L’Île à hélice/Deuxième Partie/Chapitre XII
XII
TRIBORD ET BÂBORD, LA BARRE.
Standard-Island a quitté les parages de l’île Sandwich le 3 mars. Avant son départ, la colonie française et leurs alliés indigènes ont été l’objet de la vive reconnaissance des Milliardais. Ce sont des amis qu’ils reverront, ce sont des frères que Sébastien Zorn et ses camarades laissent sur cette île du groupe des Nouvelles-Hébrides, qui figurera désormais dans l’itinéraire annuel.
Sous la direction du commodore Simcoë, les réparations ont été rapidement faites. Du reste, les dégâts étaient peu considérables. Les machines des fabriques d’électricité sont intactes. Avec ce qui reste du stock de pétrole, le fonctionnement des dynamos est assuré pour plusieurs semaines. D’ailleurs, l’île à hélice ne tardera pas à rejoindre cette partie du Pacifique où ses câbles sous-marins lui permettent de communiquer avec Madeleine-bay. On a, par suite, cette certitude que la campagne s’achèvera sans mécomptes. Avant quatre mois, Standard-Island aura rallié la côte américaine.
« Espérons-le, dit Sébastien Zorn alors que le surintendant s’emballe comme d’habitude sur l’avenir de son merveilleux appareil maritime.
— Mais, observe Calistus Munbar, quelle leçon nous avons reçue !… Ces Malais si serviables, ce capitaine Sarol, personne n’aurait pu les suspecter !… Aussi, est-ce bien la dernière fois que Standard-Island aura donné asile à des étrangers…
— Même si un naufrage les jette sur votre route ?… demande Pinchinat.
— Mon bon… je ne crois plus ni aux naufragés ni aux naufrages ! »
Cependant, de ce que le commodore Simcoë est chargé, comme avant, de la direction de l’île à hélice, il n’en résulte pas que les pouvoirs civils soient entre ses mains. Depuis la mort de Cyrus Bikerstaff, Milliard-City n’a plus de maire, et, on le sait, les anciens adjoints n’ont pas conservé leurs fonctions. En conséquence, il sera nécessaire de nommer un nouveau gouverneur à Standard-Island.
Or, pour cause d’absence d’officier de l’état civil, il ne peut-être procédé à la célébration du mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley. Voilà une difficulté qui n’aurait pas surgi sans les machinations de ce misérable Sarol ! Et non seulement les deux futurs, mais tous les notables de Milliard-City, mais toute la population, ont hâte que ce mariage soit définitivement accompli. Il y a là une des plus sûres garanties de l’avenir. Que l’on ne tarde pas, car déjà Walter Tankerdon parle de s’embarquer sur un des steamers de Tribord-Harbour, de se rendre avec les deux familles au plus proche archipel, où un maire, pourra procéder à la cérémonie nuptiale !… Que diable ! il y en a aux Samoa, aux Tonga, aux Marquises, et, en moins d’une semaine, si l’on marche à toute vapeur…
Les esprits sages font entendre raison à l’impatient jeune homme. On s’occupe de préparer les élections… Dans quelques jours le nouveau gouverneur sera nommé… Le premier acte de son administration sera de célébrer en grande pompe le mariage si ardemment attendu… Le programme des fêtes sera repris dans son ensemble… Un maire… un maire !… Il n’y a que ce cri dans toutes les bouches !…
« Pourvu que ces élections ne ravivent pas des rivalités… mal éteintes peut-être ! » fait observer Frascolin.
Non, et Calistus Munbar est décidé à « se mettre en quatre », comme on dit, pour mener les choses à bonne fin.
« Et d’ailleurs, s’écrie-t-il, est-ce que nos amoureux ne sont pas là ?… Vous m’accorderez bien, je pense, que l’amour-propre n’aurait pas beau jeu contre l’amour ! »
Standard-Island continue à s’élever au nord-est, vers le point où se croisent le douzième parallèle sud et le cent soixante-quinzième méridien ouest. C’est dans ces parages que les derniers câblogrammes lancés avant la relâche aux Nouvelles-Hébrides ont convié les navires de ravitaillement expédiés de la baie Madeleine. Du reste, la question des provisions ne saurait préoccuper le commodore Simcoë. Les réserves sont assurées pour plus d’un mois, et de ce chef, il n’y a aucune inquiétude à concevoir. Il est vrai, on est à court de nouvelles étrangères. La chronique politique est maigre. Starboard-Chronicle se plaint, et New-Herald se désole… Qu’importe ! Est-ce que Standard-Island à elle seule n’est pas un petit monde au complet, et qu’a-t-elle à faire de ce qui se passe dans le reste du sphéroïde terrestre ?… Est-ce donc la politique qui la démange ?… Eh ! il ne tardera pas à s’en faire assez chez elle… trop peut-être !
En effet, la période électorale est ouverte. On travaille les trente membres du conseil des notables, où les Bâbordais et les Tribordais se comptent en nombre égal. Il est certain, d’ores et déjà, que le choix du nouveau gouverneur donnera lieu à des discussions, car Jem Tankerdon et Nat Coverley vont se trouver en rivalité.
Quelques jours se passent en réunions préparatoires. Dès le début, il a été visible qu’on ne s’entendrait pas, ou du moins difficilement, étant donné l’amour-propre des deux candidats. Aussi une sourde agitation remue-t-elle la ville et les ports. Les agents des deux sections cherchent à provoquer un mouvement populaire, afin d’opérer une pression sur les notables. Le temps s’écoule, et il ne semble pas que l’accord puisse se faire. Ne peut-on craindre, maintenant, que Jem Tankerdon et les principaux Bâbordais ne veuillent imposer leurs idées repoussées par les principaux Tribordais, reprendre ce malencontreux projet de faire de Standard-Island une île industrielle et commerciale ?… Cela, jamais l’autre section ne l’acceptera ! Bref, tantôt le parti Coverley semble l’emporter, tantôt le parti Tankerdon paraît tenir la tête. De là des récriminations malsonnantes, des aigreurs entre les deux camps, un refroidissement manifeste entre les deux familles, — refroidissement dont Walter et miss Dy ne veulent même pas s’apercevoir. Toute cette broutille de politique, est-ce que cela les regarde ?…
Il y a pourtant un très simple moyen d’arranger les choses, du moins au point de vue administratif ; c’est de décider que les deux compétiteurs rempliront à tour de rôle les fonctions de gouverneur, — six mois celui-ci, six mois celui-là, un an même pour peu que la chose semble préférable. Partant, plus de rivalité, une convention de nature à satisfaire les deux partis. Mais ce qui est de bon sens n’a jamais chance d’être adopté en ce bas monde, et pour être indépendante des continents terrestres. Standard-Island n’en subit pas moins toutes les passions de l’humanité sublunaire !
« Voilà, dit un jour Frascolin à ses camarades, voilà les difficultés que je craignais…
— Et que nous importent ces dissensions ! répond Pinchinat. Quel dommage en pourrait-il résulter pour nous ?… Dans quelques mois, nous serons arrivés à la baie Madeleine, notre engagement aura pris fin, et chacun de nous remettra le pied sur la terre ferme… avec son petit million en poche…
— S’il ne surgit encore quelque catastrophe ! réplique l’intraitable Sébastien Zorn. Est-ce qu’une pareille machine flottante est jamais sûre de l’avenir ?… Après l’abordage du navire anglais, l’envahissement des fauves ; après les fauves, l’envahissement des Néo-Hébridiens… après les indigènes, les…
— Tais-toi, oiseau de mauvaise augure ! s’écrie Yvernès. Tais-toi, ou nous te faisons cadenasser le bec ! »
Néanmoins, il y a grandement lieu de regretter que le mariage Tankerdon-Coverley n’ait pas été célébré à la date fixée. Les familles étant unies par ce lien nouveau, peut-être la situation eût-elle été moins difficile à détendre… Les deux époux seraient intervenus d’une façon plus efficace… Après tout, cette agitation ne saurait durer, puisque l’élection doit se faire le 15 mars.
C’est alors que le commodore Simcoë essaie de tenter un rapprochement entre les deux sections de la ville. On le prie de ne se mêler que de ce qui le concerne. Il a l’île à conduire, qu’il la conduise !… Il a ses écueils à éviter, qu’il les évite !… La politique n’est point de sa compétence.
Le commodore Simcoë se le tient pour dit.
Elles-mêmes, les passions religieuses sont entrées en jeu dans ce débat, et le clergé, — ce qui est peut-être un tort, — s’y mêle plus qu’il ne convient. Ils vivaient en si bon accord pourtant, le temple et la cathédrale, le pasteur et l’évêque !
Quant aux journaux, il va de soi qu’ils sont descendus sur l’arène. Le New-Herald combat pour les Tankerdon, et le Starboard-Chronicle pour les Coverley. L’encre coule à flots, et l’on peut même craindre que cette encre ne se mélange de sang !… Grand Dieu ! n’a-t-il pas déjà été trop arrosé, ce sol vierge de Standard-Island, pendant la lutte contre ces sauvages des Nouvelles-Hébrides !…
En somme, la population moyenne s’intéresse surtout aux deux fiancés, dont le roman s’est interrompu au premier chapitre. Mais que pourrait-elle pour assurer leur bonheur ? Déjà les relations ont cessé entre les deux sections de Milliard-City. Plus de réceptions, plus d’invitations, plus de soirées musicales ! Si cela dure, les instruments du Quatuor Concertant vont moisir dans leurs étuis, et nos artistes gagneront leurs énormes émoluments les mains dans les poches.
Le surintendant, quoiqu’il n’en veuille rien avouer, ne laisse pas d’être dévoré d’une mortelle inquiétude. Sa situation est fausse, il le sent, car toute son intelligence s’emploie à ne déplaire ni aux uns ni aux autres, — moyen sûr de déplaire à tous.
À la date du 12 mars, Standard-Island s’est élevée sensiblement vers l’Équateur, pas assez en latitude cependant pour rencontrer les navires expédiés de Madeleine-bay. Cela ne peut tarder d’ailleurs ; mais vraisemblablement les élections auront eu lieu auparavant, puisqu’elles sont fixées au 15.
Entre temps, chez les Tribordais et chez les Bâbordais, on se livre à des pointages multiples. Toujours des pronostics d’égalité. Il n’est aucune majorité possible, s’il ne se détache quelques voix d’un côté ou de l’autre. Or, ces voix-là tiennent comme des dents à la mâchoire d’un tigre.
Alors surgit une idée géniale. Il semble qu’elle soit née au même moment dans l’esprit de tous ceux qui ne devaient pas être consultés. Cette idée est simple, elle est digne, elle mettrait un terme aux rivalités. Les candidats eux-mêmes s’inclineraient sans doute devant cette juste solution.
Pourquoi ne pas offrir au roi de Malécarlie le gouvernement de Standard-Island ? Cet ex-souverain est un sage, un large et ferme esprit. Sa tolérance et sa philosophie seraient la meilleure garantie contre les surprises de l’avenir. Il connaît les hommes pour les avoir vus de près. Il sait qu’il faut compter avec leurs faiblesses et leur ingratitude. L’ambition n’est plus son fait, et jamais la pensée ne lui viendra de substituer le pouvoir personnel à ces institutions démocratiques qui constituent le régime de l’île à hélice. Il ne sera que le président du conseil d’administration de la nouvelle Société Tankerdon-Coverley and Co.
Un important groupe de négociants et de fonctionnaires de Milliard-City, à laquelle se joint un certain nombre d’officiers et de
marins des deux ports, décide d’aller présenter à leur royal concitoyen cette proposition sous forme de vœu.
C’est dans le salon du rez-de-chaussée de l’habitation de la Trente-neuvième Avenue, que Leurs Majestés reçoivent la députation. Écoutée avec bienveillance, elle se heurte à un inébranlable refus. Les souverains déchus se rappellent le passé, et sous l’empire de cette impression :
« Je vous remercie, messieurs, dit le roi. Votre demande nous touche, mais nous sommes heureux du présent, et nous avons l’espoir que rien ne viendra troubler désormais l’avenir. Croyez-le ! Nous en avons fini avec ces illusions qui sont inhérentes à une souveraineté quelconque ! Je ne suis plus qu’un simple astronome à l’observatoire de Standard-Island, et je ne veux pas être autre chose. »
Il n’y avait pas lieu d’insister devant une réponse si formelle, et la députation s’est retirée.
Les derniers jours qui précèdent le scrutin voient accroître la surexcitation des esprits. Il est impossible de s’entendre. Les partisans de Jem Tankerdon et de Nat Coverley évitent de se rencontrer même dans les rues. On ne va plus d’une section à l’autre. Ni les Tribordais ni les Bâbordais ne dépassent la Unième Avenue. Milliard-City est formée maintenant de deux villes ennemies. Le seul personnage qui court de l’une à l’autre, agité, rompu, fourbu, suant sang et eau, s’épuisant en bons conseils, rebuté à droite, rebuté à gauche, c’est le désespéré surintendant Calistus Munbar. Et, trois ou quatre fois par jour, il vient s’échouer comme un navire sans gouvernail dans les salons du casino, où le quatuor l’accable de ses vaines consolations.
Quant au commodore Simcoë, il se borne aux fonctions qui lui sont attribuées. Il dirige l’île à hélice suivant l’itinéraire convenu. Ayant une sainte horreur de la politique, il acceptera le gouverneur, quel qu’il soit. Ses officiers comme ceux du colonel Stewart, se montrent aussi désintéressés que lui de la question qui fait
La période électorale est ouverte.
bouillonner les têtes. Ce n’est pas à Standard-Island que les pronunciamientos sont à craindre.
Cependant, le conseil des notables, réuni en permanence à l’hôtel de ville, discute et se dispute. On en vient aux personnalités. La police est forcée de prendre certaines précautions, car la foule s’amasse du matin au soir devant le palais municipal, et fait entendre des cris séditieux.
Le quatuor l’accable de ses vaines consolations.
D’autre part, une déplorable nouvelle vient d’être mise en circulation : Walter Tankerdon s’est présenté la veille à l’hôtel de Coverley et il n’a pas été reçu. Interdiction aux deux fiancés de se rendre visite, et, puisque le mariage n’a pas été célébré avant l’attaque des bandes néo-hébridiennes, qui oserait dire s’il s’accomplira jamais ?…
Enfin le 15 mars est arrivé. On va procéder à l’élection dans la grande salle de l’hôtel de ville. Un public houleux encombre le square, comme autrefois la population romaine devant ce palais du Quirinal, où le conclave procédait à l’exaltation d’un pape au trône de Saint-Pierre.
Que va-t-il sortir de cette suprême délibération ? Les pointages donnent toujours un partage égal des voix. Si les Tribordais sont restés fidèles à Nat Coverley, si les Bâbordais tiennent pour Jem Tankerdon, que se passera-t-il ?…
Le grand jour est arrivé. Entre une heure et trois, la vie normale est comme suspendue à la surface de Standard-Island. De cinq à six mille personnes s’agitent sous les fenêtres de l’édifice municipal. On attend le résultat des votes des notables, — résultat qui sera immédiatement communiqué par téléphone aux deux sections et aux deux ports.
Un premier tour de scrutin a lieu à une heure trente-cinq.
Les candidats obtiennent le même nombre de suffrages.
Une heure après, second tour de scrutin.
Il ne modifie en aucune façon les chiffres du premier.
À trois heures trente-cinq, troisième et dernier tour.
Cette fois encore, aucun nom n’obtient la moitié des voix plus une.
Le conseil se sépare alors, et il a raison. S’il restait en séance, ses membres sont à ce point exaspérés qu’ils en viendraient aux mains. Alors qu’ils traversent le square pour regagner, les uns l’hôtel Tankerdon, les autres l’hôtel Coverley, la foule les accueille par les plus désagréables murmures.
Il faut pourtant sortir de cette situation, qui ne saurait se prolonger même quelques heures. Elle est trop dommageable aux intérêts de Standard-Island.
« Entre nous, dit Pinchinat, lorsque ses camarades et lui apprennent du surintendant quel a été le résultat de ces trois tours de scrutin, il me semble qu’il y a un moyen très simple de trancher la question.
— Et lequel ?… demande Calistus Munbar, qui lève vers le ciel des bras désespérés. Lequel ?…
— C’est de couper l’île par son milieu… de la diviser en deux tranches égales, comme une galette, dont les deux moitiés navigueront chacune de son côté avec le gouverneur de son choix…
— Couper notre île !… » s’écrie le surintendant, comme si Pinchinat lui eût proposé de l’amputer d’un membre.
— Avec un ciseau à froid, un marteau et une clef anglaise, ajoute Son Altesse, la question sera résolue par ce déboulonnage, et il y aura deux îles mouvantes au lieu d’une à la surface de l’Océan Pacifique ! »
Ce Pinchinat ne pourra donc jamais être sérieux, même lorsque les circonstances ont un tel caractère de gravité !
Quoi qu’il en soit, si son conseil ne doit pas être suivi, — du moins matériellement, — si l’on ne fait intervenir ni le marteau ni la clef anglaise, si aucun déboulonnage n’est pratiqué suivant l’axe de la Unième Avenue, depuis la batterie de l’Éperon jusqu’à la batterie de la Poupe, la séparation n’en est pas moins accomplie au point de vue moral. Les Bâbordais et les Tribordais vont devenir aussi étrangers les uns aux autres que si cent lieues de mer les séparaient. En effet, les trente notables se sont décidés à voter séparément faute de pouvoir s’entendre. D’une part, Jem Tankerdon est nommé gouverneur de sa section, et il la gouvernera à sa fantaisie. De l’autre, Nat Coverley est nommé gouverneur de la sienne, et il la gouvernera à sa guise. Chacune conservera son port, ses navires, ses officiers, ses marins, ses miliciens, ses fonctionnaires, ses marchands, sa fabrique d’énergie électrique, ses machines, ses moteurs, ses mécaniciens, ses chauffeurs, et toutes deux se suffiront à elles-mêmes.
Très bien, mais comment fera le commodore Simcoë pour se dédoubler, et le surintendant Calistus Munbar pour remplir ses fonctions à la satisfaction commune ?
En ce qui concerne ce dernier, il est vrai, cela n’a pas d’importance. Sa place ne va plus être qu’une sinécure. De plaisirs et de fêtes, pourrait-il en être question, lorsque la guerre civile menace Standard-Island, car un rapprochement n’est pas possible.
Qu’on en juge par ce seul indice : à la date du 17 mars, les journaux annoncent la rupture définitive du mariage de Walter Tankerdon et de miss Dy Coverley.
Oui ! rompu, malgré leurs prières, malgré leurs supplications, et, quoi qu’ait dit un jour Calistus Munbar, l’amour n’a pas été le plus fort ! Eh bien, non ! Walter et miss Dy ne se sépareront pas… Ils abandonneront leur famille… ils iront se marier à l’étranger… ils trouveront bien un coin du monde où l’on puisse être heureux, sans avoir tant de millions autour du cœur !
Cependant, après la nomination de Jem Tankerdon et de Nat Coverley, rien n’a été changé à l’itinéraire de Standard-Island. Le commodore Simcoë continue à se diriger vers le nord-est. Une fois à la baie Madeleine, il est probable que, lassés de cet état de choses, nombre de Milliardais iront redemander au continent ce calme que ne leur offre plus le Joyau du Pacifique. Peut-être même l’île à hélice sera-t-elle abandonnée ?… Et alors on la liquidera, on la mettra à l’encan, on la vendra au poids, comme vieille et inutile ferraille, on la renverra à la fonte !
Soit, mais les cinq mille milles qui restent à parcourir, exigent environ cinq mois de navigation. Pendant cette traversée, la direction ne sera-t-elle pas compromise par le caprice ou l’entêtement des deux chefs ? D’ailleurs, l’esprit de révolte s’est infiltré dans l’âme de la population. Les Bâbordais et les Tribordais vont-ils en venir aux mains, s’attaquer à coups de fusil, baigner de leur sang les chaussées de tôle de Milliard-City ?…
Non ! les partis n’iront pas jusqu’à ces extrémités, sans doute !… On ne reverra point une autre guerre de sécession, sinon entre le nord et le sud, du moins entre le tribord et le bâbord de Standard-Island… Mais ce qui était fatal est arrivé au risque de provoquer une véritable catastrophe.
Le 19 mars, au matin, le commodore Simcoë est dans son cabinet, à l’observatoire, où il attend que la première observation de hauteur lui soit communiquée. À son estime, Standard-Island ne peut être éloignée des parages où elle doit rencontrer les navires de ravitaillement. Des vigies, placées au sommet de la tour, surveillent la mer sur un vaste périmètre, afin de signaler ces steamers dès qu’ils paraîtront au large. Près du commodore se trouvent le roi de Malécarlie, le colonel Stewart, Sébastien Zorn, Pinchinat, Frascolin, Yvernès, un certain nombre d’officiers et de fonctionnaires, — de ceux que l’on peut appeler les neutres, car ils n’ont point pris part aux dissensions intestines. Pour eux, l’essentiel est d’arriver le plus vite possible à Madeleine-bay, où ce déplorable état de choses prendra fin.
À ce moment, deux timbres résonnent, et deux ordres sont transmis au commodore par le téléphone. Ils viennent de l’hôtel de ville, où Jem Tankerdon, dans l’aile droite, Nat Coverley, dans l’aile gauche, se tiennent avec leurs principaux partisans. C’est de là qu’ils administrent Standard-Island, et ce qui n’étonnera guère, à coups d’arrêtés absolument contradictoires.
Or, le matin même, à propos de l’itinéraire suivi par Ethel Simcoë et sur lequel les deux gouverneurs auraient au moins dû s’entendre, l’accord n’a pu se faire. L’un, Nat Coverley, a décidé que Standard-Island prendrait une direction nord-est afin de rallier l’archipel des Gilbert. L’autre, Jem Tankerdon, s’entêtant à créer des relations commerciales, a résolu de faire route au sud-ouest vers les parages australiens.
Voilà où ils en sont, ces deux rivaux, et leurs amis ont juré de les soutenir.
À la réception des deux ordres envoyés simultanément à l’observatoire :
« Voilà ce que je craignais… dit le commodore.
— Et ce qui ne saurait se prolonger dans l’intérêt public ! ajoute le roi de Malécarlie.
— Que décidez-vous ?… demande Frascolin.
— Parbleu, s’écrie Pinchinat, je suis curieux de voir comment vous manœuvrerez, monsieur Simcoë !
— Mal ! observe Sébastien Zorn.
— Faisons d’abord savoir à Jem Tankerdon et à Nat Coverley, répond le commodore, que leurs ordres sont inexécutables, puisqu’ils se contredisent. D’ailleurs, mieux vaut que Standard-Island ne se déplace pas en attendant les navires qui ont rendez-vous dans ces parages ! »
Cette très sage réponse est immédiatement téléphonée à l’hôtel de ville.
Une heure s’écoule sans que l’observatoire soit avisé d’aucune autre communication. Très probablement, les deux gouverneurs ont renoncé à modifier l’itinéraire chacun en un sens opposé…
Soudain se produit un singulier mouvement dans la coque de Standard-Island… Et qu’indique ce mouvement ?… Que Jem Tankerdon et Nat Coverley ont poussé l’entêtement jusqu’aux dernières limites.
Toutes les personnes présentes se regardent, formant autant de points interrogatifs.
« Qu’y a-t-il ?… Qu’y a-t-il ?… »
— Ce qu’il y a ?… répond le commodore Simcoë, en haussant les épaules. Il y a que Jem Tankerdon a envoyé directement ses ordres à M. Watson. le mécanicien de Bâbord-Harbour, alors que Nat Coverley envoyait des ordres contraires à M. Somwah, le mécanicien de Tribord-Harbour. L’un a ordonné de faire machine en avant pour aller au nord-est, l’autre, machine en arrière, pour aller au sud-ouest. Le résultat est que Standard-Island tourne sur place, et cette giration durera aussi longtemps que le caprice de ces deux têtus personnages !
— Allons ! s’écrie Pinchinat, ça devait finir par une valse !… La valse des cabochards !… Athanase Dorémus n’a plus qu’à se démettre !… Les Milliardais n’ont pas besoin de ses leçons !…
Peut-être cette absurde situation, — comique par certain côté, — aurait-elle pu prêter à rire. Par malheur, la double manœuvre est extrêmement dangereuse, ainsi que le fait observer le commodore. Tiraillée en sens inverses sous la traction de ses dix millions de chevaux, Standard-Island risque de se disloquer.
En effet, les machines ont été lancées à toute vitesse, les hélices fonctionnent à leur maximum de puissance, et cela se sent aux tressaillements du sous-sol d’acier. Qu’on imagine un attelage dont l’un des chevaux tire à hue, l’autre à dia, et l’on aura l’idée de ce qui se passe !
Cependant, avec le mouvement qui s’accentue, Standard-Island pivote sur son centre. Le parc, la campagne, décrivent des cercles, concentriques, et les points du littoral situés à la circonférence se déplacent avec une vitesse de dix à douze milles à l’heure.
De faire entendre raison aux mécaniciens dont la manœuvre provoque ce mouvement giratoire, il n’y faut pas songer. Le commodore Simcoë n’a aucune autorité sur eux. Ils obéissent aux mêmes passions que les Tribordais et les Bâbordais. Fidèles serviteurs de leurs chefs, MM. Watson et Somwah tiendront jusqu’au bout, machine contre machine, dynamos contre dynamos…
Et, alors, se produit un phénomène dont le désagrément aurait dû calmer les têtes en amollissant les cœurs.
Par suite de la rotation de Standard-Island, nombre de Milliardais, surtout de Milliardaises, commencent à se sentir singulièrement troublés dans tout leur être. À l’intérieur des habitations, d’écœurantes nausées se manifestent, principalement dans celles qui, plus éloignées du centre, subissent un mouvement « de valse » plus prononcé.
Ma foi, en présence de ce résultat farce et baroque, Yvernès, Pinchinat, Frascolin, sont pris d’un fou rire, bien que la situation tende à devenir très critique. Et, en effet, le Joyau de Pacifique est menacé d’un déchirement matériel qui égalera, s’il ne le dépasse, son déchirement moral.
Quant à Sébastien Zorn, sous l’influence de ce tournoiement continu, il est pâle, très pâle… Il « amène ses couleurs ! » comme dit Pinchinat, et le cœur lui remonte aux lèvres, est-ce que cette mauvaise plaisanterie ne finira pas ?… Être prisonnier sur cette immense table tournante, qui n’a même pas le don de dévoiler les secrets de l’avenir…
« Voilà ce que je craignais… » dit le commodore.
Pendant toute une interminable semaine, Standard-Island n’a pas cessé de pivoter sur son centre, qui est Milliard-City. Aussi la ville est-elle toujours remplie d’une foule qui y cherche refuge contre les nausées, puisque en ce point de Standard-Island le tournoiement est moins sensible. En vain le roi de Malécarlie, le commodore Simcoë, le colonel Stewart, ont essayé d’intervenir entre les deux pouvoirs qui se partagent le palais municipal… Aucun n’a voulu
L’explosion a tout détruit.
abaisser son pavillon… Cyrus Bikerstaff lui-même, s’il eût pu renaître, aurait vu ses efforts échouer contre cette ténacité ultra-américaine.
Or, pour comble de malheur, le ciel a été si constamment couvert de nuages pendant ces huit jours, qu’il n’a pas été possible de prendre hauteur… Le commodore Simcoë ne sait plus quelle est la position de Standard-Island. Entraînée en sens opposé par ses puissantes hélices, on la sentait frémir jusque dans les tôles de ses compartiments. Aussi personne n’a-t-il songé à rentrer dans sa maison. Le parc regorge de monde. On campe en plein air. D’un côté éclatent les cris : « Hurrah pour Tankerdon ! », de l’autre : « Hurrah pour Coverley ! » Les yeux lancent des éclairs, les poings se tendent. La guerre civile va-t-elle donc se manifester par les pires excès, maintenant que la population est arrivée au paroxysme de l’affolement ?…
Quoi qu’il en soit, ni les uns ni les autres ne veulent rien voir du danger qui est proche. On ne cédera pas, dût le Joyau du Pacifique se briser en mille morceaux, et il continuera de tourner ainsi jusqu’à l’heure où, faute de courants, les dynamos cesseront d’actionner les hélices…
Au milieu de cette irritation générale, à laquelle il ne prend aucune part, Walter Tankerdon est en proie à la plus vive angoisse. Il craint non pour lui, mais pour miss Dy Coverley, quelque subite dislocation qui anéantisse Milliard-City. Depuis huit jours, il n’a pu revoir celle qui fut sa fiancée et qui devrait être sa femme. Aussi, désespéré, a-t-il vingt fois supplié son père de ne pas s’entêter à cette déplorable manœuvre… Jem Tankerdon l’a éconduit sans vouloir rien entendre…
Alors, dans la nuit du 27 au 28 mars, profitant de l’obscurité, Walter essaye de rejoindre la jeune fille. Il veut être près d’elle si la catastrophe se produit. Après s’être glissé au milieu de la foule qui encombre la Unième Avenue, il pénètre dans la section ennemie, afin de gagner l’hôtel Coverley…
Un peu avant le lever du jour, une formidable explosion ébranle l’atmosphère jusque dans les hautes zones. Poussées au delà de ce qu’elles peuvent supporter, les chaudières de bâbord viennent de sauter avec les bâtiments de la machinerie. Et, comme la source d’énergie électrique s’est brusquement tarie de ce côté, la moitié de Standard-Island est plongée dans une obscurité profonde…