemples ; — elle transmit plus d’une fois à sa race, par atavisme, quelque peu de l’énergie ou de l’habileté que le père avait dû posséder, pour réussir.

Pour qui avait le moyen de l’acquérir, un château n’était pas seulement une propriété, mais une dignité. On connaît l’histoire de Piron, assis sur un banc dans une promenade devant la statue d’un saint qu’il ne voyait pas, mais que les passans voyaient et à qui ils ôtaient leur chapeau. Piron rendait le salut, le prenant pour lui et se félicitait d’être devenu si populaire. Il ne se retourna que fort tard. Beaucoup d’hommes, que le hasard assoit ainsi devant la statue d’un saint, ne se retournent guère et meurent sans savoir que les honneurs dont ils jouissent sont rendus à leur dignité, au fauteuil sur lesquels ils étaient assis, à leur maison, à leur habit, c’est-à-dire à l’image qu’ils ont derrière eux. Ceux-ci sont des sots. Les sceptiques savent que les dix-neuf vingtièmes des passans saluent, non la grandeur et le mérite, mais seulement les marques extérieures par où l’on a coutume de signaler au vulgaire le mérite et la grandeur ; aussi s’appliquent-ils dans la vie à s’asseoir toujours devant la statue d’un grand saint. Ceux-là sont des sages.

Qu’ils fussent sages ou sots, les financiers du XVIIIe siècle étaient sollicités chaque semaine, en ouvrant leur journal, par les offres de vente d’une « terre ayant titre de comté, » ou d’ « un joli marquisat dont la seigneurie s’étend dans sept paroisses, avec beau château, grand parc, bosquets, belles eaux, » etc. Quoi de plus engageant qu’un placement joignant le brillant à l’utile, comme celui du « château de Leugny, près d’Auxerre, de dix, ou douze appartemens, dont plusieurs sont lambrissés et parquetés, avec toute justice, droits de banalités et de dîmes. On pourra s’accommoder des meubles qui sont en bon état. Un des fiefs qui composent cette terre donne entrée aux Etats de Bourgogne. » Ge ne fut que tout à fait sur la fin de l’ancien régime que l’on vit des châteaux figurer dans la colonne des ventes de « biens en roture ; » parce qu’ils étaient bâtis de fraîche date, sans plus de droits ou de privilèges qu’une maison de campagne d’aujourd’hui, et sans souci d’en posséder aucun ; indice que la féodalité était bien malade.

Lorsqu’un pacifique fonctionnaire bâtissait au XVIe siècle, son amour-propre eût souffert de n’être pas flanqué de tourelles ; la mode ainsi perpétua, soixante ans durant, après les tours sérieuses, les tours de fantaisie. Les architectes aussi donnaient encore, par habitude, deux mètres d’épaisseur à des murailles de palais à l’italienne, témoin Serlio à Ancy-le-Franc. Ce n’était pas pour enfler leurs mémoires ; leurs honoraires se réglaient à forfait. Chez le Roi ils touchaient un traitement annuel : Serlio 6 400 francs, le Primatice 9 600 francs, Pierre Lescot. Philibert Delorme et Jean Bullant, l’architecte des Tuileries, chacun 12 000 francs. A titre de gratification il leur était octroyé de menus biens d’église : Lescot était « abbé » de Clagny, Delorme d’Ivry et Primaticcio de Saint-Martin de Troyes.

Mais s’ils ne furent pas « comblés de richesses » dans leurs -personnes, comme le disent les dictionnaires biographiques, ces grands artistes de la Renaissance imprimèrent à l’habitation, dans leurs édifices « tout remplis d’œuvre jusqu’aux cheminées et lucarnes, » un caractère de faste extérieur jusque-là inusité, qui se perpétua deux cent cinquante, ans malgré les changemens de style, et disparut avec le changement des mœurs au XIXe siècle, pour faire place à d’autres orgueils, à d’autres concupiscences.

Ce fut, comme je l’ai dit plus haut, la période de la Magnificence, succédant à la Force, et devançant la Commodité. Ce goût ne fut pas l’apanage d’une caste, il fut si général parmi la nation, qu’on ne saurait dire lesquels des hommes d’argent ou des hommes d’épée précédèrent les autres : Chenonceau fut bâti par Thomas Bohier, intendant des finances, au même temps qu’Ecouen par Anne de Montmorency et Anet, de Diane de Poitiers, ne îut pas antérieur à Azay-le-Rideau d’un ex-trésorier Gilles Berthelot. Les rois mêmes suivirent l’impulsion plus qu’ils ne la donnèrent : Louis XIV ne fit que réaliser à Versailles en plus grand., parce qu’il eut plus d’argent et de temps, tout ce qui d’abord à Vaux avait été rêvé par le bourgeois Nicolas Fouquet ; et lorsque déjà Louis XV, lassé de l’apparat, n’affectionnait plus que les « bonbonnières, » Choiseul amplifiait Chanteloup et Paris-Montmartel augmentait Brunoy, à mesure qu’il augmentait sa fortune, jusqu’à y tenir, au dire des contemporains, « un état prodigieux. »

« Tenir un état, » signifier son rang par l’étalage de sa façade, par les dômes et demi-dômes qui la surmontent, par les frontispices, attiques, frises, moulures, cannelures, soubassemens et balustrades qui la décorent, par les cours, arrière-cours, perrons et portiques qui y donnent accès, par les communs d’ordonnance régulière qui l’encadrent, l’entourent et surpassent en pompe le corps de logis principal, — telles ces écuries « ridiculement belles » de Chantilly, couronnées d’une gigantesque Renommée de cuivre, — c’est là le but où tendent naturellement, et à l’envi les uns des autres, d’anciens laquais seigneurisés par le maniement des fonds publics, aussi bien que les fils des preux, assouplis aux révérences, tous coiffés de la même perruque et galonnés des mêmes broderies.

On peut être plus ou moins sensible à cette forme majestueuse de l’habitation, alors imitée de nous par toute l’Europe ; on ne peut nier qu’elle n’ait été réalisée avec une harmonie dans les proportions, un sens de la mesure dans les attributs et dans le détail, dont la perfection n’a point été égalée de nos jours. Tout cela coûtait gros ; « ce sont les maisons qui ont écrasé la plupart des grandes familles, » dit le duc de Croy sous Louis XVI. Il semble bien que les hauts prix du XVIIIe siècle correspondent à un progrès effectif de luxe et non pas à une simple plus-value foncière : au temps de la Renaissance, Vigny était payé, 500 000 francs par le connétable de Montmorency (1550), Ermenonville 700 000 par un capitaine de Henri IV, Dominique Devic (1590), Méry-sur-Oise, 625 000 francs par M. de Saint-Chamans. Chaumont seul, acquis par Catherine de Médicis, passe le million. Or, au siècle suivant, la construction de Choisy par Mansart coûtait 2 600 000 francs et, sous Louis XV et Louis XVI, Serrant se vendait 2 350 000 francs, Crécy, près de Dreux, 3 850 000 et Brunoy 3 340 000 francs.

Mais il est plus difficile de comparer, d’une époque à l’autre, le prix des châteaux que celui des maisons de ville. On doit négliger les propos en l’air dont les contemporains se faisaient l’écho ; leurs chiffres sont souvent aussi exagérés que leurs descriptions : lorsque Dufort de Cheverny, frappé de la longue suite des bâtimens à Chanteloup, dit qu’ « il lui fallait vingt minutes ( ! ) pour se rendre par les corridors, de la chambre où il logeait à l’appartement de l’abbé Barthélémy, » nous avons peine à croire, connaissant le toisé des appartemens, qu’il ne s’arrêtât pas un peu en route.

De plus, les châteaux se vendaient avec le domaine qui en dépendait et dont la contenance variait beaucoup à peu d’années de distance : la terre de Valençay, payée 168 000 francs en 1418, 408 000 francs par les d’Etampes en 1451, 1 140 000 francs en 1745 et 1 364 000 francs en 1766 par un fermier général, M. de Villemorin, n’avait peut-être pas au XVe siècle sa superficie du XVIIIe et sûrement pas les 19 500 hectares, acquis par M. de Talleyrand, qu’elle comprenait en 1848, parce que le précédent propriétaire y avait réuni 7 500 hectares des terres de Vœuil et de Luçay.

La seule base d’appréciation est un devis ou un compte détaillé, comme celui de Gaillon, dont la construction en douze ans (1497-1509) coûta 3 millions de francs au cardinal d’Amboise et où deux autres millions furent dépensés par l’archevêque Nicolas Colbert, l’un de ses successeurs, en agrandissemens et en jardins. Georges d’Amboise, le Richelieu de Louis XII, qui laissa en mourant 46 millions de fortune, ne se ruina pas au ministère comme Choiseul, qui perdait 6 600 000 francs pour avoir oublié de faire ajouter un mot à l’ordonnance royale, le gratifiant de ce cadeau.

Bien que Choiseul fît tout un peu légèrement, même les communs de Chanteloup, dont le plancher un jour s’effondra, parce qu’on avait creusé un fossé au pied des murs en omettant d’étayer leurs fondations, les prodigalités de ce grand seigneur, qui choqueraient notre siècle calculateur et un peu mesquin, trouvèrent ses contemporains pleins d’indulgence. Ils comprenaient cette passion ostentatoire, que nous jugeons si frivole et que nous ne comprenons plus. Ce que nous appelons « gaspiller sa fortune, » Mme de Choiseul, née Crozat, cette duchesse de naissance très modeste et d’âme si haute dans l’adversité, l’appelle, dans une fière lettre à Louis XV, « manger neuf millions au service du Roi ; » et Mme de Dino raconte que l’exemple de Choiseul à Chanteloup détermina Napoléon Ier à payer le domaine de Valençay à son ministre Talleyrand, « a(in qu’il y fit de même, invitant les ambassadeurs étrangers dont on serait content. »

L’ombre au tableau, c’est l’égoïsme ingénu de cette société dorée, où les hommes d’Etat croyaient remplir une mission en se logeant le plus superbement possible, mais où personne ne croyait avoir mission d’améliorer le logement de la majorité des Français. Chanteloup, vendu 8 millions de francs au duc de Penthièvre quelques années avant la Révolution, revendu 468 000 francs en 1798 à un chef d’escadron qui ne paya pas, puis 402 000 francs en 1802, démoli enfin en 1823 par des spéculateurs, c’est le symbole des pompes évanouies de l’ancien régime, remplacées par une conception nouvelle de la vie. C’est aussi l’exemple de la valeur fragile des habitations de luxe : sous Louis XIV, la princesse Palatine avait acheté 1 850 000 francs le Raincy, à l’entretien duquel les revenus suffisaient à peine Il fut vendu à sa mort 650 000 francs.


IV

De nouveaux luxes du château moderne étaient les jardins et les parcs, à peu près ignorés du moyen âge, bien qu’ils eussent été connus des anciens. Je ne parle pas des jardins suspendus de Sémiramis et des plantations pharaoniques, ni du parc d’Académos, terrain sec où poussaient seulement des systèmes philosophiques ; mais à Rome l’hortus qui, dans la loi des Douze Tables, avait désigné un petit enclos de légumes, s’appliqua sous les empereurs aux villas de Tibur, à celles de l’Esquilin ou du Pincio.

Les jardinets du XIIIe siècle, tels qu’ils apparaissent sur les miniatures ou qu’ils sont décrits dans les chansons de geste, ne rappellent en rien avec leurs petites plates-bandes et leurs pots de fleurs blancs et rouges, les portiques à colonnes ou les viviers de marbre d’un Mécène ou d’un Lucullus. Les préaux ordonnés dans l’enceinte du château fort sont de minuscules damiers de sable et de gazon, parfois une « roue, » — corbeille ronde, — « habillée » de clisses de bois. Les vergers, hors des murs, clos de briques ou de branchettes tressées, sont un assemblage d’arbres à fruits, d’herbes médicinales ou potagères, avec quelques fleurs et un banc de gazon où viennent s’asseoir les « suaves pucelles, » échappées par une poterne basse. Le Roi au Louvre a quatre carrés de sauge, hysope, lavande et giroflées, avec un parterre de rosiers et un de lys. Chez Mahaut d’Artois les groseilliers dominent et la Duchesse de Bourgogne, dans son « jardin-Madame, » a surtout des fraisiers et beaucoup d’ail.

L’entretien de ces parterres se faisait à petits frais. Le roi René d’Anjou prenait des « hommes jardineurs » à cinq francs par jour pour nettoyer ses allées ; mais il les employait rarement. Charles V eut d’abord une simple jardinière, payée 1 200 francs par an ; sur la fin de sa vie, ce prince ami du faste avait à l’hôtel Saint-Pol, aux appointemens de 5 000 francs, un jardinier, Philippart Persant, auteur de tonnelles en treilles couchées et enlacées, fort admirées en leur temps. Le duc de Bedford, pendant l’occupation anglaise, bouleversa ces jolies choses et les remplaça par de gros ormes, chèrement amenés par eau au port de l’Ecole. La somme allouée au jardinier de Charles V semblera fort modeste lorsqu’on saura qu’elle n’était pas destinée à rémunérer seulement ses services personnels. C’était un forfait ; il devait là-dessus solder ses aides, ensemencer les choux et les courges aussi bien que les marjolaines, le pourpier et le romarin, planter, — sinon fournir, — les iris et les lauriers et renouveler les mottes de tourbe des pelouses.

Au XVIe siècle fut importé d’Italie ce qui devait s’appeler le « jardin français. » Il avait pour point de départ les vieux parterres et allées symétriques, se coupant à angle droit, ouvert ou aigu ; la nouveauté consista à donner pour cadre, aux broderies et compartimens de verdure et de fleurs, les lignes d’architecture de l’habitation qu’elles épousèrent, tandis qu’au loin des « galeries de charpenteries, » recouvertes de lierre avec arcades variées, créaient une perspective monumentale.

Les Italiens avaient su les premiers développer ce thème avec succès. L’un d’entre eux, dès Louis XII, est mandé pour tracer des jardins où la maçonnerie et la menuiserie jouent autant de rôle que l’horticulture. A côté de Thomas de Lyon, le jardinier ordinaire du cardinal d’Amboise, payé 1670 francs, travaille en 1506 le dessinateur Merculiano qui reçoit pour six mois 2 700 francs. Ce dernier, ou son fils traité sous François Ier de « Messire » Passello de Merculiano, est un artiste. Il partage avec son compatriote Jérôme de Naples un budget annuel de 9 400 francs pour le « grand jardin de Blois » (1531), dont il est seul chargé l’année suivante ; traitement assez mince, puisqu’il devait subvenir là-dessus aux frais d’entretien.

Même système à Fontainebleau, où Quentin l’Africain touchait 3 200 francs par an pour « l’Enclos de l’Étang » (1541), et aux Tuileries dont Bernard de Caruesse avait l’entreprise (1570) pour 3600 francs, sous titre d’« intendant des plants. » Lorsque le travail laissait à désirer, ces jardiniers-ingénieurs étaient pécuniairement responsables : sous Louis XIV, à Saint-Germain, François Francini avait pour 4 150 francs le soin des fontaines et des grottes ; mais, « vu le dépérissement de la plupart d’entre elles, » dit-on en 1679, il ne recevra que 2 770 francs. Pour les mêmes causes, il n’est payé que 1 550 fr., au lieu de 2 100 francs, à la veuve Bellin, chargée du potager de ce château. Ainsi exécutée à la tâche, dans le détail, la besogne était hiérarchisée au XVIIe siècle sous la haute direction de Lenôtre et de La Quintinie, appointés chacun à 14 000 francs.

La France alors dépassait tellement les étrangers qui l’avaient initiée à cet art, elle nationalisait si bien le jardin par des dynasties de maîtres, héréditaires dans leur profession, — depuis celle des Mollet qui débutèrent à Anet, jusqu’à celle des Richard qui finirent à Trianon, — que l’Italie à son tour rendait hommage à notre suprématie. Durant la guerre de la Succession d’Espagne, la coalition antifrançaise dont il fait partie n’empêche pas le duc de Savoie de rétribuer largement des Français en Piémont pour être surintendans et gouverneurs des parcs, jeux d’eaux et jardins de ses résidences de Turin, Mirafiori ou Veneria.

Chez les bourgeois, le jardinier était un ouvrier à la journée, employé à la taille des arbres, à l’ébourgeonnement ou autres tâches, moyennant un prix variable, depuis 3 francs 60 pour le patron en été jusqu’à 1 franc 50 pour les « garçons » en hiver. A ceux-ci sans doute le travail manquait souvent, puisque les mêmes jardiniers, lorsqu’ils étaient à l’année, se contentaient encore de 180 à 220 francs de gages dans les derniers temps de l’ancien régime. Applicables à des capacités ordinaires, ces émolumens étaient dépassés par les véritables horticulteurs ; mais ils expliquent comment, pour 1 000 à 1 500 francs par an, sous Louis XIV, les châtelains de l’Ile-de-France trouvaient à passer marché pour l’entretien global de leurs propriétés. Fleurs et légumes, il est vrai, étaient encore des plus simples.

Ils avaient progressé depuis le règne de François Ier (1537), où le Roi payait 360 francs pour faire portera Meudon, au mois de juillet, des artichauts, des asperges « et autres diversités d’herbages et fruitages, » poussés dans le jardin de Blois et qui, vraisemblablement, n’étaient pas encore mûrs à Paris. C’est de ce temps aussi que date le chasselas des treilles royales de Thomery (1532), « la façon des vignes lez Fontainebleau, » plantées et « conduites » par Jehannot le Bouteiller pour une somme de 9 600 francs.

Le goût de l’exotisme en horticulture s’était répandu depuis cette même époque, où l’on avait dépensé 1 540 francs pour envoyer « quérir des orangers en Provence, » jusqu’aux orangeries monumentales de Versailles et de Clagny, peuplées de mille arbres en caisse. On citait au XVIIe siècle les collections des ducs Mazarin et de Créquy, de la duchesse de Verneuil, de M. de Beringhen le premier écuyer. Le commerce des fleurs, sauf en Hollande pour les tulipes, était fort peu de chose. C’est un chiffre fantaisiste que celui de Mme de Sévigné, écrivant qu’à la réception du Roi par le prince de Condé à Chantilly il y aura pour 40 000 francs de jonquilles ! On eût été bien embarrassé de les trouver dans le Paris de 1671.

Les espèces de fleurs se multiplièrent et se perfectionnèrent durant cent cinquante ans : « les plus belles, dessinées pour le recueil de Gaston d’Orléans (1630) au Muséum d’histoire naturelle, sont telles, dit Buffon, qu’aujourd’hui un jardinier de village n’oserait pas les cultiver. » Mais leur prix demeurait assez bas. Au moyen âge, la mode si répandue des « chapeaux de roses, » c’est-à-dire des couronnes dont se paraient les convives dans les festins et qui souvent faisaient l’objet d’un hommage féodal, n’était pas un usage onéreux au prix de 3 fr. 75 le kilogramme, que valaient à Paris les roses de Provins. Chez la rosière du Parlement, sous Charles IX, 6 fr. 50 était le tarif du millier de boutons de roses. Sous Louis XV, la Petite Bouquetière de Paris vendait ses bouquets de 0 fr. 60 à 1 fr. 20 ; « encore fallait-il qu’ils fussent beaux. » C’était le prix réel et marchand pour les dames ; des messieurs la même bouquetière se vantait d’obtenir dix fois plus ; mais sans doute en leur laissant croire qu’elle céderait quelque autre chose avec ses fleurs.

Les arbres fruitiers, poiriers, pommiers, pêchers, abricotiers, de 1 fr. 50 à 2 fr. 50 le pied, suivant leur force, ne semblent pas avoir renchéri aux temps modernes. Ils coûtaient souvent plus, — jusqu’à 3 fr. 75, — aux XIVe et XVe siècles, dans les campagnes de Normandie que ceux de Catherine de Médicis aux Tuileries, ou ceux des vergers seigneuriaux et bourgeois du temps de Louis XV. Les ifs « taillés en palissades, » — 4 francs la pièce, — valaient plus que de nos jours. Du moins dans le Nord, car les chiffres digéraient sensiblement suivant les provinces, pour toutes les essences : un poirier se vendait en Flandre le double de son prix en Orléanais ; un mûrier allait de 1 fr. 20 en Languedoc jusqu’à 8 francs en Picardie, et les pépiniéristes qui faisaient à Paris le commerce des plantes rares devaient exiger, d’un « arbre chinois, » un peu plus des 2 fr. 50 qu’il se payait à Avignon.

Plantes et fleurs sont un luxe créé par nos serres chaudes, fort peu comparables à ce que l’on nommait pompeusement ainsi au XVIIIe siècle. Celles que Louis XV avait installées à Trianon et Paris-Montmartel à Brunoy, en profusion, et dont le Roi et le financier étaient aussi fiers l’un que l’autre, n’avaient pas changé depuis l’invention attribuée au XIIIe siècle à Albert le Grand. Avec ces grands vitrages adossés à des murs « dans lesquels il y avait des fourneaux, » on obtint, dit-on, le 1er février des pêches grosses « comme le bout du petit doigt, » dont la maturité est demeurée problématique, et vingt ans plus tard ces constructions avaient disparu, telles qu’un jouet encombrant.


V

Ce qui était impérissable, ce que la postérité ne s’est pas lassée d’admirer, c’est le jardin français, le glorieux jardin de Le Nôtre, qui, au parterre naïf encore du XVIe siècle, tantôt isolé et gauchement confiné dans un coin du château comme un potager, tantôt étouffé comme un préau de cloître par des limites trop proches et trop massives, substitua cette conception géniale : un palais, un vrai palais de plein air.

C’est pour avoir mal compris la pensée de celui qu’on appelait le « grand architecte des jardins » et celle de ses émules où disciples, que tant d’auteurs modernes et non des moindres, à commencer par Alfred de Musset, se sont plu à railler ces édifices de verdure dont Versailles offre le modèle. Leur reprocher de violenter la nature, de l’assujettir à l’obéissance dans les lignes rigides et la forme tyrannique des bosquets, c’est comme si l’on reprochait au créateur d’une habitation de pierre de contraindre les matières brutes à se façonner suivant ses plans.

Qu’est-ce, en effet, que cette architecture immense où tout est vivant, les murs, le sol et les toits ? Une construction végétante, non bâtie, mais plantée, non maçonnée, mais taillée, cent fois plus vaste que le château fermé qu’elle enchâsse et prolonge de toutes parts. Les salons, galeries et cabinets de charmilles, tantôt voûtés de feuillages en ogive, tantôt entresolés en berceaux, les tapis alternés de fleurs et de gazon, le mobilier surtout : les statues, les groupes, les vases de marbre et de bronze, tout cela constitue de merveilleux appartemens de parade ou d’intimité, dont les hôtes trouvent réunis, à quelques mètres de distance, les charmes de l’ombre et du soleil.

Ces « jardins » sociables, qui ne prétendaient pas plus être des forêts vierges que nos maisons à cinq étages ne sont des grottes naturelles, visaient dans leurs moindres détails à plaire avant tout aux yeux. « Vous avez entendu dire, écrivait un Anglais, que Louis XIV regrettait de n’avoir pas de gravier propre aux allées, couvertes d’un sable mou et blanc. C’est une erreur, il y a beaucoup de gravier entre Paris et Versailles ; mais les Français, qui aiment la clarté et l’éclat, préfèrent ce sable comme plus gai et plus agréable et ne s’aperçoivent pas que sa réflexion est très pénible. » Sans doute le caillou eût été dur au marcher et inutile, dans ces allées où l’on ne voyait personne les jours de pluie ; la blancheur du parquet de sable était plus « habillée, » plus en harmonie avec le décor de ces salons de plein vent.

Ne donnez point à ces « jardins » superbes un nom générique qu’ils partagent avec les « courtils » villageois, appelez-les des logis extérieurs, et vous reconnaîtrez que leurs alignemens géométriques masqués par la perspective, leurs étoiles, leurs demi-lunes, leurs quinconces et leurs boulingrins sont beaucoup moins froids et moins monotones que l’enfilade des chambres, même lambrissées de marbre et plafonnées de peintures, dont se compose le logis intérieur.

Comme celui-ci les logis-jardins ont des jours ouverts sur le dehors, soit par de petites fenêtres, les « Ah ! ah ! » coupures de murailles avec sauts-de-loup qui surprennent la vue, soit par de larges baies panoramiques où l’œil s’accroche sur des lointains de montagnes, de lacs ou de mer, qui constituent l’ambiance nécessaire du genre. C’est même dans le choix d’un milieu approprié que gît l’écueil, pour le jardin comme pour la maison, parce qu’il se trouve sur la terre moins de sites grandioses que de plaines insignifiantes et que la « nature » offre beaucoup de paysages manques.

J’allais oublier la caractéristique du jardin de Le Nôtre : c’était d’être animé par les eaux. Cette partie fut son triomphe, nous ne l’y avons pas égalé, et ce que notre temps a produit de plus parfait en ce genre est la restitution, minutieusement poursuivie par un millionnaire d’un goût très sûr, des cascades, fontaines, miroirs et vasques du château de Vaux. Pour remplir, le réservoir gigantesque qui devait les alimenter, Fouquet avait détourné une rivière. Ces « effets d’eau » vive, tombante ou jaillissante, ces nappes, ces urnes, ces « buffets, » de cristal fluide, ces jets et panaches mesurés qui motivaient la présence et réglaient le maintien d’une multitude de sylvains, de tritons, de dryades, d’animaux réels ou fabuleux, debout, couchés ou accroupis, en marbre, en bronze, en plomb doré, exigeaient un volume considérable de liquide.

A Tanlay, chez le surintendant d’Emery, le canal avait 28 mètres de large sur une longueur de 650 mètres. Amener l’eau, de très loin souvent, et la faire monter à hauteur suffisante exigea un déploiement d’ingéniosité vraiment remarquable, avec les mécaniques rudimentaires dont on disposait. La dépense fut à proportion ; mais il fallait de l’eau à tout prix : ce fut une angoisse extrême à Versailles lorsqu’on craignit l’échec de la machine de Marly qui avait coûté quatorze millions ; sans plus attendre on se retourna d’un autre côté ; l’adduction de l’Eure fut décidée et les travaux, parmi lesquels la construction d’un aqueduc que l’on voit encore, inachevé, au milieu du parc de Maintenon, s’élevèrent à trente et un millions de francs.

Ces deux sommes réunies, — 45 millions, — équivalaient aux trois quarts des soixante millions auxquels était évalué le canal du Languedoc et, sur le total de deux cent cinquante-quatre millions de francs qu’en un demi-siècle (1664-1715) absorba Versailles, bien que la distinction soit assez difficile à faire entre les jardins et les bâtimens, — beaucoup de matériaux et de salaires, confondus dans les comptes, s’appliquant aux uns et aux autres, — je ne serais pas surpris que la part du dehors fût presque égale à la part du dedans.

Le château de Ménars (Loir-et-Cher) fournit à ce sujet un piquant exemple. Son propriétaire du XVIIIe siècle, M. de Marigny, frère de Mme de Pompadour, avait orné le parc d’une quinzaine de statues et de groupes, dus au ciseau des meilleurs artistes de son temps. De nos jours, lors d’une vente publique, ces quelques marbres, qui formaient un lot réservé, dépassèrent un million de francs, prix légèrement supérieur à celui du château et du domaine tout entier. Les objets d’art ne coûtaient pas aussi cher à Louis XIV, qui achetait les marbres bruts et les faisait tailler par des sculpteurs à l’année : un Bacchus, d’après l’antique, était payé 14 400 francs à Coysevox, les vases de Marly revenaient à 2 650 francs, en marbre, à 550 francs en plomb ; c’était peu, mais il en fallut des milliers pour le parc de Versailles.

« Parc » était un vieux mot qui, pour désigner une chose nouvelle, avait changé de sens. Dans son acception du moyen âge, c’était une enceinte quelconque pour la chasse, close de murs, comme à Vincennes, ou plus simplement de haies et de fossés ; le sol y demeurait à l’état de labours, de bois ou de lande, et le plus grand nombre des châtelains n’en possédaient pas. Le parc n’était parfois qu’un verger. On disait en 1409 du château de Marcoussis, bâti par Jean de Montaigu, l’opulent ministre de Charles VI, qu’il [possédait un « grand parc de quatre hectares, » planté d’arbres fruitiers et garni de fossés à poissons et d’une basse-cour. Deux cents ans plus tard, sous Louis XII, l’amiral de Graville décuplait cette surface.

Lorsque aux temps modernes toute maison bourgeoise prétendit posséder aux champs « un jardin honnête, où il y eût du couvert, » les riches, pour constituer des parcs d’agrément et de promenade, achetèrent tout autour d’eux, morceau par morceau, des pièces tellement divisées auparavant qu’il s’y voyait jusque sous les fenêtres du château, comme à Bourbilly (Bourgogne), 45 propriétaires différens sur 30 hectares. Ainsi procéda Georges d’Amboise au XVIe siècle à Gaillon pour 400 hectares, qui furent vendus en 1815, avec la futaie qui les couvrait, 500 000 francs à une compagnie de marchands de bois. Si quelques parcs de l’ancien régime ont été ainsi dépecés depuis cent ans, il s’en est créé bien davantage de nouveaux, et beaucoup d’anciens ont été augmentés, autour d’habitations notables qui n’en possédaient jusque-là que de fort réduits.

Seul le type singulier dont la seconde moitié du XVIIIe siècle s’était engouée, sous le nom de « jardin chinois » ou « anglais, » a complètement disparu. Pour nous, les épithètes de français ou d’anglais appliquées aux jardins désignent simplement un ensemble de lignes droites ou courbes, celles-ci plus simples, suivant les sinuosités du terrain et exigeant de moindres frais d’exécution et de tenue. Tout au contraire, le « jardin anglais, » tel que l’entendaient ses propagateurs à la fin de Louis XV, était le plus artificiel et le plus alambiqué du monde.

« On ne peut trop remarquer, écrivait-on en 1775, qu’il ait fallu connaître la Chine pour apprendre à imiter la nature ; il est singulier que nous ayons tant tiré de là et qu’il ait fallu que nous allions prendre le bon goût si loin. Il y a environ trente ans que les jardins de la Chine ont commencé à prendre un peu en Hollande, surtout en Angleterre, et ce n’est que de la dernière paix (1763) que, la bonne compagnie française s’étant mise à voyager en Angleterre, — l’anglomanie régnait alors à Paris et la francomanie à Londres, — en a rapporté ce nouveau ton ; si bien qu’on l’imitait partout avec enthousiasme. » Il ne manqua pas de seigneurs, comme le duc d’Aumont à Magny-Guiscard, qui culbutèrent des jardins de Le Nôtre pour les remplacer par la « vraie et riche mode » anglo-chinoise. A la Chine du reste l’on ne prit guère que le kiosque, et ce fut la moindre des « fabriques. »

Lorsqu’un critique disait alors d’un paysage « bien composé : » « la gauche du tableau est occupée par une fabrique, » le lecteur savait que cela signifiait un temple, une tour ou quelque ruine d’architecture. Aujourd’hui ce sens est en train de s’abolir, parce que les « fabriques » ont cessé de plaire, aussi bien en peinture que dans les jardins. Sous Louis XVI elles étaient à outrance à la ville dans les Folies Beaujon, Boutin, Monceaux, comme à la campagne à Ermenonville, chez M. de Girardin, à Mortfontaine chez le président Le Peletier, à Sceaux ou à Liancourt.

Les « solitudes, » les labyrinthes, les « îles de l’Amour » où des jeux étaient sursemés de chapelles gothiques, de moulins hollandais, de minarets et de pagodes. Les mêmes gens qui, pour mieux « imiter la nature, » plantaient des arbres morts « parce qu’il y en a dans les champs, » rassemblaient sur un étroit espace des semblans d’obélisques et des huttes de paille, des tombeaux « de héros » avec devises, des embryons de « forteresses » où un soldat unique aurait eu peine à se tenir debout. Tout était exigu, sauf les prétentions des propriétaires qui, seuls, n’eussent pas eu le droit d’en rire. Mais personne ne riait alors de ces incidens voulus qui « faisaient à merveille. » Chacun voulut copier le fameux « hameau » de Trianon ou celui de Chantilly avec son petit moulin, sa petite ferme et ses « petits jardins de paysans. » Les masures contenaient de riches salons pour « faire surprise. » L’on admirait ici le « canal des roses, » ailleurs la « grotte de Saint-Antoine » succédant, par une heureuse transition, au « cabinet de Flore. » Cela passait pour extrêmement « chinois. »

Des « morceaux exquis » étaient, chez le prince de Condé, l’Abîme, chez le duc de La Trémoille, le Murmure, et chez M. de Lauraguais un « volcan d’un grand effet. » Des chutes d’eau indigentes humectaient des rocs, rochers et rocailles de toute dimension ; car de rochers nul n’aurait su se passer, il s’en voyait pour toutes les bourses. Ces rochers étaient philosophiques autant que poétiques : « Ce qui m’enchanta le plus à Attichy, dit le duc de Croy, est une idée absolument neuve, le rocher transpirant ou distillant goutte à goutte, par un siphon caché. Il me parut qu’on pourrait y graver à l’antique : « L’eau qui tombe perce le plus dur rocher ; c’est ainsi que l’amour durable tire son fruit de la persévérance : » réflexion à la Joseph Prudhomme, où se résume l’esprit de ces jardins tendancieux.

Il est bien vrai que le sens du pittoresque est récent et qu’il a fallu un degré avancé de progrès pour l’acquérir. L’humanité barbare avait tout son saoul de cette « nature » hostile, qu’elle avalait de force ; tout son effort tendait à la vaincre et à en sortir. C’est seulement après l’avoir maîtrisée et domestiquée que l’homme se prit à admirer en artiste les montagnes, les forêts, les rivières et la mer elle-même, qu’il ne craint plus. Les touristes affluent aujourd’hui au milieu de ces Alpes que les armées romaines trouvaient si rebutantes et que les anciens traversaient avec tant d’ennui et d’effroi ; ils jouissent de ces rudes spectacles, par contraste avec la civilisation banale que les générations successives ont si péniblement accumulée. Mais il est curieux de constater que le premier pas fait dans l’amour du « simple, » sinon du « sauvage, » ait conduit tout d’abord ceux qui voulaient échapper aux pompes du jardin français à des recherches plus conventionnelles encore et moins raisonnables.

Ainsi entendus, les jardins anglais étaient aussi onéreux que leurs prédécesseurs ; de ceux-ci en effet la création seule coûtait cher ; la dépense annuelle y était relativement modérée. L’entretien des jardins de Versailles et de Trianon, y compris le potager du Roi, ne coûtait que 190 000 francs vers la fin du règne de Louis XIV ; joignez-y 106 000 francs pour les « fontaines » de Versailles, vous obtenez un total d’environ 300 000 francs. Or s’il n’existe aucune propriété privée qui puisse se comparer à Versailles, au point de vue du capital initial, il en est plusieurs en France, de nos jours, dont les frais d’entretien égalent ou dépassent ceux des jardins du grand Roi ; on en pourrait citer telle qui représente pour son possesseur une moyenne de 500 000 francs de débours annuel.

Cela tient d’abord à la hausse des salaires : depuis ceux du savant horticulteur, à qui incombe ici la direction supérieure, beaucoup mieux payé que Le Nôtre ou La Quintinie, jusqu’aux simples garçons jardiniers appointés au double de ceux du XVIIe siècle. C’est aussi que le luxe moderne a évolué ; celui des plantes, des fleurs et des primeurs est incomparablement plus développé que jadis. Il est presque sans limites pour qui prétend faire venir d’un autre hémisphère des arbres rarissimes en pleine force, fournir sa collection d’orchidées de sujets uniques, à 2 000 francs la pièce, obtenir les fruits précoces avec ces amas de houille qui remplacent ou devancent le soleil et reproduire à volonté, dans des serres de dimensions propices, les fleurs difficiles dont les connaisseurs sont épris.

Ici comme partout, l’extrême faste contemporain, plus compliqué que celui de nos aïeux, a le caractère discret, j’allais dire secret, qui sied à une époque jalouse, et se passionne pour l’aristocratie du « Phénoménal, » si naturelle à un peuple démocratique.


GEORGES D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1910.
  2. Comme tous les prix contenus dans cet article : c’est-à-dire qu’un mètre cube de maçonnerie, payé 3 sous en 1250, coûtait intrinsèquement 3 francs, lesquels, au pouvoir ancien de l’argent comparé à son pouvoir d’achat actuel, correspondent à 12 francs de 1910.