L’Évolution littéraire de Victor Hugo

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L’Évolution littéraire de Victor Hugo
Revue des Deux Mondes5e période, tome 8 (p. 201-215).
L'ÉVOLUTION LITTÉRAIRE
DE
VICTOR HUGO

En dehors de toute opinion et même de toute impression personnelles, comme si je ne savais rien de l’homme, ni de son histoire, ni de celle de son temps, et qu’à la manière du naturaliste je n’eusse jamais vu dans son œuvre qu’un « phénomène » à définir ou à caractériser, je voudrais retracer, très brièvement, dans ces quelques pages « l’évolution littéraire de Victor Hugo[1]. »

Oratoire donc, à ses premiers débuts, dans ses Odes et Ballades, purement oratoire, avec des rimes au bout des lignes inégales, et plus semblable à celui d’un rhéteur que d’un poète, le génie de Victor Hugo est devenu promptement « lyrique » sous l’inspiration des circonstances, et l’est demeuré, principalement ou exclusivement, jusque dans ses premiers drames et ses premiers romans : Hernani n’est qu’un duo d’amour ; et, de quelque façon que l’on définisse le « lyrisme, » s’il y a sans doute un roman lyrique, c’est Notre-Dame de Paris. Les Orientales, 1829 ; Feuilles d’Automne, 1831 ; les Chants du Crépuscule, 1835 ; les Voix intérieures, 1837 ; les Rayons et les Ombres, 1840 ; le premier volume des Contemplations, sont encore des recueils purement lyriques. Ils le sont, si le lyrisme consiste, pour une part, dans l’expression, dans l’expansion, dans l’étalage de la personnalité du poète ; — ils ne le sont pas moins, si le lyrisme consiste, pour une autre part, comme le croyait Goethe, à ’s’inspirer de la circonstance, afin d’en dégager ce que l’ « actualité contient souvent de poésie latente ; — ils le sont encore, et ils le sont surtout, si nous remontons jusqu’aux origines mêmes du lyrisme, et que, conformément à l’étymologie du mot, nous le définissions comme l’alliance ou l’intime union de la poésie et de la musique.

J’insiste un peu sur ce dernier point.

Sainte-Beuve a écrit, dans une page malheureuse de ses Nouveaux Lundis : « L’Ode n’a plus aujourd’hui de destination, d’occasion présente, de point d’appui dans la société. Née pour être chantée, si bien que son nom est synonyme de chant, elle n’est plus qu’imprimée. Le poète qui se consacre à l’Ode est un chanteur qui consent à se passer d’auditoire actuel et d’amphithéâtre: l’Ode est une pièce qui n’a plus de représentation pratique. » On voit par ces lignes, datées de 1859, que le temps n’avait pas adouci les rancunes lointaines du critique, ni les regrets inapaisés du « poète mort jeune ; » et, de fait, Sainte-Beuve, à l’abri de la théorie de l’Ode grecque et du nom de Pindare, n’a fait là qu’épancher sa bile. Mais ne saurait-on chanter qu’en « chœur » ou dans l’amphithéâtre ; et, s’il faut qu’après trois mille ans, le nom d’Ode soit toujours « synonyme de chant, n’y a-t-il donc pas des chants intérieurs ? C’est ce que Sainte-Beuve avait oublié. Les genres « évoluent, » comme aussi bien toute chose en ce monde, et on ne meurt pas d’avoir évolué, puisque au contraire on en vit : Si l’Ode grecque était une chose, et que l’Ode moderne en fût une autre, nous ne devrions pas éprouver plus de scrupule à nommer du même nom les Pythiques et les Orientales, que nous n’en éprouvons couramment à nommer du nom de Roman des œuvres aussi différentes entre elles que Flore et Blanchefleur, d’une part, et, de l’autre, Madame Bovary. Mais ce qu’il faut dire ici de plus, c’est que, « si le nom d’Ode est synonyme de chant, » la poésie d’Hugo est « chantante » de la profondeur de son inspiration, et, à notre tour, nous prenons ce mot d’inspiration dans son sens étymologique. Elle est « lyrique » de la liberté, de la souplesse, de la variété de son mouvement, et on sait que le mouvement est l’élément spécifique du beau musical. Elle est « musicale » de l’ampleur, de la richesse, de la diversité de son orchestration, et j’entends par là les harmonies qui amplifient, qui diversifient, qui soutiennent, qui renforcent, qui élargissent jusqu’à l’infini le thème initial du chant intérieur. On en trouvera un admirable exemple dans une pièce des Contemplations, intitulée Les Mages :


Pourquoi donc faites-vous des prêtres,
Quand vous en avez parmi vous…


Dégageons-nous ici de nos habitudes purement françaises, qui sont de confondre volontiers l’esthétique du vers avec celle de la prose. Carlyle a dit, en parlant de l’auteur de la Divine Comédie « La signification de Chant va loin et profondément. Qui est-ce qui, en mots logiques, exprimera l’effet que la musique produit sur nous ? Une sorte d’inarticulée et insondable parole, qui nous amène au bord de l’Infini, et nous y laisse quelques momens plonger le regard. » Voici quelques vers des Mages qui pourraient presque passer pour une traduction de ces lignes de Carlyle :


Nous vivons, debout à l’entrée
De la mort, gouffre illimité,
Nus, tremblans, la chair pénétrée
Du frisson de l’énormité ;
Nos morts sont dans cette marée,
Nous entendons, foule égarée,
Dont le vent souffle le flambeau,
Sans voir de voiles ni de rames,
Le bruit que font ces vagues d’âmes
Sous la falaise du tombeau…


Mais, à vrai dire, — s’il nous était permis ici de multiplier les exemples, — il n’y a presque pas un des effets que notre sensibilité demande à la musique, dont nous ne trouvions l’équivalent ou l’analogue dans l’œuvre de Victor Hugo. C’est en cela surtout qu’il est lyrique. Et, à Dieu ne plaise que nous médisions de Pindare ! mais l’Ode moderne, en tant que « synonyme de chant, » n’a rien à envier à l’Ode grecque, et si l’on veut d’ailleurs, avec Sainte-Beuve, que ce soit une espèce de miracle, c’est donc Victor Hugo qui l’a réalisé.

Elle n’a rien non plus à lui envier pour la splendeur des images ; mais rapporterons-nous au génie lyrique d’Hugo l’intensité de sa vision pittoresque :


On entendait gémir le semoun meurtrier
Et sur les cailloux blancs les écailles crier
Sous le ventre des crocodiles.
Les obélisques gris s’élançaient d’un seul jet,
Comme une peau de tigre au couchant s’allongeait
Le Nil jaune, tacheté d’îles.


ou encore :


La morne Palenquè gît dans les marais verts.
À peine entre ses blocs, d’herbe haute couverts,
Entend-on le lézard qui bouge,
Ses murs sont obstrués d’arbres au fruit vermeil
Où volent, tout moirés par l’ombre et le soleil
De beaux oiseaux de cuivre rouge ?


Ce que les tableaux de ce genre, qui abondent, on le sait, dès l’époque des Orientales, dans l’œuvre de Victor Hugo, ont de plus remarquable, ce n’est pas, on le sait aussi, d’être « ressemblans. » S’ils l’étaient, ce serait une rencontre, un effet imprévu du hasard. Exceptons-en quelques croquis d’Espagne : de la plupart de ces tableaux, Victor Hugo n’a jamais vu les originaux. Ses paysages, comme ses chants, lui sont « intérieurs ; » ils s’évoquent pour lui du fond de son imagination ébranlée par ces noms d’Égypte ou d’Assyrie, d’Amérique, et c’est à dire, si l’on le veut, qu’en tant que « personnelles, » ses descriptions demeurent bien « lyriques » à ce titre. Mais on ne dessine qu’avec des lignes, on ne peint qu’avec des couleurs, ou des valeurs, et le paysage intérieur ne naît à la réalité qu’en s’extériorisant. La personnalité d’Hugo tend donc ainsi à se dégager d’elle-même. Elle use ici, pour s’exprimer, de moyens qui ne sont pas précisément d’elle, qu’elle ne tire pas de son fond, qu’elle emprunte au dehors. En se manifestant, elle se limite ; elle « s’oppose, » en se posant ; « elle s’objective, en se projetant. » Le génie du poète, jusqu’alors purement lyrique, change de nature, et, comme enfin personne de nous ne saurait éternellement se nourrir de sa propre substance, voici que, de « lyrique, » et par l’intermédiaire de la couleur locale, il s’efforce à devenir « dramatique. »

Je dis : « qu’il s’y efforce ; » et, en effet, avant d’être autre chose, le théâtre de Victor Hugo est l’œuvre ou la créature de sa volonté. Parce qu’en France, depuis le Cid, c’est le théâtre qui est en possession de donner la popularité ; parce que les batailles littéraires, depuis les Précieuses Ridicules, ne se gagnent, ou ne se perdent, qu’au théâtre ; et parce qu’enfin, pour ces raisons et d’autres encore, le romantisme, aux environs de 1827, c’était avant tout l’insurrection contre la tragédie classique, Victor Hugo a donc fait du théâtre. Mais, après en avoir fait quinze ans, de 1827 à 1843, de la Préface de Cromwell aux Burgraves, il a cessé tout d’un coup d’en faire, et, quarante ans durant, de 1843 à 1885, il s’en est entièrement désintéressé. C’est ce qui est sans exemple dans l’histoire de l’art dramatique ! Un auteur dramatique l’est ordinairement, — et obstinément - jusqu’à son dernier jour, que d’ailleurs il s’appelle Eugène Scribe ou Sophocle ! Et on donnera de ce désintéressement d’Hugo les explications ou les motifs que l’on voudra. Mais il n’y a qu’un mot qui serve Hugo n’avait pas le « don » du théâtre ; il s’en doutait ; et la conséquence en est que, ce qu’il y a de plus intéressant dans son œuvre dramatique, de vraiment rare et singulier, c’est le combat que le lyrique y livre, en quelque sorte contre lui-même, pour s’emparer et se rendre maître des moyens d’un art qui n’était pas le sien.

Allons plus loin, et disons que, si le théâtre en général n’est autre chose que le lieu du déploiement de l’humaine volonté, s’attaquant aux obstacles que le destin, la fortune ou les circonstances lui opposent, rien n’est plus dramatique, dans le théâtre de Victor Hugo, que ce long effort du poète pour se « dépersonnaliser. » Tous les moyens lui en sont bons, et il les emploie tour à tour. Son imagination « s’imprègne de la couleur des temps, » et de Londres à Saragosse, de Paris à Ferrare, de Madrid aux bords du Rhin, pour en imprégner la nôtre, il fatigue à son service l’art du décorateur et celui du costumier… Les ressorts du mélodrame s’enchevêtrent dans ses combinaisons aux « ficelles » du vaudeville, et quand ce n’est pas Alexandre Dumas, son rival du boulevard, c’est Scudéri, c’est Scarron qu’il imite. Rien ne ressemble tant à dom Japhet d’Arménie que le quatrième acte de Ruy Blas… Et encore, l’intérêt qu’il sent bien que nous ne saurions prendre à l’invraisemblance des situations qu’il nous présente, il essaie de le mettre dans l’appel que ses personnages adressent aux passions révolutionnaires… Inutiles efforts ! dans le décor de Lucrèce Borgia ou de Marie Tudor, sous le masque ou par la bouche de Didier, de Triboulet, de Ruy Blas ou de Job, c’est lui, toujours lui, lui partout qui reparaît, et les élégies que soupirent doña Sol dans Hernani ou Regina dans les Burgraves ne seraient pas déplacées dans ses recueils lyriques. Mais précisément, de tant d’efforts qu’il fait et que nous suivons d’acte en acte avec moins d’émotion, il est vrai, que de curiosité, son drame s’anime, il s’échauffe, il se meut, et, quand le vers est là pour achever de le soutenir, l’illusion dramatique opère. Une volonté se déploie, dont nous subissons le pouvoir, mais c’est celle du poète. Si ses personnages ne sont, comme le dit Hernani de lui-même, que des « forces qui vont, » il en est une, lui, Victor Hugo, qui nous entraîne avec elle vers le dénouement de son drame. Et non seulement, ainsi que nous le disions, c’est ce qu’il y a de plus dramatique dans le théâtre de Victor Hugo, mais nous pouvons maintenant le dire, c’est ce qu’on y doit voir d’uniquement dramatique. Car, s’il a d’ailleurs le sentiment de la diversité des époques, — et, en dépit de quelques chicanes, c’est ce qu’on montrerait aisément dans ses drames[2], — la « couleur locale » n’a rien en soi de proprement ou d’essentiellement dramatique, et on en pourrait dire autant de la force ou de la grandeur des situations. Les Burgraves en serviraient au besoin de preuve, qui sont, à la lecture, l’un des meilleurs drames d’Hugo, mais non pas, j’en ai peur, à la représentation ! et ce point décide tout.

Que s’est-il donc passé de 1838 à 1843, je ne dis, pas dans la vie du poète, mais au dedans de lui, et, pour ainsi parler, dans les profondeurs inconscientes de son génie ? Je crois qu’il a senti qu’il faisait fausse route en s’obstinant à poursuivre le succès au théâtre. Mais, si le passage est toujours difficile du « lyrique » au « dramatique, » il l’est moins de l’ode à l’épopée, et Hugo s’en est rendu compte, c’est pourquoi, de leur vrai nom, les Burgraves sont du drame « épique. » « Poser devant tous et rendre visible à la foule cette grande échelle morale de la dégradation des races qui devrait être éternellement l’exemple vivant dressé aux yeux de tous les hommes, » l’idée maîtresse des Burgraves, telle que Victor Hugo la développe dans sa préface, était contradictoire à la notion même du théâtre. Job « burgrave de Heppenheff, » Magnus, fils de Job, Hatto, fils de Magnus, et Gorlois, fils de Hatto, on ne figure pas aisément quatre générations d’hommes à la scène. On ne les engage pas aisément, quelque liberté qu’on se donne quant au temps et aux lieux, dans une action commune. Mais ce qui n’est pas facile à « figurer » sur la scène, l’est à « exposer » dans le temps. La chronologie, dont le théâtre n’a jamais accepté la contrainte, est le support ou la matière même de l’histoire. Ce qui s’engendre et ce qui sort l’un de l’autre, successivement, voilà proprement son domaine. « Dégradation » ou « progrès, » on n’a peut-être inventé l’histoire que pour en « dresser l’échelle. » Et si l’histoire traitée par un poète, c’est le « roman » ou « l’épopée, » lesquels eux-mêmes ne font qu’un, voilà comment, de faussement ou d’artificieusement « dramatique, » le génie de Victor Hugo est devenu finalement « épique. »

On a pu croire un moment qu’il redevenait purement lyrique c’est à l’époque de la publication des Châtimens, 1852, et des Contemplations, 1856. La satire, quand elle est « poétique, » n’est en effet qu’une espèce ou une variété du lyrisme ; et tous les satiriques ne sont pas des lyriques, parce qu’ils ne sont pas tous poètes, mais on ne connaît guère de lyrique ou d’élégiaque, — sans même en excepter Lamartine, — qui n’ait admirablement réussi dans la satire. Aussi bien Hugo l’avait-il prouvé dès ses débuts, dans ses premières Odes, et des pièces telles que Quiberon, ou les Vierges de Verdun, sont « satiriques » au même titre que l’Expiation, par exemple, ou l’Obéissance passive :


Sous des murs entourés de cohortes sanglantes
Siège le sombre tribunal ;
L’accusateur se lève, et ses lèvres tremblantes
S’agitent d’un rire infernal.
C’est Tainville ; on le voit, au nom de la patrie,
Convier aux forfaits cette horde flétrie
D’assassins, juges à leur tour ;
Le besoin du sang le tourmente ;
Et sa voix homicide, à la hache fumante
Désigne les têtes du jour…


Quant aux Contemplations, elles contiennent, il est vrai, quelques-unes des inspirations les plus lyriques du poète, ainsi les Mages, que nous citions plus haut, mais les trois quarts du recueil sont antérieurs à 1818, et tandis qu’Hugo le complétait, pour ainsi dire, à temps perdu, les deux œuvres qui l’occupaient étaient déjà ses Misérables, qui devaient paraître en 1862, et sa Légende des siècles, 1859, 1877, 1883. Si nous relevons ces trois dernières dates, c’est afin qu’on voie bien, dans la dernière partie de la carrière de Victor Hugo, la continuité de la veine épique. Et nous ne séparons pas les Misérables de la Légende des siècles, parce que, non seulement le roman et le poème procèdent bien l’un et l’autre de la même inspiration littéraire ou philosophique, mais on montrerait sans peine qu’ils ne diffèrent l’un de l’antre que comme la représentation du présent diffère de celle du passé.

Ce n’est pas à dire que le poète lyrique ne s’y retrouve toujours. La puissante, l’envahissante personnalité d’Hugo n’a jamais réussi à s’abstraire complètement d’aucune de ses œuvres ! Même elle s’est accrue, durant son long exil, de l’énergie de ses colères, et comme aggravée du poids de ses méditations solitaires. Ni dans les Misérables, ni même dans la Légende, il n’a pu résister au besoin de se mettre en scène, d’intervenir fréquemment de sa personne, et, dans les épisodes qu’il empruntait à l’histoire, pour les illustrer, de chercher et de nous présenter des « leçons » autant que des « tableaux. » Mais c’est déjà là, comme on le voit, une tout autre manière de manifester sa personnalité. C’est autre chose de ne faire servir l’histoire, comme dans Marie Tudor ou dans le Roi s’amuse, qu’à l’expression de ses passions ou de ses rancunes, et autre chose de l’utiliser, comme dans la Rose de l’Infante, ce « Velasquez, » ou dans le Satyre, ce, « Carrache, à l’expression d’une philosophie. Si c’est d’ailleurs une opinion « personnelle » à Victor Hugo :


Qu’un pourceau secouru pèse un monde égorgé,


ce n’est plus là ce qu’on appelle étaler son Moi dans son œuvre. Et enfin, — ce qui est proprement « épique, » - les fragmens sont nombreux, dans les Misérables et dans la Légende, comme par exemple Booz endormi, ou le Mariage de Roland, dont le choix ne semble avoir été vraiment déterminé que par la suggestion ou « le frisson » de ce qu’ils contenaient pour Victor Hugo de poésie, d’intérêt humain, de beauté. Le lyrisme dominait dans les Chants du Crépuscule ou dans les Voix intérieures, dont le titre est à lui seul une assez claire indication. Mais, dans la Légende comme dans les Misérables, le poète subordonne sa personne à quelque chose qui la dépasse, non sibi res, sed se rebusson imagination s’astreint à quelque imitation de la réalité, qui en règle donc le caprice ; il s’efforce en un mot d’être « vrai ; et si d’ailleurs il demeure toujours lui-même, c’est à peu près dans la mesure, où, quand on est Homère, on ne saurait devenir Virgile, ni le Tasse quand on est Milton.

D’autres traits, encore, apparaissent, et achèvent de caractériser la transformation du génie du poète. S’il éprouve, au déclin de sa maturité, le besoin de « chanter, » il écrit ses Chansons des rues et des bois, 1865, qu’on eût jadis appelées ses Folâtreries ou ses Gaîtés :


Sachez qu’hier de ma lucarne
J’ai vu, j’ai couvert de clins d’yeux
Une fille qui, dans la Marne,
Lavait des torchons radieux…


Voyez toutefois qu’il en forme un recueil à part et qu’il ne mélange plus les genres, ni surtout les mètres ou les rythmes. Dans les Chansons elles-mêmes, déjà, le vers impair de sept, ou le vers léger de huit syllabes, et, dans la Légende des siècles, la mélopée soutenue de l’alexandrin ont remplacé cette variété de combinaisons proprement musicales où se complaisait autrefois le poète des Orientales et des Feuilles d’automne. La continuité du mouvement épique, à peine interrompue, de loin en loin, par quelques accidens métriques, se déroule majestueusement, à la manière d’un grand fleuve dont le cours, en sa rapidité, serait pourtant insensible à l’œil, et remplace, dans la Légende, la savante irrégularité, les brusques arrêts, les « remous » imprévus, l’allure capricieuse du mouvement lyrique. On se sent comme porté sur des eaux tranquilles et profondes à travers les plaines de la légende et de l’histoire. Chose remarquable ! si quelques pièces, par leur figure extérieure, nous rappellent les combinaisons d’autrefois, c’est que, comme le Retour de l’Empereur, elles sont de ce temps-là même, 1840, ou, comme l’Épopée du ver, c’est qu’ayant quelque chose à nous dire de « personnel, » le poète sort un moment de son rôle de témoin des temps pour redevenir l’interprète de soi-même[3]. C’est aussi qu’il s’inspire alors de la circonstance ou de l’occasion. Mais, d’une manière générale, il est au-dessus ou en dehors de la circonstance ; les « choses accomplies, » celles que la fortune ou la Providence on sauvées du naufrage de tout ce qui les entourait autrefois, et fixées dans la mémoire des hommes, sont désormais les seules qui sollicitent, qui émeuvent, qui exaltent son imagination ; il vit dans le passé et dans la pensée, « presque absent de son corps, » pour user de l’une de ses expressions ; et ceci encore est de l’ « épopée. »

Ce qui n’en est pas moins, c’est la manière dont tout est grandi dans la Légende, rendu légendaire au vrai sens du mot, et immobilisé


Dans quelque attitude éternelle
De génie et de majesté…


Souvenons-nous à ce propos que la poésie « épique » s’est appelée jadis « héroïque ; » et, de tous les traits qui peuvent la définir dans l’œuvre de Victor Hugo, rendons-nous compte qu’il n’y en a ni de plus significatif ni de plus profondément marqué que ce caractère d’héroïsme. Les choses mêmes y sont comme pénétrées de grandeur, et d’une grandeur plus qu’humaine, élargies ou amplifiées jusqu’à des proportions qui n’en changent point ni n’en altèrent la nature, mais seulement le rapport ordinaire avec la médiocrité de nos sens. À quoi maintenant, si nous ajoutons qu’elles sont en même temps, et par cela même, « symbolisées, ou chargées de plus de signification qu’elles n’en auraient si le poète ne les avait intérieurement animées du frisson qu’il éprouve lui-même en présence du mystère, il ne nous manquera plus qu’un seul des caractères de l’épopée. C’est celui qui la définit aux époques primitives, ou du moins très lointaines, dans l’Inde, par exemple ou en Grèce, et plus près de nous en Allemagne, comme étant le souvenir idéalisé d’un conflit sanglant de races ou de civilisations ennemies. Et parce que ce caractère est aussi celui qui sert à lier les épisodes successifs d’une Iliade ou d’un Ramâyana, c’est peut-être pour cela que la Légende des siècles n’est pas une épopée, mais un recueil de fragmens épiques.

Car, pour le « merveilleux » dont nos Poétiques faisaient autrefois l’âme de l’épopée, il y est, nous venons de le dire, ni « païen » ni « chrétien, » mais dans cette intensité de vie sourde et cachée que l’imagination du poète communique aux choses en s’y mêlant lui-même ; dans cet universel animisme ou plutôt dans ce panthéisme qui est la philosophie d’Hugo ; et enfin il est dans ces inspirations : Pleine Mer, Plein Ciel, la Trompette du Jugement, que j’ai cru pouvoir qualifier d’ « apocalyptiques. »


Je vis dans la nuée un clairon monstrueux
...............
Il gisait, sur la bruine insondable qui tremble,
Hors du monde, au delà de tout ce qui ressemble
À la forme de quoi que ce soit…


Je m’arrêterai sur cette citation. Des œuvres qui ont suivi, de l’Ane, de Religions et Religion, des Quatre Vents de l’Esprit, de La dernière Gerbe, que j’énumère comme à l’aventure, je répéterais volontiers, en toute autre occasion, le mot de l’historien : Quae secuta sunt defleri magis quam narrari possunt ! Elles n’ajoutent rien à la gloire du grand poète, et on ne saurait assez admirer qu’elles n’en aient rien retranché. C’est qu’on l’y retrouve de loin en loin, et l’abondance de son invention verbale y fait quelquefois merveille. Mais, du reste, son évolution y apparaît terminée, ce qui n’est pas étonnant, s’il est alors plus que septuagénaire, et tout au plus pourrait-on dire que le rhéteur de ses débuts y reparaît. Le phénomène est ordinaire ; — et, chez les hommes en vue, les privilèges de la vieillesse ne leur servent souvent qu’à remettre en liberté les défauts qu’en d’autres temps le désir du succès, les intérêts de leur ambition, certaines convenances, et une volonté plus maîtresse d’elle-même avaient réussi à contenir. J’en dirais davantage à ce propos si je n’avais voulu, dans cette esquisse, me borner à parler de l’évolution littéraire d’Hugo.

Ni sur les Odes en effet ou sur les Orientales, ni sur Ruy Blas ou les Burgraves, ni sur les Misérables ou la Légende des siècles, je n’ai, — je le répète, — dans les pages qui précèdent, essayé de formuler un jugement ou d’exprimer une opinion personnelle : je me suis efforcé d’expliquer, non pas même comment et par quel lien logique, mais comment, en fait, et dans le temps, ou si l’on le veut encore, dans la carrière successive d’Hugo, toutes ses œuvres se rattachaient aux phases progressives d’une évolution continue. On a ici le moyen de les « situer. » Il est d’ailleurs bien évident, et à peine ai-je besoin de le dire, qu’on ne saurait diviser ni cette carrière, ni donc cette oeuvre, en compartimens étanches ; et c’est même pour cette raison qu’en parlant de l’inspiration « épique » d’Hugo, j’ai eu soin d’indiquer ce qu’on y peut reconnaître encore de « lyrique, tout de même qu’en parlant de son « lyrisme, » j’ai tâché de montrer ce que l’intensité de la « couleur locale » y mettait, ou y promettait déjà et de prochainement « épique. » Le Rouet d’Omphale, qui fait partie des Contemplations, est déjà un morceau de la Légende des siècles, un bas-relief antique, ou un vase grec, des figures en noir sur un fond d’ocre rouge. Aussi bien ne saurait-on réduire quoi que ce soit d’humain à des lignes rigides, et moins encore qu’autre chose l’évolution toujours un peu capricieuse du génie d’un grand poète. C’est pourquoi Le Feu du Ciel, la première pièce des Orientales, est déjà de l’épopée ; mais Plein Ciel est encore une ode, et même tune ode « pindarique, » si le point de départ et le thème en est la conquête de l’espace infini par le génie de l’homme.


Calme, il monte où jamais nuage n’est monté ;
Il plane, à la hauteur de la sérénité,
Devant la vision des sphères ;
Elles sont là, faisant le mystère éclatant,
Chacune feu d’un gouffre, et toutes constatant
Les énigmes par des lumières…
Andromède étincelle, Orion resplendit,
L’essaim prodigieux des Pléiades grandit,
Sirius ouvre son cratère ;
Arcturus, oiseau d’or, scintille dans son nid,
Le Scorpion hideux fait cabrer au zénith
Le poitrail bleu du Sagittaire[4].


Cette poésie vaut bien celle des Jeux Olympiques : « L’eau est une bonne chose l… » Mais quelque mélange qu’il y ait, et quelque apparente confusion qu’il en résulte aux points de rencontre ou de passage de l’une à l’autre inspiration, ce qui n’en demeure pas moins vrai, c’est que le génie de Victor Hugo a évolué de l’Ode au Drame et du Drame à l’Épopée, ou encore, et, avec plus d’exactitude, il a évolué de l’Ode à l’Épopée par l’intermédiaire du Drame. C’est ce qui explique à la fois ce qu’il y a de successif dans l’ensemble de son œuvre, et le mouvement progressif dont elle est animée ; c’est ce qui explique ce que certaines parties en trahissent, comme son théâtre, d’incertitude ou d’hésitation, sous l’affectation de la force ; c’est aussi ce qui en explique l’unité profonde, et je dirais, si je l’osais, « l’homogénéité » dans l’infinie variété.

Et c’est ce qui en fait aussi la grandeur. Chacun de nous en particulier, pour son usage ou pour son plaisir, a le droit de « préférer » à Hugo tel ou tel de ceux qui furent, de 1822 à 1860, ses rivaux de gloire et de popularité, — c’est affaire de goût, de tempérament ou d’éducation, peut-être et surtout d’âge ! — mais on ne saurait les lui « comparer. » Car il a seul possédé, selon le mot de Baudelaire, non seulement la grandeur, mais aussi l’universalité, si jamais, comme on vient de le dire, inspiration de poète ne fut en notre langue plus « une, » e et cependant plus « variée. » Je ne connais en français ni d’élégie d’amour plus éloquente que la Tristesse d’Olympio, ni d’ode plus triomphale que le Retour de l’Empereur. C’est celle qui commence par les vers :


près la dernière bataille,
Quand formidables et béans
Six cents canons sous la mitraille
Eurent écrasé les géans,
Dans ces jours où, caisson qui roule,
Blessés, chevaux, fuyaient en foule,
Où l’on vit choir l’aigle indompté,
Et dans le bruit et la fumée,
Sous l’écroulement d’une armée,
Plier Paris épouvanté…


Quelques défauts que l’on puisse relever dans Ruy Blas ou dans Hernani, les drames d’Hugo sont déjà, de tout le théâtre romantique, et sans en excepter celui du vieux Dumas, — depuis que son fils n’est plus là pour nous en imposer l’admiration, — les seuls monumens qui subsistent. Ni le regret de l’enfant passionnément chérie n’a jamais pleuré de larmes plus douloureuses que dans la troisième partie des Contemplations : Pauca meae, ni le poète n’a plus orgueilleusement revendiqué sa mission de penseur ou de « puiseur d’ombre, » que dans les vers inspirés des Mages. Les Châtimens, — que je tiens d’ailleurs pour une mauvaise action, — n’en sont pas moins, hélas ! un beau livre, tout enflammé de colère, tout resplendissant de bile, et le chef-d’œuvre de la satire, satire lyrique, dans l’Obéissance passive, satire épique dans l’Expiation.


Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois l’aigle baissait la tête.
Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche,
Après la plaine blanche une autre plaine blanche,
Il neigeait, il neigeait toujours…


C’est Louis Veuillot qui, si je ne me trompe, a quelque part appelé les Chansons des rues et des bois « le plus bel animal de la langue française, » et on ne saurait plus justement ni plus spirituellement caractériser ce qu’elles respirent de naturelle et d’ardente sensualité. Nous venons enfin de tâcher de dire quelle inoubliable impression d’épopée laissait après soi la Légende des siècles, et, par delà l’épopée, quelle sensation d’apocalypse, qui nous emporte, avec le poète, sur les ailes de la chimère, hors du nombre et hors des temps. Mais n’est-ce pas comme si nous disions que, dans quelque direction que se soit essayée la poésie française du siècle qui vient de finir, et même dans celles qu’elle n’a point tentées, on y rencontre partout Hugo ; que, de la poésie la plus familière, la plus humble, celle des Pauvres gens, presque voisine de la prose, à la poésie la plus haute ou même la plus philosophique, il a rempli « tout l’entre-deux ; » et que, dans tous les genres, ayant fait preuve de la même souveraine maîtrise ou de la même inégalable virtuosité, toute l’histoire de la poésie française, depuis cent ans, se rattacherait donc, si l’on le voulait à l’étude approfondie de son œuvre ou plutôt, et déjà, s’y trouve ramassée ?

C’est évidemment en ce sens que, comme on a nommé le XVIIIe siècle du nom de Voltaire, on a proposé de nommer le XIXe siècle du nom de Victor Hugo. Et, à la vérité, c’est trop dire : Victor Hugo est demeuré trop étranger, trop indifférent à trop de choses de son temps ! Mais ce que l’on peut dire, et si nous ne voulons parler que de poésie ou de littérature, c’est que l’évolution d’aucun de ses contemporains n’est plus représentative, ou ne l’est autant que la sienne, de l’évolution de la pensée du siècle. Elle en est l’abrégé ou le raccourci. Comme son siècle, avec son siècle, plus naturellement que personne en son siècle, il a évolué du subjectif à l’objectif, — puisqu’il en faut enfin venir à ces grands mots, — du romantisme au naturalisme, de l’égoïste expression de lui-même à la représentation large de la réalité. Et j’entends bien, je sais bien que, pas plus d’ailleurs que Voltaire, il n’a toujours donné le signal du mouvement ! D’autres l’ont précédé dans la plupart de ses voies. Les Méditations sont antérieures aux Odes et Ballades, l’Allemagne à la Préface de Cromwell, les romans de Walter Scott à Notre-Dame de Paris et le Juif Errant aux Misérables… Mais c’est ce qui n’importe guère ! Car il n’est pas vrai, quoi qu’on en ait pu dire, que « les novateurs tiennent le premier rang dans la mémoire des hommes » ou du moins il faut s’entendre sur ce nom de novateur. En littérature comme en art, les idées n’appartiennent pas à celui qui les a « trouvées » ou « inventées, » mais à celui qui en a fixé l’expression décisive, adéquate, et définitive. Tel est le cas de Victor Hugo. Et puisque d’ailleurs l’évolution des idées littéraires du XIXe siècle n’apparaît nulle part plus évidemment que dans son œuvre et ne s’y dessine avec plus de clarté ; puisque ces idées n’ont pas rencontré d’interprète plus éloquent ou plus inspiré ; puisque la manière dont il a su se les approprier a comme anéanti jusqu’au souvenir de ceux qui peut-être les avaient jetées les premiers dans la circulation, c’est donc à lui désormais qu’en appartiendra la gloire.


Et s’il n’en reste qu’un, il sera celui-là !


F. BRUNETIÈRE.

  1. La librairie Hachette publiait la semaine dernière le premier volume d’un Victor Hugo d’un genre assez nouveau. C’est un recueil de « Leçons, » professée à l’École normale supérieure, pendant l’année scolaire 1900-1901, par les élèves de 2e année, section des Lettres, et dont les auteurs ont lu, de près, et plutôt deux fois qu’une, les textes dont ils avaient à parler. J’y ai mis une courte Préface. Les pages qu’on va lire en sont le Post-scriptum, et forment la conclusion du second volume, qui paraîtra prochainement.
  2. J’ai plusieurs fois insisté, — et ici même, en rendant compte autrefois du Victor Hugo de M. Edmond Biré, — sur les rapports étroits du sujet de Ruy Blas avec l’histoire authentique de don Fernand de Valenzuela.
  3. . La critique n’est souvent que l’art de lire : je signale donc ici, pour ne l’avoir jamais vu citer, un passage de l’Épopée du ver : Amant désespéré qui frappes à ma porte, Redemandant ton bien et ta maîtresse morte Et la chair de ta chair… La comparaison en est instructive, avec une pièce fameuse de Baudelaire, dont se pourrait bien que Victor Hugo se fût inspiré.
  4. Comparez à cette belle pièce de Plein Ciel, le Zénith, de M. Sully Prudhomme, et surtout quelques passages de son poème du Bonheur.