L’Île à hélice/Deuxième Partie/Chapitre VI

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J. Hetzel (p. 292-303).

VI

UNE COLLECTION DE FAUVES.


En quittant Tonga-Tabou, Standard-Island met le cap au nord-ouest, vers l’archipel des Fidji. Elle commence à s’éloigner du tropique à la suite du soleil qui remonte vers l’Équateur. Il n’est pas nécessaire qu’elle se hâte. Deux cents lieues seulement la séparent du groupe fidgien, et le commodore Simcoë se maintient à l’allure de promenade.

La brise est variable, mais qu’importe la brise pour ce puissant appareil marin ? Si, parfois, de violents orages éclatent sur cette limite du vingt-troisième parallèle, le Joyau du Pacifique ne songe même pas à s’en inquiéter. L’électricité, qui sature l’atmosphère, est soutirée par les nombreuses tiges dont ses édifices et ses habitations sont armés. Quant aux pluies, même torrentielles, que lui versent ces nuages orageux, elles sont les bienvenues. Le parc et la campagne verdoient sous ces douches, rares d’ailleurs. L’existence s’écoule donc dans les conditions les plus heureuses, au milieu des fêtes, des concerts, des réceptions. À présent, les relations sont fréquentes d’une section à l’autre, et il semble que rien ne puisse désormais menacer la sécurité de l’avenir.

Cyrus Bikerstaff n’a point à se repentir d’avoir accordé le passage aux Néo-Hébridiens embarqués sur la demande du capitaine Sarol. Ces indigènes cherchent à se rendre utiles. Ils s’occupent aux travaux des champs, ainsi qu’ils le faisaient dans la campagne tongienne. Sarol et ses Malais ne les quittent guère pendant la journée, et, le soir venu, ils regagnent les deux ports où la municipalité les a répartis. Nulle plainte ne s’élève contre eux. Peut-être était-ce là une occasion de chercher à convertir ces braves gens. Ils n’ont point jusqu’alors adopté les croyances du christianisme, auquel une grande partie de la population néo-hébridienne se montre réfractaire en dépit des efforts des missionnaires anglicans et catholiques. Le clergé de Standard-Island y a bien songé, mais le gouverneur n’a voulu autoriser aucune tentative en ce genre.

Ces Néo-Hébridiens, dont l’âge varie de vingt à quarante ans, sont de taille moyenne. Plus foncés de teint que les Malais, s’ils offrent de moins beaux types que les naturels des Tonga ou des Samoa, ils paraissent doués d’une extrême endurance. Le peu d’argent qu’ils ont gagné au service des Maristes de Tonga-Tabou, ils le gardent précieusement, et ne songent point à le dépenser en boissons alcooliques, qui ne leur seraient vendues d’ailleurs qu’avec une extrême réserve. Au surplus, défrayés de tout, jamais, sans doute, ils n’ont été si heureux dans leur sauvage archipel.

Et, pourtant, grâce au capitaine Sarol, ces indigènes, unis à leurs compatriotes des Nouvelles-Hébrides, vont conniver à l’œuvre de destruction dont l’heure approche. C’est alors que reparaîtra toute leur férocité native. Ne sont-ils pas les descendants des massacreurs qui ont fait une si redoutable réputation aux populations de cette partie du Pacifique ?

En attendant, les Milliardais vivent dans la pensée que rien ne saurait compromettre une existence où tout est si logiquement prévu, si sagement organisé. Le quatuor obtient toujours les mêmes succès. On ne se fatigue ni de l’entendre ni de l’applaudir. L’œuvre de Mozart, de Beethoven, d’Haydn, de Mendelssohn, y passera en entier. Sans parler des concerts réguliers du casino, Mrs Coverley donne des soirées musicales, qui sont très suivies. Le roi et la reine de Malécarlie les ont plusieurs fois honorées de leur présence. Si les Tankerdon n’ont pas encore rendu visite à l’hôtel de la Quinzième Avenue, du moins Walter est-il devenu un assidu de ses concerts. Il est impossible que son mariage avec miss Dy ne s’accomplisse pas un jour ou l’autre… On en parle ouvertement dans les salons tribordais et bâbordais… On désigne même les témoins des futurs fiancés… Il ne manque que l’autorisation des chefs de famille… Ne surgira-t-il donc pas une circonstance qui obligera Jem Tankerdon et Nat Coverley à se prononcer ?…

Cette circonstance, si impatiemment attendue, n’a pas tardé à se produire. Mais au prix de quels dangers, et combien fut menacée la sécurité de Standard-Island !

L’après-midi du 16 janvier, à peu près au centre de cette portion de mer qui sépare les Tonga des Fidji, un navire est signalé dans le sud-est. Il semble faire route sur Tribord-Harbour. Ce doit être un steamer de sept à huit cents tonneaux. Aucun pavillon ne flotte à sa corne, et il ne l’a pas même hissé lorsqu’il n’était plus qu’à un mille de distance.

Quelle est la nationalité de ce steamer ? Les vigies de l’observatoire ne peuvent le reconnaître à sa construction. Comme il n’a point honoré d’un salut cette détestée Standard-Island, il ne serait pas impossible qu’il fût anglais.

Du reste, ledit bâtiment ne cherche point à gagner l’un des ports. Il semble vouloir passer au large, et, sans doute, il sera bientôt hors de vue.

La nuit vient, très obscure, sans lune. Le ciel est couvert de ces nuages élevés, semblables à ces étoffes pelucheuses, impropres au rayonnement, qui absorbent toute lumière. Pas de vent. Calme absolu des eaux et de l’air. Silence profond au milieu de ces épaisses ténèbres.

Vers onze heures, changement atmosphérique. Le temps devient très orageux. L’espace est sillonné d’éclairs jusqu’au delà de minuit, et les grondements de la foudre continuent, sans qu’il tombe une goutte de pluie.

Peut-être ces grondements, dus à quelque orage lointain, ont-ils empêché les douaniers en surveillance à la batterie de la Poupe d’entendre de singuliers sifflements, d’étranges hurlements qui ont troublé cette partie du littoral. Ce ne sont ni des sifflements d’éclairs, ni des hurlements de foudre. Ce phénomène, quelle qu’en ait été la cause, ne s’est produit qu’entre deux et trois heures du matin.

Le lendemain, nouvelle inquiétante qui se répand dans les quartiers excentriques de la ville. Les surveillants préposés à la garde des troupeaux en pâture sur la campagne, pris d’une soudaine panique, viennent de se disperser en toutes directions, les uns vers les ports, les autres vers la grille de Milliard-City.

Fait d’une bien autre gravité, une cinquantaine de moutons ont été à demi dévorés pendant la nuit, et leurs restes sanglants gisent aux environs de la batterie de la Poupe. Quelques douzaines de vaches, de biches, de daims, dans les enclos des herbages et du parc, une vingtaine de chevaux également, ont subi le même sort…

Nul doute que ces animaux aient été attaqués par des fauves… Quels fauves ?… Des lions, des tigres, des panthères, des hyènes ?… Est-ce que cela est admissible ?… Est-ce que jamais un seul de ces redoutables carnassiers a paru sur Standard-Island ?… Est-ce qu’il serait possible à ces animaux d’y arriver par mer ?… Enfin est-ce que le Joyau du Pacifique se trouve dans le voisinage des Indes, de l’Afrique, de la Malaisie, dont la faune possède cette variété de bêtes féroces ?…

Non ! Standard-Island n’est pas, non plus, à proximité de l’embouchure de l’Amazone ni des bouches du Nil, et pourtant, vers sept heures du matin, deux femmes, qui viennent d’être recueillies dans le square de l’hôtel de ville, ont été poursuivies par un énorme alligator, lequel ayant regagné les bords de la Serpentine-river, a disparu sous les eaux. En même temps, le frétillement des herbes le long des rives indique que d’autres sauriens s’y débattent en ce moment.

Que l’on juge de l’effet produit par ces incroyables nouvelles ! Une heure après, les vigies ont constaté que plusieurs couples de tigres, de lions, de panthères, bondissent à travers la campagne. Plusieurs moutons, qui fuyaient du côté de la batterie de l’Éperon, sont étranglés par deux tigres de forte taille. De diverses directions, accourent les animaux domestiques, épouvantés par les hurlements des fauves. Il en est ainsi des gens que leurs occupations avaient appelés aux champs dès le matin. Le premier tram pour Bâbord-Harbour n’a que le temps de se remiser dans son garage. Trois lions l’ont pourchassé, et il ne s’en est fallu que d’une centaine de pas qu’ils aient pu l’atteindre.

Plus de doute, Standard-Island a été envahie pendant la nuit par une bande d’animaux féroces, et Milliard-City va l’être, si des précautions ne sont immédiatement prises.

C’est Athanase Dorémus qui a mis nos artistes au courant de la situation. Le professeur de grâces et de maintien, sorti plus tôt que d’habitude, n’a pas osé regagner son domicile, et il s’est réfugié au casino, dont aucune puissance humaine ne pourra plus l’arracher.

« Allons donc !… Vos lions et vos tigres sont des canards, s’écrie Pinchinat, et vos alligators des poissons d’avril ! »

Mais il a bien fallu se rendre à l’évidence. Aussi la municipalité a-t-elle donné l’ordre de fermer les grilles de la ville, puis de barrer l’entrée des deux ports et des postes de douane du littoral. En même temps, le service des trams est suspendu, et défense est faite de s’aventurer sur le parc ou dans la campagne, tant qu’on n’aura pas conjuré les dangers de cet inexplicable envahissement.


LA FÊTE BATTAIT SON PLEIN.

Or, au moment où les agents fermaient l’extrémité de la Unième Avenue, du côté du square de l’observatoire, voici qu’à cinquante pas de là, bondit un couple de tigres, l’œil en feu, la gueule sanglante. Quelques secondes de plus, et ces féroces animaux eussent franchi la grille.

Du côté de l’hôtel de ville, même précaution a pu être prise, et Milliard-City n’a rien à craindre d’une agression.

Quel événement, quelle matière à copie, que de faits-divers, de chroniques, pour le Starboard-Chronicle, le New-Herald et autres journaux de Standard-Island !

En réalité, la terreur est au comble. Hôtels et maisons se sont barricadés. Les magasins du quartier commerçant ont clos leurs devantures. Pas une seule porte n’est restée ouverte. Aux fenêtres des étages supérieurs apparaissent des têtes effarées. Il n’y a plus dans les rues que les escouades de la milice sous les ordres du colonel Stewart, et des détachements de la police dirigés par leurs officiers.

Cyrus Bikerstaff, ses adjoints Barthélémy Ruge et Hubley Harcourt, accourus dès la première heure, se tiennent en permanence dans la salle de l’administration. Par les appareils téléphoniques des deux ports, des batteries et des postes du littoral, la municipalité reçoit des nouvelles des plus inquiétantes. De ces fauves, il y en a un peu partout… des centaines à tout le moins, disent les télégrammes, où la peur a peut-être mis un zéro de trop… Ce qui est sûr, c’est qu’un certain nombre de lions, de tigres, de panthères et de caïmans courent la campagne.

Que s’est-il donc passé ?… Est-ce qu’une ménagerie en rupture de cage s’est réfugiée sur Standard-Island ?… Mais d’où serait venue cette ménagerie ?… Quel bâtiment la transportait ?… Est-ce ce steamer aperçu la veille ?… Si oui, qu’est devenu ce steamer ?… A-t-il accosté pendant la nuit ?… Est-ce que ces bêtes, après s’être échappées à la nage, ont pu prendre pied sur le littoral dans sa partie surbaissée qui sert à l’écoulement de la Serpentine-river ?… Enfin, est-ce que le bâtiment a sombré ensuite ?… Et pourtant, aussi loin que peut s’étendre la vue des vigies, aussi loin que porte la lunette du commodore Simcoë, aucun débris ne flotte à la surface de la mer, et le déplacement de Standard-Island a été presque nul depuis la veille !… En outre, si ce navire a sombré, comment son équipage n’aurait-il pas cherché refuge sur Standard-Island, puisque ces carnassiers ont pu le faire ?…

Le téléphone de l’hôtel de ville interroge les divers postes à ce sujet, et les divers postes répondent qu’il n’y a eu ni collision ni naufrage. Cela n’aurait pu tromper leur attention, bien que l’obscurité ait été profonde. Décidément, de toutes les hypothèses, celle-là est encore la moins admissible.

« Mystère… mystère !… » ne cesse de répéter Yvernès.

Ses camarades et lui sont réunis au Casino, où Athanase Dorémus va partager leur déjeuner du matin, lequel sera suivi, s’il le faut, du déjeuner de midi et du dîner de six heures.

« Ma foi, répond Pinchinat, en grignotant son journal chocolaté qu’il trempe dans le bol fumant, ma foi, je donne ma langue aux chiens et même aux fauves… Quoi qu’il en soit, mangeons, monsieur Dorémus, en attendant d’être mangés…

— Qui sait ?… réplique Sébastien Zorn. Et que ce soit par des lions, des tigres ou par des cannibales…

— J’aimerais mieux les cannibales ! répond Son Altesse. Chacun son goût, n’est-ce pas ? »

Il rit, cet infatigable blagueur, mais le professeur de grâces et de maintien ne rit pas, et Milliard-City, en proie à l’épouvante, n’a guère envie de se réjouir.

Dès huit heures du matin, le conseil des notables, convoqué à l’hôtel de ville, n’a pas hésité à se rendre près du gouverneur. Il n’y a plus personne dans les avenues ni dans les rues, si ce n’est les escouades de miliciens et des agents gagnant les postes qui leur sont assignés.

Le conseil, que préside Cyrus Bikerstaff, commence aussitôt sa délibération.

« Messieurs, dit le gouverneur, vous connaissez la cause de cette panique très justifiée qui s’est emparée de la population de Standard-Island. Cette nuit, notre île a été envahie par une bande de carnassiers et de sauriens. Le plus pressé est de procéder à la destruction de cette bande, et nous y arriverons, n’en doutez pas. Mais nos administrés devront se conformer aux mesures que nous avons dû prendre. Si la circulation est encore autorisée à Milliard-City dont les portes sont fermées, elle ne doit pas l’être à travers le parc et la campagne. Donc, jusqu’à nouvel ordre, les communications seront interdites entre la ville, les deux ports, les batteries de la Poupe et de l’Éperon. »

Ces mesures approuvées, le conseil passe à la discussion des moyens qui permettront de détruire les animaux redoutables qui infestent Standard-Island.

« Nos miliciens et nos marins, reprend le gouverneur, vont organiser des battues sur les divers points de l’île. Ceux de nous qui ont été chasseurs, nous les prions de se joindre à eux, de diriger leurs mouvements, de chercher à prévenir autant que possible toute catastrophe…

— Autrefois, dit Jem Tankerdon, j’ai chassé dans l’Inde et en Amérique, et je n’en suis plus à mon coup d’essai. Je suis prêt et mon fils aîné m’accompagnera…

— Nous remercions l’honorable M. Jem Tankerdon, répond Cyrus Bikerstaff, et, pour mon compte, je l’imiterai. En même temps que les miliciens du colonel Stewart, une escouade de marins opérera sous les ordres du commodore Simcoë, et leurs rangs vous sont ouverts, messieurs ! »

Nat Coverley fait une proposition analogue à celle de Jem Tankerdon, et, finalement, tous ceux des notables auxquels leur âge le permet, s’empressent d’offrir leur concours. Les armes à tir rapide et à longue portée ne manquent point à Milliard-City. Il n’est donc pas douteux, grâce au dévouement et au courage de chacun, que Standard-Island ne soit bientôt débarrassée de cette redoutable engeance. Mais, ainsi que le répète Cyrus Bikerstaff, l’essentiel est de n’avoir à regretter la mort de personne.

« Quant à ces fauves, dont nous ne pouvons estimer le nombre, ajoute-t-il, il importe qu’ils soient détruits dans un bref délai. Leur laisser le temps de s’acclimater, de se multiplier, ce serait compromettre la sécurité de notre île.

— Il est probable, fait observer un des notables, que cette bande n’est pas considérable…

— En effet, elle n’a pu venir que d’un navire qui transportait une ménagerie, répond le gouverneur, un navire expédié de l’Inde, des Philippines ou des îles de la Sonde, pour le compte de quelque maison de Hambourg, où se fait spécialement le commerce de ces animaux. »

Là est le principal marché des fauves, dont les prix courants atteignent douze mille francs pour les éléphants, vingt-sept mille pour les girafes, vingt-cinq mille pour les hippopotames, cinq mille pour les lions, quatre mille pour les tigres, deux mille pour les jaguars, — d’assez beaux prix, on le voit, et qui tendent à s’élever, tandis qu’il y a baisse sur les serpents.

Et, à ce propos, un membre du conseil, ayant fait observer que la ménagerie en question possédait peut-être quelques représentants de la classe des ophidiens, le gouverneur répond qu’aucun reptile n’a encore été signalé. D’ailleurs, si des lions, des tigres, des alligators, ont pu s’introduire à la nage par l’embouchure de la Serpentine, cela n’eût pas été possible à des serpents.

C’est ce que fait observer Cyrus Bikerstaff.

« Je pense donc, dit-il, que nous n’avons point à redouter la présence de boas, corals, crotales, najas, vipères, et autres spécimens de l’espèce. Néanmoins, nous ferons tout ce qui sera nécessaire pour rassurer la population à ce sujet. Mais ne perdons pas de temps, messieurs, et, avant de rechercher quelle a été la cause de cet envahissement d’animaux féroces, occupons-nous de les détruire. Ils y sont, il ne faut pas qu’ils y restent. »

Rien de plus sensé, rien de mieux dit, on en conviendra. Le conseil des notables allait se séparer afin de prendre part aux battues avec l’aide des plus habiles chasseurs de Standard-Island, lorsque Hubley Harcourt demande la parole pour présenter une observation.

Elle lui est donnée, et voici ce que l’honorable adjoint croit devoir dire au conseil :

« Messieurs les notables, je ne veux pas retarder les opérations décidées. Le plus pressé, c’est de se mettre en chasse. Cependant permettez-moi de vous communiquer une idée qui m’est venue. Peut-être offre-t-elle une explication très plausible de la présence de ces fauves sur Standard-Island ? »


Trois lions l’ont pourchassé.

Hubley Harcourt, d’une ancienne famille française des Antilles, américanisée pendant son séjour à la Louisiane, jouit d’une extrême considération à Milliard-City. C’est un esprit très sérieux, très réservé, ne s’engageant jamais à la légère, très économe de ses paroles, et l’on accorde grand crédit à son opinion. Aussi le gouverneur le prie-t-il de s’expliquer, et il le fait en quelques phrases d’une logique très serrée :

« Messieurs les notables, un navire a été signalé en vue de notre île dans l’après-midi d’hier. Ce navire n’a point fait connaître sa nationalité, tenant sans doute à ce qu’elle restât ignorée. Or, il n’est pas douteux, à mon avis, qu’il transportait cette cargaison de carnassiers…

— Cela est l’évidence même, répond Nat Coverley.

— Eh bien, messieurs les notables, si quelques-uns de vous pensent que l’envahissement de Standard-Island est dû à un accident de mer… moi… je ne le pense pas !

— Mais alors, s’écrie Jem Tankerdon, qui croit entrevoir la lumière à travers les paroles de Hubley Harcourt, ce serait volontairement… à dessein… avec préméditation ?…

— Oh ! fait le conseil.

— J’en ai la conviction, affirme l’adjoint d’une voix ferme, et cette machination n’a pu être que l’œuvre de notre éternel ennemi, de ce John Bull, à qui tous les moyens sont bons contre Standard-Island…

— Oh ! fait encore le conseil.

— N’ayant pas le droit d’exiger la destruction de notre île, il a voulu la rendre inhabitable. De là, cette collection de lions, de jaguars, de tigres, de panthères, d’alligators, que le steamer a nuitamment jetée sur notre domaine !

— Oh ! » fait une troisième fois le conseil.

Mais, de dubitatif, qu’il était d’abord, ce oh ! est devenu affirmatif. Oui ! ce doit être une vengeance de ces acharnés English, qui ne reculent devant rien quand il s’agit de maintenir leur souveraineté maritime ! Oui ! ce bâtiment a été affrété pour cette œuvre criminelle ; puis, l’attentat commis, il a disparu ! Oui ! le gouvernement du Royaume-Uni n’a pas hésité à sacrifier quelques milliers de livres dans le but de rendre impossible à ses habitants le séjour de Standard-Island !

Et Hubley Harcourt d’ajouter :

« Si j’ai été amené à formuler cette observation, si les soupçons que j’avais conçus se sont changés en certitude, messieurs, c’est que ma mémoire m’a rappelé un fait identique, une machination perpétrée dans des circonstances à peu près analogues, et dont les Anglais n’ont jamais pu se laver…

— Ce n’est pourtant pas l’eau qui leur manque ! observe l’un des notables.

— L’eau salée ne lave pas ! répond un autre.

— Pas plus que la mer n’aurait pu effacer la tache de sang sur la main de lady Macbeth ! » s’écrie un troisième.

Et notez que ces dignes conseillers ripostent de la sorte, avant même que Hubley Harcourt leur ait appris le fait auquel il vient de faire allusion :

« Messieurs les notables, reprend-il, lorsque l’Angleterre dut abandonner les Antilles françaises à la France, elle voulut y laisser une trace de son passage, et quelle trace ! Jusqu’alors, il n’y avait jamais eu un seul serpent ni à la Guadeloupe ni à la Martinique, et, après le départ de la colonie anglo-saxonne, cette dernière île en fut infestée. C’était la vengeance de John Bull ! Avant de déguerpir, il avait jeté des centaines de reptiles sur le domaine qui lui échappait, et depuis cette époque, ces venimeuses bêtes se sont multipliées à l’infini au grand dommage des colons français ! »

Il est certain que cette accusation contre l’Angleterre, qui n’a jamais été démentie, rend assez plausible l’explication donnée par Hubley Harcourt. Mais, est-il permis de croire que John Bull ait voulu rendre inhabitable l’île à hélice, et même avait-il tenté de le faire pour l’une des Antilles françaises ?… Ni l’un ni l’autre de ces faits n’ont jamais pu être prouvés. Néanmoins, en ce qui concerne Standard-Island, cela devait être tenu pour authentique par la population milliardaise.

« Eh bien ! s’écrie Jem Tankerdon, si les Français ne sont pas parvenus à purger la Martinique des vipères que les Anglais y avaient mis à leur place… »

Tonnerre de hurrahs et de hips à cette comparaison du fougueux personnage.

« … Les Milliardais, eux, sauront débarrasser Standard-Island des fauves que l’Angleterre a lâchés sur elle ! »

Nouveau tonnerre d’applaudissements, qui ne cessent que pour recommencer de plus belle, d’ailleurs, après que Jem Tankerdon a ajouté :

« À notre poste, messieurs, et n’oublions pas qu’en traquant ces lions, ces jaguars, ces tigres, ces caïmans, c’est aux English que nous donnons la chasse ! »

Et le conseil se sépare.

Une heure après, lorsque les principaux journaux publient le compte rendu sténographié de cette séance, quand on sait quelles mains ennemies ont ouvert les cages de cette ménagerie flottante, lorsqu’on apprend à qui l’on doit l’envahissement de ces légions de bêtes féroces, un cri d’indignation sort de toutes les poitrines, et l’Angleterre est maudite dans ses enfants et ses petits-enfants, en attendant que son nom détesté s’efface enfin des souvenirs du monde !


« À notre poste, Messieurs ! »