L’Île à hélice/Première Partie/Chapitre VII

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J. Hetzel (p. 92-107).

VII

CAP À L’OUEST.

Standard-Island file doucement sur les eaux de cet océan Pacifique, qui justifie son nom à pareille époque de l’année. Habitués à cette translation tranquille depuis vingt-quatre heures, Sébastien Zorn et ses camarades ne s’aperçoivent même plus qu’ils sont en cours de navigation. Si puissantes que soient ses centaines d’hélices, attelées de dix millions de chevaux, à peine un léger frémissement se propage-t-il à travers la coque métallique de l’île. Milliard-City ne tremble pas sur sa base. Rien, d’ailleurs, des oscillations de la houle à laquelle obéissent pourtant les plus forts cuirassés des marines de guerre. Il n’y a dans les habitations ni tables ni lampes de roulis. À quoi bon ? Les maisons de Paris, de Londres, de New-York ne sont pas plus inébranlablement fixées sur leurs fondations.

Après quelques semaines de relâche à Madeleine-bay, le conseil des notables de Standard-Island, réunis par le soin du président de la Compagnie, avait arrêté le programme du déplacement annuel. L’île à hélice allait rallier les principaux archipels de l’Est-Pacifique, au milieu de cette atmosphère hygiénique, si riche en ozone, en oxygène condensé, électrisé, doué de particularités actives que ne possède pas l’oxygène à l’état ordinaire. Puisque cet appareil a la liberté de ses mouvements, il en profite, et il lui est loisible d’aller à sa fantaisie, vers l’ouest comme vers l’est, de se rapprocher du littoral américain, s’il lui plaît, de rallier les côtes orientales de l’Asie, si c’est son bon plaisir. Standard-Island va où elle veut, de manière à goûter les distractions d’une navigation variée. Et même, s’il lui convenait d’abandonner l’océan Pacifique pour l’océan Indien ou l’océan Atlantique, de doubler le cap Horn ou le cap de Bonne-Espérance, il lui suffirait de prendre cette direction, et soyez convaincus que ni les courants ni les tempêtes ne l’empêcheraient d’atteindre son but.

Mais il n’est point question de se lancer à travers ces mers lointaines, où le Joyau du Pacifique ne trouverait pas ce que cet Océan lui offre au milieu de l’interminable chapelet de ses groupes insulaires. C’est un théâtre assez vaste pour suffire à des itinéraires multiples. L’île à hélice peut le parcourir d’un archipel à l’autre. Si elle n’est pas douée de cet instinct spécial aux animaux, ce sixième sens de l’orientation qui les dirige là où leurs besoins les appellent, elle est conduite par une main sûre, suivant un programme longuement discuté et unanimement approuvé. Jusqu’ici, il n’y a jamais eu désaccord sur ce point entre les Tribordais et les Bâbordais. Et, en ce moment, c’est en vertu d’une décision prise que l’on marche à l’ouest, vers le groupe des Sandwich. Cette distance de douze cents lieues environ qui sépare ce groupe de l’endroit où s’est embarqué le quatuor, elle emploiera un mois à la franchir avec une vitesse modérée, et elle fera relâche dans cet archipel jusqu’au jour où il lui conviendra d’en rallier un autre de l’hémisphère méridional.

Le lendemain de ce jour mémorable, le quatuor quitte Excelsior-Hotel, et vient s’installer dans un appartement du casino qui est mis à sa disposition, — appartement confortable, richement aménagé, s’il en fut. La Unième Avenue se développe devant ses fenêtres. Sébastien Zorn, Frascolin, Pinchinat, Yvernès, ont chacun sa chambre autour d’un salon commun. La cour centrale de l’établissement leur réserve l’ombrage de ses arbres en pleine frondaison, la fraîcheur de ses fontaines jaillissantes. D’un côté de cette cour se trouve le musée de Milliard-City, de l’autre, la salle de concert, où les artistes parisiens vont si heureusement remplacer les échos des phonographes et les transmissions des théâtrophones. Deux fois, trois fois, autant de fois par jour qu’ils le désireront, leur couvert sera mis dans la restauration, où le maître d’hôtel ne leur présentera plus ses additions invraisemblables.

Ce matin-là, lorsqu’ils sont réunis dans le salon, quelques instants avant de descendre pour le déjeuner :

« Eh bien, les violoneux, demande Pinchinat, que dites-vous de ce qui nous arrive ?

— Un rêve, répond Yvernès, un rêve dans lequel nous sommes engagés à un million par an…

— C’est bel et bien une réalité, répond Frascolin. Cherche dans ta poche, et tu pourras en tirer le premier quart du dit million…

— Reste à savoir comment cela finira ?… Très mal, j’imagine ! » s’écrie Sébastien Zorn, qui veut absolument trouver un pli de rose à la couche sur laquelle on l’a étendu malgré lui.

« D’ailleurs, et nos bagages ?… »

En effet, les bagages devaient être rendus à San-Diégo, d’où ils ne peuvent revenir, et où leurs propriétaires ne peuvent aller les chercher. Oh ! bagages très rudimentaires : quelques valises, du linge, des ustensiles de toilette, des vêtements de rechange, et aussi la tenue officielle des exécutants, lorsqu’ils comparaissent devant le public.

Il n’y eut pas lieu de s’inquiéter à ce sujet. En quarante-huit heures, cette garde-robe un peu défraîchie serait remplacée par une autre mise à la disposition des quatre artistes, et sans qu’ils eussent eu à payer quinze cents francs leur habit et cinq cents francs leurs bottines.

Du reste, Calistus Munbar, enchanté d’avoir si habilement conduit cette délicate affaire, entend que le quatuor n’ait pas même un désir à former. Impossible d’imaginer un surintendant d’une plus inépuisable obligeance. Il occupe un des appartements de ce casino, dont les divers services sont sous sa haute direction, et la Compagnie lui sert des appointements dignes de sa magnificence et de sa munificence… Nous préférons ne point en indiquer le chiffre.

Le casino renferme des salles de lecture et des salles de jeux ; mais le baccara, le trente et quarante, la roulette, le poker et autres jeux de hasard sont rigoureusement interdits. On y voit aussi un fumoir où fonctionne le transport direct à domicile de la fumée de tabac préparée par une société fondée récemment. La fumée du tabac brûlé dans les brûleurs d’un établissement central, purifiée et dégagée de nicotine, est distribuée par des tuyaux à bouts d’ambre spéciaux à chaque amateur. On n’a plus qu’à y appliquer ses lèvres, et un compteur enregistre la dépense quotidienne.

Dans ce casino, où les dilettanti peuvent venir s’enivrer de cette musique lointaine, à laquelle vont maintenant se joindre les concerts du quatuor, se trouvent aussi les collections de Milliard-City. Aux amateurs de peinture, le musée, riche de tableaux anciens et modernes, offre de nombreux chefs-d’œuvre, acquis à prix d’or, des toiles des Écoles italienne, hollandaise, allemande, française, que pourraient envier les collections de Paris, de Londres, de Munich, de Rome et de Florence, des Raphaël, des Vinci, des Giorgione, des Corrège, des Dominiquin, des Ribeira, des Murillo, des Ruysdael, des Rembrandt, des Rubens, des Cuyp, des Frans Hals, des Hobbema, des Van Dyck, des Holbein, etc., et aussi, parmi les modernes, des Fragonard, des Ingres, des Delacroix, des Scheffer, des Cabat, des Delaroche, des Régnaut, des Couture, des Meissonier, des Millet, des Rousseaux, des Jules Dupré, des Brascassat, des Mackart, des Turner, des Troyon, des Corot, des Daubigny, des Baudry, des Bonnat, des Carolus Duran, des Jules Lefebvre, des Vollon, des Breton, des Binet, des Yon, des Cabanel, etc. Afin de leur assurer une éternelle durée, ces tableaux sont placés à l’intérieur de vitrines, où le vide a été préalablement fait. Ce qu’il convient d’observer, c’est que les impressionnistes, les angoissés, les futuristes, n’ont pas encore encombré ce musée ; mais, sans doute, cela ne tarderait guère, et Standard-Island n’échappera pas à cette invasion de la peste décadente. Le musée possède également des statues de réelle valeur, des marbres des grands sculpteurs anciens et modernes, placés dans les cours du casino. Grâce à ce climat sans pluies ni brouillards, groupes, statues, bustes peuvent impunément résister aux outrages du temps.

Que ces merveilles soient souvent visitées, que les nababs de Milliard-City aient un goût très prononcé pour ces productions de l’art, que le sens artiste soit éminemment développé chez eux, ce serait risqué que de le prétendre. Ce qu’il faut remarquer, toutefois, c’est que la section tribordaise compte plus d’amateurs que la section bâbordaise. Tous, d’ailleurs, sont d’accord quand il s’agit d’acquérir quelque chef-d’œuvre, et alors leurs invraisemblables enchères savent l’enlever à tous les duc d’Aumale, à tous les Chauchard de l’ancien et du nouveau continent.

Les salles les plus fréquentées du casino sont les salles de lecture, consacrées aux revues, aux journaux européens ou américains, apportés par les steamers de Standard-Island, en service régulier avec Madeleine-bay. Après avoir été feuilletées, lues et relues, les revues prennent place sur les rayons de la bibliothèque, où s’alignent
Les fureurs de l’Océan sont impuissantes.
plusieurs milliers d’ouvrages dont le classement nécessite la présence d’un bibliothécaire aux appointements de vingt-cinq mille dollars, et il est peut-être le moins occupé des fonctionnaires de l’île. Cette bibliothèque contient aussi un certain nombre de livres phonographes : on n’a pas la peine de lire, on presse un bouton, et on entend la voix d’un excellent diseur qui fait la lecture — ce que serait Phèdre de Racine lue par M. Legouvé.

Quant aux journaux de « la localité », ils sont rédigés, composés, imprimés dans les ateliers du casino sous la direction de deux rédacteurs en chef. L’un est le Starboard-Chronicle pour la section des Tribordais ; l’autre, le New-Hérald pour la section des Bâbordais. La chronique est alimentée par les faits divers, les arrivages des paquebots, les nouvelles de mer, les rencontres maritimes, les mercuriales qui intéressent le quartier commerçant, le relèvement quotidien en longitude et en latitude, les décisions du conseil des notables, les arrêtés du gouverneur, les actes de l’état civil : naissances, mariages, décès, — ceux-ci très rares. D’ailleurs, jamais ni vols ni assassinats, les tribunaux ne fonctionnant que pour les affaires civiles, les contestations entre particuliers. Jamais d’articles sur les centenaires, puisque la longévité de la vie humaine n’est plus ici le privilège de quelques-uns.

Pour ce qui est de la partie politique étrangère, elle se tient à jour par les communications téléphoniques avec Madeleine-bay, où se raccordent les câbles immergés dans les profondeurs du Pacifique. Les Milliardais sont ainsi informés de tout ce qui se passe dans le monde entier, lorsque les faits présentent un intérêt quelconque. Ajoutons que le Starboard-Chronicle et le New-Hérald ne se traitent pas d’une main trop rude. Jusqu’ici, ils ont vécu en assez bonne intelligence, mais on ne saurait jurer que cet échange de discussions courtoises puisse durer toujours. Très tolérants, très conciliants sur le terrain de la religion, le protestantisme et le catholicisme font bon ménage à Standard-Island. Il est vrai, dans l’avenir, si l’odieuse politique s’en mêle, si la nostalgie des affaires reprend les uns, si les questions d’intérêt personnel et d’amour-propre sont en jeu…

En outre de ces deux journaux il y a les journaux hebdomadaires ou mensuels, reproduisant les articles des feuilles étrangères, ceux des successeurs des Sarcey, des Lemaître, des Charmes, des Fournel, des Deschamps, des Fouquier, des France, et autres critiques de grande marque ; puis les magasins illustrés, sans compter une douzaine de feuilles cercleuses, soiristes et boulevardières, consacrées aux mondanités courantes. Elles n’ont d’autre but que de distraire un instant, en s’adressant à l’esprit… et même à l’estomac. Oui ! quelques-unes sont imprimées sur pâte comestible à l’encre de chocolat. Lorsqu’on les a lues, on les mange au premier déjeuner. Les unes sont astringentes, les autres légèrement purgatives, et le corps s’en accommode fort bien. Le quatuor trouve cette invention aussi agréable que pratique.

« Voilà des lectures d’une digestion facile ! observe judicieusement Yvernès.

— Et d’une littérature nourrissante ! répond Pinchinat. Pâtisserie et littérature mêlées, cela s’accorde parfaitement avec la musique hygiénique ! »

Maintenant, il est naturel de se demander de quelles ressources dispose l’île à hélice pour entretenir sa population dans de telles conditions de bien-être, dont n’approche aucune autre cité des deux mondes. Il faut que ses revenus s’élèvent à une somme invraisemblable, étant donnés les crédits affectés aux divers services et les traitements attribués aux plus modestes employés.

Et, lorsqu’ils interrogent le surintendant à ce sujet :

« Ici, répond-il, on ne traite pas d’affaires. Nous n’avons ni Board of Trade, ni Bourse, ni industrie. En fait de commerce, il n’y a que ce qu’il faut pour les besoins de l’île, et nous n’offrirons jamais aux étrangers l’équivalent du World’s Fair de Chicago en 1893 et de l’Exposition de Paris de 1900. Non ! La puissante religion des business n’existe pas, et nous ne poussons point le cri de go ahead, si ce n’est pour que le Joyau du Pacifique aille de l’avant. Ce n’est donc pas aux affaires que nous demandons les ressources nécessaires à l’entretien de Standard-Island, c’est à la douane. Oui ! les droits de douane nous permettent de suffire à toutes les exigences du budget…

— Et ce budget ?… interroge Frascolin.

— Il se chiffre par vingt millions de dollars, mes excellents bons !

— Cent millions de francs, s’écria le second violon, et pour une ville de dix mille âmes !…

— Comme vous dites, mon cher Frascolin, somme qui provient uniquement des taxes de douane. Nous n’avons pas d’octroi, les productions locales étant à peu près insignifiantes. Non ! rien que les droits perçus à Tribord-Harbour et à Bâbord-Harbour. Cela vous explique la cherté des objets de consommation, — cherté relative, s’entend, car ces prix, si élevés qu’ils vous paraissent, sont en rapport avec les moyens dont chacun dispose. »

Et voici Calistus Munbar qui s’emballe à nouveau, vantant sa ville, vantant son île — un morceau de planète supérieure tombé en plein Pacifique, un Éden flottant, où se sont réfugiés les sages, et si le vrai bonheur n’est pas là, c’est qu’il n’est nulle part ! C’est comme un boniment ! Il semble qu’il dise :

« Entrez, messieurs, entrez, mesdames !… Passez au contrôle !… Il n’y a que très peu de places !… On va commencer… Qui prend son billet… etc. »

Il est vrai, les places sont rares, et les billets sont chers ! Bah ! le surintendant jongle avec ces millions qui ne sont plus que des unités dans cette cité milliardaise !

C’est au cours de cette tirade, où les phrases se déversent en cascades, où les gestes se multiplient avec une frénésie sémaphorique, que le quatuor se met au courant des diverses branches de l’administration. Et d’abord, les écoles, où se donne l’instruction gratuite et obligatoire, qui sont dirigées par des professeurs payés comme des ministres. On y apprend les langues mortes et les langues vivantes, l’histoire et la géographie, les sciences physiques et mathématiques, les arts d’agrément, mieux qu’en n’importe quelle Université ou Académie du vieux monde, — à en croire Calistus Munbar. La vérité est que les élèves ne s’écrasent point aux cours publics, et, si la génération actuelle possède encore quelque teinture des études faites dans les collèges des États-Unis, la génération qui lui succédera aura moins d’instruction que de rentes. C’est là le point défectueux, et peut-être des humains ne peuvent-ils que perdre à s’isoler ainsi de l’humanité.

Ah ça ! ils ne voyagent donc pas à l’étranger, les habitants de cette île factice ? Ils ne vont donc jamais visiter les pays d’outremer, les grandes capitales de l’Europe ? Ils ne parcourent donc pas les contrées auxquelles le passé a légué tant de chefs-d’œuvre de toutes sortes ? Si ! Il en est quelques-uns qu’un certain sentiment de curiosité pousse en des régions lointaines. Mais ils s’y fatiguent ; ils s’y ennuient pour la plupart ; ils n’y retrouvent rien de l’existence uniforme de Standard-Island ; ils y souffrent du chaud ; ils y souffrent du froid ; enfin, ils s’y enrhument, et on ne s’enrhume pas à Milliard-City. Aussi n’ont-ils que hâte et impatience de réintégrer leur île, ces imprudents qui ont eu la malencontreuse idée de la quitter. Quel profit ont-ils retiré de ces voyages ? Aucun. « Valises ils sont partis, valises ils sont revenus », ainsi que le dit une ancienne formule des Grecs, et nous ajoutons : ils resteront valises.

Quant aux étrangers que devra attirer la célébrité de Standard-Island, cette neuvième merveille du monde, depuis que la tour Eiffel, — on le dit du moins, — occupe le huitième rang, Calistus Munbar pense qu’ils ne seront jamais très nombreux. On n’y tient pas autrement, d’ailleurs, bien que ses tourniquets des deux ports eussent été une nouvelle source de revenus. De ceux qui sont venus l’année dernière, la plupart étaient d’origine américaine. Des autres nations, peu ou point. Cependant, il y a eu quelques Anglais, reconnaissables à leur pantalon invariablement relevé, sous prétexte qu’il pleut à Londres. Au surplus, la Grande-Bretagne a très mal envisagé la création de cette Standard-Island, qui, à son avis, gêne la circulation maritime, et elle se réjouirait de sa disparition. Quant aux Allemands, ils n’obtiennent qu’un médiocre accueil comme des gens qui auraient vite fait de Milliard-City une nouvelle Chicago, si on les y laissait prendre pied. Les Français sont de tous les étrangers ceux que la Compagnie accepte avec le plus de sympathies et de prévenances, étant donné qu’ils n’appartiennent pas aux races envahissantes de l’Europe. Mais, jusqu’alors un Français avait-il jamais paru à Standard-Island ?…

« Ce n’est pas probable, fait observer Pinchinat.

— Nous ne sommes pas assez riches… ajoute Frascolin.

— Pour être rentier, c’est possible, répond le surintendant, non pour être fonctionnaire…

— Y a-t-il donc un de nos compatriotes à Milliard-City ?… demande Yvernès.

— Il y en a un.

— Et quel est ce privilégié ?…

— M. Athanase Dorémus.

— Et qu’est-ce qu’il fait ici, cet Athanase Dorémus ? s’écrie Pinchinat.

— Il est professeur de danse, de grâces et de maintien, magnifiquement appointé par l’administration, sans parler des leçons particulières au cachet…

— Et qu’un Français est seul capable de donner !… » réplique Son Altesse.

À présent, le quatuor sait à quoi s’en tenir sur l’organisation de la vie administrative de Standard-Island. Il n’a plus qu’à s’abandonner au charme de cette navigation, qui l’entraîne vers l’ouest du Pacifique. Si ce n’est que le soleil se lève tantôt sur un point de l’île, tantôt sur un autre, selon l’orientation donnée par le commodore Simcoë, Sébastien Zorn et ses camarades pourraient croire qu’ils sont en terre ferme. À deux reprises, pendant la quinzaine qui suivit, des orages éclatèrent avec violentes bourrasques et terribles rafales, car il s’en forme bien quelques-unes sur le Pacifique, malgré son nom. La houle du large vint se briser contre la coque métallique, elle la couvrit de ses embruns comme l’accore d’un littoral. Mais Standard-Island ne frémit même pas sous les assauts de cette mer démontée. Les fureurs de l’Océan sont impuissantes contre elle. Le génie de l’homme a vaincu la nature.

Quinze jours après, le 11 juin, premier concert de musique de chambre, dont l’affiche, à lettres électriques, est promenée le long des grandes avenues. Il va sans dire que les instrumentistes ont été préalablement présentés au gouverneur et à la municipalité. Cyrus Bikerstaff leur a fait le plus chaleureux accueil. Les journaux ont rappelé les succès des tournées du Quatuor Concertant dans les États-Unis d’Amérique, et félicité chaudement le surintendant de s’être assuré son concours, — de manière un peu arbitraire, on le sait. Quelle jouissance de voir en même temps que d’entendre ces artistes exécutant les œuvres des maîtres ! Quel régal pour les connaisseurs !

De ce que les quatre Parisiens sont engagés au casino de Milliard-City à des appointements fabuleux, il ne faut pas s’imaginer que leurs concerts doivent être offerts gratuitement au public. Loin de là. L’administration entend en retirer un large bénéfice, ainsi que font ces imprésarios américains auxquels leurs chanteuses coûtent un dollar la mesure et même la note. D’habitude, on paye pour les concerts théâtrophoniques et phonographiques du casino, on paiera donc, ce jour-là, infiniment plus cher. Les places sont toutes à prix égal, deux cents dollars le fauteuil, soit mille francs en monnaie française, et Calistus Munbar se flatte de faire salle comble.

Il ne s’est pas trompé. La location a enlevé toutes les places disponibles. La confortable et élégante salle du casino n’en contient qu’une centaine, il est vrai, et si on les eût mises aux enchères, on ne sait trop à quel taux fût montée la recette. Mais cela eut été contraire aux usages de Standard-Island. Tout ce qui a une valeur marchande est coté d’avance par les mercuriales, le superflu comme le nécessaire. Sans cette précaution, étant données les fortunes invraisemblables de certains, des accaparements pourraient se produire, et c’est ce qu’il convenait d’éviter. Il est vrai, si les riches Tribordais vont au concert par amour de l’art, il est possible que les riches Bâbordais n’y aillent que par convenance.

Lorsque Sébastien Zorn, Pinchinat, Yvernès et Frascolin paraissaient devant les spectateurs de New-York, de Chicago, de Philadelphie, de Baltimore, ce n’était pas exagération de leur part que de
La Unième Avenue est inondée de rayons lumineux.
dire : voilà un public qui vaut des millions. Eh bien, ce soir-là, ils seraient restés au-dessous de la vérité s’ils n’avaient pas compté par milliards. Qu’on y songe ! Jem Tankerdon, Nat Coverley et leurs familles brillent au premier rang des fauteuils. Aux autres places, passim, nombre d’amateurs qui pour n’être que des sous-milliardaires, n’en ont pas moins un « fort sac », comme le fait justement remarquer Pinchinat.
CYRUS BIKERSTAFF

« Allons-y ! » dit le chef du quatuor, lorsque l’heure est arrivée de se présenter sur l’estrade.

Et ils y vont, pas plus émus d’ailleurs, ni même autant qu’ils l’eussent été devant un public parisien, lequel a peut-être moins d’argent dans la poche, mais plus de sens artiste dans l’âme.

Il faut dire que bien qu’ils n’aient point encore pris des leçons de leur compatriote Dorémus, Sébastien Zorn, Yvernès, Frascolin, Pinchinat ont une tenue très correcte, cravate blanche de vingt-cinq francs, gants gris-perle de cinquante francs, chemise de soixante-dix francs, bottines de cent quatre-vingts francs, gilet de deux cents francs, pantalon noir de cinq cents francs, habit noir de quinze cents francs — au compte de l’administration, bien entendu. Ils sont acclamés, ils sont applaudis très chaudement par les mains tribordaises, plus discrètement par les mains bâbordaises, — question de tempérament.

Le programme du concert comprend quatre numéros que leur a fournis la bibliothèque du casino, richement approvisionnée par les soins du surintendant :

Premier quatuor en mi bémol : Op. 12 de Mendelsohn,

Deuxième quatuor en fa majeur : Op. 16 d’Haydn,

Dixième quatuor en mi bémol : Op. 74 de Beethoven,

Cinquième quatuor en la majeur : Op. 10 de Mozart.

Les exécutants font merveille dans cette salle emmilliardée, à bord de cette île flottante, à la surface d’un abîme dont la profondeur dépasse cinq mille mètres en cette portion du Pacifique. Ils obtiennent un succès considérable et justifié, surtout devant les dilettanti de la section tribordaise. Il faut voir le surintendant pendant cette soirée mémorable : il exulte. On dirait que c’est lui qui vient de jouer à la fois sur deux violons, un alto et un violoncelle. Quel heureux début pour des champions de la musique concertante — et pour leur imprésario !

Il y a lieu d’observer que si la salle est pleine, les abords du casino regorgent de monde. Et, en effet, combien n’ont pu se procurer ni un strapontin ni un fauteuil, sans parler de ceux que le haut prix des places a écartés. Ces auditeurs du dehors en sont réduits à la portion congrue. Ils n’entendent que de loin, comme si cette musique fût sortie de la boîte d’un phonographe ou du pavillon d’un téléphone. Mais leurs applaudissements n’en sont pas moins vifs.

Et ils éclatent à tout rompre, lorsque, le concert achevé, Sébastien Zorn, Yvernès, Frascolin et Pinchinat se présentent sur la terrasse du pavillon de gauche. La Unième Avenue est inondée de rayons lumineux. Des hauteurs de l’espace, les lunes électriques versent des rayons dont la pâle Séléné doit être jalouse.

En face du casino, sur le trottoir, un peu à l’écart, un couple attire l’attention d’Yvernès. Un homme se tient là, une femme à son bras. L’homme, d’une taille au-dessus de la moyenne, de physionomie distinguée, sévère, triste même, peut avoir une cinquantaine d’années. La femme, quelques ans de moins, grande, l’air fier, laisse voir sous son chapeau des cheveux blanchis par l’âge.

Yvernès, frappé de leur attitude réservée, les montre à Calistus Munbar :

« Quelles sont ces personnes ? lui demande-t-il.

— Ces personnes ?… répond le surintendant, dont les lèvres ébauchent une moue assez dédaigneuse. Oh !… ce sont des mélomanes enragés.

— Et pourquoi n’ont-ils pas loué une place dans la salle du casino ?

— Sans doute, parce que c’était trop cher pour eux.

— Alors leur fortune ?…

— À peine deux centaines de mille francs de rente.

— Peuh ! fait Pinchinat. Et quels sont ces pauvres diables ?…

— Le roi et la reine de Malécarlie. »